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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jacques Henripin, “Aspects démographiques”. Un texte publié dans l'ouvrage réalisé par Mason WADE, en collaboration avec un Comité du Conseil de Recherche en Sciences sociales du Canada sous la direction de Jean-Charles FALARDEAU, La dualité canadienne. Essais sur les relations entre Canadiens français et Canadiens anglais. / Canadian Dualism. Studies of French-English Relations, pp. 149-180. Québec: Les Presses de l’Université Laval, University of Toronto Press, 1960, 427 pp. Une édition numérique réalisée par Jacques Courville, médecin et chercheur en neurosciences à la retraite, bénévole, Montréal, Québec. [Autorisation formelle accordée le 1er août 2011, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[149]

 “Aspects démographiques.”

Jacques HENRIPIN

Faculté des sciences sociales, Université de Montréal.

1955

I.   Nuptialité
II.  Natalité et fécondité
III. Assimilation
IV. Mortalité infantile
V.  Conclusion


Il y a longtemps que le problème des relations entre « Canadiens » et « Canadians » se pose en termes démographiques. Au reste, on peut dire qu'il s'est posé en ces termes même avant qu'il y eût des Canadians au Canada. En effet la conquête militaire de 1760 ne pose plus beaucoup de problèmes quant à ses causes profondes, si l'on veut bien se rappeler que les 65,000 Canadiens d'alors faisaient face à des voisins dont le nombre était d'environ un million et demi. Cette situation a été éloquemment rappelée par M. Alfred Sauvy :


Il a suffi que, dans un des deux pays en lutte pour un immense continent, l'un envoie, chaque année, quelques milliers de colons, l'autre quelques centaines, pour que le cours de l'histoire reçoive une formidable impulsion. Et, symbole tragique, au moment même où la langue française s'assurait en Europe la prédominance internationale, grâce à sa forte démographie, elle était en train de la perdre à terme dans le monde, parce que quelques bateaux de plus... quittaient tous les ans la petite Angleterre [1].


Cette évocation se situe a l'échelle du monde, mais les conséquences de ces « quelques bateaux de plus » ont été singulièrement analogues, plus « tragiques » peut-être, à l'échelle du Canada. De 1780 à 1930, on a assisté à une lutte entre les deux groupes ethniques, qui s'est livrée surtout sur deux plans : politique et démographique. Quant à la vie économique, il semble bien que les Canadiens français n'ont jamais pu opposer une concurrence bien sérieuse à leurs co-nationaux. Sur le plan démographique, les armes sont bien connues : l'immigration britannique, prolongée par son accroissement naturel, était en concurrence avec l'accroissement naturel des Canadiens français ; ceux-ci, loin de recevoir des renforts de l'extérieur, virent des centaines de milliers des leurs émigrer aux États-Unis, de 1830 a 1930. Résultat : depuis 1871, les Canadians - auxquels se rallient plus ou moins en [150] définitive la plupart des Canadiens dont l'origine ethnique n'est ni française ni britannique - comptent 70 pour cent environ de la population et les Canadiens 30 pour cent.

Depuis 1930, la situation est plus compliquée : d'une part, les facteurs démographiques traditionnels de la concurrence ethnique semblent se stabiliser autour des proportions que nous venons de signaler ; d'autre part - et C'est ici que le phénomène se complique - d'autres facteurs, de nature économico-sociologique, interviennent et ils ne sont pas étrangers aux préoccupations des démographes : une partie importante des Canadiens d'origine française vivant hors de ce qu’on a appelé le glacier québécois, adoptent la culture ou en tout cas la langue anglaise. Ce phénomène n'est lui-même qu’un aspect plus apparent d'une réalité qui prend de plus en plus d'ampleur : c'est l'importance des facteurs socio-économiques dans le problème des relations entre les deux groupes culturels majeurs du Canada. La répartition professionnelle de la population active est, à ce point de vue, très significative.

Laissant à monsieur Nathan Keyfitz l'étude de la croissance et de la distribution géographique de la population, des migrations et de la répartition professionnelle, nous nous attacherons à décrire le comportement de chacun des groupes culturels [2], en ce qui concerne : 1) les mariages ; 2) les naissances ; 3) l'assimilation ou le passage d'un groupe culturel à l’autre ; 4) la mortalité infantile.


I. NUPTIALITÉ

L'étude de la nuptialitÉ comporte un double intérêt : d'abord parce qu'elle conditionne le volume des naissances ; ensuite parce qu'elle est l’expression d’une réalité socio-économique. La première proposition va de soi, étant donné que plus de 95 pour cent des enfants naissent de mères mariées. Quant à la seconde, mentionnons seulement à titre d'exemple que le mouvement des mariages est étroitement dépendant de la situation économique. Nous allons le voir un peu plus loin.

Un certain nombre de particularités existent concernant le comportement comparé des Anglais et des Français à l'égard de la nuptialité. La principale est peut-être l’espèce de renversement qui s'est produit, au cours des cinquante dernières années, et surtout depuis 1920, dans [151] les positions respectives des représentants des deux cultures. En 1891, le Québec avait la plus forte nuptialité du Canada ; en 1941, il occupait le dernier rang, parmi les provinces [3]. Le Québec était également, en 1941, la seule province ayant subi une diminution de la proportion des mariés, par rapport à 1891. On peut élaborer un indice montrant l'évolution, pour chaque province, de la proportion des personnes mariées. Si l'on choisit l’année 1891 comme base (=100), on trouve les indices suivants pour 1941 : Canada, 103 ; Ontario, 107 ; Québec, 92. C'est surtout depuis la première guerre mondiale que le Québec s'est dissocié, dans son évolution, des autres provinces [4].

Il semble donc que les Canadiens français, après avoir été sujets à une propension au mariage relativement forte, ont vu ce caractère perdre de sa vigueur ou rester stagnant alors que les autres Canadiens évoluaient en sens contraire. Le pivot de ce mouvement de bascule se situe vers les années 1910-20. Depuis ce temps, la nuptialité française s’est restaurée, mais elle garde toujours - et plus encore, semble-t-il, depuis quelques années - son infériorite par rapport à la nuptialité anglaise.

Ainsi, depuis 1921, sauf pour les années 1943, 1944 et 1945, les taux de nuptialité (nombre de mariages pour mille habitants) de la province de Québec sont légèrement inférieurs à ceux de l'ensemble du Canada et le sont passablement à ceux de l'Ontario [5]. Mais cet indice mesure mal le comportement à l’égard du mariage car il est légèrement affecté par la composition par âge de la population. Cependant, comme justement la structure par âge du Québec favorise un taux de nuptialité élevé, l'infériorité constatée pour Québec doit avoir une signification. Nous reviendrons d'ailleurs sur ce fait, avec un indice plus précis.

Sensibilité différente à la conjoncture

Ce qu'il est intéressant d'observer, à l’aide de ce taux, c'est l’évolution comparée de la nuptialité, au cours des trente dernières années. Le Tableau I donne les taux de nuptialité des provinces de Québec et d’Ontario, de 1921 à 1953, par période de cinq ans.

En plus de l’infériorite des taux québécois, on constate que dans la mesure où les différences entre les deux provinces représentent à peu près les différences entre les deux ethnies, les Canadiens français ont réagi davantage à la crise économique des années 1930-4 : le taux de [152] la période 1931-5 n'est qu'à 82.6 pour cent du niveau de la période 1926-30, pour le Québec, à comparer avec 88.5 pour cent pour l’Ontario. La chute a donc été plus forte pour le Québec : 11.5 pour cent contre 17.4 pour cent. Cela n'est pas étonnant lorsqu'on sait que dans l’ensemble, les Québécois comptaient beaucoup moins sur la restriction volontaire des naissances que les Ontariens pour atténuer les difficultés de la crise économique ; ils devaient donc se rabattre davantage sur l’abstention ou tout au moins le retard du mariage. Les difficultés économiques sont toujours un facteur de diminution des mariages [6]. Mais elles le sont d'une manière beaucoup plus efficace lorsque le mariage est suivi de naissances sur lesquelles presque aucun contrôle n'est exercé. Or nous verrons plus loin que la société canadienne-française compte beaucoup plus de couples se conformant à cette attitude que n'en comptent les autres Canadiens.

TABLEAU I

NOMBRE DE MARIAGES POUR MILLE PERSONNES
(TAUX DE NUPTIALITÉ), 1921-53, ONTARIO ET QUÉBEC

Années

Ontario

Québec

1921-25

8.0

7.2

1926-30

7.8

6.9

1931-35

6.9

5.7

1936-40

8.9

8.5

1941-45

9.7

9.6

1946-50

10.3

9.2

1951-53

9.6

8.6


Par contre c’est la population de la province de Québec qui est la moins affectée, au point de vue de la nuptialité, par la guerre. Dans l'ensemble du Canada et pour les autres provinces, on observe, entre 1942 et 1944-5, une chute du taux de nuptialité variant de 16 à 30 pour cent par rapport au niveau de 1942. Pour le Québec, la baisse n'est que de 9 pour cent. Si l'on se rappelle l'ampleur prise par l'opposition à la conscription, chez les Canadiens français, on ne sera pas étonné de ces résultats.

