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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Léon-François HOFFMANN, “Difficultés de périodisation en littératures francophones”. Un article publié dans la revue Études créoles, vol. 20, no 1, 1997, pp. 46-50. Princeton University. [Autorisation accordée par le Professeur Hoffmann le 29 novembre 2010 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[46]

Léon-François HOFFMANN

Difficultés de périodisation
en littératures francophones
.

Un article publié dans la revue Études créoles, vol. 20, no 1, 1997, pp. 46-50. Princeton University.


Dans la plupart des pays, la littérature est considérée à la fois comme une partie du patrimoine national, et comme un outil pédagogique pour inculquer le patriotisme aux plus jeunes et le renforcer chez ceux qui le sont moins. Aussi l'étude d'un manuel d'histoire de la littérature, composé le plus souvent soit à la demande des pouvoirs publics soit dans l'espoir d'être choisi comme manuel scolaire, y est-elle imposée aux élèves et aux étudiants. Signaler la fonction didactique de ce genre d'ouvrage c'est donc constater l'évidence. Par contre, il convient peut-être de rappeler que, si les qualités purement littéraires y sont certes prises en considération, elles ne sont pas nécessairement déterminantes en ce qui concerne l'inclusion (ou l'exclusion) de tel auteur ou de telle oeuvre, ni ne motivent nécessairement le jugement porté sur l'un ou l'autre par leur rédacteur.

Pour le fabricant de manuels dans un pays qui accède à l'indépendance après s'être émancipé d'une tutelle étrangère, la situation n'est pas la même selon que le pays nouvellement indépendant possède sa propre langue ou qu'il partage ou conserve celle du colonisateur. Dans le premier cas, celui par exemple de l'Indonésie ou des pays qui constituaient l'Indochine française, les œuvres composées ici en hollandais, là en français risquent d'être considérées comme impertinentes ou marginales par rapport à la littérature en langue nationale.

Ailleurs, la langue du colonisateur a pu avoir été adoptée et intériorisée par une partie de la population (et plus spécialement de ses élites intellectuelles) au même titre que la langue du terroir : c'est ce qui s'est produit dans les pays du Maghreb, avec les tensions et déchirement que nous savons. Une certaine forme de nationalisme radical peut refuser d'intégrer dans le patrimoine national les écrits composés par des compatriotes sous le régime colonial ou même après, dans une langue perçue comme celle de l'oppresseur, et les rejeter comme de simples sous-produits régionaux de la littérature de l'ancienne métropole. Plus sagement sans doute, on peut également considérer que l'identité et l'idéologie de l'écrivain importent plus que son véhicule linguistique, et que la littérature nationale peut s'incarner en deux ou plusieurs langues. C'est en fin de compte aux instances politiqués, ministères de l'éducation nationale ou leurs équivalents, [47] de décider s'il existe une ou bien deux littératures belges, une ou bien trois littératures algériennes, une ou bien quatre littératures suisses, pour ne pas parler de l'Inde, avec ses quatorze langues officielles en plus de l'hindi, de l'anglais et des très nombreuses langues vernaculaires, transcrites ou pas.

Dans les pays nouvellement indépendants qui partagent la langue de l'ancienne métropole, comme c'est le cas de tous les pays du Nouveau Monde, qui ont l'anglais, le français, l'espagnol, le portugais ou le hollandais comme seule langue officielle ou à la limite comme l'une de deux seules langues officielles, la situation est évidemment quelque peu différente.

Dans aucun des pays du Nouveau Monde les revendications indépendantistes n'ont inclus au départ le rejet de la langue de la métropole, et pour cause, puisqu'aucune autre n'était disponible. Aussi, pour intégralement nationaliste qu'on se soit voulu, force fut non pas de récuser la tradition littéraire de la métropole mais de se l'approprier. Au même titre que leurs cousins espagnols, portugais, anglais ou français, les Mexicains se déclarèrent les héritiers de Calderon, les Brésiliens de Camoëns, les États-uniens de Shakespeare et les Haïtiens de Racine, et imposèrent aux jeunes citoyens l'étude de leurs oeuvres. Mais on tint à y ajouter, aussi vite que possible, celles des écrivains nationaux. Dans certains pays très peuplés et assez largement alphabétisés, les États-Unis, par exemple, ou le Brésil, la chose fut possible et raisonnable pratiquement dès la première génération après l'indépendance. Dans d'autres, comme le Costa-Rica ou le Québec, on dut, faute de mieux, commencer par inclure, au simple titre d'oeuvre d'un enfant du terroir, la moindre plaquette de vers, l'essai le plus insignifiant. Avec le passage des années, la production littéraire des anciennes colonies en vinrent à concurrencer et dans certains cas à dépasser en importance ou en qualité celle des anciennes métropoles. On put bientôt organiser des classes de littérature nationale à côté de classes de littérature "métropolitaine", l'étude de cette dernière continuant à se justifier au nom de la culture générale et linguistique ou de l'appartenance plus ou moins explicitement revendiquée, à l'hispanophonie, l'anglophonie ou, dans le cas qui nous intéresse ici, à la francophonie.

