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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Denise Helly, “Les transformations de l’idée de nation.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Gérard Bouchard et Yvan Lamonde, La nation dans tous ses états, Paris, L’Harmattan. 1997, chapitre XV, pp. 311-336. [Autorisation formelle accordée le 11 février 2008 par l’auteure de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Denise Helly

Anthropologue, chercheure, INRS culture - société 

Les transformations de l’idée de nation”. 

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Gérard Bouchard et Yvan Lamonde, La nation dans tous ses états, Paris, L’Harmattan. 1997, chapitre XV, pp. 311-336.

 

I. Introduction : la question posée
 
II. Origines et réalités de la nation
 
A. La communauté de langue imaginée au XVIIème siècle (B. Anderson, 1983)
B. La patrie (E.Hobsbawm, 1990)
C. La nation politique : dignité et démocratie (L.Greenfeld, 1992)
D. La communauté d'intérêts et l'économie nationale (E.Hobsbawm, 1990)
E. L'homogénéisation culturelle (E.Gellner, 1983)
 
III. La formation du sentiment national et de l'identité nationale
 
A. Trois nouvelles idées
B. L’homogénéisation culturelle
C. La création des symboles
D. Inégalités et conflits européens
E. Les revendications nationalitaires
F. Les « nationalismes officiels » (H.Seton-Watson, 1965)
G. L'apogée du nationalisme culturel européen : 1918-1939
 
IV. De la nation culturelle à l’État-providence à la communauté
 
A. Première brèche
B. Deuxième brèche
C. Troisième brèche
D. Quatrième brèche
E. La globalisation et le retour en force de la communauté
 
Conclusion
 
Renvois bibliographiques

 

I

Introduction : la question posée

 

En Occident, à l'exception notable du Royaume Uni, toutes les sociétés existantes ont créé des mythes pour rendre compte de leurs frontières territoriales et de leur souveraineté politique. Ces interprétations servent à l'identification des individus comme membres d'une entité collective particulière, dite nationale, et elles représentent de puissantes et efficaces bases de mobilisation politique et, autrefois, de mobilisation militaire. Les principaux référents invoqués sont, selon les cas, l'histoire de l'implantation géographique, la langue et la tradition écrite, la religion, les luttes pour l'érection d'un État démocratique, l'existence d'un État pré-moderne monarchique et, dans certains cas, comme l'Allemagne nazie, la « race ». 

Ce constat historique soulève des questions qu’ont ravivées depuis une dizaine d’années la multiplication des conflits ethniques et l’érosion du champ d’action des États nationaux par la réorganisation technologique et la globalisation de la production [1]. Quels référents un État démocratique doit-il invoquer pour fonder son existence et sa légitimité : les seules rationalité et autonomie individuelles et les droits qui en découlent selon la philosophie moderne des Lumières, ou aussi « l’histoire » et la « culture » particulières de la société qu'il représente ? L’État repose-t-il sur un partage de similaires référents individuels ou aussi sur la mémoire de certains évènements et sur une tradition ? La représentation d'un lien culturel est-elle un fondement nécessaire de tout État moderne ou n'aurait-elle été qu'une manifestation historique, rendue de plus en plus inopérante par l'interdépendance des économies nationales et la mondialisation des marchés et des migrations ? Nation culturelle et principe universaliste s’opposent-ils ? L'État est-il l'émanation, l'incarnation de cette nation ou, au contraire, en est-il totalement autonome et son unique responsabilité serait la mise en oeuvre du contrat passé entre les résidents, contrat sans cesse renouvelé lors des élections et des débats publics ? Le sentiment national ne serait-il qu'une construction de certaines catégories sociales monopolisant l'État et légitimant leur pouvoir ? Est-il au contraire inéluctable, car toute identification collective serait fondée sur l'expérience, laquelle demeure acquise dans des cadres territoriaux et sociaux limités ? Nombre de questions corollaires sont soulevées par le débat sur les fondements premiers de l’État moderne. Une reconnaissance de la diversité culturelle au sein d’une société, soit un différencialisme à la fois linguistique, juridique et scolaire est-il possible ? Des sociétés étatiques ont connu de telles diversités : sociétés coloniales, dites « plurales », de l'Asie du Sud-Est, Empires chinois et ottoman mais aussi Malaisie contemporaine. Qu’en serait-il d’un multiculturalisme multilingue dans des systèmes démocratiques ? Selon quels critères accorder la citoyenneté à des individus, la jouissance de droits politiques, la naissance sur le territoire contrôlé par l’État, l’ascendance, la participation aux coûts collectifs, l’héritage culturel, la langue, la religion ? Selon quels critères définir l’appartenance d’un individu à une société, si la société civile et l’État sont deux réalités différentes ? Doit-on parler de sens individuel d’appartenance ou de« droit » d’appartenance, vu que celle-ci est, de fait, selon les débats actuels, définie par une majorité culturelle ou politique ? 

Le questionnement sur les fondements de l’État et ses liens avec la« nation », la« culture », la« communauté », peut être abordé du point de vue de l’histoire ou de la philosophie politique. Il est au coeur de deux cercles de débat académique, très actifs depuis une dizaine d’années, l’un sur les origines historiques de la« nation » et sur la réalité que celle-ci recouvre, l’autre sur le statut du principe juridique comme racine de l’État moderne. Nous nous limiterons ici à rappeler les connaissances et les débats entourant les formes historiques de la « nation ».

 

II.

Origines et réalités de la nation

 

Tous les auteurs s'entendent pour dire que la communauté d'origine ou de langue associée à la notion de nation est une fiction. La notion de communauté des origines est sans aucune validité en raison de migrations et de conquêtes, comme de nombreux historiens l'ont démontré dans le cas de chaque nation européenne. La notion de communauté nationale de langue et culture est aussi inopérante (E.Gellner, 1983, p.44-46). Il existe actuellement environ 8 000 langues et 200 États et des nationalismes se sont construits à partir non pas de la défense d'une langue et d’une culture mais d’un idéal politique (États-Unis, France, États latino-américains) de l'histoire (écossais) ou de la religion (irlandais). Si la représentation de cultures et langues nationales compose une invention historique, une double question surgit : quelles sont les conditions d’apparition de cette représentation ? Comment a-t-elle pu s’actualiser si efficacement au long de l’histoire moderne ? 

