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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jacques Henripin, “Questions démographiques et politiques.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction d’Alain-G. Gagnon, Québec: État et société. Tome I, chapitre 13, pp. 281-304. Montréal : Les Éditions Québec/Amérique, 1994, 509 pp. Collection: Société: dossiers documents. Une édition numérique réalisée par Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean. [Autorisation formelle accordée par l'auteur de diffuser cette oeuvre le 13 août 2004 dans Les Classiques des sciences sociales.]

[281]

Jacques Henripin

Département de démographie
Faculté des sciences sociales, économiques et politiques
Université de Montréal

Questions démographiques
et politiques
.” [1]

Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction d’Alain-G. Gagnon, Québec : État et société. Tome I, troisième partie: “La démographie, l’«ethnicité» et la langue.” chapitre 13, pp. 281-304. Montréal : Les Éditions Québec/Amérique, 1994, 509 pp. Collection : Société : dossiers documents.


« Le vieillissement engendre sa propre analgésie, sa propre non-conscience... » Alfred Sauvy, Éléments de démographie, Paris, P.U.F., 1976, p. 313.


Une politique de population cohérente, explicite et à peu près complète, cela n'existe dans aucun pays, sauf en Chine, où natalité, migrations extérieures et intérieures, nuptialité, ont été l'objet de lois, règlements, directives du Parti communiste et surveillance harcelante fort poussés. Ajoutons que certains pays de l'Europe de l'Est n'étaient pas loin d'une politique assez englobante. Mais le plus souvent, c'est sous le couvert d'autres objectifs que l'État exerce, parfois sans le vouloir, une influence sur l'évolution de la population. Une politique de population délibérée n'est d'ailleurs pas chose facile à établir : les objectifs sont conflictuels, souvent même difficiles à préciser ; les moyens d'action acceptables sont inexistants ou peu efficaces ; ou, encore, le coût de l'action peut être plus élevé que celui du mal que l'on désire guérir. Pour une province comme le Québec, les objectifs sont probablement plus faciles à établir – une société plus homogène peut présenter moins de conflits internes – mais une partie des moyens d'action dont elle pourrait avoir besoin ne relèvent pas de sa compétence.

On admet facilement, en général, que les politiques de population ne se justifient que si l'évolution de la population pose problème du point de vue du bon fonctionnement de la société, ou du moins de l'idée qu'on s'en fait. E est déjà assez difficile d'intervenir quand le cours des choses l'exige, on ne voit pas pourquoi on le ferait juste pour le plaisir de faire cet exercice assez périlleux que d'ailleurs la majorité des gouvernements occidentaux évitent. Il y a donc lieu d'examiner d'abord si l'évolution de la population québécoise conduit à des difficultés ou à des inconvénients suffisamment graves pour justifier une intervention des pouvoirs publics. Nous allons voir que c'est le cas, à commencer par la question la plus fondamentale qu'une société puisse se poser : existera-t-elle encore dans un ou deux siècles ? Cependant, la simple démonstration d'une situation indésirable ne suffit pas ; elle appelle deux autres questions : doit-on intervenir ? Quels moyens peut-on envisager ?

[282]

PROBLÈMES POSÉS PAR L’ÉVOLUTION
RÉCENTE ET PRÉVISIBLE
DE LA POPULATION

Trois phénomènes démographiques doivent être considérés. Deux d'entre eux posent et poseront des difficultés importantes : la très faible fécondité et l'effritement des liens conjugaux. Un autre n'a pas de conséquences clairement négatives, mais appelle au moins une prise de conscience : l'arrivée de forts contingents d'étrangers, parfois sans examen ni invitation préalable, et dont la culture est très différente de celle des Européens, dont descendent 19 Québécois sur 20.

Une très faible fécondité

Personne n'aurait imaginé, il y a trente ans, que le Québec deviendrait une terre d'infécondité, non seulement pour les francophones, mais pour tout le monde, anglophones et allophones compris ! Si un seul trait devait caractériser le profil démographique de cette province, ce serait son passage fulgurant d'un niveau de fécondité exceptionnellement élevé à l'un des niveaux les plus faibles du monde, en compagnie de l'Allemagne, de la Grèce, de l'Espagne, de l'Italie et du Portugal. Depuis 1875 environ, la fécondité du Québec, tout en continuant de diminuer lentement, a dépassé de plus en plus celle des autres régions de l'Amérique du Nord. Entre 1910 et 1940 par exemple, elle a été supérieure de 50 % à celle de l'Ontario. L'écart s'est ensuite réduit : depuis le milieu des années 1960, il s'est inversé et le Québec est maintenant au-dessous de toutes les provinces canadiennes. Ce qu'on a appelé la revanche des berceaux a donc duré moins d'un siècle : de 1875 à 1965 environ.

On peut affirmer sans grand risque que les Québécois aujourd'hui âgés de trente-cinq à quarante ans auront engendré ou mis au monde, en moyenne, 1,6 enfant. C'est 25 % de moins que le nombre nécessaire (2,1 enfants) pour remplacer les générations d'adultes. Nous avons déjà là, me semble-t-il, un comportement qui manifeste une santé sociale bien peu vigoureuse.

Comment expliquer ce singulier passage d'un extrême à l'autre ? Probablement par l'emprise exceptionnelle de la doctrine catholique sur 90 % des Québécois, jusqu'aux années 1960. Après cela, la frayeur de l'enfer s'est beaucoup atténuée et l'on a l'impression qu'une partie de ce peuple a été saisie par un engouement, parfois assez poussé, pour sa liberté nouvelle, liberté appuyée sur un confort économique nouveau lui aussi. L'un des observateurs les plus pénétrants de notre siècle, le démographe français Alfred Sauvy, faisait remarquer que parmi les pays de l'Europe non communiste dont la fécondité était la plus faible, on trouvait presque exclusivement des populations qui avaient récemment souffert du fascisme. La libération du cléricalisme catholique québécois aurait-elle eu le même effet que la délivrance du fascisme ?

Si elle persiste, cette faible fécondité aura deux effets majeurs et probablement très nuisibles sur l'évolution de la société québécoise. Le premier qui va nous atteindre est en même temps le plus clairement indésirable : le vieillissement de la population, c'est-à-dire l'accroissement considérable de la fraction des vieux et surtout des vieilles. [283] L'autre effet est plus lointain et ne commencera à être vraiment sensible qu'à partir de 2030 environ, soit à partir du moment où le vieillissement aura vraisemblablement atteint un plateau. Il s'agit de la décroissance relativement rapide de la population. Nous allons donner quelques précisions :

1. Un premier effet de la faible fécondité :
le vieillissement

Les causes du vieillissement des populations (et non des individus) sont aussi déroutantes que clairement établies. La plupart des gens croient que la cause du vieillissement est le recul de la mortalité. C'est faux pour la phase du vieillissement que nous avons déjà vécue : son explication réside entièrement dans la baisse de la fécondité du siècle qui vient de s'écouler, laquelle n'a d'ailleurs pas eu le temps encore de produire tous ses effets sur l'accroissement de la proportion des vieux. Cependant, à partir du moment où l'on atteint une espérance de vie à la naissance [2] de soixante-dix ou soixante-quinze ans, ce qui est le cas de la plupart des pays industrialisés, la baisse ultérieure de la mortalité joue un rôle d'adjuvant de celui que jouait – et que continue de jouer – la faible fécondité. Bref, dans le futur, deux facteurs exerceront leur influence sur le vieillissement de la population.

Que nous réserve l'avenir ? On ne peut le prédire, mais nous disposons de perspectives très éclairantes réalisées par le Bureau de la statistique du Québec. Le tableau 1 les présente sous une forme condensée. Il s'agit du pourcentage que représentent les effectifs des trois grands groupes d'âge, en 2040, pour trois niveaux de fécondité. On y trouve aussi les proportions observées en 1986.

Tableau 1

Distribution en pourcentage de la population du Québec
entre trois grands groupes d'âge, suivant trois niveaux de fécondité
(nombre d'enfants nés par femme au cours de sa vie, en 1986 et en 2040)

Groupes d’âge

1986

1,17 enfant

2040
1,75 enfant

2,10 enfants

0-19 ans

27,5 %

11,9 %

20,0 %

24,7 %

20-64 ans

62,8 %

53,7 %

53,4 %

54,1 %

65 + ans

9,7 %

34,4 %

26,6 %

21,2 %

Tous les âges

100,0 %

100,0 %

100,0 %

100,0 %

* L'espérance de vie à la naissance est de 78,5 ans et il n'y a pas de migrations.