Tout écolier, et donc tout futur écrivain apprend à lire dans les oeuvres qu'on lui impose, ou qu'il choisit ; ces modèles appartiennent le plus souvent à la tradition nationale et parfois, grâce aux traductions, au domaine étranger. Qu'ils l'aient voulu ou pas, les écrivains haïtiens, comme leurs collègues des anciennes colonies qui conservaient la langue de la métropole, furent bien forcés de commencer par s'inscrire dans sa mouvance littéraire : ils ne pouvaient guère, s'intégrer à une tradition nationale puisque c'était eux, précisément, qui s'étaient donné pour mission de la créer. Ce qu'ils pouvaient apporter de nouveau sur le plan de la thématique et de la sensibilité était perçu comme exogène par le lecteur étranger, et par contre reconnu comme authentique par leurs compatriotes. Chaque génération successive approfondit et étendit le particularisme littéraire local, dans son effort de définition, d'illustration et d'enrichissement de la littérature nationale. Timides au début, ces modifications, ces divergences, ou [48] ces nouveautés, comme on voudra, forment la base de la tradition autochtone en voie d'élaboration. Et à mesure que celle-ci s'amplifie et s'affirme, son influence sur les écrits des jeunes se fait plus importante. Autrement dit, chaque génération d'écrivains haïtiens a pour modèle non seulement les Métropolitains mais les compatriotes qui l'ont précédée. Au risque de simplifier abusivement, on peut dire que s'il était presque impossible aux premiers écrivains haïtiens d'affirmer leur originalité nationale, il est aujourd'hui pratiquement impossible à leurs descendants de ne pas en tenir compte.

Si en France les idéologies dites de « droite » et de « gauche » ont influencé la vie intellectuelle et l'histoire de la littérature, ce sont plutôt les désaccords sur la notion d'« haïtianité » qui divisent les Haïtiens. Au risque de simplifier une fois de plus à l'excès, on peut dire que les uns considèrent l'appartenance à la francophonie et à la culture française comme une composante fondamentale et précieuse de l'haïtianité, et la revendiquent fièrement, tandis que les autres y voient une séquelle déplorable de l'esclavage colonial et un facteur d'isolement au sein d'une région caraïbe dominée par les hispanophones et les anglophones. Que des raisons de politique intérieure et des rivalités sociales puissent être à la base de ces idéologies n'est pas pertinent, et il ne s'agit ici de mettre en question le patriotisme ni des uns ni des autres. Mais, dans l'optique qui nous intéresse, il est évident que ces convictions antagoniques ont une influence considérable sur leur vision de la littérature nationale et leurs préjugés en ce qui concerne son enseignement.

Plusieurs problèmes plus ou moins spécifiques à son sujet se posent à l'historien de la littérature haïtienne. Il est à la limite libre de la considérer comme une variation régionale de la française : il s'efforcera alors de démontrer que les premiers écrits haïtiens se réclamaient d'une part de la rhétorique néoclassique des discours révolutionnaires de l'autre de l'expression de la sensibilité qui caractérise ce que les manuels français dénomment le préromantisme. Continuant dans cette optique, il intégrera l'oeuvre de tel écrivain au romantisme, au Parnasse, au naturalisme, au symbolisme, au surréalisme et ainsi de suite. L'oeuvre impossible à ranger dans une catégorie métropolitaine sera soit écartée soit considérée comme une curiosité, pour ne pas dire une aberration. Il négligera ou minimisera les particularités linguistiques du français haïtien. Et il va de soi qu'aucun texte en créole ne sera inclus dans son manuel. C'est à peu de chose près le point de vue adopté par les manuels traditionnels de littérature haïtienne, ceux d'Auguste Viatte, de Pradel Pompilus et des frères de l'Instruction chrétienne et de Ghislain Gouraige. Leur périodisation suit celle des manuels français, tenant compte du décalage chronologique, qui s'atténue d'ailleurs avec chaque nouveau progrès dans la rapidité de diffusion des connaissances.

Tout en conservant l'ordre chronologique (ou comme on dit désormais, la diachronie), difficile à ignorer, il est par contre possible de minimiser la pertinence de l'intégration possible dans les écoles littéraires qui se sont succédées en métropole depuis l'indépendance d'Haïti, pour privilégier les oeuvres où se [49] manifeste peu ou prou ce qu'on est convenu d'appeler l'authenticité. Ainsi on ne tiendra compte que pour mémoire de Francesca (1873), Le Damné (1877) ou L'Albanaise (1884), romans historiques de Demesvar Delorme qui ne se déroulent pas en Haïti, où ne figure aucun personnage haïtien, et qu'Alexandre Dumas aurait très bien pu signer. Plus près de nous, il en va de même du Huitième jour (1973), de René Philoctète, d'Une eau-forte (1983), de Jean Métellus, ou d'Hofuku (1993), de Jean-Claude Fignolé, et cela indépendamment des possibles qualités esthétiques de ces oeuvres. De la même façon, on montera en épingle les trois nouvelles d'Ignace Nau parues en 1836, qui traitent de la vie paysanne et de l'épopée de la libération, mais on négligera ses poèmes, pâles imitations de Lamartine qui n'auraient pas déparé les keepsakes des jeunes filles parisiennes de l'époque.