Comportement actuel

Nous serons parfois forcé d'examiner les différences interethniques par l'intermédiaire de comparaisons interprovinciales. Des recoupements parfois possibles ont montré que les provinces de Québec et d'Ontario représentaient assez bien les Français et les Anglais.


[153]

La nuptialité est beaucoup plus précoce et aussi plus répandue chez les Ontariennes que chez les Québécoises. Il en va de même d'ailleurs pour le sexe masculin. On peut le constater de deux façons : 1) en calculant des taux de nuptialité par âge, c'est-à-dire en rapportant, pour des âges ou groupes d’âges déterminés, le nombre des nouveaux mariés auparavant célibataires aux célibataires du même âge, ce qui exclut le phénomène des remariages ; 2) en calculant la proportion des personnes mariées pour différents âges ou groupes d’âges.

Taux de nuptialité

Le Tableau II et le Graphique 1 montrent que pour les deux sexes et presque à tous les âges (à tous les âges pour le sexe féminin), les taux de la province d'Ontario sont supérieurs à ceux de la province de Québec.

Tableau II
Taux de nuptialité (pour mille), par groupes d’âges,
Ontario et Québec, 1951
*

Sexe féminin

Sexe masculin

(1)

(2)

(3)

(4)

(5)

(6)

Ontario

Québec

Rapport

Ontario

Québec

Rapport

Age

%

%

(1)/(2)

%

%

(4)/(5)

15-19

85.6

42.8

2.00

20.2

7.1

2.86

20-24

243.7

163.2

1.49

160.0

116.3

1.38

25-34

158.5

96.4

1.64

161.0

157.1

1.03

35-44

43.7

29.9

1.46

61,0

57.1

1.07

45-54

16.0

12.2

1.31

23.7

21.5

1.10

55-64

5.9

 3.3

1.88

9.5

7.8

1.22

*    On trouve des différences un peu moins fortes mais de même sens lorsqu'on compare la province de Québec au reste du Canada.


Les différences entre les deux provinces sont beaucoup plus marquées pour le sexe féminin, sauf pour le groupe 15-19 ans (voir colonnes 3 et 6). Un ajustement graphique de ces taux donne les courbes du Graphique 1. La différence de nuptialité, pour le sexe féminin, a une ampleur inattendue et le maintien de cette différence jusqu'à un âge avancé laisse entendre que les jeunes Québécoises qui ne se marient pas (et qui le feraient si la nuptialité était aussi forte qu'en Ontario) ne se « rattrapent » pas à un âge plus avancé : il n'y a pas de récupération. Pour les célibataires masculins, la différence entre les provinces est forte, de 15 à 25 ans environ.

Le fait que l'écart est plus fort pour le sexe féminin s'explique, au

[154]

Graphique 1a.
Taux de nuptialité des célibataires (sexe féminin), par âge, 1951



Graphique 1b.
Taux de nuptialité des célibataires (sexe masculin), par âge, 1951



[155]

moins en partie, par le fait que la proportion des sexes, aux âges où l'on se marie le plus, est défavorable aux femmes célibataires du Québec, probablement à cause de l’émigration des jeunes hommes. Telle est la situation en 1951. Il semble qu'elle soit exceptionnelle, c'est-à-dire que l'écart entre les provinces est probablement plus grand en 1951 qu'il ne l'est d'ordinaire. Les chiffres du Tableau III, par exemple, expriment le résultat d'une nuptialité moins inégale. Il s'agit de la proportion des individus restés célibataires, vers l’âge de 50 ans pour les femmes et 60 ans pour les hommes.

Tableau III
Proportion de célibataires à 45-54 ans (sexe féminin)
et à 55-64 ans (sexe masculin), 1951

Ethnie et région

Sexe féminin
45-54 ans (%)

Sexe masculin
55-64 ans (%)


Canadiens britanniques


11.6


11.7

Canadiens non-français

9.8

11.9

Canadiens français

15.4

10.7

Canadiens français, Québec

16.7

10.6

Canadiens britanniques, Ontario

12.3

10.3


L’ensemble des Canadiennes non-françaises semblent jouir d'une forte nuptialité qui doit s'expliquer par les excédents de population masculine. Cette hypothèse est confirmée par la proportion des Canadiens (masculins) non-français qui restent célibataires vers l’âge de 60 ans ; celle-ci est la plus forte de tous les groupes mentionnés. Il est plus significatif de comparer les Britanniques de l'Ontario avec les Français du Québec [7]. Notons cependant que ceux-ci sont un peu moins urbanisés que ceux-là. La proportion des femmes restées célibataires à 45-54 ans est de 16.7 pour cent pour les Françaises du Québec et de 12.3 pour cent pour les Britanniques de l'Ontario.

Cette différence entre Britanniques ontariennes et Françaises québécoises n'est pas due uniquement au fait que les premières ont relativement plus de partenaires masculins possibles que les secondes. Elle tient probablement à une attitude différente à l'égard du mariage, attitude qui dépend d'ailleurs des deux sexes. Elle pourrait s'expliquer en partie par le fait que la charge des enfants que suppose le mariage n'est pas envisagée de la même façon par les Britanniques, qui la contrôlent, que par les Françaises, qui la contrôlent moins.

[156]

Facteurs influant sur la nuptialité

On peut se demander si c'est à cause de leur culture (langue, religion, éducation, etc.) ou encore à cause de leur situation économique que l'un et l'autre groupes diffèrent dans leur comportement à l’égard du mariage. Dans son excellente étude basée sur le recensement de 1941, Mme Enid Charles a dégagé les principaux facteurs qui influencent la nuptialité [8]. Il appert que pour les femmes alors âgées de 45 à 54 ans, la religion catholique avait constitué un important facteur de persistance dans le célibat, aussi bien pour les Canadiennes de langue anglaise que de langue française [9]. Mais le facteur instruction avait joué un rôle encore plus important : pour les femmes étudiées, l'instruction supérieure semble avoir été la cause d'une réduction de la proportion des femmes ayant déjà été mariées. Cette réduction est d'environ 23 pour cent par rapport aux femmes moins instruites. Il est également intéressant de constater qu'elle a été beaucoup plus forte pour les Catholiques françaises (30 pour cent) que pour les Protestantes de langue anglaise (16 pour cent). Il semble donc que la contribution des femmes instruites au renouvellement de leur génération est plutôt désastreuse, au moins quantitativement. Signalons aussi qu'en plus d'exclure complètement un certain nombre de femmes de la vie conjugale, l'instruction repousse l’âge du mariage de celles qui se marient : on a noté une différence de 4.5 ans (pour l'âge médian au premier mariage), entre les femmes ayant fréquente l'école de 0 à4 ans et celles qui avaient reçu plus de 13 ans d'instruction.

Contrairement peut-être à ce qu'on pouvait attendre, le facteur langue française pris isolément, - c'est-à-dire une fois éliminée l'influence de la religion, de la durée de la scolarité et de l'habitat, - avait favorisé le mariage par rapport à la langue anglaise. Ici, la « langue » recouvre en fait une réalité sociologique qui dépasse l'aspect purement linguistique et inclut les traditions, le complexe professionnel et économique et tous les facteurs sociologiques qui entourent le mariage.

Nous ne savons pas si l'action des facteurs mis en relief par l'étude de Mme Charles a persiste jusqu'à maintenant. Peut-être le rôle joué par les différences de niveau de vie est-il maintenant prépondérant et explique-t-il l'infériorité actuelle marquée de la nuptialité française ? Peut-être aussi le travail féminin n'exerce-t-il pas une influence égale sur la nuptialité, dans les deux provinces ?

[157]

Cette infériorité se manifeste aussi bien dans les régions rurales que dans les villes. C'est du moins ce que laisse voir la comparaison des provinces de Québec et d'Ontario : pour la population agricole comme pour la population rurale non-agricole et la population urbaine, on trouve relativement plus de personnes mariées en Ontario que dans le Québec. Il y a cependant une exception : les fermes de l’Ontario ont plus de célibataires masculins que celles du Québec, ce qui doit s'expliquer par une différence dans la structure des fermes de chaque province, celles de l'Ontario employant plus de travailleurs salariés. Ici aussi on retrouve quelque chose du type d'exploitation souvent exclusivement familial du Québec ; la « terre » du Québec ne fait pas beaucoup de place aux célibataires de l'un comme de l'autre sexes.

Veuvage et divortialité [10]

Malgré le petit nombre des personnes engagées dans ces situations matrimoniales, les problèmes posés ont leur importance et il nous paraît utile d'indiquer ici les principales différences observées entre les Anglais et les Français.

L'une des principales différences est bien connue : le divorce est beaucoup plus répandu chez les Britanniques que chez les Français et la cause principale de cette différence est religieuse. En 1953 par exemple, le taux de divortialité de l'Ontario était près de neuf fois plus élevé que celui du Québec : 55.6 et 6.4 pour cent mille habitants. Cependant, dans 1'lle-du-Prince-Edouard, très britannique, le taux n’était que de 14.2. Il était de 120.2 dans la Colombie-Britannique, province elle aussi britannique mais beaucoup moins catholique. On voit qu'il n'y a pas là qu'un facteur ethnique.

