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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Léon-François HOFFMANN, Haïti: couleurs, croyances, créole. (1989)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Léon-François HOFFMANN, Haïti: couleurs, croyances, créole. Montréal: Les Éditions du CIDIHCA, 1989, 326 pp. Une édition numérique réalisée par Wood-Mark PIERRE, bénévole, étudiant en sociologie à la Faculté des sciences humaines de l'Université d'État d'Haïti et membre du Réseau des bénévoles des Classiques des sciences sociales en Haïti. [Autorisation accordée par le Professeur Hoffmann le 29 novembre 2010 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[9]

Haïti : couleurs, croyances, créole.

Avant-propos

À la fin du XVIIIème siècle, Saint-Domingue était la plus florissante des colonies européennes des Antilles. La déportation et le travail forcé de quatre cent mille esclaves qui y assuraient la production du café, du sucre, de l'indigo et d'autres denrées coloniales d'exportation enrichissaient les ports français de l'Atlantique et de nombreux commerçants, armateurs et manufacturiers métropolitains. Quarante mille Blancs, fonctionnaires, planteurs, techniciens, membres des professions libérales, aventuriers venus chercher fortune, « Blancs manants » ne l'ayant pas trouvée et vivant d'expédients, y jouissaient des droits reconnus aux sujets de Sa Majesté. Bien que certains des vingt-huit mille « hommes de couleur libres », mulâtres en majorité, aient pu atteindre à une confortable aisance, tous vivaient en butte au mépris et aux vexations des Blancs.

En 1791, les esclaves de Saint-Domingue se soulevèrent. Suivirent douze années pratiquement ininterrompues d'une guerre atroce, au cours de laquelle les armées de Bonaparte, venues rétablir l'autorité de la métropole et l'esclavage aboli quelques années plus tôt par la Convention, subissent leur première défaite. Les rares survivants sont évacués par les Anglais après avoir laissé 40 000 hommes sur le terrain. Pour la première fois dans l'histoire, une révolte d'esclaves réussit. Dessalines proclame l'indépendance de l'ancienne colonie le premier janvier 1804. Rebaptisée Haïti, elle devient le premier pays d'Amérique latine à se libérer de la tutelle européenne.

Haïti est également la première république « noire » : les rares Blancs qui n'avaient pas réussi à quitter l'île avaient été massacrés. Contrairement à ce qui s'est passé dans les autres pays du Nouveau Monde, il n'y a pratiquement pas eu d'immigration européenne ou asiatique depuis l'indépendance. Tous les citoyens haïtiens sont donc d'origine africaine, soit entièrement soit, pour une minorité d'entre eux, partiellement.

Les classes dominantes qui prirent la relève des Français durent faire face à deux problèmes fondamentaux. D'une part, forger de toutes pièces [10] une nation, inculquer la notion d'identité nationale à une population illettrée, acculturée, issue d'ethnies africaines sans traditions communes, sans expérience de la vie publique dans le monde moderne, n'ayant pour tout ciment idéologique que le refus de la condition d'esclave. Et de l'autre, défendre et consolider l'indépendance d'un pays qui se heurtait à l'hostilité des grandes puissances : craignant que l'exemple haïtien ne se propage, la France, l'Angleterre, l'Espagne, le Portugal, les États-Unis refusèrent longtemps d'accorder aux Haïtiens une place dans le concert des nations et de les considérer comme autre chose qu'un ramassis d'esclaves révoltés appelés à retomber sous la tutelle de leurs maîtres légitimes.

Pour résoudre ces deux problèmes fondamentaux, les nouveaux dirigeants d'Haïti adoptèrent la seule stratégie possible : organiser l'état en s'inspirant du modèle européen. L'énorme majorité des Haïtiens ne parlaient que créole, mais on conserva la langue française ; l'énorme majorité ne pratiquaient que le vodou, mais la religion catholique devint la religion officielle ; le code Napoléon, le système d'éducation français, les structures administratives élaborées en métropole furent adoptés en bloc. Dans la vie publique comme dans la vie privée, on calqua une organisation et une manière de vivre qui n'avaient à la rigueur de sens que pour l'infime minorité de ceux qui détenaient le pouvoir.

