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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jacques Henripin, “Les études démographiques.” Un article publié dans le livre sous la direction de Fernand Dumont et Yves Martin, Situation de la recherche sur le Canada français, pp. 133-141. Premier colloque de la revue RECHERCHES SOCIOGRAPHIQUES, département de sociologie et d'anthropologie, Université Laval. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1962, 296 pp. Une édition numérique réalisée par mon épouse, Diane Brunet, bénévole, guide de musée à la retraite. [Autorisation formelle accordée par l'auteur de diffuser cette oeuvre le 13 août 2004 dans Les Classiques des sciences sociales].

[133]

Situation de la recherche sur le Canada français
II. Perspectives écologiques

Jacques Henripin

Département de science économique,
Université de Montréal

Les études démographiques”.

Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand Dumont et Yves Martin, Situation de la recherche sur le Canada français, pp. 133-141. Premier colloque de la revue RECHERCHES SOCIOGRAPHIQUES du département de sociologie et d'anthropologie de l'Université Laval. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1962, 296 pp.

Des commentaires qui vont suivre, assez peu seront consacrés aux recherches passées et davantage à des rêves sur l'avenir aux charmes desquels je souhaite vous faire participer. Cette disproportion entre le passé et l'avenir est d'ailleurs une image bien atténuée de la disproportion qui existe entre ce qui a été fait et ce qui devrait être fait dans le domaine des études démographiques sur le Canada français.

1. Les premières études : de 1934 à 1952

L'acte de naissance de la recherche démographique sur le Canada français date de 1934, année de parution du livre de Georges Langlois, Histoire de la population canadienne-française. Ce livre constituait une importante contribution à la connaissance de l'évolution de cette population, depuis son origine. Avec ce livre, on a su que l'étonnant bourgeonnement de la population canadienne-française — elle s'est multipliée par 90 entre 1760 et 1960 alors que la population du monde se multipliait par 4 seulement — n'était pas un miracle, mais s'expliquait, à partir d'une immigration faible, par des taux de natalité et de mortalité qui n'avaient rien de surnaturel. Avec ce livre, la démographie des Canadiens français passait de la mythologie à la connaissance empirique.

Apparemment, la petite enfance de cette démographie a été fort peu tapageuse : peu d'études ont apporté des éléments nouveaux jusqu'à 1953 environ. Il y en eut, tout de même, et qui méritent d'être mentionnées. Je ne peux, ici, en faire une liste complète, mais j'en signalerai quelques-unes, ne serait-ce que pour montrer le caractère presque fortuit de leur apparition.

En 1942, George Sabagh a publié, dans l’American Journal of Sociology, une étude sur la fécondité des couples canadiens au XVIIe siècle. C'est d'ailleurs très souvent de l'étranger que nous viennent les travaux faisant appel à des techniques d'analyse un peu élaborées.

En 1943, Léon E. Truesdell, directeur des statistiques de population au Bureau of the Census des États-Unis, publiait The Canadian-Born in [134] the United States. [1] On y retrouve plusieurs informations concernant les Canadiens français émigrés aux États-Unis, pour la période 1890-1930.

La même année, Me Ross livrait une étude sur les effets culturels des mouvements de population dans les Cantons de l'Est [2] et Mme Charles écrivait un article sur la fécondité différentielle au Canada. [3] Ce dernier auteur devait, en 1948, apporter une contribution importante à la connaissance de la fécondité des Canadiens français, à l'occasion de la monographie de recensement The Changing Size of the Family In Canada. [4] Exploitant avec minutie les informations particulières recueillies à l'occasion du recensement de 1941, Mme Charles arrivait à estimer l'influence, sur la fécondité de certains groupes culturels, de facteurs comme la religion, l'instruction, l'habitat, la profession. Les résultats de son analyse permettaient en outre de comparer le rôle de ces facteurs chez les Canadiens français et chez d'autres groupes culturels. Mais il faut ajouter que les renseignements les plus intéressants se rapportaient à des couples formes avant 1920.