Le Tableau IV montre, pour les Britanniques de l’Ontario et pour les Français du Québec, la proportion des veufs et divorcés, par sexe et par groupe d'âges. La supériorité des pourcentages britanniques, pour le sexe féminin, s'explique par la fréquence des divorces et aussi par le fait que la surmortalité masculine - phénomène universellement répandu et qui accroît le nombre des veuves - est remplacée dans le Québec par une surmortalité féminine [11], ce qui tend à diminuer pour cette province le nombre des veuves. Malgré que les différences inter-provinciales [158] qu’on trouve pour le sexe masculin soient assez différentes de celles qui s’appliquent aux veuves et divorcées, ce sont les mêmes facteurs qui les expliquent. Cependant le rôle joué par ces deux facteurs (divorces surtout et surmortalité) est beaucoup plus important que ne le laissent voir les résultats du Tableau IV, au moins jusqu'à 40 ans. Ces résultats en effet masquent un phénomène important : les taux de remariages sont deux fois plus élevés en Ontario qu'au Québec, jusqu'à l'âge de 40 ans environ. C'est-à-dire qu'un veuf, une veuve, un divorce ou une divorcée a en moyenne, jusqu'à l'âge de 40 ans environ, deux fois plus de chances de se remarier en Ontario que dans le Québec. C'est du moins la situation de l'année 1951.

Tableau IV
Proportion des veufs et divorcès, par sexe et groupes d'âges
- Britanniques de L'ontario et français du Québec – 1951

Sexe féminin

Sexe masculin

Age

Britanniques
(%)

Françaises
(%)

Britanniques
(%)

Français
(%)


25-34


1.40


0.79


0.45


0.30

35-44

3.64

2.80

1.09

1.08

45-54

9.50

8.40

2.65

3.20

55-64

20.88

19.40

6.32

8.55

65 et plus

 48.30

46.25

22.60

27.80


Résumé

De nombreux indices montrent une infériorité marquée de la nuptialité française, par rapport à celle des Britanniques, qui est beaucoup plus précoce et répandue. Cette situation correspond à un renversement des positions respectives des deux ethnies, depuis une cinquantaine d'années. Comment expliquer ces phénomènes ? Il est probable qu'à l'époque où la restriction des naissances était encore assez peu pratiquée chez les Anglo-Protestants, ceux-ci envisageaient le mariage avec plus de pondération - nous allions dire avec plus de froideur - que les Franco-Catholiques, probablement moins soucieux de tenir compte des conditions qui modèlent leur vie et de les contrôler.

Pour la période actuelle, la limitation des naissances très largement pratiquée par les Britanniques, appuyée par la supériorité de leur niveau économique et aussi par la perspective du divorce possible, leur permet sans doute de se marier plus allègrement que les Français,

C'est probablement aussi la diffusion, très différente pour chaque ethnie, du contrôle des naissances qui explique que les Français ont [159] été plus sensibles à la crise économique de 1930-5, au point de vue de la nuptialité. Le rôle que nous imputons au facteur contraception (ou limitation des naissances) semble confirmé par l'étude de Mme E. Charles dont nous avons fait mention. Cette étude a en effet montré que la religion catholique avait constitué un facteur d'éloignement de la vie conjugale.

Nous avons enfin vu que la fréquence des dissolutions de mariages était beaucoup plus grande en Ontario qu'au Québec, surtout à cause des divorces. Cette différence est plus que compensée pour le sexe féminin, et à peu près compensée pour le sexe masculin, par des taux de remariages deux fois plus élevés en Ontario.

En plus dêtre chargée de signification socio-économique, l'extension prise par le mariage a une répercussion directe sur le niveau de la natalité. Nous aurons l'occasion de constater, dans la section suivante, que la poussée récente de la nuptialité, surtout chez les Britanniques, n'a pas été sans influence sur le mouvement des naissances vers la hausse qu'on a enregistré au cours des dernières années.


II. NATALITÉ ET FÉCONDITÉ

L'expression « la revanche des berceaux » n'est ni un fruit de l'imagination, ni un pur slogan qui aurait servi à promouvoir ou maintenir une forte natalité chez les Français ; elle évoque une réalité : la natalité des Canadiens est depuis longtemps plus forte que celle des Canadians. L'a-t-elle toujours été ? Le sera-t-elle encore longtemps ? Peut-on du moins dégager une tendance à une amplification ou à un rétrécissement de cette différence ? A quoi est due la forte natalité des Canadiens ? Est-elle imputable à une nuptialité précoce ou plus fréquente ou bien au comportement des couples à l'intérieur du mariage ? Et quel est reflet de cette différence sur les taux de croissance ? Ces phénomènes sont à la base de la vie économique et sociologique d'un peuple. Ils la conditionnent et sont en même temps un reflet d'un certain ordre de valeurs.

Natalité et fécondité générale

Les statistiques concernant le mouvement naturel de la population [12] non-française, au Canada, n'existent pas depuis longtemps : à peine trente-cinq ans. Pour les Français, on est mieux renseigné grâce au [160] dépouillement des registres paroissiaux effectué par Mgr Tanguay et à la publication qu'en a faite le gouvernement fédéral, à l'occasion du recensement de 1871. Cependant, certains indices permettent de croire que la natalité était à peu près la même pour les deux ethnies, vers 1850. M. Nathan Keyfitz [13] a calculé le taux brut de natalité pour le Canada, de 1851 à 1941, à l'aide des données des recensements. Dès le début de cette période, le taux de natalité de l'ensemble du Canada est un peu plus faible (d'environ 8 pour cent) que celui des Canadiens français. Cette différence s'accentue dans la suite jusqu'à la première guerre mondiale ; plus exactement, la baisse de l'ensemble du Canada est plus rapide que celle des Français : de 1851 à 1951, la première est d'environ 40 pour cent et la seconde de 20 à 25 pour cent seulement.

Reportons-nous à l’année 1921, alors que débutent la collection et la publication des statistiques du mouvement de la population pour tout le Canada. À ce moment, la natalité des provinces britanniques est nettement inférieure à celle de la province de Québec : pour la période 1921-5, on observe un taux annuel moyen de natalité [14] de 35.5 pour mille au Québec, de 23.7 en Ontario et de 27.4 pour l’ensemble du Canada. Mesurons maintenant la natalité des deux groupes culturels principaux : en 1926, le taux était de 19.7 pour mille pour les Britanniques et de 34 pour mille pour les Français.

À l’heure actuelle, même si cette différence persiste entre les deux ethnies, elle n'apparaît plus aussi clairement dans les chiffres relatifs aux provinces : pour les années 1951-3, le Québec ne vient qu'en troisième place avec un taux de 30.1 pour mille, après Terre-Neuve (33.2) et le Nouveau-Brunswick (31.2) ; l'Ontario avait une natalité beaucoup plus faible : 25.8. Où en est la natalité de chaque groupe ethnique ? Le Tableau V donne, pour l'année 1951 et pour les personnes d’origine britannique et française, d’abord le taux de natalité (colonne 3) puis le nombre de naissances pour mille femmes de 15 à 44 ans (colonne 5). Ce dernier indice est encore plus précis que le taux de natalité car il ne fait intervenir que des personnes dont l'âge ne les exclut pas de la possibilité de procréer.

Sous une forme ou sous l’autre, la différence interethnique est encore très appréciable ; moins cependant qu'en 1926. Comparons par exemple les taux de natalité de chaque groupe culturel : en 1926 et 1927, la différence était de 42 pour cent par rapport au niveau du groupe français ; elle est en 1951, de 24 pour cent ; en 1939, on trouvait 39 pour [161] cent et en 1942, 36 pour cent. Il y a donc depuis trente ans une tendance à la diminution de l'écart entre la natalité des Britanniques et celle des Français. Le Graphique 2 montre l'évolution du taux de fécondité totale [15], au cours des trente dernières années, pour chacune des deux provinces. Il est facile de constater que la reprise de la fécondité qui a suivi la crise des années 1930-4 a été beaucoup plus accentuée en Ontario que dans le Québec. On peut noter, sur le même graphique, la différence encore importante entre les deux provinces malgré la tendance a la diminution de cette différence.

Tableau V
Taux de natalité et nombre annuel de naissances
pour mille femmes de 15 à 44 ans, en 1951 -origine britannique et française-
Canada moins Terre-Neuve

(1)

(2)

(3)

(4)

(5)

Origine

Nombre de
naissances*

Population

Taux brut
de natalité

Femmes
15-44 ans

Nombre de
naissances pour
mille femmes,
15-44 ans


Britannique


153,693


6,364,081


24.1


1,380,844


111

Française

137,298

 4,307,727

31.9

980,144

140

*    Naissances issues de pères ayant l'origine indiquée auxquelles nous avons ajouté les naissances issues de mères non-mariées de cette origine.


Fécondité légitime

Pour une population ou presque toutes les naissances proviennent de mères mariées (au Canada : 96 pour cent), la fécondité générale peut se décomposer en deux facteurs isolables : la proportion des personnes mariées, aux différents âges de la procréation, et la fécondité des couples mariés, appelée fécondité légitime.