Nous examinerons les positions de quatre auteurs sur la question des liens entre culture, État et nation dans l’histoire : B. Anderson (1983), E. Gellner (1983), E. Hobsbawn (1990), L. Greenfeld (1992) et H. Seton-Watson (1965). Le choix de ces auteurs tient à la représentativité de leurs positions théoriques dans le débat en cause.

 

A. La communauté de langue imaginée au XVIIème siècle
(B. Anderson, 1983)

 

Selon Anderson, la notion de nation doit être comprise comme le fruit d'un changement culturel. Son utilisation et sa codification par les États sont des processus autres, plus tardifs. B. Anderson cherche plutôt à repérer la logique d’articulation des représentations qui ont permis l'apparition de la notion de nation avant la fondations des États modernes, américains et français. À ses yeux, le fondement premier est la communauté imaginée de langue [2] qui apparaît durant le XVIIème siècle en raison de l'extension de l'usage des langues vernaculaires et de la diffusion des textes grâce à l'imprimerie et à l'invention de la presse. L'écrit donne le sens d'une permanence et d'une continuité aux langues, fait central pour la notion de nation si imprégnée de continuité. Pour cet auteur, l'idée d'égalité et de communauté des égaux a seulement permis la mobilisation de la communauté de langue qui lui préexistait. Sans ces trois facteurs, langue en commun, invention de la presse [3] et diffusion de l’imprimé, la communauté d'égaux n'aurait pu être divulguée, ni donner lieu aux transformations radicales des États absolutistes. B. Anderson parle de « communauté imaginée » à propos de cette communauté de langue, car les locuteurs d'une même langue ou les membres d'une nation, même la plus petite, ne se connaissent jamais, bien que, dans leur esprit, existe une image de « camaderie horizontale », sans regard aux différenciations entre individus. 

B. Anderson (1983, p.18-19) voit un second fondement au nationalisme. Le nationalisme représente un mode d'endiguement de la contingence et de la mort, une forme de religion laïcisée, civile, remplacant l'ordre divin aboli par les Lumières. La destruction de l'ordre divin est la fin de la fatalité, de la contingence et l'avènement du sens historique. Comme les grandes religions centrées sur l'explication de la contingence et son dépassement, « la magie du nationalisme est de changer le hasard en destin » (p.19). Les nations sont dites exister de temps immémoriaux et avoir un avenir. Elles seraient une réponse au vide laissé par le détrônement des grandes religions par le rationalisme. La mutation culturelle invoquée par B. Anderson, dont le déclin de la cosmologie religieuse est le signe, peut être résumée en quelques points : 

--  la conception du temps change au cours des XIVè et XVIIè siècles : le monde médiéval n'a de conception de l'histoire que comme une chaîne sans fin de causes et effets ou encore comme séparation radicale entre présent, futur et passé ;
 
--  l'idée que la « société est naturellement organisée autour et au-dessous de centres, les monarques, des êtres hors de l'univers humain et investis d'un pouvoir divin » (p.40) les dépassant se transforme, rendant caduque l'indistinction entre cosmologie et histoire, entre les origines des hommes et du monde. La fin de cette certitude signifie que l'existence humaine est enracinée dans l'histoire, dans la matérialité et crée son propre sens.
 
--  l'idée que le langage est une voie d'accès privilégiée à une vérité ontologique et non un simple système de signes s'érode ;
 
--  les langues sacrées (grec, latin, hébreu) perdent leur statut premier au profit de langues vernaculaires sous l'effet de l'imprimerie et de l'alphabétisation, notamment dans le cas des langues anglaise, française et espagnole [4] ;
 
--  l'usage des langues vernaculaires est étendu par les administrations royales dès le XIVème siècle en Angleterre et dès le XVè siècle en France (1529), et une codification de ces langues s'opère au XVIIIème siècle (créations de dictionnaires et études philologiques). Enseignants, écrivains, avocats, prêtres, bureaucrates ont un rôle majeur dans la création de la notion de communauté de langue, puis de nation.
 
--  la Réforme comme contestation de l'ordre religieux, de la langue des élites religieuses et premier mouvement de diffusion d'idées dans une langue vernaculaire (p.43-44) joue un rôle. 

Comme E. Hobsbawm et E. Gellner, B. Anderson attache une importance centrale à la diffusion de textes écrits en langue vernaculaire pour expliquer l'apparition de la nation. À la différence des noblesses, liées par des mariages et des alliances, la bourgeoisie est la première classe liée par une communauté imaginée, celle créée par la lecture d’écrits. Un bourgeois par occupation doit savoir lire et compter ; il n'y a pas de bourgeoisie illettrée. 

Les premières nations modernes apparaissent entre 1776 et 1838, comme républiques en France, aux États-Unis et en Amérique latine (à l'exception du Brésil). B. Anderson s'attarde sur les cas d'Amérique latine pour démontrer la non-validité des théories selon lesquelles la défense d'une langue et le rôle de la classe moyenne seraient des facteurs fondamentaux de l'apparition du nationalisme. En Amérique latine et à Cuba plus tard (1898), la langue des Créoles est celle de la métropole et les classes moyennes sont quasi-absentes au XVIIIème siècle. Les révolutions sont réalisées par des propriétaires terriens effrayés par les rébellions noires ou indiennes et par les limites au commerce et à leurs droits imposées par la métropole (p.50-51) [5]. 

La dynamique à l’oeuvre dans ces cas est : 

-   une diffusion rapide de la philosophie des Lumières de la France et des colonies d'Amérique, grâce à la présence d'une seule langue, l'espagnol,

-   la présence d'une autonomie administrative depuis le XVIème siècle, reposant sur une bureaucratie coloniale espagnole surplombant une bureaucratie créole sans pouvoir, ni mobilité vers le centre madrilène. La population créole est d'origine espagnole mais est déconsidérée par la métropole ;

-   une autarcie économique à cause du protectionnisme espagnol qui interdit tout commerce de pays à pays sans passage par l'Espagne (B. Anderson, p. 54-55).