Deux autres contributions intéressantes nous viennent de France. En 1947, les démographes Henry et Vincent estiment la fécondité des couples du Québec vers 1850 ; [5] cependant, leur objectif n'est pas de connaître cette fécondité pour elle-même, mais de trouver une mesure de la fécondité naturelle d'une population humaine. Un autre Français, Pierre Dumareau, est l'auteur d'un article de L'Actualité économique, paru en 1952, où l'avenir démographique des Canadiens français est supputé. [6]

Je signalerai enfin une autre étude, aussi intéressante qu'inattendue pour celui qui, après coup, essaie de dresser un tableau de ces efforts sporadiques : il s'agit du travail de Falardeau et Lamontagne, « The Life Cycle of the French-Canadian Urban Families ». [7] Les auteurs y estiment l'évolution comparée des revenus et des charges économiques des familles urbaines du Canada français, au cours de la vie de ces familles.

Même si cette énumération est incomplète, je crois qu'on ne trouverait pas beaucoup d'autres études démographiques du Canada français, ayant un caractère analytique, avant 1953.

2. L'essor de la dernière décennie

À partir de 1953, un certain essor de la recherche démographique est décelable. Rien  encore  de  systématique,  mais  le  feu  est  plus  nourri. [135] Entendons-nous : il s'agit plus du tir occasionnel de chasseurs qui, sporadiquement, mettent en joue des objectifs démographiques, que de l'envol d'une escadrille balayant systématiquement de larges espaces de l'univers démographique. Cet essor, je le ferais volontiers débuter avec le recueil de textes édité par Falardeau : Essais sur le Québec contemporain. [8] Keyfitz y faisait une analyse de quelques problèmes majeurs de la population du Québec : croissance régionale de la population, proportion des Canadiens français, migrations rurales-urbaines, structure de la population active et fécondité des couples vivant dans divers milieux.

Je ne veux pas m'engager dans l'énumération des travaux qui ont suivi. On y trouve quelques études où la préoccupation démographique est nettement dominante ; mais dans la plupart des cas, les phénomènes de population sont abordés à l'occasion d'études plus générales : monographies régionales, ou encore travaux à caractère plus pratique nécessitant la prise en considération de faits de population : les perspectives de population scolaire en sont un exemple.

Mais cette moisson n'est pas abondante. Elle n'a pas réussi, par exemple, à justifier l'existence d'une rubrique « démographie » ou « population » dans la « Revue des revues » des Recherches sociographlques.

Nous savons maintenant que la fécondité des Canadiens français tend à se rapprocher de celle des autres Canadiens ; qu'elle a beaucoup diminué dans certains milieux, à Montréal en particulier. Mais des instruments d'analyse beaucoup plus raffinés seraient nécessaires pour apprécier la signification de ce phénomène.

Par contre, la nuptialité des Canadiens français semble s'écarter de plus en plus de celle des autres Canadiens : les premiers ont participé beaucoup moins que les autres à l'accroissement de la nuptialité qu'on a observé au Canada ; et le Québec est probablement la province où l'on se marie le moins.

On sait aussi que la mortalité infantile du Canada français présente un retard considérable par rapport au reste de l'Amérique du Nord. Il en va de même pour la qualité professionnelle de la population active. On a aussi mesuré l'intensité des transferts linguistiques pour chaque province, de même que la capillarité sociale.

Enfin des perspectives ont été faites pour la population des régions du Québec, mais elles négligent les migrations, facteur important.

Si l'on ajoute à cela un certain nombre d'études régionales qui ont fait une place à la population — je pense, par exemple à celles d'Yves Martin sur l'Île-aux-Coudres et le Bas Saint-Laurent — on a à peu près toute la récolte des dix dernières années. Ce n'est pas négligeable, mais ce n'est pas abondant.

[136]

3. Petit agenda des études démographiques

Si l'on se tourne vers les tâches à accomplir, il me semble que les plus importantes peuvent se diviser en deux catégories : les travaux d'analyse démographique proprement dite et les études de certains problèmes importants dans lesquels les phénomènes de population interviennent soit comme élément d'explication, soit comme conséquence. Remarquons que cette distinction, qui me paraît commode, ne peut être respectée rigoureusement.