Source : Bureau de la statistique du Québec, tableaux non publiés. L'auteur remercie M. Normand Thibault, qui lui a gracieusement fourni les résultats des projections du Bureau.


[284]

Il est clair que, quel que soit le niveau futur de la fécondité, l'accroissement de la proportion des vieux sera considérable. Même avec le niveau moyen, 1,75 enfant par femme (qui correspond à la fécondité canadienne des récentes années, mais qui est plus élevé que la fécondité actuelle du Québec), les plus de soixante-cinq ans passeraient de 9,7 % en 1986 à 26,6 % en 2040. Cette proportion sera d'ailleurs atteinte dès 2030 ou à peu près. En outre, elle est loin d'être gonflée, car il est plus que probable que la vie moyenne va dépasser largement soixante-dix-huit virgule cinq ans ; si elle atteignait quatre ans de plus, quatre-vingt-deux virgule cinq ans, la fraction des vieux serait d'environ 30 %. C'est trois fois le pourcentage observé en 1986.

On aura peut-être noté, au tableau 1, que la fraction des adultes se réduira de près de neuf points procentuels (62,8 % à 53-54 %). La transformation de la composition par âge pèsera donc de deux façons : et par l'augmentation du poids des vieux, et par la réduction des adultes ; on passera de 59 à 87 dépendants pour 100 adultes, soit une augmentation de 47 %. D'autre part, la composition de ces dépendants aura aussi beaucoup changé : alors qu'en 1986 on comptait près de trois jeunes pour un vieux, il y aura un peu plus de vieux que de jeunes en 2040, même avec l'hypothèse d'une fécondité moyenne. Or, le coût d'une personne âgée, pour la société, est au moins deux fois plus élevé que celui d'un jeune (Lux, 1983, p. 350-352). En tenant compte de ce facteur, le coût par adulte augmenterait de 62 %.

Remarquons aussi que même si la fécondité revenait à la santé, si l'on peut dire (2,1 enfants par adulte), le poids des vieux par adulte serait tout de même multiplié par deux et demi par rapport à ce qu'il était en 1986.

Ce sont là des considérations un peu abstraites. D'après André Lux (l991, p. 116-119), un système de retraite prévoyant des pensions égales à 35 % du revenu moyen et financées par répartition (pay as you go) coûterait 6,8 % du salaire, avec la composition par âge de 1986 ; en 2041, il coûterait 15,6 % si les adultes avaient, d'ici là, 2,1 enfants en moyenne ; et 20,3 % s'ils n'avaient que 1,5 enfant. Les contributions de chaque travailleur à ce système augmenteraient donc de 133 ou 203 % suivant le cas.

Quant aux coûts publics de la santé, l'accroissement du fardeau financier serait un peu moindre, si l'on se rapporte à une récente étude (Henripin, 1994) : en 1986, ces coûts représentaient 6,6 % du produit national ; en supposant que les services de santé offerts à chacun seront toujours semblables, le vieillissement porterait ce pourcentage à 12,8 % ou 17,0 %, suivant que le nombre d'enfants par adulte sera de 2,1 ou 1,5. L'accroissement relatif serait respectivement de 100 % et 160 % par rapport à 1986.

Ce sont là des fardeaux financiers considérables. On pourra sans doute en réduire le poids et nous traiterons de cette question dans la deuxième partie de ce chapitre. Disons tout de même qu'on ne voit pas comment on pourra éviter que le coût des pensions et des services de santé double, ou presque, pour chaque travailleur.

Le vieillissement aura sans doute des effets autres que financiers. Aucune société n'a encore fait l'expérience d'une composition par âge aussi vieille que celle que nous connaîtrons sûrement ; il est donc difficile de prévoir le contexte psychosocial qui l'accompagnera. « Des vieux ruminant de vieilles idées dans de vieilles maisons », disait Sauvy. L'électorat sera plus vieux et sans doute plus conservateur. La population active aussi, donc plus encline à rester fixée professionnellement et géographiquement, plus éloignée des innovations. Quel aspect auront nos rues et nos parcs ? Dans [285] l'affectation des lieux publics, qui l'emportera des vieux grincheux ou de ceux qui consentiront à jouer les grands-parents gâteau ? Difficile à prévoir.

2. Le second effet de la faible fécondité :
la diminution de la population

Évidemment, si une population maintient sa fécondité à un niveau plus bas que le niveau de remplacement des générations, le nombre de ses habitants va diminuer, à moins que l'insuffisance des naissances ne soit compensée par une immigration nette positive. Bien que ce soit là une proposition qui relève du bon sens le plus élémentaire, il est utile d'ajouter deux commentaires. Premièrement, la baisse de population ne se manifeste qu'après un certain délai. Au Québec, par exemple, la fécondité est au-dessous du niveau de remplacement depuis 1970, mais la population ne commencera à diminuer qu'un peu après l'an 2000 (les migrations ne jouent ici aucun rôle compensatoire, puisque les migrations nettes ont été négatives). Ce délai tient à la dynamique arithmétique des populations humaines et ne présente rien de mystérieux. En second lieu, les divers groupes d'âges ne voient pas leurs effectifs se réduire en même temps : les enfants d'âge scolaire ont commencé à diminuer vers 1970. Pour les jeunes adultes, ceux qui sont à l'âge du mariage et de la procréation, ce fut un peu après 1985. Quant au nombre des retraités, leurs effectifs vont d'abord croître fortement et ne diminueront guère avant 2030.

À quelle vitesse la population se réduira-t-elle au cours du siècle prochain ? Cela dépend principalement de la fécondité future. La figure 1 illustre l'évolution future de la population totale jusqu'en 2086, suivant quatre niveaux de fécondité. Les calculs ont été faits par le Bureau de la statistique du Québec. Afin de bien montrer l'effet de ce seul phénomène, on a supposé qu'il n'y avait pas de migrations et que l'espérance de vie à la naissance est la même dans tous les cas : elle augmente de soixante-quinze ans en 1986 à soixante-dix-neuf virgule cinq ans en 2010 et reste invariable par la suite.

À long terme, une très faible fécondité a un effet dévastateur. Même si elle restait au niveau actuel (1,6 enfant), la population tomberait à environ quatre millions en 2086. À l'opposé, le niveau de remplacement (2,1 enfants) amènerait la population à un peu plus de huit millions vers 2020. Notons qu'avec une fécondité de 1,8 enfant (ce qui est à peu près le niveau actuel de fécondité de l'ensemble de l'Occident et qui semble satisfaire à peu près tout le monde), le dépeuplement se fait au rythme de 7 % tous les dix ans, soit 30 % tous les cinquante ans.

Les courbes de la figure 1 ignorent les migrations. Dans le passé, le Québec a été affecté, sauf exception, par une migration nette négative, de sorte qu'à moins d'un revirement inattendu, les perspectives sont encore pires que l'image qu'en donne cette figure.

Quelles sont les conséquences d'une réduction de la population ? La plupart des économistes qui ont réfléchi à la question pensent que l'économie serait ainsi privée d'un stimulant pour la demande des biens de consommation et les investissements privés et publics. La meilleure illustration qu'on puisse en donner est la construction des logements, fortement stimulée par l'accroissement du nombre des familles et des jeunes adultes. En outre, les équipements vieillissent et deviennent moins productifs,

[286]

Figure 1

Population future du Québec
d'après quatre niveaux de fécondité, 1981 à 2086
(sans migrations)


[287]

certains services publics (radio, télévision, musées, vérification de la qualité des médicaments, par exemple) sont plus coûteux pour chacun et certains marchés deviennent trop petits pour assurer des revenus suffisants (littérature).

D'autre part, les diverses perspectives élaborées par Statistique Canada conduisent à une réduction de trois ou quatre points procentuels dans le poids démographique du Québec au Canada, entre 1990 et 2015 (Conseil économique du Canada, 1991, p. 21). Cela n'ira pas sans conséquences politiques : il est clair que par, le truchement de plusieurs institutions (parlement, cabinet, partis politiques, journaux, Société Radio-Canada, fonction publique, organismes subventionnaires, etc.), le poids du Québec et des Canadiens français va diminuer (Comeau, 1991, p. 205-213).