-   une gestion centrale plus efficace à partir de 1760 et une hausse des prélèvements par la métropole. 

Selon B. Anderson, il n'est pas valide d'invoquer la défense d'une langue par des classes moyennes montantes pour voir la notion de nation apparaître en Amérique latine et aux États-Unis. Une communauté imaginée de langue y existe avant la création des États. Comme en Europe, aux XVIIIème et XIXème siècles, ce sont les catégories minoritaires de la population qui sont alphabétisées, qui fomentent les révolutions. Elles le font non pas au nom de la défense d'une spécificité linguistique et culturelle mais au nom de leurs droits et de la transformation du pouvoir politique [6]. Au XVIIIème siècle et avant, les débats sur le statut des langues vernaculaires sont menés uniquement par des élites intellectuelles et littéraires. L’expérience de la langue comme marqueur commun ne correspond pas à l'expérience des populations incluses dans un même État. Celles-ci sont illettrées, ont des pratiques culturelles diverses, comme de multiples langues ou dialectes, et ne développent aucune représentation d'une communauté de territoire. Les référents culturels et linguistiques n'ont pas de réalité au XVIIIème siècle. De surcroît, les premiers États modernes républicains sont érigés en Amérique Latine, aux États-Unis et en France, alors que l'Amérique latine et les treize colonies d'Amérique partagent, avec l'Espagne ou la Grande-Bretagne, une même langue ou que la majorité des Français parlent divers dialectes et non le français. La logique de la distinction communautaire s’opère plutôt selon l'allégeance à un Roi ou à un noble, selon la parenté, le phénotype, l'histoire, la religion, la région ou des usages de production. Dans d’autres cas, la religion crée un sens de communauté [7] depuis le XVIIème siècle, comme au sein des populations russe, polonaise et irlandaise (E.Hobsbawm, 1990, p.71). Enfin, si la représentation de communautés plus larges que celle connue dans la vie quotidienne existe avant le XVIIIème siècle, encore faut-il expliquer, pour B. Anderson, le lien fait à partir de cette période entre communauté, État et culture. Les faits présentés par B. Anderson et les études des révolutions américaine et française, démontrent que la notion de communauté culturelle ou linguistique ne fut pas le fondement de la notion de nation développée durant les révolutions politiques du XVIIIème siècle et du début du XVIIIème siècle, en Occident.

 

B. La patrie (E.Hobsbawm, 1990)

 

Jusqu'au XVIIIème siècle, le mot de nation et ses équivalents anglais et américain (nation), hollandais (natie), allemand (volk) et espagnol (nacion) convoie le sens de guilde, de corporation, d'association et de lieu de naissance [8]. Il équivaut au mot de pays. Le rattachement de cette notion à des institutions politiques date du XVIIIème siècle ou d'une période plus tardive dans le cas des Empires (1884 en Espagne). La première mention d’un lien entre communauté et institutions politiques daterait des années 1740, sous la plume d'un auteur allemand, décrivant une nation comme un ensemble de territoires regroupant des populations de cultures et langues hétérogènes et partageant les mêmes lois. 

Au XVIIIème siècle, les termes de nation, État et peuple souverain sont liés entre eux par celui de citoyenneté comme partage d'intérêts politiques communs, lutte contre les privilèges et acquisition de libertés politiques. Jusqu'en 1800, le terme de nation est peu utilisé, notamment aux États-Unis où celui d'Américain le remplace (P.Vilar, 1978). Les Révolutionnaires français parlent de patrie et non de nation, le patriotisme étant la manifestation de l'amour d'un pays au travers du désir de le réformer politiquement. La patrie a une connotation politique et non culturelle ou territoriale. L'un des plus difficiles débats des Révolutionnaires français concerna la définition des frontières lorsque les attaques armées des puissances européennes limitèrent l’extension de la Révolution (J.Y.Guiomar, 1974). Autre exemple, Napoléon étend la notion de nation à l'Europe lors de ses guerres de conquête (E.Hobsbawm, 1990).

 

C. La nation politique : dignité et démocratie
(L.Greenfeld, 1992)

 

L. Greenfeld conteste les thèses fonctionnelles ou instrumentales du nationalisme, car elle assimile celui-ci à la lutte pour l’égalité des droits qui s’accentue au XVIIIème siècle. L’identité nationale naît d’un besoin d’authenticité, d’égale dignité, de la lutte pour les franchises et du ressentiment provoqué par un statut précaire, notamment chez les intellectuels. Les premiers inventeurs de la nation furent les aristocrates henriciens (Angleterre) qui établirent l’équivalence entre peuple et nation et voulurent élever chaque individu à la dignité des membres de l’élite. Le principe de reconnaissance qu’ils poursuivaient était individualiste. La souveraineté du peuple résidait dans les individus et si ces derniers l’exerçaient, ils étaient membres de la nation. Nation et démocratie sont associées chez les inventeurs du nationalisme même si la diffusion du nationalisme ne s’est pas toujours accompagnée de démocratie. En raison de la dissociation de ces deux termes, la notion et la réalité de la nation et du nationalisme se sont réifiées et elles ont donné lieu à celle de communauté nationale, ainsi qu’à la multiplication d’interprètes de la volonté collective [9], tous aussi disqualifiés les uns que les autres pour cet auteur. L.Greenfeld maintient le propos du nationalisme, démocratique et égalitaire à ses origines.

 

D. La communauté d'intérêts et l'économie nationale
(E.Hobsbawm, 1990)

 

La consolidation des bourgeoisies et des États républicains français et américain, la présence de la puissance britannique et la concurrence économique entre ces trois pays donnent une impulsion nouvelle à la notion de nation à partir des années 1830. À travers leurs intellectuels, ces pays livrent une bataille contre les tenants du libéralisme économique classique opposés à la création de liens entre la notion de nation et l'État. Se déroule un débat d’importance historique sur la notion d’économie nationale, alors que les empires coloniaux, britannique, français, hollandais, espagnol et portugais se divisent le monde. Adam Smith [10] et le courant qui lui est rattaché, s'opposent à tout traitement de l'économie d'un pays comme un ensemble devant être défendu par une politique étatique. Ils considèrent les politiques de développement économique menées par chacun des États comme des formes de contrôle nuisibles à l'enrichissement individuel. Ils craignent tout prélèvement ou confiscation de biens par l’État. Au XIXème siècle, la théorie du libéralisme économique est basée sur la primauté des entreprises individuelles et des organisations privées, ainsi que sur l’évitement de tout empiètement de l’État sur le droit de propriété. 