Examinons d'abord le premier type de travaux. Il s'agit surtout de connaître les transformations de structure de la population et les principaux facteurs de cette évolution : fécondité, nuptialité, mortalité, migrations. Ce sont là les facteurs habituellement pris en considération. Mais, pour les Canadiens français, il faut en ajouter un autre, qu'on appelle d'habitude l'assimilation, et que je préfère appeler — moins élégamment, il est vrai, et à défaut d'un meilleur terme — les transferts linguistiques. Deux remarques sur ce dernier phénomène, avant d'aborder les autres : d'abord, ce facteur prendra probablement un poids de plus en plus important dans l'évolution future de la population canadienne-française ; deuxièmement, l'évolution de la proportion des Canadiens français transfuges a manifesté, au cours des trente ou quarante dernières années, une étonnante régularité, laissant ainsi soupçonner des mécanismes d'explication qu'il serait intéressant d'explorer et utile de connaître, si l'on voulait juguler cette saignée dont les perspectives semblent alarmantes, du moins en ce qui concerne la survie du fait français hors du Québec.

Voyons les autres facteurs de variation de la population. J'insisterai davantage sur la fécondité, parce qu'on trouve dans l'étude de ce phénomène une source abondante de questions conduisant à l'exploration de réalités culturelles importantes.

Si la fécondité des Canadiens français a pu être mesurée, elle n'a pas encore été étudiée profondément, depuis que cette population est entrée dans l'ère de l'infécondité volontaire, du moins si l'on fait exception de l'étude de Mme Charles, dans le cadre du recensement de 1941. Mais dans un domaine aussi mouvant, des connaissances relatives aux couples formés autour de l'année 1915 ne peuvent guère expliquer la réalité actuelle. Le dernier recensement sera probablement accompagné d'une étude importante de la fécondité au Canada et cette étude permettra sans doute de connaître beaucoup de choses sur la fécondité des couples canadiens-français. On pourra savoir comment la fécondité varie d'un milieu géographique à l'autre, de même qu'en fonction de la religion, de l'instruction, de la profession du père, etc. Cependant, ce type d'analyse est loin de répondre à toutes les questions qu'on peut se poser à propos de la fécondité. Cette analyse ne nous dit rien ni sur les moyens employés pour planifier la famille, ni sur l'attitude des couples à l'égard du nombre de leurs enfants.

[137]

Or ce sont là des problèmes beaucoup plus riches, beaucoup plus essentiels, beaucoup plus près de la vie des hommes, que ceux qu'on se plaît le plus souvent à associer à la démographie. Il y a là une série de questions d'ordre psycho-sociologique, dont l'étude apporterait des lumières fort appréciables, non seulement sur certains phénomènes essentiels (comme la perception de la charge des enfants, les obstacles que leur nombre pourrait constituer à la qualité de leur formation), mais aussi sur des attitudes, des objectifs personnels. D'une part, ces attitudes et ces objectifs reflètent la place qu'occupe la fécondité dans l'échelle des valeurs, et il serait intéressant de savoir où nous en sommes à ce point de vue ; d'autre part, ces attitudes et ces objectifs personnels peuvent révéler des conflits probablement violents entre les aspirations, les intérêts individuels ou familiaux et les préceptes moraux traditionnellement acceptés et respectés.

À cet égard, il serait intéressant de savoir par quels moyens les Canadiens français limitent leur fécondité et quelle est leur attitude à l'égard de la morale qu'impose à la plupart d'entre eux la religion catholique. Dans le même ordre d'idées, il serait souhaitable de pouvoir apprécier, à propos de la fécondité, la rupture entre les intérêts des couples et l'intérêt national (ou nationaliste), qui a toujours associé l'objectif des familles nombreuses au salut de la nation.

Sur l'infécondité volontaire des Canadiens français, d'autres questions se posent qui méritent examen : par quel cheminement ou par quel mécanisme une grande partie des couples canadiens-français en sont-ils venus à adopter un comportement restrictif quant aux enfants « que le Bon Dieu voulait leur envoyer » ? Et, dans ce cheminement, quel a été le pouvoir de résistance de l'adhésion à la religion catholique ? C'est là une question fort délicate, mais si l'on pouvait connaître quelque chose là-dessus, on y découvrirait peut-être des éléments fort intéressants — peut-être rebutants, aussi, — à propos de l'emprise de la morale catholique sur l'un des aspects les plus déterminants des conditions de vie des familles.