L'effritement des liens conjugaux

Une véritable révolution dans les mœurs des Occidentaux s'est produite depuis 1970 environ : le mariage légal, qui constituait depuis des siècles les fondations de la famille, est en train de s'effriter. Le Canada n'y échappe pas et, ici encore, le Québec se distingue par un éloignement plus marqué des coutumes conjugales encore respectées tout récemment.

Cela a commencé par une forte poussée du divorce, vers 1968, favorisée, il est vrai, par une libéralisation de la loi. Mais les Québécois, à ce point de vue, ne s'éloignent guère du comportement des autres Canadiens. Il faut certes se méfier de certaines statistiques un peu trompeuses qui exagèrent l'ampleur du phénomène, mais il reste qu'environ le tiers des mariages récents se termineront par un divorce.

Là où le Québec se distingue bien davantage, c'est dans la popularité de l'union libre ou de la cohabitation. Il est vrai que celle-ci sert souvent d'introduction au mariage légal et, d'après une enquête par sondage faite au Canada auprès des femmes de dix-huit à quarante-neuf ans en 1984, la majorité des femmes semblent d'accord avec ce noviciat (Lapierre-Adamcyk, 1989, p. 92-96). Cependant, beaucoup de jeunes adultes ne sentent plus le besoin – ou redoutent – de s'engager davantage et s'en tiennent à ce type d'arrangement.

C'est ainsi que beaucoup d'enfants naissent hors des liens du mariage ou sont les témoins d'une instabilité conjugale parfois déroutante, pour ne pas dire affligeante. Dans une étude fort originale et éloquente, Nicole Marcil-Gratton a pu montrer ce que cela représentait du point de vue des jeunes enfants, en analysant les informations provenant de deux enquêtes de Statistique Canada réalisées en 1984 et 1990. Ces bouleversements familiaux sont bien plus fréquents au Québec que dans le reste du Canada. Par exemple, dans le reste du pays, 15 % des enfants nés au cours des années 1987-1989 avaient des parents non mariés ; au Québec, ce chiffre grimpe à 36 % (Marcil-Gratton, 1993, p. 78, d'après la lecture de la figure 5-2). Il faut ajouter toutefois que, parmi ces enfants, cinq sur six naissent dans un cadre familial, si l'on peut dire : les deux parents vivent librement ensemble.

Cependant, ces unions libres laissent vraiment beaucoup de liberté. Toujours d'après Marcil-Gratton (1993, p. 81), 43 % des enfants canadiens nés en 1981-1983 de parents cohabitants ont vu leurs père et mère se séparer avant d'atteindre l'âge de six ans !

[288]

Il y a plus intrigant. Les unions libres ont souvent été considérées comme des mariages à l'essai, des préludes aux vrais mariages. Et d'ailleurs, pendant un certain temps, la majorité de ces unions se stabilisaient par la sanction légale du mariage. Aujourd'hui, pour presque la moitié des adultes de moins de trente ans, on en est resté au mariage sans papiers, au Québec en tout cas. Or, les faits analysés par Marcil-Gratton (1993, p. 87) montrent que l'expérience de l'union libre garde un effet déstabilisateur durable, qu'il y ait mariage ultérieur ou pas. Elle distingue deux catégories d'enfants nés en 1971-1973 : a) ceux dont le parent interrogé à l'enquête n'avait pas connu d'union fibre avant la naissance de cet enfant (catégorie A) ; b) ceux dont le parent interrogé avait connu une union fibre avant la naissance de l'enfant, qu'il se soit marié ou non par la suite (catégorie B). Voici le pourcentage des enfants qui ont connu tel ou tel événement perturbateur avant l'âge de seize ans :

Événement perturbateur

% de ceux qui ont connu l'événement

Catégorie B

Catégorie A

1re monoparentalité

20 %

53 %

2e couple

10 %

40 %

2e monoparentalité

4 %

20 %

3e couple

2 %

10 %


L'interprétation de cette relation n'est pas simple. Ce n'est probablement pas la cohabitation qui est déstabilisatrice ; ce sont plutôt les jeunes adultes moins prudents ou plus pressés qui d'abord se hâtent de cohabiter et qui ensuite, même après la naissance d'un enfant, sont prompts à changer de partenaire.

Ces faits se rapportent à l'ensemble du Canada et les enfants concernés ont maintenant un peu plus de vingt ans. Quand on sait que le rebrassage conjugal est plus fréquent au Québec et qu'il s'est accru depuis vingt ans, on est peut-être en droit de se demander dans quel désarroi se trouveront une bonne partie des adolescents de demain. Pour l'instant, on ne peut que supputer les conséquences éventuelles sur le destin de ces enfants, mais le bon sens, parfois trompeur il est vrai, incline à une certaine inquiétude.

Une chose, en tout cas, est claire : la monoparentalité jette de nombreux enfants et leur mère dans la pauvreté. Donna S. Lero et Lois Brockman (1993, p. 99) citent une estimation provenant de la Canadian National Child Care Study et se rapportant à la situation en 1992. Parmi les familles monoparentales ayant des enfants de moins de treize ans, au Canada, deux tiers étaient sous le seuil de faible revenu défini par Statistique Canada. Chez les familles à deux parents, on n'en trouvait que 12,6 %, soit cinq fois moins. Or, au Québec, c'est environ un cinquième des familles ayant de jeunes enfants qui sont privées de l'un des deux parents, le père la plupart du temps.

Ajoutons encore une ombre au tableau : les unions libres sont moins fécondes que les autres. D'après l'« Enquête sociale générale » de Statistique Canada (1990), les Québécoises de trente à trente-cinq ans qui n'avaient connu que l'union libre avaient donné naissance à 1,1 enfant, alors que celles qui n'avaient vécu que le mariage en avaient eu 1,8. Il n'y a pas lieu de s'étonner de cette différence.

[289]

À n'en pas douter, une véritable révolution s'est produite, au cours des vingt dernières années, dans les mœurs conjugales : on se marie beaucoup moins ; quand on le fait, le divorce vient y mettre un terme dans un tiers des cas ; et ce dernier est moins souvent qu'auparavant suivi d'un remariage. En fait, c'est l'union libre qui remplace très souvent l'institution du mariage. Elle porte bien son nom, car elle donne lieu à des essais multiples et peu exigeants, de sorte qu'on peut s'en défaire assez facilement. Dans l'aventure, plusieurs pères oublient leurs devoirs les plus élémentaires et abandonnent leur famille à la pauvreté et au courage des mères seules.

Si l'on imagine facilement qu'une société peut éduquer ses enfants sans cérémonie de mariage et sans papiers, on voit mal qu'elle puisse y arriver avec la légèreté qui commence à se répandre chez ceux et celles qui vont donner la vie ou qui l'ont déjà fait.

Migrations et composition ethnique
et linguistique de la population

Les migrations ne concernent pas que les immigrants étrangers ; on émigre aussi vers d'autres pays et il faut également tenir compte des migrations entre les provinces du pays. Ce dernier élément est d'ailleurs, pour le Québec, plus important que les échanges de population avec les pays étrangers. Ces migrations affectent la composition de la population : s'il s'agit de caractéristiques ethniques, les migrations internationales jouent un rôle plus important, mais ce sont les migrations interprovinciales qui exercent une influence dominante sur la composition linguistique.

Échanges avec les pays étrangers

Il n'est pas déraisonnable de penser qu'au cours de la dernière décennie, le solde migratoire international du Québec a été d'environ 20 000 par an. Il a été beaucoup plus fort au cours des toutes dernières années, mais rien n'assure que cela sera maintenu. Malgré ces incertitudes, une chose est incontestable : à long terme, la composition ethnique de la population a changé. En 1870, un Québécois sur cinq était d'origine britannique ; aujourd'hui, on n'en compte qu'un sur douze. Comme les personnes d'origine française ont gardé à peu près la même importance relative (autour de 80 %), les pertes britanniques ont été compensées par les gains d'autres groupes. Ceux-ci forment maintenant environ 12 % de la population, dont moins de 1 % qui sont autochtones.

C'est surtout la population de la région métropolitaine de Montréal qui est touchée, puisqu'on y retrouve 85 à 90 % des immigrés du Québec. Pour cette région, on peut avancer les faits suivants (les valeurs chiffrées sont approximatives) :

– Un cinquième de la population a une origine ethnique autre que britannique ou française. Environ 60 % d'entre eux sont de souche européenne, ce qui laisse donc à peu près un Montréalais sur douze dont la souche se trouve en Asie, en Afrique, en Amérique latine ou aux Antilles.