Un autre courant avance la thèse selon laquelle les intérêts individuels ne contribuent pas à la richesse collective d'un pays, à la richesse « nationale », notamment quand le pays est de faible taille et de faible puissance et doit concurrencer des économies fortes, comme celle de la Grande-Bretagne. De plus, observent certains auteurs comme Molinari en 1854 (E. Hobsbawm, 1990, p. 28), les politiques étatiques de contrôle des finances, de la monnaie et de la fiscalité existent et certains de leurs bénéfices sont difficiles à nier. Un débat au sein de ce courant, auquel participent les économistes de l'école historique allemande, des auteurs américains (A. Hamilton), français (E. Renan, E. Regnault), italiens (Mazzini, Molinari, Cavour) et anglais (J.S. Mill) ainsi que nombre des tenants du libéralisme économique, concerne la définition des critères d'un ensemble économique territorialisé, géré par un État. La notion d'économie nationale apparaît, et la première acception de la notion de nation, comme communauté d'intérêts rattachée à la fois à un État et à un territoire, trouve là ses origines. 

Une économie nationale est celle s'appuyant sur un territoire permettant à la fois sa viabilité actuelle et son expansion. La nation est conçue comme pouvant, sinon devant, élargir ses frontières. Des possibilités d'économies et d'entités nationales irlandaise, sicilienne ou tchèque, voire belge et portugaise, sont exclues par certains de ces auteurs. Le principe de la nationalité ne semble pouvoir s'appliquer qu'aux nationalités de large dimension, soit à l'époque, celles française, anglaise, espagnole, russe, allemande, polonaise et italienne. Vu la viabilité économique recherchée et la nécessité d'un large territoire, les nations peuvent comprendre des populations de cultures hétérogènes. Ces « minorités » sont vouées à se fondre dans l'entité nationale et, selon les auteurs de ce courant, souvent membres de « minorités » culturelles, la fusion en cause n'implique aucune tonalité discriminatoire, péjorative ou nostalgique, mais exprime plutôt un désir de participation et d'inclusion dans un ensemble viable. 

Cette superposition de la nation et d'une économie territoriale sous la poussée des forces économiques participe d'une conception d’une évolution de la tribu à la région, de la région à la nation. La nation est conçue comme un ensemble dirigé par un État historique, en concurrence économique avec d'autres, offrant aux individus plus de possibilités de promotion sociale que la région, et ouvert à quiconque, sans distinction de culture ou de langue. Selon E.Hobsbawm (1990), telle est la vision, à la fin du XIXème siècle, de la bourgeoisie européenne libérale qui, après avoir conquis l'État, lui adjoint la nation. Les principes révolutionnaires universalistes du XVIIIè siècle cèdent le pas aux intérêts économiques des États et le lien entre territoire, communauté d'intérêts et État moderne naît au XIXème siècle. 

 

E. L'homogénéisation culturelle (E.Gellner, 1983)

 

Une explication complémentaire de la précédente est formulée pour expliquer le lien entre nation et culture qui se formalise au XIXème siècle. La nation est une entité culturelle et le nationalisme l'idéologie de la superposition de l'État et de la nation. Celle-ci est dite une et indivisible, les frontières des groupes culturels ne pouvant mettre en cause les frontières politiques et aucun groupe culturel particulier détenir l'exercice exclusif du pouvoir. Pour E.Gellner, cette superposition apparaît sous l’effet de la construction de la culture nationale que secrète et nécessite tout système industriel. Nationalisme, gestion industrielle et État moderne sont inséparables. Pour asseoir cette idée, il oppose les fondements de la société agraire, féodale et de la société industrielle. 

Dans les sociétés agraires, la superposition de l'État et d'une culture est un impensé [11]. La majorité des populations est illettrée et les techniques de diffusion des idées (imprimerie, presse, communications) n’existent pas.La recherche d'homogénéité culturelle est un autre impensé, car la société repose sur une hiérarchie rigide de classes ou castes qui cherchent à prélever un surplus fiscal et à obtenir l'obéissance et non le consentement de leurs sujets. Il n’existe aucune mobilité ou forme permanente de contact entre les catégories dirigeantes et la masse paysanne. La seule culture reconnue est celle des minorités gestionnaires et dirigeantes qui sont recrutées selon la naissance (noblesse, brahmins), l'acquisition d'un savoir codifié accessible à quelques uns (mandarins chinois, prêtres), ou encore l'assujettissement obligatoire à l'État (eunuques chinois, janissaires de l'Empire ottoman). La culture et les langues de la masse paysanne sont extrêmement différenciées et cette diversité est valorisée. 

Une culture homogène naît au contraire de la société industrielle et rend possible la représentation d’une expérience commune, d’une communauté de culture, que renforcent diverses formes de socialisation gérées par l’État. Selon E.Gellner les facteurs suivants sont à l’oeuvre : 

1.  structure de classe ouverte et idéologie de la mobilité sociale et géographique, de l'égalité et de la communication entre les groupes et les individus ;
 
2.  conception du savoir comme acquisition et application de la rationalité en vue d'une maîtrise et d'une efficacité, et notion d'une continuité de l'univers à reconstituer à la différence des sociétés agraires qui concevaient l'ordre humain et matériel comme une multiplicité d'univers distincts, sans liens entre eux ;
 
3.  vision d’un progrès et d'un enrichissement permanent, constant ;
 
4.  division du travail évolutive et complexe selon laquelle les rôles occupationnels ne sont pas assignés et permanents ;
 
5.  scolarisation minimale de tous, nécessaire en raison de la multiplication des tâches techniques et de la division et de la distribution des rôles selon le savoir et non selon la naissance ; une formation générale de base (alphabétisation, calcul) est indispensable à l'industrialisation ;
 
6.  présence d'un corps d'agences chargées du maintien de l'ordre et de la gestion, l'État, et vu la division avancée du travail, les individus désignés pour remplir les fonctions de l’État ne peuvent en remplir d'autres, comme dans les sociétés pastorales ou agraires. 