Dans la première partie de ce chapitre, nous avons comparé la nuptialité des Britanniques et des Français : les Britanniques qui, jusqu'à 1920 environ, se mariaient à un âge plus avancé en moyenne que le Français, ont fini par rattraper et dépasser ces derniers ; de sorte que leur nuptialité est maintenant plus précoce et plus généralisée que celle de la population française. Ce premier facteur favorise donc la fécondité non-française.

Mais le deuxième facteur, la fécondite légitime, fait beaucoup plus que compenser l'influence du premier, puisque la fécondité de l'ensemble [162] des femmes (mariées et non-mariées) est beaucoup moins forte pour les Britanniques. Comparons donc la fécondité des deux groupes ethniques, à l’intérieur du mariage. Nous donnerons d'abord un aperçu historique, puis nous analyserons de façon un peu plus détaillée la situation récente et présente.


GRAPHIQUE 2.
Taux de fécondité total, 1926-53. Sources :

Qué.

Ont.

Qué.

Ont.

Qué.

Ont.

1926

4.31

2.73

1935

3.37

2.28

1945

3.67

2.47

1927

4.27

2.7

1936

3.36

2.22

1946

3.8

2.97

1928

4.2

2.7

1937

3.27

2.16

1947

3.9

3.28

1929

4.01

2.6

1938

3.26

2.27

1948

3.81

3.1

1930

4.06

2.75

1939

3.21

2.2

1949

3.8

3.11

1931

4

2.65

1940

3.29

2.32

1950

3.81

3.11

1932

3.8

2.53

1941

3.39

2.4

1951

3.78

3.22

1933

3.5

2.37

1942

3.53

2.51

195

3.86

3.41

1934

3.44

2.29

1943

3.57

2.59

1953

3.88

3.54

1944

3.64

2.47


Malgré l'insuffisance des matériaux statistiques avant 1921, on peut, grâce aux recensements, élaborer un taux assez significatif : il consiste [163] à rapporter au nombre des femmes mariées de 15 à 44 ans, le nombre des enfants de 0-4 ans. Cet indice est criticable, mais nous croyons que son imperfection n'affecte pas beaucoup la comparaison interethnique. Les résultats du calcul sont donnés dans le Tableau VI et dans le Graphique 3. Ils s'appliquent aux années 1851, 1861, 1871, 1931, 1941 et 1951, pour les provinces d'Ontario et de Québec. Pour les trois dernières années, nous avons ajouté les taux correspondant aux Britanniques de l’Ontario et aux Français du Québec : on voit que la comparaison des deux provinces atténue la différence qui existe entre les Britanniques et les Français. Il nous a paru intéressant d’indiquer sur le graphique les taux enregistrés par les Canadiens en 1681 et en 1734.

Les faits les plus importants qui ressortent de ces chiffres sont les suivants : 1) au milieu du XIXe siècle, la fécondité des couples ontariens était à peu près aussi forte que celle des couples québécois (on doit pouvoir transposer cette égalité sur le plan ethnique) ; 2) le niveau de cette fécondité ne semble guère éloigné de celui des Canadiens de la fin du XVIIe siècle ; 3) dès le début de la deuxième moitié du XIXe siècle, s'inaugure le mouvement de baisse constante de la fécondité ; cette baisse est beaucoup plus marquée en Ontario que dans le Québec ; 4) ici encore on observe, depuis 1931 et davantage depuis 1941, une tendance à la diminution de l’écart entre la fécondité de chacun des deux groupes. En 1931, la fécondité des Ontariennes britanniques n'atteignait qu'un peu plus de la moitié du niveau atteint par les Québécoises françaises ; en 1951, la fécondité des premières était aux deux tiers de celle des dernières.

Tableau VI
Fécondité comparée : Québec et Ontario - rapport du nombre des enfants
de 0-4 ans aux femmes mariées de 15-44 ans, pour certaines années, 1851-1951

Années

Ontario

Québec

Ontario
Britanniques

Québec
Françaises

1681

1.71

1734

1.45

1951

1.50

1.67

1861

1.58

1.59

1871

1.33

1.41

1881

1.19

1.38

1891

1.02

1.33

1931

0.71

1.14

0.66

1.27

1941

0.60

0.90

0.57

1.05

1951

0.77

1.02

0.72

1.10


[164]

GRAPHIQUE 3.
Fécondité légitime : nombre d'enfants de 0-4 ans
pour cent femmes mariées de 15-44 ans
.



Faut-il supposer que dès le milieu du XIXe siècle, les pratiques anticonceptionnelles ont commencé à s'introduire au Canada, alors que dans les pays européens autres que la France, ce n'est que vers 1880 que ces procédés se sont répandus ? Nous le croirions difficilement. Pour les Françaises en particulier, cette hypothèse semble assez invraisemblable. Nous savons que même à l’heure actuelle, les familles agricoles françaises du Québec ont une fécondité à peu près aussi forte que celle qu'avaient leurs ancêtres du XVIIIe siècle. Nous croyons donc que la diminution de la fécondité enregistrée à partir de 1850 tient à d'autres causes et il n'y a pas de raison de penser que la même explication ne peut pas être appliquée aux Britanniques du XIXe siècle. Il est probable que l’émigration nette importante qui a caractérisé la période 1861-1901 et qu'ont bien montrée les travaux de M. Keyfitz (voir son chapitre dans cet ouvrage) explique une bonne partie de la baisse de fécondité des couples. En effet, parmi les personnes mariées, ce sont les jeunes couples qui émigrent le plus facilement, c'est-à-dire les plus féconds. De plus - et ceci a probablement joué surtout pour les Français - on croit que de nombreux couples ont été séparés, le mari laissant ici sa famille pour aller [165] travailler en Nouvelle-Angleterre. Ces deux catégories d'émigration peuvent très bien ne pas être étrangères à la baisse de fécondité illustrée par le Graphique 3, surtout au cours de la deuxième moitie du XIXe siècle.

On peut montrer de façon simple et frappante l’évolution qui s'est produite dans la vie des couples canadiens, depuis le XVIIIe siècle, à l’aide du Tableau VII illustré par le Graphique 4. On y trouve des taux de fécondité par groupe d'âges, pour les femmes mariées. Ces taux correspondent au nombre annuel de naissances pour mille femmes mariées de l’âge indiqué. Les chiffres ou les courbes permettent de comparer les différents niveaux de la fécondité, suivant l’âge, pour les populations suivantes : a) Canadiens du début du XVIIIe siècle ; b) Canadiens britanniques en 1951 ; c) Canadiens français en 1951.

Il importe avant tout de noter que les différences observées ne concernent que les femmes mariées, donc que les variations de la nuptialité n'interviennent pas pour expliquer la diminution très forte de la fécondité. Ainsi isolée, l'évolution de la fécondité légitime est chargée de signification sociologique. Mais examinons d'abord les courbes du Graphique 4.

Tableau VII
Taux de fécondité légitime par groupes d’âges :
nombre de naissances pour mille femmes mariées de certains âges,
1951 et début du XVIIIe siècle

Taux de fécondité légitime

Age

Canadiens
du début du
XVIIIe siècle*

Canadiens
britanniques
1951 †

Canadiens
français 1951 †

15-19

493

476

538

20-24

509

303

423

25-29

496

177

266

30-34

484

35-39

410

53

112

40-44

231

45-49

30

* Voir J. Henripin, La Population canadienne au début du X VIIIe siècle  (Paris : P.U.F., 1954), pp. 60 et 124.
† SOURCES : Recensement du Canada, 1951 et Statistique de l'état civil, 1951.


[166]

GRAHIQUE 4.
Fécondité légitime suivant l'âge des femmes :
nombre de naissances pour mille femmes mariées de chaque âge



Ce qui frappe le plus, c'est la différence entre la courbe correspondant au XVIlle siècle et les courbes actuelles. Elle est plus prononcée dans le cas de Britanniques. Mais il est quand même surprenant de constater jusqu'à quel point les couples canadiens-français ont évolué dans un domaine qui touche de si près la racine même de la vie de ce peuple pour qui, espérait-on encore naguère, « rien ne doit changer ». Vers l’âge de 20 ans, la fécondite est restée à peu près la même. Mais tandis qu'autrefois la fécondité des couples restait constante jusqu'à ce que la femme atteigne 30 ou 35 ans, aujourdlui il n'y a plus de palier et le taux baisse régulièrement dès l'âge de 20 ans. Voici, en pourcentage, la baisse enregistrée au cours des deux derniers siècles pour certains âges compris entre 20 et 50 ans : 25 ans : 28 pour cent ; 30 ans : 48 pour cent ; 40 ans . 66 pour cent.

Dans l’ensemble, baisse de près de la moitie. Dira-t-on que la baisse [167] de la fécondité physiologique ou de l’aptitude physiologique à la procréation explique cette évolution ? Rien ne permet de le penser et au contraire plusieurs raisons peuvent être invoquées pour montrer qu'il s'agit là surtout du résultat d'une intervention volontaire : en effet l’évolution qui a modifié à bien des points de vue l’attitude des hommes devant la vie a conduit à ce qu'on a appelé les pratiques anticonceptionnelles. Empressons-nous d'ajouter qu'un autre facteur est peut-être en cause, mais sûrement beaucoup moins : la vie urbaine, avec ses nombreuses distractions, favorise sans doute moins que la vie rurale d'autrefois les rapprochements conjugaux pouvant donner lieu à une fécondation.