Autre question : quel écart y a-t-il entre le nombre souhaité d'enfants et le nombre obtenu ? Plus particulièrement, quelle est l'efficacité des moyens adoptés — quand il y en a — pour limiter le nombre des enfants ? Cette question — comme beaucoup d'autres d'ailleurs que j'ai déjà mentionnées — a un intérêt certain au point de vue de l'analyse purement démographique, car elle permet de se faire une idée de la dimension qu'auraient les familles si les couples devenaient plus efficaces en ce qui concerne la réalisation des objectifs qu'ils se fixent. Cette question rejoint une préoccupation qui commence à se faire jour et qui concerne l'ensemble du monde contracepteur : comment assurera-t-on le maintien des populations, le jour où les couples disposeront d'un contraceptif parfait et consentiront à l'employer ? L'humanité passera peut-être beaucoup plus vite qu'on ne l'imagine de la crainte du surpeuplement à celle du dépeuplement.

[138]

Je ne peux pas me permettre de m'étendre aussi longtemps sur les autres phénomènes qui entrent d'emblée dans le champ de l'analyse démographique : mortalité, nuptialité et migrations. Sur la mortalité de l'ensemble de la population, nous savons fort peu de choses, sauf que les Canadiens français résistent moins facilement aux assauts de la mort que les autres Canadiens. Il faudrait savoir pourquoi et, en particulier, si des facteurs génétiques sont en jeu, comme cela semble probable pour la mortalité des enfants de moins d'un an. En ce qui concerne la population canadienne-française, tout le domaine de la génétique de population est en friche. Il ne concerne d'ailleurs pas que la mortalité, mais aussi certaines maladies ou difformités. La qualité des registres paroissiaux et la documentation généalogique de l'Institut Drouin devraient faciliter grandement de telles recherches. M. Yves Martin a d'ailleurs écrit là-dessus quelques pages fort pertinentes, que je ne reprendrai pas. [9]

Cela impliquerait une étude de la nuptialité, sur laquelle nous ne savons rien, sauf ce qu'a apporté l'étude de Mme Charles. Il serait intéressant de connaître les causes de l'infériorité de la nuptialité des Canadiens français par rapport à celle des autres Canadiens, phénomène qui est apparu vers 1920 et qui semble aller en s'accentuant.

Il faudrait aussi savoir à quels phénomènes conjoncturels la nuptialité est sensible, quels facteurs influent sur le choix des conjoints ; il faudrait savoir si les unions ont tendance à devenir plus hétérogènes ou plus homogènes, aux points de vue de l'origine ethnique, de la religion, de l'appartenance géographique ou sociale.

La synthèse de ces connaissances des éléments démographiques fondamentaux permettrait d'établir des perspectives ou des prévisions sur la masse et la structure de la population future, beaucoup mieux assises que ce qu'on peut faire en prolongeant des tendances passées. Ces connaissances permettraient aussi d'établir un schéma de ce que les Anglo-Saxons appellent le family cycle, schéma montrant, pour une famille typique, la durée du mariage, du veuvage et les variations de la charge des enfants, des besoins et des ressources économiques, au cours de la vie des couples. Ces deux résultats de l'analyse démographique pure (prévisions démographiques et schéma des phases de la vie familiale) seraient de la plus haute utilité pour une société en voie de socialisation, comme le Québec. De telles données sont en effet à la base de toute politique de sécurité sociale et d'économie concertée ou dirigée.

Les migrations, elles aussi, constituent un élément important de la politique économique. Les migrations interrégionales doivent intervenir, d'ailleurs, dès qu'on veut faire des prévisions de population par région. [139] Même si les migrations futures sont difficiles à estimer, il peut être utile de voir ce que donne un éventail d'hypothèses vraisemblables.

4. Quelques problèmes démo-sociaux en friche

Les problèmes que je viens de mentionner débordent, bien sûr, les frontières du domaine purement démographique. Il en va d'ailleurs à peu près toujours ainsi, avec cette curieuse discipline qui n'a que bien peu de prise sur les mécanismes qui expliquent les phénomènes qui l'intéressent. Mais j'ai essayé de me confiner le plus possible aux phénomènes sur lesquels, par principe ou par habitude, la démographie s'interroge. Il est bien d'autres problèmes, cependant, qui, tout en appartenant par priorité à d'autres disciplines, n'en sont pas moins liés à des faits de population qui peuvent en modifier la physionomie ou apporter à leur sujet des éléments d'explication. L'influence de la dimension des familles sur la qualité de la formation des enfants et sur leur niveau intellectuel, la prise en considération nécessaire des perspectives de population dans toute politique économique, sociale ou scolaire, en sont des exemples évidents.