Le trait premier de la société industrielle serait la nécessité d’une formation minimale des populations à des techniques de base utiles à son développement : capacité minimale de lecture et de calcul (dénommée éducation primaire). La société industrielle nécessiterait et produirait une homogénéité culturelle, car elle est basée sur une diffusion d’un savoir uniforme, offert, sinon imposé, à toutes les classes sociales. Par ailleurs, l'État détient seul la légitimité et les moyens d'imposer cette culture. La superposition de l’État et de cette culture commune, diffusée par l'école et les corps de métier, devient la base à la fois d'une nouvelle forme d'identification collective et de la création, pour la première fois dans l'histoire, d'un lien direct entre État et individu [12]. 

Néanmoins, les États modernes naissent d'États historiques, implantés territorialement, et les marchés et économies nationales se concurrencent. Les États adoptent des modalités différentes pour implanter la culture industrielle ; ils se particularisent. Si, dans tout pays industrialisé, les individus s'identifient selon leur rôle occupationnel, leur savoir, et non plus selon leur lieu de naissance et de vie ou leur religion, ils le font au sein d’institutions particulières, localisées. Ils s'identifient à une culture commune apprise dans des institutions distinctes selon les pays, l’école, l’armée, les syndicats, les corps de métier, les partis, les associations, autant de corps essentiels de la consolidation du nationalisme. Les bases du nationalisme sont ancrées dans ce processus et nullement, comme le voudraient les discours nationalistes, dans la pérennité de la nation ou, selon d'autres courants théoriques, dans l'imposition d'une homogénéité par « une autorité ou une classe possédée par l'idéologie nationaliste ». Le nationalisme ne fait que « refléter » la nécessité d'homogénisation des sociétés industrielles (E.Gellner, 1983, p. 46-47), « C'est un culte d'une société à elle-même » (p.56). L’État moderne étant toujours particulier, territorialisé, non universel, non planétaire, le nationalisme n’est donc que l’avatar de la culture industrielle. 

Mais, pour qu'un discours nationaliste puisse mobiliser une population, il faut non seulement que l'identification à une société particulière présente un intérêt matériel ou symbolique, mais aussi que l’État ou le mouvement nationaliste militant pour la création d'un État aient les moyens de l'affirmer et de la perpétuer. E.Gellner cite le cas de nationalismes africains avortés en raison de l'impossibilité d'imposer une culture commune faute d'une langue commune ou d'une culture écrite (p.83-84). 

L'expérience concrète d’une culture commune au sens de savoir de base, l’imposition d’une langue officielle unique pour transmettre ce savoir et la nécessité pour chaque État d'instituer cette culture et de l'opposer à celle d'autres États semblent les facteurs de la transformation d'une culture commune technique, écrite et égalitaire, en une culture nationale, faisant appel à des référents culturels et historiques, souvent fictifs, toujours construits. Cette transformation ne serait qu’un effet du contrôle de l’État par les classes initiant et gérant l’industrialisation ; elle n’est aussi qu'une illusion, selon E.Gellner, car tout État ou mouvement nationaliste arrivé au pouvoir ne favorisent pas la reproduction de la culture historique qu'ils valorisent. Ils la romanticisent et la transforment en objet de consommation ; en fait, ils renforcent le pouvoir de l'État d'imposer la culture commune nécessaire à une société industrielle (p. 57-58). E.Gellner précise qu'au début du développement des sociétés industrielles, l’imposition et l’acceptation de la culture de base ont été difficiles en raison des inégalités sociales, des limites d'accès à l'éducation écrite et de la diversité culturelle des populations (p.61). Il décrit trois cas de figure historiques et théoriques dans lesquels apparaît une résistance à la valorisation et à l'intériorisation de la nouvelle culture écrite du système industriel, telle qu’imposée par un État. Ces situations sont celles porteuses d’ethnonationalismes. 

Des populations partageant une langue autre que celle imposée par une classe dominante, sont marginalisées dans leur accès à l'éducation, à la mobilité sociale et au pouvoir. Elles réinventent leur langue comme le fondement et le symbole d’une culture commune que, selon les préceptes égalitaires, un État doit incarner.Tel est le cas des minorités de l'Empire austro-hongrois au XIXè siècle. Des populations de langue autre que celle de l'État sont écartées du pouvoir politique, comme l'Italie d’avant 1860 contrôlée par des étrangers, et les Allemands dispersés dans plusieurs États européens. Ces situations sont « corrigées » en créant des États servant de « toit politique » à des cultures et des langues écrites existantes. Enfin, des minorités immigrées disposant d’un statut socio-économique et politique avantageux dans les sociétés agraires deviennent l’objet de persécution dans des sociétés nationales : Arméniens et Grecs de l'Empire ottoman, Chinois et Indiens en Asie du Sud-Est, Juifs en Europe, Ibos au Nigéria. Elles peuvent tenter l’invisibilité et l'assimilation, s'insérer comme groupe ethnique ou créer un État (Israël, Arménie, Singapour).

 

III. La formation du sentiment national
et de l'identité nationale

 

A. Trois nouvelles idées

 

Dès le XVIIIème siècle, sous l'influence allemande et en réaction à l'hégémonie politicoculturelle française, des auteurs romantisent le « peuple », représenté par la paysannerie et ses usages. Les sociétés folkloriques se multiplient en Europe et des distinctions de folklore et de groupe culturel sont formulées. Le travail d’homogénéisation linguistique et culturelle des États modernes européens (anglais et surtout français), leur création de symboles et de patrimoines nationaux, les débats sur l’exclusion politique, voire économique, de minorités linguistiques dans des sociétés absolutistes ou monarchiques renforcent, au long du XIXème siècle, la notion que chaque langue appartient à un groupe propre. Les communautés linguistiques deviennent, dans les représentations, des communautés spécifiques, autonomes. 

