Introduction
Les systèmes éducatifs sur la sellette
L’onde de choc de la « rénovation » des systèmes éducatifs européens a secoué la France en 98-99. Certains n’y ont vu que l’opposition entre un ministre socialiste moderniste, mais à la maladresse de pachyderme, et des enseignants désespérément accrochés à leurs privilèges et aux mythes de l’École républicaine. Claude Allègre, il est vrai, ne s’est pas privé de taxer ses opposants de « corporatistes » et de « réactionnaires ». N’est-ce pas un peu court ? Est-on forcément rétrograde lorsqu’on s’oppose à une réforme particulière ? Tout ce qui se donne pour « moderne » est-il nécessairement progressiste ? Contre l’immobilisme, le mouvement, n’importe quel mouvement et à tout prix ?
Pour y voir plus clair, un peu de recul n’est pas inutile.
Depuis le milieu des années 80, les systèmes d’enseignement des pays industrialisés et au premier rang ceux des pays européens sont pris dans un tourbillon de critiques et de plans de réformes. Au nom, tantôt de la « lutte contre l’échec scolaire », tantôt de la « dé-bureaucratisation », tantôt encore de « l’adaptation aux exigences de la société post-industrielle », les milieux politiques et économiques stigmatisent les systèmes d’enseignement centralisés et uniformes issus des années 50-70, ces systèmes qui avaient pourtant rendu possible une massification menée au pas de charge.
De Rome à Stockholm, de Londres à Vienne, des réformes profondes, touchant les différents niveaux d’enseignement, se succèdent sans désemparer. Entre les projets d’Allègre et les réalisations, en Belgique, de son homologue flamand Van den Bossche, entre le Décret sur les missions de l’enseignement de la ministre belge francophone Onkelinx et le rapport Excellence in school concocté par le britannique Blunkett, entre l’École nouvelle à la sauce hollandaise et les projets de la ministre allemande Bulmahn, entre le Plan d’action pour la réforme de l’éducation de la québécoise Pauline Marois et les réalisations d’Elisabeth Gehrer en Autriche, il y a bien plus que des similitudes.
Au-delà des particularités nationales, on retrouve, sur les axes essentiels des politiques éducatives menées dans les pays industrialisés, des orientations largement convergentes.
Premièrement, tous ces plans annoncent des « déréglementations » du système éducatif, prônent une large « autonomie » des établissements scolaires et mettent en avant « l’indispensable décentralisation » des lieux de décision et de gestion.
Deuxièmement, tous disent vouloir privilégier l’acquisition par les jeunes de « compétences réelles », plutôt que l’accumulation de « connaissances formelles » ; partout on « allège » les programmes ou on les rend plus « souples ».
Troisièmement, dans tous ces pays, des mesures prises parfois au nom de la lutte contre l’échec scolaire, creusent pourtant les inégalités sociales devant l’accès réel aux savoirs. Parallèlement, des dispositions sont prises qui renforcent la différenciation et la hiérarchisation des formations. Le discours formel sur l’égalité des chances camoufle de plus en plus mal l’augmentation réelle de la sélection sociale.
Quatrièmement, au moment même où les budgets publics consacrés à l’enseignement connaissent une cure d’austérité généralisée, on investit des sommes considérables dans l’équipement des établissements scolaires en ordinateurs, logiciels éducatifs et connections au réseau Internet.
Enfin, cinquièmement, on observe une présence et un impact croissants des milieux patronaux dans les centres de décision de l’enseignement.
Ni le hasard, ni des effets de mode ne peuvent évidemment expliquer une si forte convergence des politiques éducatives. Plusieurs années d’investigations dans les textes de l’OCDE, de la Commission européenne ou de la Table Ronde des Industriels européens (European Round Table of Industrialists, ERT), la lecture de dizaines de discours ministériels et de rapports d’organismes patronaux ou gouvernementaux ont forgé la position soutenue dans ce livre : derrière les « réformes » et le paravent du discours qui les accompagne, se profile une mutation radicale des systèmes d’enseignement. En période de crise, les savoirs et les compétences sont plus que jamais des armes dans la compétition économique. Or, les conditions de cette compétition ont été profondément et durablement bouleversées par la crise même. Voilà pourquoi l’école, le collège, le lycée, l’athénée, le gymnasium, la comprehensive school ou la grundskole sont, eux aussi, invités à changer.
Faire de l’Ecole une machine à couler les jeunes dans les moules du marché : telle est la stratégie, à peine cachée, du patronat européen. Une stratégie que le présent livre se propose de dévoiler et d’expliquer, dans l’espoir d’aider à mieux la combattre.
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