Même si elle affirme de plus en plus sa spécificité, la littérature haïtienne reste profondément influencée par celle de l'ancienne métropole. Par ailleurs, il est évident que les événements historiques peuvent entraîner une modification profonde de la sensibilité collective, et donc de la production littéraire : pour les Français, la Guerre de 14-18 marque la fin de la Belle Époque et de la bonne conscience de l'Occident ; Dada et le Surréalisme en sont la conséquence directe sur le plan esthétique. Or, la Grande Guerre a beau avoir épargné les Antilles, l'influence sur les écrivains haïtiens des Surréalistes français n'en est pas moins restée fondamentale. C'est dire que les événements qui affectent la France se répercutent souvent, ne fût-ce que de façon indirecte, sur les lettres haïtiennes. La réciproque est rarement vraie : pour rester dans le domaine des catastrophes, la dictature des Duvalier, qui a duré de 1957 à1986, a amené un bouleversement fondamental de la vie et de la production littéraire haïtiennes, ne fût-ce qu'en provoquant l'émigration massive des intellectuels. Mais on ne peut guère dire que le Duvaliérisme a laissé une trace quelconque dans les lettres françaises.

Les jeunes Haïtiens doivent connaître l'histoire de leur propre pays, qui illumine les oeuvres de leurs compatriotes. Ils doivent en outre étudier celle de la métropole, même postérieure à l'indépendance d'Haïti, non seulement pour comprendre la littérature française, mais l'haïtienne aussi.

Notre pauvre fabricant de manuels d'histoire de la littérature haïtienne sera bien forcé d'articuler l'histoire et l'histoire littéraire de la France à celles d'Haïti. Pour revenir à notre exemple, la visite à Port-au-Prince d'André Breton a été un événement dans la vie intellectuelle haïtienne. Suffit-il de le mentionner en présentant l'oeuvre du Surréaliste Clément Magloire-Saint-Aude, ou convient-il aussi d'expliquer les racines historiques du mouvement international et de sa branche française ? De même, les poèmes engagés composés par Aragon pendant la deuxième guerre mondiale ont encouragé les poètes haïtiens à composer eux aussi dans un style et une langue plus immédiatement accessibles. Suffit-il de le signaler, ou faut-il rappeler ce que représenta l'Occupation nazi pour les lettres françaises ?

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Parfois d'ailleurs la situation est confuse. Un grand nombre de poètes et de Publicistes haïtiens ont exprimé leur soutien à la France pendant et surtout après la guerre franco-prussienne. Bel exemple, a-t-on pu dire, de la déplorable francophilie des élites nationales. Mais c'est que les Haïtiens avaient un compte à régler avec la Prusse : outre le ressentiment contre les commerçants allemands qui avaient à peu près monopolisé à Port-au-Prince le commerce d'import-export, en 1872 deux navires de guerre haïtiens furent saisis au cours d'un incident diplomatique par une escadre prussienne dans la rade de Port-au-Prince, et le drapeau bicolore honteusement souillé par les matelots de la Kriegsmarine. Pour comprendre des poèmes d'Oswald Durand tels que Ode à la France et Ces Allemands, que tout Haïtien apprend à l'école, il faut pouvoir les situer par rapport à l'histoire de la France aussi bien qu'à celle d'Haïti.

Une dernière constatation, qui soulève des problèmes intéressants : convient-il d'intégrer la littérature en langue créole dans l'histoire de la littérature d'Haïti, et si oui, selon quelles modalités ? Faut-il la passer purement et simplement sous silence, comme l'ont fait tant Pradel Pompilus et les frères de l'Instruction chrétienne que Ghislain Gouraige dont les manuels restent en usage dans la plupart des établissements scolaires ? Faut-il lui consacrer un chapitre en fin de volume, comme l'ont fait Duraciné Vaval en 1933 et Maximilien Laroche trente ans plus tard ? Personne, à ma connaissance, n'a pensé à l'intégrer chronologiquement côte à côte avec les écrits composés en langue française. À première vue, la chose ne semble pourtant pas absurde, puisque tout Haïtien comprend le créole aussi bien et mieux que le français. Pour prendre comme exemple deux oeuvres à peu près contemporaines L'Antigone en créole (1954) de Morisseau-Leroy et Les Arbres musiciens (1957) de Jacques-Stéphen Alexis, me semblent se compléter et s'illuminer mutuellement.

C'est que, bien sûr l'existence du créole et l'attitude envers le vernaculaire sont fondamentaux à la Weltanschauung haïtienne. La place faite à la littérature en créole révèle des positions idéologiques qui intéressent bien autre chose que l'étude des lettres.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 14 janvier 2013 18:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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