– Quant aux immigrés, c'est-à-dire les personnes nées à l'étranger, quel que soit le pays de provenance, on en compte 17 % dans la région de Montréal en 1991, d'après le recensement. C'est environ deux fois moins qu'à Toronto ou à Vancouver.

[290]

Ce sont surtout les immigrants venant du Tiers-Monde qui ont fourni la plus grande partie des contingents récents. Presque négligeables en nombre avant 1970, ils ont vu leur part augmenter progressivement pour atteindre 70 % au cours des années récentes. Il est clair que ces nouveaux venus sont en train de modifier assez rapidement la texture ethnique de la population de Montréal et de la rendre du même coup de plus en plus différente de celle du reste de la province. Si l'immigration des étrangers au Québec garde sa vigueur et ses sources récentes, c'est un Montréalais sur six, peut-être un sur cinq, qui sera de souche non européenne vers 2010. En quarante ans, cette région métropolitaine aura vu la fraction des Non-Européens d'origine passer de 2,5 à 15 ou 18 %.

Cette évolution n'a pas encore déclenché d'opposition ouverte et organisée, malgré l'irritation que provoquent les actes d'agression ou de vandalisme de quelques groupes de jeunes facilement identifiables, ou encore le trafic de la drogue organisé par certains adultes non moins identifiables.

Les migrations internationales ont aussi un effet sur la composition linguistique de la population. Entre 1966 et 1986, le nombre annuel d'immigrants étrangers fut de 20 000 ; un quart parlaient l'anglais, un tiers parlaient le français et près de 45 % parlaient une autre langue (Lachapelle et Grenier, 1988, p. 109). Même si la moitié des immigrés ont quitté le Québec vingt ans après leur arrivée, le choix que font ceux qui restent, entre les deux langues du pays, favorise l'anglais. Outre ceux qui parlent déjà anglais quand ils arrivent, 70 % de ceux qui parlent une langue étrangère finissent par adopter l'anglais (eux-mêmes ou leurs enfants). Il semble cependant que les dernières vagues d'immigrants, arrivées après 1985, adoptent davantage le français. Mais pour que l'immigration étrangère soit neutre, quant à l'équilibre linguistique, il faudrait que 85 % des immigrés, du moins ceux qui restent, adoptent le français.

Échanges avec les autres provinces

Les migrations interprovinciales du Québec sont passablement plus importantes que ses échanges avec l'étranger. Grâce aux recensements canadiens, on est beaucoup mieux renseigné sur les premières que sur les secondes. En particulier, on connaît la répartition linguistique des migrants interprovinciaux. Comme le montrent les informations du tableau 2, le Québec est largement perdant sur ce plan : la perte nette a été de 17 000 par an entre 1966 et 1986. C'est le tiers de la croissance naturelle.

Les trois groupes linguistiques ont un solde négatif. Cependant, la part des personnes de langue maternelle anglaise est tout à fait disproportionnée (plus des deux tiers) par rapport à leur importance dans la population (un dixième). En fait, la propension à quitter le Québec pour d'autres provinces est quinze fois plus forte chez les anglophones que chez les francophones ; 20 000 anglophones l'ont fait, en moyenne, chaque année, entre 1966 et 1986. Leur solde interprovincial (- 12 600 par an) représente à peu près deux fois leur croissance naturelle. Aussi ont-ils vu leurs effectifs diminuer en nombres absolus entre 1971 et 1986 : le nombre des personnes de langue maternelle anglaise est passé de 790 000 à 680 000 dans la province et de 540 000 à 500 000 dans la région de Montréal. Du point de vue de la langue d'usage, la diminution est un peu plus faible, mais reste importante.

[291]

Tableau 2

Nombre annuel moyen de migrants entre le Québec
et le reste du Canada, 1966 à 1986, suivant la langue maternelle

Langue
maternelle

Du reste du
Canada vers
le Québec

Du Québec
vers le reste du Canada

Migration nette

Anglais

7 300

19 800

- 12 600

Français

6 800

9 200

- 2 400

Autres

900

3 000

- 2 100

Ensemble

14 900

32 000

- 17 100

Source : Réjean Lachapelle et Gille Grenier, 1989, p. 109.


Les allophones ont aussi tendance à quitter le Québec pour d'autres provinces : cinq fois plus que les francophones entre 1966 et 1986. Ce mouvement est en grande partie alimenté par les immigrés étrangers qui ne restent pas (50 à 60 % d'entre eux).

Il faut dire que les deux décennies qui se terminent en 1986 comprennent une période exceptionnelle, les années 1977-1983, qui ont suivi la prise du pouvoir par le Parti québécois et l'application de la loi 101. L'émigration des non-francophones, en général, fut alors particulièrement forte ; elle a eu tendance à s'atténuer depuis, mais celle des anglophones continue d'être importante.

Il est certain que l'émigration nette du Québec vers le reste du Canada, si déplorable qu'elle puisse être à bien des égards, contribue à renforcer le poids relatif des francophones. Tout le monde y perd, mais les non-francophones, toute proportion gardée, perdent beaucoup plus que les francophones, de sorte que, du point de vue de la fraction que représentent ces derniers, soit au Québec, soit à Montréal en particulier, le jeu des migrations entre provinces compense, et même davantage, pour l'effet contraire qu'ont l'immigration internationale et l’assimilation à la langue anglaise. Au total, contrairement aux craintes qu'on a répandues si abondamment, les francophones ont gagné quelques points de pourcentage et sont maintenant aux environs de 83 % dans l'ensemble de la province, et de 70 % dans la région métropolitaine de Montréal.

La question démolinguistique

Comme pour l'ensemble du Canada, la composition linguistique du Québec est plus homogène que sa mosaïque ethnique. D'après le recensement de 1986, 82,8 % de la population était de langue maternelle française, 10,4 % parlaient l'anglais et 6,8 % une autre langue. Cette distribution est très différente de ce qu'on observait il y a un siècle, alors que 20 % étaient britanniques et parlaient très probablement l'anglais. La proportion des francophones, elle, a été remarquablement stable, autour de 80 %. Cette stabilité était le fruit de deux forces contraires qui s'équilibraient, du moins à long terme : d'une part, les immigrés étrangers renforçaient le camp anglais, ou bien parce [292] qu'ils étaient de langue anglaise, ou bien parce qu'ils l'adoptaient comme nouvelle langue ; d'autre part, les Français compensaient par leur surfécondité. À la suite de fortes vagues d'immigrants, le groupe français perdait un peu de poids, mais il le regagnait dès que l'immigration fléchissait.

Cet équilibre a perduré jusqu'aux années 1950. La forte immigration qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale a produit une légère baisse du pourcentage des francophones, non pas en faveur des Anglais, comme beaucoup l'ont cru, mais au bénéfice – un bénéfice temporaire – des allophones. Cette baisse a suscité une certaine anxiété chez les Québécois francophones et ce n'était pas sans raison. Car c'est précisément à cette époque, au cours des années 1960 (Lachapelle, 1991, p. 201), que la surfécondité des francophones est complètement disparue. Il n'y avait plus de phénomène compensateur pour contrer l'apport des immigrés à l'anglais. C'est du moins ce que pensaient tous les observateurs et spécialistes de la question, y compris l'auteur de ces lignes (Henripin, 1974, p. 24-33). Avant 1977, tous les démographes qui se sont prononcés prédisaient une diminution de la proportion des francophones au Québec.

Cette prévision, bien que découlant d'un raisonnement logique, était erronée. C'est que jusqu'en 1977, personne ne connaissait les migrations entre provinces suivant la langue de ceux qui se déplaçaient. On était donc forcé de faire à ce sujet des hypothèses. Elles étaient raisonnables, mais fort éloignées de la réalité. À l'été 1977, Statistique Canada a publié les premières informations sur le sujet. Révélation : les Québécois de langue maternelle anglaise quittaient leur province vers le reste du Canada en bien plus grand nombre que ce qu'on avait imaginé jusque-là : environ 15 % de ceux qui résidaient au Québec en 1966 avaient été recensés dans une autre province en 1971 (sans compter ceux qui avaient émigré à l'étranger). C'était donc une véritable saignée : en termes de taux d'émigration, c'était quinze fois plus fort que dans le cas des francophones, dont 1 % seulement avaient pris le même chemin.