Autre exemple : je ne sais pas à quelle discipline appartient surtout l'élaboration d'une politique d'aide familiale ou d'allocations familiales — probablement à aucune plus particulièrement —, mais il est évident que la très grande inégalité des charges imposées par les enfants, tant d'un individu à l'autre, d'une classe sociale à l'autre, que d'une période à l'autre au cours de la vie d'un même individu, met en cause des évaluations d'ordre démographique, pour autant qu'on veuille estimer l'effet correcteur de telle ou telle mesure envisagée.

On pourrait facilement allonger la liste des problèmes sociaux faisant intervenir des phénomènes de population. Je me permettrai seulement d'insister sur l'un d'entre eux : le chômage. Résultat d'une inadaptation entre l'offre et la demande de population active, la structure de celle-ci aussi bien que son mouvement doivent intervenir, soit pour expliquer le chômage, soit pour le prévenir. C'est presque un truisme, mais ce truisme a l'avantage de replacer les choses dans un cadre plus général que celui dans lequel le problème est habituellement posé : le chômage évoque très couramment l'idée d'un excès de population active, du moins d'une certaine catégorie de population active ; mais il est peut-être tout autant le résultat d'une insuffisance d'autres catégories de travailleurs ou de population. C'est tout le problème de la prévision économique et de la planification de l'enseignement qui est évoqué ici, à propos du chômage structurel.

Le chômage cyclique comporte aussi de multiples implications démographiques, dont je ne signalerai que deux aspects. Le premier concerne les variations de la population active. À cause des irrégularités de la pyramide des âges, le nombre des entrées et des sorties de la population active [140] peut entraîner des variations relativement importantes du taux de croissance de l'effectif des travailleurs et rien n'assure que les variations de la demande de travail s'adapteront à ces fluctuations. L'autre point névralgique des relations entre la population et le chômage concerne l'influence des facteurs démographiques sur la demande de logements. Les variations de la mortalité et de la nuptialité exercent une influence sensible sur les besoins de logements. Or, ceux-ci constituent une part importante des investissements et le rôle dominant de ces derniers dans l'explication des variations du revenu national est généralement accepté par les économistes. Ce ne sont là que quelques aspects des relations entre le chômage et les faits de population. Peut-être suffisent-ils à suggérer l'intérêt qu'il y aurait à aborder l'étude de cet obsédant problème en faisant une large place aux facteurs démographiques.

CONCLUSION

Si, pour me résumer, je tentais de caractériser l'intérêt des tâches à accomplir par la démographie à propos du Canada français, il me semble que cet intérêt, on le verrait apparaître facilement autour de deux types principaux de contributions de cette discipline à la connaissance de notre milieu. D'une part, on trouve des travaux dont les résultats constituent des éléments importants d'explication ou de prévision de phénomènes plus généraux. D'autre part, les préoccupations démographiques débouchent sur des problèmes fondamentaux de civilisation et de culture à propos desquels la démographie peut poser des questions fécondes. C'est précisément le cas de l'étude de la fécondité.

Il n'est pas besoin de longue démonstration pour établir qu'à l'heure présente, la recherche démographique, dans notre milieu, est importante surtout par les besoins qu'on en a et les tâches qui restent à accomplir. Il existe fort peu d'études du milieu canadien-français dont l'objet principal est l'exploration de phénomènes de population. Ce qui a été fait dans ce domaine l'a été, le plus souvent, soit incidemment à l'occasion d'un problème d'un autre ordre, soit à l'occasion de quelques monographies régionales.

Il existe aussi fort peu de chercheurs. Cela pose un sérieux problème quant à la réalisation des études fondamentales et les perspectives, de ce côté, sont déterminées par des conditions dont il ne sera probablement pas facile de s'affranchir. Je m'explique. La recherche sociale a été faite surtout, jusqu'à maintenant, par des professeurs d'université. Dans une discipline donnée, le nombre de ceux-ci dépend du nombre de cours à donner et du nombre d'étudiants. Or, ces deux facteurs sont et resteront probablement très limités : je ne connais pas d'université où se donnent plus de 300 heures de cours de démographie. Cela ne fait pas beaucoup de professeurs.