Durant la seconde moitié du XIXème siècle, les théories racistes se renforcent. Elles distinguent trois ou quatre races et élaborent des différences au sein de la race blanche [13]. Le darwinisme désigne, pour sa part, des éléments indésirables au sein d'un groupe et donne une impulsion à la thèse du nationalisme ethnique (E.Hobsbawm, 1990, p.107-109) développée timidement par des auteurs issus de populations en quête d'État. « Race » et nation commencent à être assimilées. Mais, selon B. Anderson, l'identification de la nation comme naturelle, primordiale, fatalité enracinée dans histoire est à distinguer du racisme qui voit des contaminations propagées par des nations inférieures ou maudites. Une autre idée est divulguée, celle de l'exploitation inhérente au système capitaliste et de la segmentation des sociétés nationales en classes antagonistes, idée que théorise le marxisme et à laquelle s’alimentent les revendications ouvrières et socialistes.

 

B. L’homogénéisation culturelle

 

Les corps administratifs étatiques utilisent un même langage écrit. En France, la bureaucratie administrative, après avoir été un des piliers de la conquête du pouvoir, en devient un de la consolidation du pouvoir étatique et de la diffusion du français comme langue écrite première. En 1789, la moitié des Français ne parlent pas cette langue qui est surtout utilisée dans les villes de la région de langue oï ; mais les dialectes régionaux sont progressivement supplantés par le français au XIXè siècle. En 1860, au moment de l'unification de l'Italie, 2.5 % de la population parle l'italien. Les exemples peuvent être multipliés à l'échelle de la Grande-Bretagne, de l'Europe centrale et du Nord, de l'Allemagne, de l'Amérique du Nord, des Balkans et d'autres pays. 

L'homogénéité linguistique et le poids politique des « bureaucraties » étatiques consolident le sens d'une communauté imaginée de langue et le lien entre territoire, langue et pouvoir politique dans les États modernes du XIXème siècle. Ce lien s'opère à travers la conscription, l'administration locale (état civil, tribunaux, police, recensement, fiscalité), l'école et les communications (transports, poste). Ces administrations sont encore peu importantes en terme de personnes employées à l'échelle des populations qu'elles servent, mais elles constituent des lieux de pratiques propres à un État et des lieux d'apprentissage de liens avec celui-ci. Elles créent une langue commune publique. 

Les bourgeoisies européennes ne sont pas enthousiastes à l'égard du nationalisme linguistique et c'est au sein des petites-bourgeoisies scolarisées, que la question de la langue prend de l'intérêt et devient à partir des années 1870 un mode de définition d'une population. Le Congrès international des Statisticiens demande, en 1873, l'inclusion d'une question sur la langue parlée dans tous les recensements (E.Hobsbawm, 1990, p. 97).

 

C. La création des symboles

 

P. Nora (1986) illustre abondamment la construction de la « nation » par les instances politiques, intellectuelles et savantes dans le cas de la France. Il décrit les définitions topologiques du pays relatives à la nation, les codifications linguistiques, les symboles inventés (objets, fêtes, dates). A. Pessin (1992 ) expose, quant à lui, la construction de la notion de peuple en France. E.Marienstras (1988) fait de même à propos des États-Unis. Autre illustration de la construction et reconstructions des mythes fondateurs au fil du temps : les débats sur la personne du fondateur de la nation française, le roi franc Clovis, héros du christianisme et emblème des nostalgiques de la monarchie au XIXème siècle, ou Vercingétorix, païen patriote (G.Tessier, 1964 ; M. Rouche, 1996 ; L. Theis, 1996). Il en est de même des débats provoqués par la désignation de lieux patrimoniaux, des célébrations historiques (E.Johnston, 1992) et de la multiplication des musées commémorant tel ou tel autre évènement (R.Hewison, 1987).

 

D. Inégalités et conflits européens

 

L'économisme que convoie peu à peu la notion de nation au XIXème siècle, va devenir inopérant sous la pression des guerres européennes, de la disparition des derniers grands empires monarchiques en Occident (austro-hongrois et ottoman) et des contestations populaires sur le partage du pouvoir et des bénéfices économiques. Jusqu'à l'irruption de ces nouveaux facteurs, peu d'attention est portée à la mobilisation populaire et au sentiment national, comme à l’intégration des populations minoritaires. 

Une période s'amorce à partir des années 1870-1880 ; 1870 marque le début de la guerre franco-allemande. La nécessité d'une légitimation de l'engagement militaire des grandes puissances européennes qui commence pour durer jusqu'en 1945, conduit à une forte intervention des États occidentaux en vue de consolider leur capacité de mobilisation, puis leur reconstruction économique. Afin de mener l'effort de guerre, une offensive d'affirmation des identités nationales et de construction de symboles nationaux distinctifs s’intensifie. L'État crée le sentiment national, comme l'exprime avec clarté et cynisme un député lors de la première session du parlement italien après l'unification en 1860 « Nous avons fait l'Italie, maintenant nous avons à créer des Italiens » (E. Hobsbawm, 1990, p. 44). L'État moderne a été créé à partir de la notion de nation politique ; il va créer le nationalisme, c’est-à-dire l'attachement populaire à la nation. Le patriotisme d'État, révolutionnaire, va céder la place au chauvinisme. 

La guerre n’est pas la seule force déstabilisatrice, les idées égalitaires et socialisantes en sont une autre. Les États modernes se sont proclamés démocratiques et égalitaires à leur fondation, mais ils ne le sont pas. Le droit de vote est alors réservé aux hommes détenant un titre de propriété ou/et un certain niveau de scolarisation et aucun pays ne dispose d'une franchise de vote universelle. Dès la seconde moitié du XIXème siècle, des tensions sociales internes et des clivages au sein des groupes dominants font de l'appui populaire et de la démocratisation des élections des enjeux dans de nombreux pays européens et aux États-Unis, alors que de surcroît, en Europe, l'ampleur des conflits militaires va exiger un appel à tous les citoyens et non plus à des volontaires. La montée des revendications socialistes et syndicales illustre la pénétration des idées démocratiques, elle induit des tentatives d'endiguement par les États, par les élites politiques dominantes et par les catégories sociales réfractaires à la modernisation. Par ailleurs, fait majeur, la montée des petites-bourgeoisies favorise la mutation de la notion de la nation, de politique à culturelle. Ces classes veulent maintenir ou accroître leur statut et une idéologie nationaliste les sert face aux forces déstabilisatrices de gauche. Enfin, le mouvement migratoire vers l'Amérique du Nord détruit, dans certaines régions d’Europe, les attaches communautaires locales et pointe des différences de socialisation et de culture.