Comme on aurait pu s'y attendre, ces options fondamentales ont puissamment contribué aux difficultés auxquelles la République Noire est en butte depuis l'indépendance. Du point de vue politique, une instabilité plus ou moins marquée y alterne avec un despotisme plus ou moins répressif. Du point de vue social, une petite minorité, l'« élite » exploite sans pitié la « masse » qu'elle maintient dans la misère et l'impuissance. Si cette « élite » s'est distinguée dans le domaine intellectuel, et tout particulièrement littéraire, la « masse » reste plongée dans l'ignorance : le niveau d'analphabétisme, qui se situe en Haïti autour de 90%, est l'un des plus élevés de la planète. Ce qui n'a pas empêché la « masse » d'élaborer sa propre culture en ce qui concerne la vie familiale (polygamie fonctionnelle), l'organisation du travail collectif (kumbit), la langue (le créole), la religion (le vodou), de l'expression artistique (danses et chants populaires, contes, proverbes et devinettes, peinture « naïve ») etc.

Au sein de la société haïtienne cohabitent donc une « élite » occidentalisée et une « masse » dont la Weltanschauung et la vie de tous les jours ont longtemps rappelé — et dans une large mesure rappellent [11] encore — celles de l'Afrique occidentale davantage que celles de l'Atlantique nord. L'importance croissante des « classes moyennes », sollicitées par des modèles de vie et de pensée caractéristiques des deux autres groupes, vient compliquer l'analyse. De cette complexité, et des iniquités qu'elle engendre, les Haïtiens lettrés ont toujours été conscients. Défendre leur pays contre les attaques des étrangers, le plus souvent injurieuses et empreintes d'un racisme avoué ou implicite, ne les a jamais empêchés de dénoncer les contradictions et les injustices de leur société.

Dès l'indépendance, Haïti a fasciné l'imagination collective des Blancs. Un nombre très élevé d'écrits sur Haïti ont été publiés par des étrangers. Mémoires d'anciens colons, récits de voyageurs goguenards, souvenirs de missionnaires catholiques et protestants, reportages de journalistes (surtout pendant l'occupation américaine de 1915-1934 puis la dictature ubuesque de François Duvalier et de ses tonton macoutes), les amateurs de pittoresque et d'histoire romancée ont fait du pays leurs choux gras, et trop souvent exercé à ses dépens une imagination malsaine et une ironie de mauvais aloi. On doit par contre à des universitaires étrangers toute une série d'études solides en histoire (C. L. R. James, David Nicholls, Torcuato Di Telia), en linguistique (Albert Valdman, Robert A. Hall), en sociologie (Paul Moral), en géographie (Christian Girault), en économie (Mats Lundhal), en anthropologie (Alfred Métraux), en littérature (Ulrich Fleischmann, J. Michael Dash) etc. Je ne tiendrai compte de ces écrits étrangers qu'incidemment, et surtout dans la mesure où ils ont suscité la colère ou la reconnaissance des Haïtiens. Mon propos n'est pas d'analyser le regard, malveillant ou objectif, des étrangers mais bien d'examiner comment les Haïtiens eux-mêmes ont considéré une série de problèmes qui se posent à qui veut comprendre leur patrie. Leurs présupposés idéologiques, l'optique qu'ils adoptent, les solutions qu'ils proposent me semblent non seulement intéressants en eux-mêmes, mais révélateurs de la nature même de ces problèmes, l'attitude de l'« élite » haïtienne en constituant nécessairement un élément fondamental.

Les sources que j'exploite comprennent avant tout les livres et pamphlets publiés par les Haïtiens depuis l'indépendance, ainsi que ce qui a été conservé des très nombreux périodiques publiés à Port-au-Prince ou en province depuis 1804. Je n'ai pas hésité à puiser aussi dans les œuvres d'imagination, puisque le roman, la poésie, le théâtre haïtiens prennent le plus souvent pour thèmes les problèmes qui [12] confrontent le pays. C'est dire que je n'étudie en fait que la Weltanschauung de l'élite, de cette petite minorité de la population qui produit et consomme la chose écrite. Dans quelle mesure son idéologie recoupe celle de la masse paysanne et, depuis quelques décennies, du lumpenproletariat urbain pourrait faire le sujet de recherches autrement ardues que celles que j'ai essayé de mener à bien.