[141]

Je vois cependant trois moyens de surmonter cette difficulté :

a) créer des organismes de recherche assurant l'étude des problèmes de population ; il faudrait alors, au moins au début, faire appel à des chercheurs étrangers ;

b) inciter les étudiants à étudier ces problèmes ; mais cela reste limité ;

c) faire en sorte que les chercheurs qui, plus ou moins directement, s'intéressent à ces problèmes, se rencontrent, se concertent, afin que les ressources disponibles soient agencées le mieux possible. Il peut arriver, par exemple, que ce qui n'est possible, ni à tel chercheur isolé, ni à tel ministère, devienne réalisable avec la collaboration de ces deux parties, qui possèdent des ressources complémentaires.

Jacques Henripin

Département de science économique,
Université de Montréal.


[142]


COMMENTAIRE

Yves de Jocas

Bureau des recherches économiques,
Ministère de l’Industrie et du Commerce, Québec.

[pp. 142-144.]

Si l'on s'en rapporte à l'exposé de monsieur Henripin, on est justifié, je crois, de se demander comment il se fait que les études de population en général, et les études démographiques en particulier, n'ont pas connu, au Canada français, dans le passé et même actuellement, un essor plus considérable. Il me semble que plusieurs facteurs favorisaient l'éclosion de ces études éminemment sociales.

Pour ne mentionner que deux raisons favorables à la naissance de cette discipline, on peut faire appel à l'importance du sujet et aussi à l'accessibilité de l'information.

L'importance du sujet ne fait aucun doute, comme en témoigne l'exposé que nous venons d'entendre. Si la démographie s'intéresse immédiatement à la croissance des populations fixées aux extrémités par les naissances et les décès, on ne peut oublier qu'entre ces deux pôles s'est jouée la vie d'un individu et qu'en lui et par lui s'est aussi jouée une tranche de vie d'une collectivité. Dans un milieu donné, le nombre des naissances et des décès de même que la composition par âge et par sexe sont, en très grande partie, la résultante d'actes qui, bien que posés individuellement, n'en demeurent pas moins conditionnés par le climat de l'organisation communautaire existante. Aussi, l'indice démographique est une des mesures puissantes du fonctionnement de l'organisation sociale. À ce seul titre, la démographie aurait dû avoir une place privilégiée au sein des disciplines des sciences sociales.

Il me semble qu'en plus de l'importance du sujet, la démographie aurait dû connaître un essor plus considérable si l'on songe à l'abondance et à l'accessibilité de l'information. En ce qui concerne le Canada, les recensements fédéraux datent de 1851. Les lacunes de ces inventaires de la population ne les rendaient pas pour autant dépourvus de toute utilité, loin de là. D'ailleurs ces lacunes auraient tout probablement été comblées en bonne partie, si l'on avait su tirer profit de l'information existante.

Plusieurs raisons peuvent expliquer ce retard du développement de la démographie au sein de nos Facultés universitaires et même au sein des administrations gouvernementales. Je ne crois pas qu'il faille l'attribuer à un manque d'intérêt pour le sujet en cause. Son caractère d'inventaire, requérant chiffres et taux et référant à la mathématique et à la statistique, a pu alourdir son départ. Le manque d'appareils techniques ou mécanographiques nécessaires à l'analyse a certainement contribué à ralentir son essor.

Comme raison première, cependant, j'invoquerai la jeunesse de la science sociale en général et au Canada français en particulier. S'il est vrai que les structures démographiques influencent la vie sociale, il est tout aussi vrai et peut-être plus vrai que la vie communautaire commande le déroulement démographique. Or, on connaissait trop peu de l'homme social pour pouvoir mettre à profit son dénombrement, sauf, bien entendu pour quelques fins bien spécifiques, comme en cas de guerre, de rationnement, ou d'élection. En effet, une pyramide des âges, bien qu'elle soit une synthèse du passé, du présent et de l'avenir, nous dit très peu, à moins que l'on connaisse l'organisation sociale passée, présente et à venir. Ce serait, autrement, une démographie désincarnée.  Je crois, cependant, que cette [143] faiblesse des sciences sociales aurait pu être plus vite surmontée si les étudiants de la vie des sociétés humaines avaient fait un usage plus rationnel des inventaires existants sur les populations.