 

E. Les revendications nationalitaires

 

D’autres évolutions au XIXème siècle alimentent la mutation de la notion de nation. L'idéologie de la nation politique avancée depuis le XVIIème siècle soutient les demandes d’égalité de populations régionales sous la tutelle d’États centraux ou fédéraux forts. Le principe de la nationalité est une idéologie libératrice pour des populations désireuses d’accéder au pouvoir politique. Des régions ou ensembles comme l'Allemagne, l'Italie, la Belgique, la Pologne, l'Irlande, la Norvège, la Suède, la Finlande et les pays des Balkans (futures Grèce, Roumanie, Serbie, Bulgarie) désirent leur indépendance et des conflits nationalitaires surgissent dans les Empires austro-hongrois et ottoman, en Belgique, en Espagne et dans les Balkans. 

Faute d'État historique, de volonté ou de capacité de transformer l’État central existant, ces minorités d’Empire invoquent l’existence de communautés de langue et d’histoire, pour délimiter les frontières, légitimer les États qu’elles veulent créer et acquérir de nouveaux droits. Le slovène, le serbo-croate, le bulgare, le finnois et le norvégien sont des langues par exemple codifiées entre 1830 et 1850. Leur « découverte » précède de peu les mouvements nationalistes dans ces régions (B.Anderson, 1983, p. 72). La langue est aussi le critère de la notion de la nation pour les auteurs italiens et allemands, en raison de l'absence d'État historique unitaire allemand ou italien, de l’existence d'une littérature reconnue et de la dispersion des communautés parlant des dialectes allemands en Europe de l’Est (E.Hobsbawm, 1990, p. 99). L’oeuvre de M. Hroch (1985) est là pour montrer comment la représentation d'une communauté de langue et de culture constitua un des référents primordiaux de la demande de constitution d'États autonomes ou de droits dans les sociétés régionales de l’Europe de l’Est, sans tradition étatique et assujetties à des pouvoirs impériaux [14]. 

Le lien entre langue, culture, oppression politique et légitimité des demandes indépendantistes apparaît nettement à partir des années 1870-1880 dans les cas de l'Italie, de la Macédoine, de la Catalogne, de la Finlande et, au début du XXème siècle, dans le cas de l'Irlande. Dans le cas des indépendances belge et polonaise et des pays des Balkans, fondées sur d'autres référents, la prégnance du critère linguistique et culturel pour définir la nation apparaît à la fin du XIXème siècle. Ce mouvement s'alimente à la définition de plus en plus culturaliste de la nation par les États européens, définition pourtant nullement libératrice dans ces cas, mais forme plutôt de contrôle social, de création de cohésion sociale, que confortent les classes montantes face aux classes populaires. Comme toute catégorie idéologique, le nationalisme culturel a des usages et sens différents selon la position des acteurs et des groupes sociaux. 

 

F. Les « nationalismes officiels »
(H.Seton-Watson, 1965)

 

Face à la puissance des États laïcs, aux conflits militaires et aux contestations minoritaires, les monarchies européennes, constitutionnelles ou autoritaires, tentent de consolider leur légitimité et leur capacité de mobilisation des sujets. À la fin du XIXème siècle, ce nationalisme par « piratage » (B.Anderson) et réaction aux Révolutions ne vise pas l'imposition d'une langue nationale comme symbole de l'unité du peuple souverain mais l'unification des Empires et le contrôle des élites locales. Il doit, néanmoins, suivre la logique nationaliste que lui opposent les États concurrents et les minorités qui contestent son pouvoir. Les monarchies européennes imposent une langue officielle ou en élargissent l'usage. Elles superposent nation et monarchie sans procéder à une réforme politique de l'État. Les Romanovs deviennent les grands Russes et la russification de l'Empire russe est réelle à partir de 1881. Les Hohenzollerns deviennent les Allemands. 

Par contre, une identité nationale n'a nullement été fondatrice de l'État britannique (J.Crowley, 1995). Le contrôle d'un Empire multiculturel ne permit pas une telle dynamique en raison de l'inégalité de droits des résidents du territoire impérial et de l'absence d'une culture commune entre l'Écosse et l'Angleterre. Une logique similaire exista dans l'Empire Ottoman. Pour endiguer les effets des nationalismes culturels du continent européen et de la montée des idées républicaines au cours de la seconde moitié du XIXè siècle, une idéologie de l'allégeance personnelle à un monarque servit de ciment entre les sujets des diverses sociétés et régions constituant l'Empire. 

Les rituels de vénération publique de la monarchie sont, totalement absents jusqu'à la fin du XIXème siècle et la participation des monarques aux évènements publics rare [15]. En Angleterre, la multiplication des clubs républicains durant les années 1870 et l’extension de la franchise de vote changent, toutefois, la situation. En 1867, Bagehot publie un volume The English Constitution décrivant la fonction du gouvernement et celle d'un roi au sein d'une monarchie constitutionnelle. Selon cet auteur anti-démocrate, le rôle de la monarchie est de distraire la multitude des affaires du gouvernement, qu'elle est inapte à comprendre. Le respect de la monarchie doit être assuré au travers de cérémoniaux car 

« A family on the throne is an interesting idea. It brings down the pride of sovereignty to the level of petty life. No feeling could seem more childish than the enthusiam of the English at the marriage of the Prince of Wales...But the women --one half of the human race at least -- care 50 times more for a marrriage than a ministry » 

À partir des années 1870, les cérémoniaux royaux publics, comme symboles de prestige national, sont multipliés et des rituels du Moyen Age repris, comme l'investiture du Duc de Galles (1911). Cette invention et cette formalisation de l'identité monarchique comme symbole de l’Empire britannique aboutissent en 1917 à l'anglicisation de la famille royale, à l'origine allemande, et à l'invention de son nom. Les Saxe-Cobourg et Gotha deviennent les Windsor, les Hanovériens les Anglais. L'anglicisation de l'Empire britannique (Inde, Australie, Antilles) s’ensuit et des élites locales, bilingues, blanches ou indigènes, subordonnées à Londres, sont créées comme l'avaient été les élites créoles d'origine et de langue espagnoles de l'Empire espagnol aux XVIème et XVIIème siècles (B.Anderson, 1983, p. 88-89). 