Ainsi, la disparition de la surfécondité canadienne-française se trouvait remplacée, comme élément compensateur de l'immigration anglicisante, par un accroissement de l'émigration anglophone et même allophone vers le reste du Canada. Personne n'avait soupçonné cela auparavant et il fallait donc reprendre les calculs, car le phénomène était assez important pour entraîner une réduction non seulement de la proportion, mais même du nombre absolu des anglophones. Certains sont retournés à leurs feuilles de travail ; d'autres ont préféré s'en tenir aux statistiques lacunaires d'antan et aux vieilles inquiétudes, car elles servaient mieux les intérêts de ceux qui voulaient renforcer les nouvelles lois linguistiques.

Les recensements de 1976, 1981 et 1986 ont confirmé les nouvelles tendances favorables au français. Il est difficile d'être affirmatif pour la période qui a suivi, car les informations provenant du recensement de 1991 n'ont pas encore été ajustées, ce qui est nécessaire à cause des déclarations de langues multiples et de quelques incohérences qui peuvent être corrigées. Les données brutes laissent entendre une quasi-stabilisation de la fraction des francophones.

Comme le montre le tableau 3, la proportion des francophones a augmenté entre 1971 et 1986, aussi bien dans la région métropolitaine de Montréal que dans l'ensemble de la province. On trouvera dans ce tableau, pour trois groupes linguistiques, des informations sur deux aspects de la langue parlée : la langue maternelle et la langue principalement parlée au foyer.

293

Tableau 3

Distribution de la population suivant la langue maternelle
et la langue principale au foyer, province de Québec
et région métropolitaine de Montréal, 1971, 1981 et 1986
(pourcentage de la population totale)

Région
et langues

Langue maternelle

Langue au foyer

1971

1981

1986

1971

1981

1986

QUÉBEC

Anglais

13,1

11,1

10,4

14,7

12,7

12,3

Français

80,7

82,4

82,8

80,8

82,5

82,8

Autres

6,2

6,6

6,8

4,5

4,8

4,9

MONTRÉAL

Anglais

21,7

18,2

17,0

24,9

21,7

20,8

Français

66,3

68,8

69,6

66,3

69,0

69,7

Autres

12,0

13,0

13,4

8,8

9,3

9,5

Source : J. Henripin, « Le recensement de 1986 : certaines tendances s'atténuent » dans Langue et Société, Ottawa, no 24 (automne 1988), p. 7.


Il est évident que l'anglais a perdu de son importance relative, plus à Montréal que dans l'ensemble de la province, surtout si l'on considère la langue maternelle (22 % en 1971 à17 % en 1986). Cependant, le groupe anglais puise une partie non négligeable de ses effectifs dans les rangs des minorités linguistiques ; celles-ci gardent leur langue maternelle d'origine, mais plusieurs ont adopté l'anglais comme langue principale à la maison. Cela fait passer le groupe anglais de 17 % (langue maternelle) à 21 % (langue au foyer), soit une majoration de 22 %. Le français profite aussi de ces transferts linguistiques, mais beaucoup moins, et il perd un peu, en revanche, dans ses échanges avec l'anglais. Conséquence de ces choix : le français garde la même importance, qu'il s'agisse de langue maternelle ou au foyer ; mais dans 1 e cas de l'anglais, en 1986, les effectifs de langue au foyer surpassent largement, à Montréal comme dans l'ensemble de la province, ceux de langue maternelle. Malgré tout, l'anglais a perdu du terrain entre 1971 et 1986 et le recensement de 1991 laisse entrevoir qu'il n'y a pas eu de reprise depuis.

Comme on l'a déjà signalé, les effectifs absolus du groupe anglais ont diminué de façon appréciable entre 1971 et 1986. Depuis lors, il y a probablement tendance à leur stabilisation, de sorte que l'on ne peut plus parler d'effondrement. Mais on admettra que s'il y a un groupe linguistique menacé du point de vue démographique, même à Montréal, ce n'est pas le groupe français. À vrai dire, ni les Français ni les Anglais ne sont menacés, mais il est normal que chacun soit vigilant.

[294]

FAUT-IL DES POLITIQUES DE POPULATION ?

Nous entendrons ici par politique de population toute intervention de l'État (éventuellement soutenue par les corps privés) qui a pour but explicite : a) soit de modifier un phénomène démographique dont la tendance est jugée indésirable ou dommageable ; b) soit d'en atténuer les conséquences par des adaptations dans les comportements publics ou privés. Une pareille intervention ne se justifie que si : a) il y a des phénomènes jugés indésirables ; b) on a des moyens raisonnablement efficaces de corriger la situation, et c) les coûts ou inconvénients de l'action envisagée ne dépassent pas les désagréments de la situation initiale. Les trois conditions devraient être remplies, ce qui ne semble pas être souvent le cas.

D'une façon générale, les pays industrialisés sont restés jusqu'à maintenant très réservés sur ces questions. Tous ont évidemment des lois sur l'immigration, mais, en matière de fécondité, ils sont d'une grande discrétion. Il y a des politiques dites familiales, la bigamie est interdite, mais peu de gouvernements prennent parti sur les mérites respectifs du mariage avec ou sans papiers. On peut penser que, bien souvent, au moins une des trois conditions n'est pas remplie, mais il y a autre chose. Comment expliquer l'inaction, la pudeur même de la plupart de ces pays devant une vingtaine de générations successives dont on est à peu près sûr qu'elles ne se reproduiront pas ? Cela ne peut se comprendre que par le peu d'intérêt des gouvernements pour les phénomènes dont les conséquences sont lointaines, et c'est le cas de bien des phénomènes démographiques.

Le Québec devrait-il intervenir pour supprimer ou alléger les difficultés décrites dans la première partie ? Examinons chacun des principaux problèmes posés : fécondité défaillante entraînant le vieillissement et la réduction de la population ; immigration internationale et modification de la composition ethnique ; fuite de certains pères devant leurs obligations les plus élémentaires ; équilibre démolinguistique.

Fécondité défaillante

Compte tenu des effets prévisibles de la faible fécondité du dernier quart de siècle, un redressement paraît souhaitable pour l'amener au niveau qui assure le remplacement des générations : 2,1 enfants par adulte. En pratique, cela signifie, par exemple, que la moitié des hommes et des femmes auraient un enfant de plus par rapport à la descendance des hommes et des femmes qui ont aujourd'hui trente à quarante-cinq ans. Cette perspective fait horreur aux commandos féministes qu'Allan Bloom, le professeur de philosophie et célèbre auteur de L’Âme désarmée, a appelés « les féministes stridentes ». Pour les tenants de cette idéologie, il ne saurait être question de hausser la fécondité tant que la société n'aura pas pris les moyens nécessaires pour éviter que les femmes ne paient le prix de cette hausse, sous forme de sacrifice professionnel et financier. L'argument a du poids. Les tenants de cette idéologie préconisent avec insistance une mesure particulière : l'établissement d'un réseau de garderies subventionnées par l'État, sinon gratuites.

[295]

Mais si l'on voulait revigorer la procréation, il y aurait bien d'autres choses à faire. Avant de penser à divers moyens précis, il faut dresser le décor. Deux éléments sont essentiels : a) le discours de ceux dont la voix porte ; celui d'un premier ministre ne suffit pas et il serait souhaitable que s'y ajoutent ceux des artistes, des journalistes, des directeurs d'entreprises et des leaders syndicaux ; b) la lutte contre un chômage affligeant et l'horizon économique bouché de trop de jeunes adultes ; cela requiert l'adaptation du système d'enseignement aux besoins du marché du travail, de même que la réduction du laxisme qui pervertit ce système, y compris l'attitude des enseignants eux-mêmes.

Quant aux mesures spécifiques de redressement de la natalité, un chapitre entier d'un petit livre du présent auteur y est consacré (Henripin, 1989, p. 121-133). Insistons sur ce qui semble être la mesure la plus souhaitée par les intéressés : une réorganisation plus souple du monde du travail, afin que soient plus conciliables l'éducation des enfants et la poursuite d'une carrière professionnelle, surtout pour les femmes mais aussi pour les hommes. Il serait également fort désirable que les horaires et les nombreux congés des écoles cessent d'être fixés sans aucune considération pour les parents qui travaillent tous les deux. Plusieurs services, privés ou publics, pourraient être adaptés dans le même esprit. Et, bien entendu, des mesures financières classiques devraient être renforcées : dégrèvements fiscaux et allocations familiales en sont des exemples importants. Pour ce qui est des impôts personnels, on doit se demander si l'État est justifié d'imposer la partie du revenu qui doit être consacrée aux besoins essentiels des enfants.