Il y a un phénomène classique qu'on peut constater sur le Graphique 4 : ce n'est pas au début de la vie conjugale que la limitation volontaire des naissances se fait le plus sentir. Les couples qui planifient leur descendance préfèrent en général avoir les enfants souhaités à un âge assez jeune, tout en respectant cependant un certain espacement des naissances. Quand le nombre souhaité est atteint, la restriction devient plus rigoureuse. On observe ce phénomène par rapport à la fécondité du XVIlle siècle ; on l'observe également dans la différence entre les courbes de 1951.

La courbe du XVIIIe siècle correspond à peu près à la « fécondité physiologique » des Français. Celle des Britanniques ne doit pas en être très éloignée ; de sorte que l’écart entre la courbe du haut et celle des Britanniques de 1951 doit mesurer l’évolution de ces derniers. Elle semble plus poussée que celle des couples français. Ce qui est certain, c'est que la fécondité des couples britanniques est nettement plus faible. Voici les différences constatées en 1951 entre les taux de fécondité des deux ethnies, suivant l'âge (en pourcentage par rapport au niveau français) : 20 ans 11 pour cent ; 25 ans : 30 pour cent ; 30 ans : 33 pour cent ; 40 ans 54 pour cent.

Dans quelle mesure ces différences, constatées en 1951, sont-elles permanentes et non accidentelles ? Nous croyons que, étant donné que la conjoncture favorable de 1951 semble avoir influé davantage sur les couples britanniques, la différence interethnique constatée en 1951 est plutôt sous-evaluée que surévaluée. En 1941, les différences, à chaque âge, étaient passablement plus fortes qu'elles ne l'étaient en 1951 : 20 ans : 24 pour cent ; 25 ans : 40 pour cent ; 30 ans : 45 pour cent ; 40 ans : 65 pour cent.

Il serait intéressant de savoir quels moyens sont utilisés pour limiter la dimension des familles. De toute façon, la limitation volontaire - quel que soit le procédé employé - a une signification sociologique et [168] culturelle importante : entre la soumission aveugle et spontanée aux lois de la nature et le désir de connaître ces lois et de contrôler leurs effets possibles, il existe une notable différence au point de vue de la conception de la vie. Mais en plus, - au moins pour les fidèles catholiques, - l'emploi d'un moyen dit naturel (continence) et permis par les moralistes de l'Eglise catholique ou de moyens dits artificiels et condamnés, n'a pas du tout la même signification : l’un et l'autre supposent des attitudes intérieures tout à fait différentes à l'égard de l'observance religieuse et de la tradition. Malheureusement, nous ne disposons pas de renseignements sur ce point.

Facteurs affectant la fécondité

On peut se demander quels sont les facteurs de cette évolution ou de ces différences interethniques ; quelles sont les couches sociales ou culturelles qui sont le plus soumises au désir de limiter le nombre des enfants et de prendre les moyens pour y arriver. L'étude remarquable que Mme E. Charles a faite à l'aide du recensement de 1941 apporte sur ce sujet des renseignements aussi nombreux que précieux. Malheureusement il est impossible, la plupart du temps, de faire le partage entre l’effet de l'âge au mariage et celui de la fécondité après le mariage.

L'étude a confirmé la faible fécondité des femmes de langue anglaise, comme on peut le voir dans le Tableau VIII. Les différences sont fortes : dans toutes les catégories, le nombre d'enfants qu'avaient eus les Françaises catholiques est à peu près le double de ceux qu’avaient eus les Anglaises protestantes. Même si l'on tient compte du fait que beaucoup de femmes de langue anglaise sont catholiques, l'inégalité persiste. On peut  aussi remarquer qu'à l’intérieur de chaque groupe culturel, on observe des différences de même sens et de valeur com-

Tableau VIII
Nombre d'enfants qu'avaient eus les femmes mariées
agées en 1941 de 45 à 54 ans

Durée de l'instruction et habitat

Femmes anglo-protestantes

Femmes franco-catholiques

Femmes anglo-catholiques

0-8 ans

Rurales nées sur une ferme

3.97

8.33

5.68

Urbaines nées hors d'une ferme

2.85

5.46

3.92

Plus de 13 ans

Rurales nées sur une ferme

2.70

6.25

4.21

Urbaines nées hors d'une ferme

1.85

3.62

2.57


[169]

parable quand on passe des femmes moins instruites aux plus instruites et des rurales aux urbaines. L'instruction semble cependant influencer surtout les Anglaises protestantes et l'urbanisation les Françaises catholiques ; ce fait a d'ailleurs été noté par Mme Charles [16]. Les Canadiennes françaises rurales catholiques, par exemple, sont plus influencées par une transplantation à la ville que par l'accès à un niveau supérieur d'éducation, ce qui est contraire à ce qui se passe pour les Canadiennes non-françaises.

Les inégalités interculturelles constatées font appel à plusieurs facteurs pour les expliquer : langue, religion, instruction, habitat, niveau économique, etc. Mme Charles a tenté de mesurer l'influence propre de chacun de ces facteurs. Nous ne pouvons ici donner les résultats de cette analyse et nous renvoyons le lecteur à l'étude originale. Signalons cependant que c'est l'instruction qui semble avoir contribué le plus efficacement à limiter la dimension des familles ; on peut d'ailleurs s'en rendre compte en examinant les chiffres du Tableau VIII . les femmes ayant reçu plus de 13 ans d'instruction avaient des familles de 40 pour cent inférieures à celles des femmes qui n'avaient été à l'école que pendant 0 à 8 ans. Mais attention : les familles restreintes des femmes instruites sont dues à peu près autant, sinon plus, à leur mariage tardif qu'à leur comportement après le mariage. L'adhésion au protestantisme, le fait d'habiter à la ville, la langue anglaise (qui synthétise l’apport de la tradition, des habitudes, etc.), un haut niveau de vie, chacun de ces facteurs avait eu sur la dimension des familles des femmes étudiées un effet comparable : diminution de 30 pour cent environ. Le niveau de vie semble avoir eu autant d'influence sur les Françaises que sur les Anglaises.

Situation en 1951

Les femmes étudiées par Mme Charles avaient eu leurs enfants surtout entre 1910 et 1930. Beaucoup de choses ont pu changer depuis ce temps mais, faute des renseignements nécessaires, on ne peut refaire ce travail pour la période actuelle. Le Tableau IX donne quelques chiffres significatifs qu'on peut tirer des données du recensement de 1951, sur la fécondité actuelle des couples.

On remarque une différence d'environ 25 pour cent entre Britanniques et Français, entre l'Ontario et le Québec et entre Toronto et Montréal. L'écart est beaucoup plus accentué entre les Britanniques de l'Ontario et les Français du Québec (35 pour cent) ainsi qu'entre les deux provinces au niveau des régions agricoles (40 pour cent). De [170] plus la différence entre villes et campagnes est plus grande pour le Québec (43 pour cent) que pour l'Ontario (26 pour cent). Nous laissons au lecteur le soin de faire les autres comparaisons possibles a l'aide du Tableau IX.

Tableau IX
Rapport du nombre d'enfants de moins de 5 ans
au nombre des femmes mariées de 15 à 44 ans
(taux pour cent femmes)

Régions

Habitat et ethnie

Canada

T.-N.

I-P.-E.

N.-B.

Qué.

Ont.

Montréal

Toronto

Ensemble

86

102

74

69

53

Régions urbaines

87

67

Régions rurales, non-agricoles

127

92

Régions rurales, agricoles

146

116

154

90

Britanniques

79

129

108

72

Français

108

142

110

92


Fécondité illégitime

Les naissances illégitimes sont relativement peu nombreuses au Canada : en 1953, 15,980 sur 416,825, soit 38.3 sur mille. Il y en avait 26.3 sur mille en 1926. Comparons les Britanniques et les Français à l'aide d’un taux plus précis : la différence est plus faible que ce qu'on est porté à présumer, en général, lorsqu'on pense à l'intensité -surtout sous son aspect moral - de la fidélité et du sentiment religieux des Canadiens français. En 1951, le rapport des naissances illégitimes aux femmes non-mariées de 15-44 ans était de 12.98 pour mille pour l’ensemble du Canada, 9.72 pour les Canadiennes françaises et 12.78 pour les Britanniques. Les statistiques ne sont cependant pas comparables pour les différentes provinces ; celles de l'Ontario tendent à sous-évaluer la fécondité illégitime. Une évaluation grossière de l'erreur ainsi entraînée nous amène à adopter un taux de 14 pour mille environ pour les Britanniques et de 10 pour les Françaises.