D'ailleurs, trop d'étudiants en sciences sociales ont considéré l'étude des populations comme un champ spécialisé, comparable à la sociologie, à l'économie et, même à la statistique. S'il y a du juste dans cette conception, elle ne vaut, pour ma part, que pour la démographie pure et non pour l'étude des populations. L'étude démographique pure, c'est l'étude des mécanismes de la reproduction des populations. Ainsi, peut-on prévoir des modèles de démographie pure, hypothétiquement désincarnés, comme on le fait en statistique ou en économique. L'étude des populations ne saurait être aucunement désincarnée, elle porte directement sur la vie concrète. Malheureusement, l'étude des populations ne saurait se faire sans une connaissance des mécanismes démographiques.

Ce dont nous avons manqué et manquons le plus, ce n'est peut-être pas de démographes, mais de sociologues démographes, d'économistes démographes, de psychologues démographes qui pourraient passer de l'inventaire de notre population à la connaissance de notre milieu, pouvant ainsi mieux relier le monde de la théorie et de l'hypothèse au monde réel d'aujourd'hui et de demain.

À cet effet, l'exposé de monsieur Henripin porte peu à des commentaires. Ce texte, en effet, nous livre un état de faits que je crois indiscutable, à savoir : les lacunes importantes de recherches dans un champ auquel on ne saurait refuser le qualificatif de « vital ».

Je risquerais, cependant, trois commentaires sur cet exposé.

1. Si, dans l'ensemble, le texte de monsieur Henripin a su dégager l'importance du sujet traité, il a trop peu insisté, à mon sens, sur les besoins présents de la recherche démographique extra-universitaire dans les cadres d'organismes gouvernementaux ou autres ; le besoin de ces recherches démographiques se fait sentir tant sur le plan mondial, comme d'ailleurs monsieur Henripin nous l'a laissé voir à l'occasion d'une série d'émissions télédiffusées, que sur le plan national et provincial. On ne peut, sur le plan national et provincial, parler de « nos » ressources et de « notre » avenir, de planification et d'aménagement, sans poser, à la base, la nécessité de l'information et de la recherche démographiques. Ici, je crois très important que les recherches démographiques entreprises en milieux administratifs et académiques soient en étroite liaison.

2. En second lieu, j'aurais aimé trouver dans l'exposé de monsieur Henripin des exemples plus concrets quant à l'urgence du besoin d'études démographiques pour le Canada français. Monsieur Henripin fait partie des rares chercheurs en démographie s'intéressant au Canada français. Il s'est intéressé, en outre, aux problèmes de la fécondité, de la mortalité infantile, du transfert linguistique, de la comparaison du fait démographique du Canada français et du Canada anglais. S'il a omis d'inclure ses propres ouvrages dans son exposé, j'aurais aimé qu'il montre par des exemples concrets comment les points qu'il soulevait se présentaient au Canada français. En somme, j'aurais aime connaître si l'étude démographique avait une importance particulière pour le Canada français, en plus de l'importance qu'on doit lui accorder quel que soit le pays où l'on se trouve.

[144]

3. Je présenterai mon dernier commentaire sous forme d'une question, à savoir : par quel programme d'actions et de recherches peut-on, de façon concrète, répondre aux besoins urgents de la recherche démographique ? Que doit-on considérer comme recherches fondamentales et comment peut s'établir la collaboration entre les diverses personnes et institutions intéressées aux données et aux conclusions démographiques ?

Yves de Jocas

Bureau des recherches économiques,
Ministère de l'Industrie et du Commerce,
Québec.



[1] New-Haven, Yale University Press, et Toronto, The Ryerson Press.

[2] Canadian Journal of Economics and Political Science, November 1943, 447-462.

[3] Canadian Journal of Economics and Political Science, May 1943, 175-218.

[4] Ottawa, Imprimeur du Roi, 1948.

[5] « Rythme maximum d'accroissement d'une population stable », Population, 2, 4, octobre-décembre 1947, 663-680.

[6] « L'aspect et l'avenir démographiques du Canada français », L'Actualité économique, 28, 1, avril-juin 1952, 5-26.

[7] Canadian Journal of Economics and Political Science, 1947, 233-247.

[8] Québec, Les Presses Universitaires I.aval, 1953.

[9] « Sociologie, démographie et génétique de population », Recherches sociographiques, II, 2, avril-juin 1961, 257-260.



Retour au texte de l'auteur: Jacques Henripin, démographe, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le lundi 3 juin 2013 8:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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