Par ailleurs, l'efficacité des moyens dont l'État peut disposer pour réaliser cette hausse reste une question sans réponse claire. On n'a démontré de façon satisfaisante ni que les mesures appliquées étaient efficaces ni qu'elles ne l'étaient pas ; d'autre part, on n'a pas mis en œuvre toutes les mesures possibles. Il y a cependant ici une prime de consolation indéniable : même si l'on n'arrive pas à hausser la natalité, les avantages financiers dont bénéficieraient les parents compenseraient pour les dépenses et les privations qu'ils assument afin de donner à la société des enfants dont il est évident qu'elle ne peut se passer.

Certains de ces moyens seraient assurément coûteux : allocations familiales, garderies subventionnées, allégements fiscaux pour les chargés de famille, prise en charge plus poussée des jeunes écoliers par le système scolaire, etc. Bien entendu, on se heurte ici à l'obstacle des finances publiques ébranlées par les déficits accumulés. Même sans eux, on peut imaginer la résistance de ceux qui feraient les frais de ces dépenses, principalement les contribuables sans enfants. Cela peut alimenter des conflits dont les gouvernements préfèrent se passer.

La difficulté majeure réside probablement dans le fait que nous continuons à considérer les enfants comme ce que les économistes appellent des biens libres, c'est-à-dire gratuits (ou presque), du point de vue de la société. Cela n'est plus vrai : les enfants sont devenus rares et la société doit payer pour en obtenir une quantité et une qualité suffisantes. Certes, la qualité est ici difficile à définir et à apprécier, mais on devrait pouvoir s'entendre sur l'essentiel de l'hygiène et de la formation physique et intellectuelle, sinon morale.

Cependant, un correctif pourrait rallier tout le monde, au moins en principe : la réduction du chômage, celui des jeunes adultes en particulier. C'est peut-être, dans les [296] circonstances actuelles, la mesure nataliste la plus souhaitable. On pourrait dire qu'elle précède toutes les autres, car il semble bien illusoire de penser que des adjuvants financiers seraient efficaces, si les jeunes adultes doivent affronter un avenir économique incertain et morose.

Les enfants québécois bénéficient déjà d'une aide financière non négligeable. Anne Gauthier (1989, p. 129-132) a estimé qu'en 1989, l'aide financière des deux gouvernements représentait 30 % du coût d'un premier enfant d'une famille à revenu très modeste, 42 % du coût de deux enfants et 71 % de trois enfants. C'est sûrement beaucoup moins pour les enfants de familles ayant un revenu moyen, car ce qu'on appelle la politique familiale est dans une large mesure une politique de lutte contre la pauvreté.

Il faut ajouter qu'en cette matière l'État ne peut agir seul. Par exemple, l'une des mesures les plus souhaitables consiste à assouplir les horaires et autres modalités d'emploi, afin de rendre plus conciliables le travail extérieur et l'éducation des jeunes enfants. Cela peut difficilement se faire sans la collaboration des directions d'entreprises et de syndicats, ni sans renoncement à la routine.

Ajoutons enfin qu'il serait utile de débarrasser la hausse de la natalité des liens que certains esprits y voient avec quelque relent de fascisme. Curieuse association, puisqu'il n'est pas question de contraindre qui que ce soit.

Le remède miracle :
l'immigration étrangère


Contrairement à la natalité, l'immigration étrangère est le domaine par excellence de l'action des pays industriels en matière de population. Et le Québec, malgré son statut de province, ne fait pas exception, ce qui ne devrait pas étonner, étant donné que, d'après la constitution, l'immigration internationale est un domaine où les gouvernements fédéral et provinciaux se partagent les pouvoirs.

Certains ont vite fait de remplacer les berceaux à moitié vides par des immigrants venus de l'étranger. Ces derniers présentent à n'en pas douter de grands avantages : de la cuisine chinoise ou italienne à la danse africaine, du savoir-faire technique et de la culture des Européens à la qualité de la langue des francophones d'outre-Atlantique, de la musique et du théâtre à l'université, dans tous les domaines de la vie sociale, l'apport des immigrés a été précieux. La société québécoise ne peut que se féliciter de ces cadeaux que lui ont fait les nouveaux venus. Ce n'est évidemment pas sous cet angle que l'immigration pose problème. On peut soulever quatre questions :

a) L'immigration internationale provient principalement, maintenant et pour l'avenir prévisible, de continents dont la population a une culture différente de celle des neuf Québécois sur dix qui viennent d'Europe. Il n'est pas raciste de le faire remarquer. Si le rythme des dernières années se maintient, la texture culturelle de la population va changer.

b) On présente très souvent les immigrants comme des substituts aux naissances. C'est vrai en termes de nombre d'habitants, mais il en faudrait beaucoup : 100 000 par an environ, vers 2040, si la fécondité se maintenait au niveau actuel. Comme ils s'établissent pour la plupart à Montréal (Paillé, 1989, p. 32), la métropole serait assez vite peuplée par une forte majorité de nouveaux venus peu intégrés (Termote, 1991, p. 161-165).

[297]

c) L'immigration a un faible pouvoir de rajeunissement, contrairement à ce qu'on affirme souvent. Pour que l'immigration rajeunisse la population, comme le fait l'accroissement de la natalité, il faudrait que viennent s'établir des nourrissons sans leurs parents !

d) Depuis quelques années, l'immigration a pris un nouvel aspect : l'arrivée inopinée de personnes sans papiers et qui prétendent être des réfugiés, ce qui n'est vrai que pour une partie des cas. On peut se demander si le Canada, le Québec en particulier, maintiendra longtemps sa politique de mansuétude un peu naïve à l'égard de ce phénomène.

Le Québec a acquis, depuis une dizaine d'années, des pouvoirs d'intervention relativement importants en matière d'immigration internationale. Rien ne laisse voir, pour l'instant, que cela ait changé le cours des choses de façon importante. En 1990, le ministère (québécois) des Communautés culturelles et de l'Immigration a publié un document volumineux : Au Québec pour bâtir ensemble. Énoncé de politique en matière d'immigration et d'intégration. Il contient des informations utiles, est bien écrit et s'inspire de bons sentiments, comme son titre un peu accrocheur (sans parler du nom du ministère lui-même) le laisse deviner. Le lecteur a une bonne idée de la direction que le gouvernement entend suivre, mais on ne lui dit pas trop pourquoi ni comment.

Dans ce document, la nécessité absolue de l'accroissement de l'immigration doit être acceptée comme un postulat. Le Québec a donc emboîté le pas du ministère fédéral correspondant quant aux objectifs quantitatifs et participe ainsi au concert des groupes de pression qui préconisent un accroissement de l'immigration étrangère. Par ailleurs, on insiste avec beaucoup plus de ferveur sur les avantages, parfois contestables, de l'immigration internationale que sur les difficultés qu'elle présente à l'occasion : intégration économique, insertion scolaire, tendance à l'anglicisation de la majorité, concentration à Montréal.

Ces difficultés sont admises ici et là dans le document, mais le lecteur est assuré qu'on fera face à tous les défis avec succès. Il y a une bonne raison à cela : grâce à une entente avec le gouvernement fédéral, le Québec est maintenant maître – c'est du moins ce qu'assure le document – de presque toutes les décisions et programmes reliés à l'immigration internationale. Le lecteur aura peut-être perçu ici un exemple de l'invasion de la pensée politique du Québec francophone par un mythe bien ancré : si le gouvernement du Québec a le pouvoir d'intervenir au sujet d'une difficulté, on a déjà la solution en main. Autre objectif : le ministère québécois essaie de favoriser l'arrivée de francophones ou d'allophones susceptibles d'adopter le français. La preuve n'est pas faite que cet objectif a été atteint de manière importante.

Contrastant avec cette attitude plus attendrissante que convaincante, le Conseil économique du Canada a publié en 1991 un rapport remarquablement équilibré intitulé Le Nouveau Visage du Canada. Il ne manque pas de générosité non plus que de largeur de vue, mais il évite d'inonder le lecteur par des déclarations non prouvées, du wishful thinking et des arguments fallacieux qu'on trouve trop souvent chez les intellectuels et les politiques au Canada.