Résumé

Comment résumer tout ce que nous venons de dire ? Retenons surtout que, tout en étant soumises l'une et l'autre aux effets des mêmes facteurs et tout en étant affectées pas ceux-ci dans une mesure relativement comparable, la fécondité des couples britanniques et celle des couples français sont très différentes. La première reste très inférieure [171] à celle des couples français et cette différence est assez faiblement compensée par la nuptialité plus précoce et plus forte des Britanniques. Le résultat global du jeu combiné de la nuptialité et de la fécondité des couples peut s'exprimer de la façon suivante : une Canadienne britannique qui vivrait jusqu'à l'âge de 50 ans et qui se conformerait au comportement moyen de son groupe ethnique, en 1951, au point de vue de la nuptialité et de la fécondité, aurait au cours de sa vie 3.12 enfants ; tandis qu'une Canadienne française se conformant au comportement des femmes de son groupe, aurait 4.11 enfants, ce qui représente une différence de 30 pour cent [17]

Si l’on tient compte du fait que la mortalité est plus forte pour les Français que pour les Anglais, on obtient ceci : les Canadiens français ont un taux net de reproduction qui dépasse de 25 pour cent celui des Canadiens britanniques : si chaque groupe est représenté à un moment donné par un million d'individus, les Français seront environ 1,750,000, trente ans plus tard et les Anglais 1,400,000.

Si nous connaissions l'évolution future du taux de reproduction de chaque groupe culturel, - cela suppose que nous connaissions l’évolution future de la nuptialité et de la fécondité légitime et nous en sommes loin, - nous pourrions prévoir quelle sera la proportion des individus représentant l'une et l'autre cultures au Canada. Mais il faudrait encore tenir compte de deux choses : les migrations (surtout l'immigration, qui joue en faveur du groupe anglais) et l'assimilation des Canadiens français à la langue anglaise, ce que nous allons étudier dans la troisième section de ce chapitre. Négligeons ces deux derniers phénomènes pour le moment et appliquons aux Canadiens français de 1951 leur taux de reproduction et aux autres Canadiens le taux des Britanniques (ce qui n’est pas très correct mais nous pouvons nous contenter d'un calcul grossier). Vers 1980, on compterait au Canada environ 7,550,000 Canadiens français sur une population totale de 21 millions, soit 40 pour cent. Ceci n’est pas une prévision mais une perspective hypothétique basée sur le maintien des taux de reproduc­tion et l’absence de migrations. Une immigration exclusivement de langue anglaise d'environ trois millions de personnes serait nécessaire pour empêcher la proportion des Canadiens d'origine française de passer de 30 à 40 pour cent. Répétons que ces chiffres n'ont rien à voir avec ce qui va se passer ; ils ne servent qu'à indiquer l'ordre de grandeur des effets que peuvent avoir certains phénomènes.

Il est probable que la fécondité des couples baissera et il est possible que ce phénomène soit encore plus sensible pour les Français que [172] pour les autres Canadiens, ce qui modifierait passablement les chiffres que nous venons de lire. Le mouvement d’urbanisation, l'accès de plus en plus répandu à l'éducation moyenne ou supérieure, l'influence de notre milieu où triomphe la publicité en faveur du bien-être matériel et intellectuel et du confort, l'émancipation à l'égard des prescriptions morales de la religion et aussi le désir de contrôler les facteurs essentiels de sa vie et de mieux équiper ses enfants pour la leur, tous ces facteurs jouent en faveur de la limitation des naissances.

Les allocations familiales ou les autres moyens qui peuvent être mis en œuvre pour atténuer l'espèce de pénalisation économique qui frappe les familles moyennes et nombreuses pourraient ralentir cette baisse de la fécondité. Il faudrait au moins que les allocations familiales et les privilèges concernant l'impôt sur le revenu soient un peu plus substantiels qu'ils ne le sont présentement et orientés davantage dans le sens d’un soutien des familles moyennes et nombreuses. Il ne s'agit pas de préconiser la généralisation des familles de huit ou dix enfants, mais il faut rappeler ceci : si une forte natalité coûte cher en allocations pour enfants, une faible natalité ne coûte pas moins cher : le déclin de la natalité est en effet la cause principale du vieillissement des populations occidentales et du coût relativement élevé entraîné par les pensions de vieillesse, sans compter les autres conséquences pénibles de ce phénomène.


III. ASSIMILATION

Dans l’étude de la croissance d'une population, on doit tenir compte, en général, de deux facteurs : le mouvement naturel (naissances, décès) et les mouvements migratoires. Dans la mesure où l’on se préoccupe du caractère culturel d'une population, il faut ajouter à ces facteurs biologiques et physiques, celui de l’assimilation, c’est-àdire de l'adoption, au cours ou dès le début de la vie, d'une autre culture que celle qui correspond à l'origine ethnique [18]. Ce phénomène se produit de façon générale pour les immigrants et surtout pour leurs enfants. Au Canada, la plupart de ceux-ci adoptent la culture ou tout au moins la langue anglaise. Mais une proportion importante des Canadiens français vivant hors de ce qu'on a appelé le « glacier quebécois », se convertissent aussi à la culture anglaise et souvent, concurremment, à d'autres religions que celle de leurs pères. On verra que le phénomène est assez important pour qu'on ne puisse pas [173] considérer les Canadiens d'origine française comme étant de culture ou au moins de langue française, sans risquer de faire des erreurs d'interprétation importantes. Un exemple : entre 1941 et 1951, la population d'origine française a vu croître l'importance relative de ses effectifs dans toutes les provinces ; cependant la population de langue maternelle française a vu son importance relative décroître dans six provinces et ses effectifs absolus le faire dans trois. S'il est certain que le milieu ambiant joue un rôle important dans l'assimilation (v.g. la plus ou moins forte « densité de certains éléments culturels et linguistiques au sein de la population locale), il semble bien que le phénomène se produise surtout à l’occasion du mariage.

Exogamie

L'exogamie (mariages mixtes) joue de deux façons : 1) elle favorise l'assimilation des deux conjoints ou de l'un d'eux surtout ; 2) pour l'éducation des enfants, elle peut annuler en pratique les effets possibles de l'« instinct de persévérance culturelle » du conjoint dont la culture est minoritaire. Ainsi un Français de Halifax épousant une Britannique verra probablement ses enfants (d’origine française) adopter la langue anglaise. Voyons donc d'abord jusqu'à quel point l’exogamie est répandue parmi la population des deux ethnies principales. Nous verrons ensuite le résultat le plus tangible de l’assimilation : l'abandon de la langue maternelle originelle.

Lorsqu'on veut se rendre compte du degré d'assimilation de certains immigrants, on mesure la fréquence d'un certain nombre d'indices correspondant à divers degrés d'assimilation ou d'intégration à la vie du pays d'adoption. Or l'un des indices (sinon l'indice) qui signifient la plus complète assimilation est précisément le choix d’un indigène comme conjoint. Cela étant, il y a lieu de faire une remarque : le problème de l'unité nationale n'en est pas un d'assimilation. Comme pour la Suisse - mais dans des conditions, semble-t-il, plus difficiles ou peut-être moins mûries - l'unité canadienne doit reposer sur la coexistence, la participation, l'acceptation volontaire mutuelle de cultures différentes. Il ne s'agit donc pas d'assimilation. Cependant on ne peut s'empêcher de faire un lien entre le nombre des mariages interethniques et la facilité relative des rapports, la compréhension mutuelle, entre Canadiens et Canadians. Voyons donc quelle est la proportion des conjoints susceptibles de devenir des « assimilés » - certains diront « en danger » de le devenir !

Les statistiques ne donnent ni l'origine ethnique ni la langue maternelle des nouveaux mariés. Nous devons donc nous rabattre sur [174] la statistique des familles. En 1951, 87.6 pour cent des Françaises mariées et 89.7 pour cent des Français mariés avaient un conjoint de même origine ethnique. Dans la province de Québec, les pourcentages correspondants étaient 95.4 et 96.5. Les trois quarts des mariages exogames (ou mixtes) restants faisaient intervenir un conjoint britannique. Dans l'ensemble donc, du côté français, les chances d'assimilation par le mariage ne paraissent pas très nombreuses. Mais elles le sont beaucoup plus hors du Québec. Ainsi, dans l’Ontario, 37.6 pour cent des Françaises mariées et 33.8 pour cent des Français mariés ont un conjoint « étranger » ; les cinq sixièmes de ces conjoints étrangers sont britanniques et il est probable qu'il s'agit d'individus de culture anglaise, puisqu'au Canada - surtout hors du Québec - les Canadiens d'origine française sont à peu près les seuls qui se rattachent à la culture française, encore qu'ils soient loin de le faire tous.

Que se passe-t-il du coté des Britanniques ? Dans le Québec, - où ils occupent, au point de vue du nombre, une place relativement équivalente à celle qu'occupent les Français en Ontario, - les Britanniques se marient beaucoup plus entre eux que les Français de l’Ontariol [19]. En 1951, 20 pour cent des Québécoises britanniques étaient mariées à des non-Britanniques et 15 pour cent seulement à des Français. Les Britanniques masculins du Québec étaient un peu plus exogames : 18 pour cent avaient une épouse française. Dans l'ensemble du Canada, 4.1 pour cent des femmes et 4.8 pour cent des hommes britanniques avaient épousé des personnes d'origine française, dont on n'est d'ailleurs pas sûr qu'ils fussent francophones.