Par sa nature même, mon travail repose sur un grand nombre de citations, glanées depuis une douzaine d'années au cours de recherches dans les bibliothèques étrangères, et surtout dans la remarquable collection du Collège Saint-Louis de Gonzague, à Port-au-Prince. Pour le lecteur étranger, toutes les fois que la bonne compréhension des textes retenus l'exigeait, force m'a été de fournir des renseignements et des commentaires que le lecteur haïtien trouvera sûrement superflus.

Comme l'indique mon sous-titre, mon analyse commence par un survol de ce qui structure la société haïtienne, c'est-à-dire non seulement les classes sociales mais les groupes phénotypiques. Je m'efforcerai ensuite de montrer comment les Haïtiens identifient, analysent et vivent les tensions religieuses entre vodou et christianisme d'une part, les tensions linguistiques entre créole et français de l'autre. Il convient à ce propos de signaler que la transcription des mots créoles suit dans mon texte les règles prescrites par le décret du 18 septembre 1979. On remarquera en particulier que le signe « e » se prononce « é » dans cette transcription. Les citations en créole, elles, seront transcrites telles qu'elles apparaissent dans l'original.

Il s’agit en somme de montrer comment, dans leur désir de rendre leur société plus juste, plus harmonieuse, plus authentiquement nationale, les intellectuels haïtiens ont cherché à concilier deux visions du monde : celle de l'élite et des lettrés, centrée sur la langue française, le christianisme, le code Napoléon, et celle de la majorité des citoyens, centrée sur le créole, le vodou, le droit coutumier. D'aucuns, nous le verrons, ont prôné l'occidentalisation pure et simple de la « masse » ; d'autres au contraire la valorisation de ses coutumes et leur adoption par les nantis ; d'autres encore, un amalgame des deux traditions.

Je me suis efforcé de laisser la parole aux observateurs et analystes haïtiens, d'illustrer les points de vues divergents, d'être objectif et équitable dans le choix et le calibrage des citations ... sans me flatter le moins du monde d'avoir atteint à une impossible impartialité. Comme l'écrit si justement Georges Balandier : « Expliquer des peuples étrangers chez qui l'on a vécu et que l'on a aimés, c'est inévitablement s'expliquer [13] soi-même » (Afrique ambiguë, 1957, p. 6). J'espère du moins que les lecteurs, Haïtiens et autres, trouveront dans mon travail la trace de textes peu connus appelant une analyse plus systématique, et pouvant servir de points de départ à des recherches qui viendraient compléter et corriger les miennes.

Trop d'amis et de collègues m'ont aidé, conseillé, guidé, encouragé pour que je puisse les remercier nommément ici. Je tiens cependant à exprimer mon affection et ma très profonde gratitude au frère Constant, Conservateur de la Bibliothèque haïtienne des Frères de Saint-Louis de Gonzague. Il m'a accueilli plus de douze années durant, toujours avec la même patience et la même cordialité, et m'a été un guide précieux dans les trésors biliographiques dont il a la garde. Mon collègue John Logan a patiemment lu et relu mon texte et m'a suggéré de très nombreuse améliorations, en ce qui concerne tant le fond que la forme. Mes recherches dans les bibliothèques et archives des deux côtés de l'Atlantique ont été rendues possibles par des bourses de la National Endowment for the Humanities, de l'American Philosophical Society et des Fonds de Recherches de l'Université de Princeton et de son Programme d'Études de l'Amérique latine.

Certaines pages de ce livre ont paru en revue, sous des formes légèrement différentes, dans Études littéraires, Notre Librairie, Collectif Paroles et Conjonction.

[14]



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 11 mars 2019 17:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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