Le présent auteur est favorable à une immigration vigoureuse. Il ne croit cependant pas qu'elle a toutes les vertus. En particulier, elle est un pauvre succédané d'une [298] natalité satisfaisante. Citons le rapport du Conseil économique du Canada (1991, p. 1), malheureusement disparu maintenant : « En premier lieu, il est évident que l’immigration ne constitue pas un moyen simple de remplacer l'accroissement naturel pour accroître la population du Canada. »

Combien d'immigrants faut-il accueillir ? Il n'y a pas de règle d'or à ce propos et l'on doit jouer par oreille. Tout dépend des caractéristiques de ceux qui viennent : langue, formation professionnelle, désir de s'intégrer, initiative, religiosité plus ou moins fanatique, respect des principes éthiques et juridiques qui ont cours au Canada et aussi, on ne peut le contourner, situation économique et qualité de l'accueil dont ils sont l'objet. On pourrait aussi tenir compte des chances qu'ils ont de rester au Québec, puisque leur intégration est coûteuse.

Le Québec perd une partie de sa population au profit des autres provinces. En même temps que les personnes elles-mêmes, c'est parfois un savoir-faire et des capitaux importants qui lui échappent. En outre, si les tendances continuent, c'est tout un pan de la culture québécoise, le protestantisme et l'anglophonie en particulier, qui s'étiole progressivement. Le Québec doit beaucoup à ces sources culturelles, plus qu'on ne veut l'admettre le plus souvent. Il y aurait lieu de faire un effort pour assurer aux traditions des minorités – du moins les plus importantes – un support démographique qui leur permette de survivre. On ne peut certes empêcher personne de partir, mais on pourrait faire au moins quatre choses pour les retenir davantage : a) éliminer les irritants linguistiques inutiles ; b) faire plus de place aux non-francophones dans la sphère publique ; c) assurer une bonne connaissance du français à tous les élèves qui fréquentent les écoles de langue anglaise ; d) réduire le chômage – encore lui.

Atténuation des effets du vieillissement

Même si la fécondité se redressait vigoureusement, on assisterait à un vieillissement important de la population, comme nous l'avons vu dans la première partie. Il faudra donc s'y adapter, c'est-à-dire modifier nos comportements. Certaines de ces modifications auraient des effets qu'on peut quantifier ; ce n'est malheureusement pas le cas pour d'autres, peut-être également importantes. Et il y a des remèdes fallacieux.

À titre d'exemples de changements à effet quantifiable, voici trois modifications de comportement dont chacune pourrait réduire le coût public de la santé de 10 % (Henripin, 1994) :

–  accroître l'activité économique des femmes de 40 % ;

– différer la retraite de telle sorte que trois années d'activité à temps plein s'ajoutent ;

– accroître la descendance finale des hommes et des femmes de deux dixièmes d'enfant.

Même si tous ces changements se produisaient à la fois, ils ne compenseraient que partiellement pour l'effet apparemment inévitable du vieillissement de la population au cours des trois ou quatre décennies qui viennent. Si rien ne bouge, le vieillissement de la population multipliera par presque trois, d'ici quarante ans, le coût de la santé et des pensions basées sur le principe de la répartition ou du pay as you go. Les trois changements suggérés ne feraient que réduire cette croissance à une multiplication par 1,8.

[299]

De tels changements sont-ils possibles ? Nous avons déjà parlé des difficultés de faire croître la fécondité. Ajoutons cependant, pour ceux et celles qui croient que 2,1 enfants, cela appartient à un autre monde, que la Suède et les États-Unis sont peut-être en train d'y revenir. Après tout, il n'est pas nécessaire de remonter bien loin dans le temps pour retrouver ce nombre d'enfants : il a été atteint ou dépassé par les Québécois qui ont plus de cinquante ans. L'accroissement du travail féminin, lui, va spontanément à bon train. Quant au recul de l'âge de la retraite, il faudra lutter ferme contre les idées dites progressistes, mais en fait peu réalistes, des défenseurs traditionnels des travailleurs, qui semblent souvent ne pas connaître grand-chose à l'arithmétique.

Il y a d'autres moyens de réduire ces coûts. Mettons de côté la réduction de la qualité des services de santé tout à fait inacceptable. Il n'est pas exclu cependant que des progrès techniques permettent de rendre les mêmes services à moindre coût. C'est ce qui se produit quand on remplace l'hospitalisation par des médicaments ou des traitements moins lourds.

Il faut être clair, ici. Ce n'est pas l'accroissement de la productivité dans l'ensemble de l'économie qui réduit les coûts de la santé ; c'est l'accroissement de la productivité à l'intérieur du secteur de la santé. Certains économistes ont erré à notre avis, à ce sujet, en laissant croire que l'accroissement général de la productivité pouvait facilement compenser pour la forte hausse de coûts publics entraînée par le vieillissement. Ce raisonnement est quelque peu fallacieux : si la productivité croît dans l'ensemble de l'économie, les salaires réels vont augmenter d'autant. Or, de quoi sont constitués les coûts de la santé ? De salaires ! Ainsi, le coût réel de la santé va aussi s'accroître au rythme de la productivité. Le seul moyen d'échapper à cette espèce de cercle vicieux est de trouver de nouveaux traitements médicaux qui requièrent moins de travail pour le même effet curatif.

Quant au coût des pensions, l'argument de la productivité croissante suppose implicitement que les pensions ne croissent pas lorsque les salaires le font. Il y a peut-être un peu de jeu ici, mais assez peu, surtout si les pensions sont modestes. Voilà certes un bien curieux calcul.

L'État et les obligations familiales

La loi ne peut pas contraindre les époux à s'aimer ou à poursuivre leur vie commune ; elle peut encore moins le faire pour les cohabitants sans papiers. Elle ne peut non plus inculquer le sens des devoirs les plus élémentaires aux pères qui abandonnent sans cérémonie femme et enfants. Mais elle peut contraindre le parent qui n'a pas la garde des enfants à verser une pension alimentaire raisonnable.

On estime à environ la moitié la fraction des pères québécois qui n'honorent pas les pensions alimentaires pourtant décrétées par un tribunal. Qu'en est-il des autres séparés qui ne sont pas passés devant le juge ? Apparemment, la situation est pire au Québec que dans le reste du pays, parce que le Québec ne s'est pas donné les instruments légaux et judiciaires dont jouissent les mères et surtout les enfants de plusieurs autres provinces. Il s'agit principalement d'un organisme étatique qui verse la pension [300] du conjoint négligent et qui a le pouvoir de la récupérer ensuite par des moyens comme la saisie des revenus.

Il ne paraît pas nécessaire à l'auteur de ce texte de démontrer qu'une incurie semblable est inacceptable. Nous l'avons dit, cette mollesse légale jette de nombreux enfants dans la pauvreté. Sans s'avancer sur les sentiers subtils de la loi, on peut tout de même s'insurger contre la léthargie du Législateur, qui se dérobe sous le prétexte proprement sot que cela brimerait la liberté des citoyens concernés !

Tout récemment, Margrit Eichler (1993, p. 152-154) a proposé des mesures pour pallier les défections des pères. Elle rappelle que ces derniers ont une égale responsabilité à l'égard de leurs enfants, qu'ils vivent avec eux ou non, qu'ils soient mariés à la mère ou non, et que celle-ci ou eux-mêmes soient remariés ou pas. En outre, les obligations alimentaires du père devraient être indépendantes du droit qu'il peut avoir ou pas de les voir. Mais il faut aller au-delà des pensions ordonnées par le tribunal. Eichler recommande que les provinces donnent un appui financier minimum à tous les enfants de familles monoparentales, qu'il y ait eu ordonnance du tribunal ou non ; ces paiements seraient récupérés auprès des pères suivant leur capacité financière.

L'équilibre démolinguistique

Nous avons déjà montré que la proportion des francophones, au Québec et à Montréal en particulier, a été relativement stable depuis un siècle et qu'elle a été croissante depuis 1971. Du point de vue des autres langues, un phénomène majeur s'est produit : depuis 1870, les anglophones ont cédé la moitié de la place qu'ils occupaient aux tierces langues. D'après les derniers recensements, leur poids relatif a chuté notablement entre 1971 et 1986 et il continue probablement à le faire. Si l'on recherchait un équilibre stable, c'est à la rescousse de la langue anglaise qu'il faudrait aller. Mais ce sont les francophones qui s'inquiètent le plus. Ont-ils raison ?