Nous avons supposé que les mariages mixtes sont l’occasion d'une certaine assimilation, mais rien ne nous dit dans quel sens joue cette assimilation ni quelle est son importance. Pour le cas qui nous occupe, nous ne savons pas si c'est le conjoint de culture française ou l'autre qui abandonne plus ou moins sa langue ou encore si les enfants issus de parents de langues différentes adopteront l'anglais ou le français comme langue maternelle. Les indications qui suivent répondent à ces questions.

Abandon de la langue originelle [20]

En 1931, 4.78 pour cent des Canadiens d'origine française avaient l'anglais comme langue maternelle. En 1941, le pourcentage était de [175] 5.89 et en 1951 de 7.77 [21]. Pour les Britanniques, ceux dont la langue maternelle était le français formaient pour les mêmes années les proportions suivantes : 0.59, 0.87 et 0.96 pour cent. Il semble donc que l'assimilation croit autant pour les Britanniques que pour les Français. Mais elle est beaucoup plus importante pour les derniers que pour les premiers.

Il est préférable, pour mieux cerner le phénomène, de découper le territoire canadien en régions. Cela permet de voir dans quelle mesure l'assimilation varie, lorsqu'on passe d'une région à l'autre. On peut même se faire ainsi une idée des facteurs en cause.

On se doute bien que l'assimilation est d'autant plus intensive que l'ethnie des assimilés est plus faiblement représentée dans le milieu où ils vivent. Ainsi, dans le Québec, où ils sont relativement peu nombreux, 8.4 pour cent des Britanniques ont le français comme langue maternelle. Le pourcentage est de 6.1 pour Montréal, où les Britanniques forment 17,7 pour cent de la population. Prenons maintenant les Français vivant hors de leur « glacier » : 29 pour cent ont abandonné leur langue originelle.

C'est au niveau des divisions de recensement ou même des municipalités locales qu'il faudrait analyser le phénomène de l'assimilation, ce que nous ne pouvons faire ici. Voici cependant les principaux résultats d'une étude plus poussée :

Il y a une forte corrélation négative entre la proportion des assimilés et celle de leur ethnie dans l'ensemble de la population locale. Le Père O.-J. Ferguson a calculé, pour différentes régions du Canada, des indices de corrélation montrant, au niveau des divisions de recensement, la relation qui existe entre la « densité française » et la proportion des Français ayant abandonné leur langue maternelle originelle [22]. Pour la région des Maritimes [23], l'indice trouvé est -0.82 en 1941 et -0.87 en 1951. Pour l’Ontario [24], l’indice est -0.8.

2) On trouve des résultats analogues, si au lieu de considérer la langue maternelle, on tient compte de la simple connaissance (ou ignorance) de la langue française.

3) Pour une même « densité ethnique » les Canadiens français semblent s'assimiler plus facilement que les Canadiens anglais. Cela peut tenir aux plus grandes difficultés que rencontrent les Français, là où ils sont minoritaires, dans l'établissement d'un équipement culturel minimum (écoles, radio).

[176]

4) L’assimilation varie aussi avec la proportion des mariages mixtes.

5) Pour les Canadiens français, la perte de la langue maternelle est systématiquement moins fréquente pour les agriculteurs que pour les ruraux non-agricoles et elle est moins fréquente pour ceux-ci que pour les citadins. Il y a exception pour la Colombie-Britannique.

6) Toutes choses étant égales, l'assimilation présente un état plus avancé là où elle peut s'exercer depuis plus longtemps (dans les Maritimes par exemple).

Il existe un phénomène assez inattendu sur lequel le Père Richard Arès [25] a attiré l'attention et qui a une importance capitale au point de vue du rapport qui existe entre l'accroissement de la population d’origine française et l’accroissement de la population de langue française. D'après les chiffres des recensements de 1941 et de 1951, l'accroissement des Canadiens d'origine française vivant hors du Québec a été compensé dans une large mesure par ceux d'entre eux qui adoptent la langue anglaise. Voici, pour les provinces ou le phénomène est le moins grave, le pourcentage que représentent les transferts linguistiques par rapport à l'accroissement des Français d'origine : Québec, 3.2 ; Nouveau-Brunswick, 21.4 ; Ontario, 53.7 ; Manitoba, 57.8 ; Colombie-Britannique, 62.3 ; Alberta, 77.5. Il y a mieux : dans trois provinces (Ile-du-Prince-Edouard, Nouvelle-Ecosse et Saskatchewan), le contingent des Canadiens français qui passent à l'anglais est plus fort que l'accroissement des Canadiens d'origine française! Dans le Québec et le Nouveau-Brunswick seulement, les Français d'origine fournissent plus de francophones que d'anglophones.

On ne peut donc pas, du moins en général, confondre « origine française » et « culture française », du moins pas dans les milieux où les Français sont minoritaires. A Terre-Neuve, 26.3 pour cent seulement des Français d'origine savaient le français en 1951 ; en Colombie-Britannique, 45.4 pour cent ; les autres provinces (sauf le Québec et le Nouveau-Brunswick) ont des proportions variant entre 50 et 80 pour cent.

Il y a là matière à s'interroger sur les chances de la survivance de la culture française dans l'ensemble du Canada.


IV. MORTALITÉ INFANTILE

Les statistiques sur la mortalité générale ne sont publiées que par province et non par ethnie. Aux différents âges de la vie, les taux du [177] Québec sont supérieurs à ceux de l’ensemble du Canada. Il y a sûrement là une différence qu'on peut transposer sur le plan ethnique. La province de Québec se signale aussi par une surmortalité féminine entre les âges 24 et 38 ans, c'est-à-dire que pour cette période de la vie, les taux de mortalité du sexe féminin sont supérieurs à ceux du sexe masculin.

Mais c’est la mortalité de la première année de la vie qui a toujours retenu le plus l'attention des démographes et de tous ceux qui s'intéressent aux problèmes sociaux. D'une part, la mortalité infantile (décès de moins d'un an) se situe à un niveau très élevé [26] ; d’autre part une grande partie de ces décès sont dus à des facteurs sociaux ou culturels. Des enquêtes faites en France et en Grande-Bretagne ont montré en effet que la mortalité varie beaucoup lorsqu'on passe d’un milieu socio-culturel à l'autre. Ainsi en France, en 1950-1, le taux de mortalité variait du simple au triple lorsqu'on passait de la classe la plus favorisée (professions libérales) à la classe la moins favorisée (manoeuvres).

Or, on trouve au Canada de grandes différences entre les ethnies, en ce qui concerne la mortalité infantile. En 1951, le taux de mortalité infantile [27] du Canada était de 37.8 pour mille. Après les Indiens (115 pour mille) venaient les Canadiens français, avec un taux de 49.4. Le groupe ethnique qui suit est constitué par les Anglais (à l'exclusion des Irlandais et des Ecossais, qui ont des taux plus faibles) : 33.1 pour mille. Tous les autres groupes ethniques ont des taux inférieurs à 30 pour mille. Une analyse plus poussée montre que cette différence de mortalité est imputable surtout à des maladies apportées à l'enfant par le milieu où il vit : il s'agit en particulier de maladies infectieuses et de mauvaise alimentation. Les enquêtes citées ont montré que la lutte contre ces maladies dépend avant tout de deux facteurs : l'éducation sanitaire ou l'éducation tout court de la mère ; un niveau minimum de bien-être économique qui permet à la mère de s'occuper efficacement de ses enfants. Il serait extrêmement utile de savoir quels sont les facteurs socio-culturels qui affectent la mortalité infantile, au Canada.

Ajoutons cependant que les progrès enregistrés dans ce domaine depuis une trentaine d'années semblent avoir été aussi rapides pour la province de Québec que pour le reste du Canada. L’écart absolu entre les taux s'est même partiellement résorbé.

[178]


V. CONCLUSION

Toutes les valeurs culturelles ne sont pas reflétées - du moins pas directement - par les phénomènes démographiques analysés. Ainsi la préoccupation d'insérer dans l'activité des hommes des formules humaines, non entièrement mécaniques, n'est pas facilement perceptible. Cependant certains aspects démographiques soulignés par l'étude de M. Keyfitz ou la nôtre sont liés assez directement à la culture ; nous entendons par là qu'ils ont un rapport avec les objectifs que se fixent (ou ne se fixent pas) les individus et les institutions, avec l’ordre de valeurs auquel ils se conforment et avec la façon dont ils se « proportionnent » à leur milieu et aux buts poursuivis. Nous nous intéressons ici aux Canadiens français.

La répartition professionnelle montre qu'ils sont moins adaptés à la structure économique de leur milieu ; en tout cas, ils ont moins « réussi ». Peut-être cela reflète-t-il une conscience bien tardive du besoin d'un équipement intellectuel et éducatif d'ailleurs encore très insuffisant.

Quant à leur résistance à l'immigration, elle peut s'expliquer d'abord par les forts accroissements naturels que le milieu économique arrive avec peine à accueillir. Un accroissement de population de plus de 2 pour cent par an requiert des investissements qui peuvent être doubles de ceux que nécessite une population à peine croissante. Il y a aussi des facteurs psycho-sociologiques : les individus qui n'ont pas la compétence ou la richesse suffisantes pour concurrencer efficacement les arrivants se réfugient facilement derrière leurs « droits , de premiers occupants. De plus, on trouve des traces encore marquées de la crainte traditionnelle d'être noyés par la quantité des « étrangers » et le désir facilement justifiable de maintenir ou d'accroître la proportion des Canadiens français au Canada. Cette crainte et ce désir s'appuient sur le fait qu'une proportion importante des Canadiens d'origine française adoptent la langue anglaise.

La forte mortalité infantile des Canadiens français a une signification socio-culturelle dont il est difficile de préciser les aspects principaux. Un niveau de vie inférieur, une déficience de l'éducation sanitaire ou de l'éducation tout court, la surcharge de plusieurs mères, peuvent être en cause.

La faveur relativement restreinte dont semble jouir la vie conjugale, chez les Canadiens, est peut-être la conséquence de difficultés économiques ou peut-être d'un sentiment plus prononcé de la gravité du mariage auquel s'ajoute une certaine modération devant les charges [179] familiales qu'impose l'observance de la morale catholique. On observe également des indices de stabilité et de fidélité a une tradition socio-religieuse : abstention du divorce, fécondité illégitime plus faible et forte fécondité légitime, sur laquelle nous allons insister un peu.

Cette force des Canadiens français est probablement l'élément de leur vie qui est évoqué avec le plus de satisfaction. Dans plusieurs milieux, on souhaite un retour à la fécondité du XVIIIe siècle ! On a une conscience très vive du rôle qu'a joué cette forte natalité dans la survivance des Canadiens français ; et il ne s'agit pas uniquement de l’existence de quatre millions d'individus d'origine française mais du maintien d'une société - si imparfaite soit-elle -ayant réussi à conserver une vie propre avec ses institutions, son droit, sa pensée, sa religion, ses romans, bientôt son théâtre, ses arts, etc. On croit fermement que ce qui a permis cette survivance dans le passé saura bien le faire dans l'avenir. Mais peu de penseurs, de dirigeants, s'interrogent sur les problèmes économiques que pose la forte croissance de la population du Québec. On a accepté fort mal ou pas du tout le fait que la « terre » ne semble pas pouvoir absorber une partie même minime de l'accroissement démographique ; on ne s'est donc pas soucié davantage de la quantité d'investissements industriels nécessaires pour encadrer, faire travailler les jeunes générations qui se présentent chaque année sur le marché du travail, surtout dans un milieu qui a peut-être peu d'épargne et peut-être aussi, bien peu de sens de l'épargne pour faire face a la nécessité de ces investissements.

Pour notre part, nous n'avons jamais vu posée directement ou indirectement cette question qui nous parait essentielle : si la forte natalité des Canadiens français les a servis dans le passé - et cela du moins semble un fait certain puisque sans elle ils auraient été engloutis - si cette forte natalité les a servis, parce qu'alors il s'agissait surtout d'un objectif quantitatif, ne peut-on pas se demander si un retour à la fécondité « naturelle » (celle d'avant 1850), ne va pas les desservir ? Les objectifs à poursuivre désormais ne sont-ils pas surtout d'ordre qualitatif ? Et la quantité ne jouerait-elle pas dans certains cas contre la qualité ? La faible scolarité du Québec après la limite de la scolarité obligatoire et certaines enquêtes de la jeunesse ouvrière catholique le laissent entendre [28].

Quelle est la fécondite souhaitable, compte tenu de la capacité d'absorption de l'économie d'une part et, d'autre part, des possibilités pour les familles d'éduquer et d'instruire convenablement leurs enfants [180] et pour l’état de faciliter cette éducation ? Certains penseurs se sont inquiétés de cette question, Bourassa entre autres : « Ce n’est pas tout d'avoir beaucoup d'enfants ; le principal, c'est de les élever au triple sens du mot : physique, intellectuel et moral [29] »

Mais le plus souvent, pour expliquer les défections à l'égard de la tradition des familles nombreuses, on évoque surtout des « péchés ». Certes c’est l’égoïsme qui est en cause la plupart du temps. Mais il y a peut-être parfois un souci « d'éduquer les enfants au triple sens du mot ». On a parfois « excusé » la baisse de la natalité par l'insuffisance des salaires des chefs de famille. Comme remède, on a souvent préconisé le « salaire familial » ; mais on s'est assez peu inquiété du niveau du revenu national capable d'étayer ces salaires familiaux et des investissements nécessaires pour atteindre ce revenu.

Bref, les Canadiens français sont restés jusqu'à maintenant moins sensibles que leurs co-nationaux à la civilisation occidentale moderne. Mais l’évolution rapide de la pensée sociale, souhaitée et amorcée énergiquement ou impétueusement par les jeunes intellectuels, rend impossible un jugement d'ensemble sur l'interprétation de la vie démographique des Canadiens.

1955



[1] Préface à Marcel Reinhard, Histoire de la population mondiale de 1700 à 1948 (Paris : Domat-Montchrestien, 1949).

[2] Les statistiques disponibles lèvent, à toute fin pratique, l’imprécision de la notion de culture ; les comparaisons seront établies d'après l'origine ethnique, bien que l'« origine » ne corresponde pas toujours, tant s'en faut, à la culture ou même à la langue.

[3] Recensement du Canada, 1941, vol. I, p. 139.

[4] Ibid., p. 137, Tableau 1.

[5] Les statistiques officielles ne donnent pas la répartition des nouveaux mariés par origine ethnique.

[6] La corrélation entre l'évolution de l'emploi et celle des mariages le montre de façon frappante. Voir : Recensement de 1941, vol. I, p. 141, Graphique 1.

[7] La distribution de chacun de ces groupes suivant l'habitat n'est pas très différente et cette ressemblance est intéressante car elle élimine à peu près l'influence importante que pourrait avoir ce facteur.

[8] The Changing Size of the Family in Canada (Ottawa : imprimeur du Roi, 1948).

[9] Il faut cependant noter que la différence de religion n'est pas simple : elle inclut, par exemple, des différences de niveau de vie, ce qui doit aussi exercer une influence.

[10] Le mot « divortialité » est un néologisme qui est en voie d'être accepté, sinon par les littérateurs, du moins par les démographes. Voir : Nations-Unies, Dictionnaire démographique multilingue (édition provisoire, volume français, New York, 1954).

[11] Celle-ci coincidant avec la période où la fécondité est la plus forte, il se peut que la surmortalité féminine québécoise s'explique, du moins en partie, par les accidents provoqués par les accouchements. C'est dans le Québec que la proportion des accouchements ayant lieu dans une clinique ou un hôpital est la plus faible.

[12] Les phénomènes relatifs à la natalité et à la mortalité sont désignés en français par l'expression - mouvement naturel de la population - ou, par abréviation, - mouvement de la population ».

[13] « The Growth of Canadian Population », Population Studies, vol. IV, no 1 (juin 1950).

[14] Le taux de natalité est le nombre annuel des naissances pour mille habitants.

[15] Le « taux de fécondité totale » est le nombre d'enfants qu'auraient, en moyenne, au cours de leur vie, les femmes qui vivent jusqu’à l'âge 50 ans, étant donné les conditions de nuptialité et de fécondité du moment.

[16] The Changing Size of the Family in Canada, p. 68.

[17] Pour l'ensemble des Canadiennes, on trouve 3.43 enfants.

[18] L'origine ethnique d'un individu peut être très complexe. Elle l'est toujours quand on remonte indéfiniment les différentes lignées de l'ascendance. Pour les fins du recensement, l’origine d'un individu est déterminée par celle de la lignée paternelle et en pratique, elle correspond à celle de son père.

[19] Cependant les calculs à l'échelle provinciale sont faiblement significatifs. En ce qui concerne les Britanniques du Québec, il faut remarquer que leurs effectifs sont plus concentrés (à Montréal surtout) que ceux des Franco-Ontariens, ce qui explique l'endogamie relativement forte des premiers.

[20] Les chiffres qui ont servi de base à cette étude sont tirés des recensements. Les constatations que nous faisons ne sont donc justes que dans la mesure où l'origine ethnique et la langue maternelle sont déclarées correctement.

[21] 0n a exclu Terre-Neuve de ces calculs.

[22] 0neil-Joseph Ferguson c.s.c., « Le Comportement linguistique de la population d'origine française », thèse présentée à l’Ecole des hautes études commerciales, Montréal, 1953.

[23] Moins certains comtés français.

[24] Moins certains comtés français.

[25] Voir Richard Arès s.j., « Position du français au Canada », Relations, avril à septembre 1954.

[26] Au Canada, malgré une réduction de cette mortalité des deux tiers de ce qu'elle était en 1920, le taux des décès d'enfants de moins d'un an est aussi élevé que celui des vieillards de 70 ans.

[27] Nombre de décès au cours de la première année de la vie pour mille enfants nés vivants.

[28] Voir en particulier dans L'Action catholique ouvrière, octobre 1952, le rapport de l’« Enquête sur la vie professionnelle dés jeunes travailleurs du Québec ».

[29] Henri Bourassa, « La Famille canadienne, ses périls, son salut » dans « Semaines sociales du Canada », IVe session, sur La Famille, tenue à Montréal en 1923 (Ottawa, 1924).



Retour au texte de l'auteur: Jacques Henripin, démographe, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le vendredi 25 novembre 2011 13:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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