Deux phénomènes jouent contre eux : l'immigration étrangère et les transferts linguistiques. En revanche, au moins depuis une trentaine d'années, les migrations entre provinces défavorisent nettement l'anglais, phénomène qui l'emporte sur les deux autres et qui explique la chute du poids des anglophones.

C'est dans ce contexte que la loi 101 a été mise en vigueur, en 1977, dans le but de répandre l'usage du français et de lui donner une primauté indiscutable dans plusieurs sphères de la vie privée et publique. La partie de la loi dont l'efficacité est la plus palpable est probablement celle qui contraint une partie importante des enfants non francophones (et presque tous les francophones) à fréquenter les écoles élémentaires et secondaires de langue française. Il semble bien qu'elle a eu une certaine efficacité, puisque des élèves qui ont été ainsi contraints et qui entrent au collège – et qui sont désormais débarrassés de cette contrainte – choisissent fréquemment un collège de langue française. Par ailleurs, il semble aussi que les autres dispositions de la loi 101 aient incité les non-francophones à utiliser davantage le français : deux tiers des adultes de langue maternelle anglaise parlent aussi le français et sont en train de s'emparer d'un atout qui était naguère plutôt l'apanage des francophones, le bilinguisme. Enfin, les premières informations statistiques du recensement [301] de 1991 montrent que les nouvelles vagues d'immigrants étrangers optent plus qu’auparavant pour la langue française comme langue au foyer.

On peut donc dire que la majorité francophone du Québec est bien établie et qu'elle a plus de chances de se renforcer que de perdre quelques points. Une précision : cela est vrai si l'immigration internationale ne s'éloigne pas trop de l'ampleur qu'elle a connue au cours des années 1980. Avec toutes les réserves qui doivent accompagner les pronostics de ce genre, j'avancerais qu'au-delà de 35 000 immigrants étrangers par an, on met en cause la stabilité de la majorité francophone. Bien entendu, cela suppose que ce flot annuel dure au moins une ou deux décennies.

En revanche, à moins de 35 000 par an, c'est probablement la minorité anglophone qui continuera de se réduire. Mais il y a d'autres facteurs qui peuvent agir. Si, par exemple, on voulait éviter l'étiolement de la communauté anglophone, on pourrait assouplir les règles du jeu fixées par la loi 101. On vient de le faire en réduisant les contraintes qui frappent les langues autres que le français dans l'affichage, une disposition de la loi 101 qui a irrité plusieurs personnes de toutes langues et dont on n'a jamais montré qu'elle eût une quelconque vertu. En outre, on peut penser qu'un chômage moins important atténuerait probablement l'émigration des anglophones vers d'autres provinces.

CONCLUSION

On a facilement l'expression « politique de population » aux lèvres dès qu'une loi ou une action de l'État tente d'influencer directement la natalité ou l'immigration internationale. À vrai dire, au Québec, on peut parler de politique au sujet de 1'immigration internationale et de la composition démolinguistique. Il y a là des objectifs relativement clairs, même s'ils ne sont pas toujours justifiés, et des moyens pour les atteindre. Mais pour la natalité, malgré quelques déclarations de l'ex-premier ministre Bourassa et quelques programmes pour encourager les parents à avoir plus d'enfants, on est loin d'une stratégie limpide et cohérente, comme l'a montré le Conseil de la famille, qui fait dans ce domaine un excellent travail avec des moyens très limités. Aucun objectif n'a été fixé par les pouvoirs publics, aucune expérience tentée sur l'efficacité de certains moyens, aucune stratégie d'ensemble n'a été présentée. La plupart des nombreuses mesures financières liées aux enfants sont souvent axées sur la réduction de la pauvreté, ce qui est louable mais loin du souci d'assurer des enfants en nombre et qualité suffisants.

Cependant, qu'un premier ministre affirme que la situation démographique de sa province constitue le plus grand défi auquel elle doit faire face, cela est peu fréquent dans le monde occidental. C'est sans doute la faible fécondité qu'il avait surtout en tête. Faut-il tenter de la faire croître et s'engager dans une politique nataliste ? Évitons ce dernier terme, qui irrite certains esprits délicats et qu'on associe erronément – tous les moyens sont bons – à rien de moins qu'au fascisme ! Il serait sage de tenter ce redressement, même si l'on n'est pas sûr de l'efficacité des moyens à employer. Personne ne fournira la recette sûre et il faut faire des essais. De toute façon, si la [302] fécondité ne se redresse pas, on aura du moins compensé pour les efforts de ceux qui élèvent des enfants, ces enfants dont la société aura un besoin évident. Il faut corriger cette déficience plutôt que de faire appel hâtivement à quelque prothèse.

Dans ce contexte, la prothèse est l'immigration étrangère. Employer l'immigration comme substitut à une fécondité anémique, c'est donner un rôle essentiel à ce qui devrait n'être qu'un adjuvant. Les immigrés présentent d'autres avantages, comme nous l'avons signalé. Mais les immigrants devraient être invités et accueillis parce que leurs qualités sont appréciées, pas pour faire le travail que les hôtes négligent de faire. De toute façon, ils n'ont pas beaucoup d'enfants eux non plus. On ne peut dire combien d'immigrants le Québec peut admettre, car trop de facteurs doivent être pris en considération, sans compter les variations de la conjoncture. Il y a cependant un point de vue qui se prête à une estimation chiffrée : l'effet sur l'équilibre linguistique. Comme on l'a vu plus haut, à moins de changements importants dans la provenance et les comportements des immigrés, il serait sage de ne pas dépasser 35 000 immigrants étrangers par an.

Il faut dire aux Québécois francophones qu'ils sont trop frileux à certains égards et pas assez à d'autres. Ce n'est pas pour l'instant dans sa démographie que le français est menacé au Québec. Si menace il y a, c'est dans la nonchalance grave qui caractérise son enseignement et son usage dans les médias qu'on en trouvera les sources les plus pernicieuses.

Il y a un domaine délicat où l'État n'agit guère : la stabilité des unions conjugales, ou du moins la réparation des dégâts financiers. L'incertitude actuelle des mères éventuelles ne favorise certes pas la natalité. Si l'État n'a pas à maintenir des unions de force, il devrait poursuivre les pères fuyards qui se dérobent à leurs obligations financières.

Le Québec est plus sensible que le reste de l'Amérique du Nord, semble-t-il, aux problèmes de population. Il ne faut pas s'en étonner : les Canadiens français, qui forment plus de 80 % de sa population, ont été démographiquement menacés depuis trois siècles. On y est donc un peu plus vigilant qu'ailleurs en matière de politique démographique, ce qui se traduit par un souci particulier à l'égard de la natalité et par des mesures très explicites pour protéger la majorité francophone. Cependant, comme partout ailleurs, il y a deux faiblesses fondamentales : d'une part, les pièces sont détachées ; d'autre part, les mécanismes à l'aide desquels la démocratie est pratiquée rendent difficiles les perspectives et l'action à long terme ; c'est pourtant ce que requiert l'adaptation au vieillissement. Il n'est pas commode de faire mentir Sauvy, c'est-à-dire de faire prendre conscience du vieillissement et de le réparer, quelque peu du moins, par un supplément de vie enfantine.

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES SUR
LES COLLABORATEURS


Jacques Henripin

Jacques Henripin est professeur titulaire à l'Université de Montréal, où il a fondé le département de démographie. Ses études portent sur la mortalité infantile, la fécondité, la démolinguistique, le vieillissement et les politiques de population. Il a publié plusieurs ouvrages, dont Les enfants qu'on n'a plus au Québec (1981), Naître ou ne pas être (1989) et La population du Québec d'hier à demain (1991).



[1] Le texte qui suit est passablement différent de celui qui a été signé par le même auteur dans l'édition anglaise de cet ouvrage. L'analyse proprement démographique est ici plus concentrée, l'affaiblissement des mariages est mieux traité et l'analyse, qui reste modeste, des aspects politiques est beaucoup plus élaborée.

[2] L'espérance de vie à la naissance, appelée aussi vie moyenne, est la durée de vie qu'aurait en moyenne un ensemble d'enfants qui viennent de naître, s'ils partageaient également entre eux toutes les années qu'ils ont à vivre, étant donné les conditions de mortalité de la population dont ils font partie.


Retour au texte de l'auteur: Jacques Henripin, démographe, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le lundi 31 décembre 2012 20:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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