Se constitue aussi à la fin du XIXème siècle le nationalisme impérial japonais enraciné dans une lutte réelle et imaginaire contre les Barbares et l'Occident et dans la personne de l’Empereur, puissance politique et divinité. La dynastie des Meiji adopte une réforme du régime foncier, supprime le système féodal, industrialise le pays, donne le droit de vote aux hommes en 1889, mais impose aussi une langue, permet la diffusion de l'écrit et crée un système scolaire [16]. Elle poursuit et renforce l’homogénéité culturelle de la société japonaise. L'Empire s'étend aussi territorialement et les territoires conquis (1895 : Taïwan, Mandchourie ; 1905 : guerre contre la Russie ; 1910 : Corée) sont « japonifiés » (B. Anderson, 1983, p.90-92). 

Ce phénomène des « nationalismes officiels » porte à distinguer plusieurs catégories de nationalisme : 

--   les premiers sont français, américain et latino-américains, ils ne réfèrent aucunement au critère linguistique ;
 
--   ces nationalismes provoquent, à la fin du XIXème siècle, la formation des nations impériales anglaise, russe, japonaise, austro-hongroise, allemande et portugaise, qui imposent une langue officielle, notamment dans les monarchies où la langue des dominants n'est pas celle des sujets (Autriche-Hongrie) ;
 
--   ils enclenchent la formation des nations d'Europe centrale et des Balkans ;
 
--   ce mouvement s'accélère hors de l'Europe, après 1945, quand les « nationalismes coloniaux » attaquent l'impérialisme, en raison, comme en Amérique latine aux XVIIIème et XIXème siècles, de leur assujettissement politique et du racisme des métropoles à l'égard des élites locales non admises dans les centres de pouvoir de Londres, Paris, Berlin, Amsterdam et Lisbonne. À la différence des indépendances latino-américaines, ces colonies ne sont pas isolées économiquement et ont joui d'une divulgation rapide de la thèse du nationalisme linguistique grâce à sa diffusion auprès de leurs intelligentsia formées en Europe. Elles adoptent une politique d'homogénéisation linguistique très rapide et dure. Dans ces pays, le nationalisme est le fait de jeunes éduqués, qui composent la première génération éduquée à l'écrit et à l'histoire européenne (Indonésie, Vietnam, Algérie). 

 

G. L'apogée du nationalisme culturel européen :
1918-1939

 

La guerre de 1914-1918 est marquée par la fin des empires multinationaux allemand et austro-hongrois et russe. Selon la notion de la nation comme entité culturelle, notion consolidée par certaines élites intellectuelles et les bureaucraties étatiques à la fin du XIXème siècle, les minorités des deux premiers empires se voient dessiner des frontières territoriales selon leur langue. Elles deviennent en réalité des États multinationaux (Tchécoslovaquie, Pologne, Roumanie, Yougoslavie, Italie, Républiques socialistes de l’Asie centrale et du Caucase) où surviennent des expulsions massives de population.

IV.

De la nation culturelle à l’État-providence
à la communauté

 

L'idéal de la philosophie politique libérale a été maintes fois démenti au cours des XIXème et XXème siècles et des luttes sont sans cesse survenues pour voir ses principes appliqués. L’impossibilité structurelle du système socio-économique libéral de concrétiser son idéal démocratique et égalitaire est apparue très prononcée à certaines périodes et l’histoire des deux derniers siècles est une répétition de conflits sociaux scandée de séquences d’avancement et de recul d’acquis égalitaires, selon les transformations des marchés intérieurs et internationaux et les rapports de force au sein des sociétés nationales. Il est utile de suivre les grandes étapes de cette évolution historique. L’État a, en effet, déplacé le centre de ses discours et de ses pratiques de la notion de communauté nationale au XIXè siècle et au début du XXème siècle, pour mettre l’accent, durant près d’un demi-siècle (1930-1980), sur la notion et des programmes de solidarité nationale, de protection sociale, puis, depuis les années 1980, sur les notions de responsabilité individuelle et de flexibilité du marché, lesquelles remettent en cause la solidarité nationale. Cette dernière évolution a conduit à la prolifération actuelle de l’idéologie identitaire (Politics of Identity), qui ne conçoit plus la sphère politique comme une lutte entre citoyens aux intérêts divergents mais comme une lutte de communautés aux histoires et destins particuliers contre l’hégémonie idéologique de groupes dominants.

 

A. Première brèche

 

L'État démocratique est ultra-libéral en matière économique jusqu’à la fin du XIXème siècle. L'État et le Droit sont supposés assurer la protection des libertés formelles et ne prennent nullement en considération les handicaps sociaux ou culturels bloquant la promotion et l'insertion sociales des individus. Ceux-ci sont considérés différents en termes d'aptitudes et l'État et le Droit leur offrent des conditions semblables d'application et d'exercice de leurs aptitudes respectives. Néanmoins, l’actualisation du principe démocratique et égalitaire demeure un leurre jusqu’à la fin du XIXè siècle quand, face au paupérisme croissant provoqué par l’industrialisation, les États allemand, français, britannique reconnaissent des droits ouvriers (grève, association), étendent le droit de vote et créent les premiers codes du travail et programmes sociaux [17] : pensions de retraite, cotisations patronales pour couvrir les accidents du travail (1898 en France). Des mutuelles et des bourses du travail ouvrières s’organisent aussi. Cette forme d’ intervention étatique se prolonge durant les années 1900-1930.

 

B. Deuxième brèche

 

Le chômage massif des années 1930 et la destructuration des marchés de l'emploi et de la consommation conduisent l'État américain (comme l'État nazi) à intervenir pour assurer l'activité économique et, ce faisant, à introduire la notion de déterminisme et à annuler la notion de responsabilité individuelle dans certaines situations (maladie, chômage par exemple). Sous les pressions ouvrières, de nouvelles protections sont acquises au fil des années 1930-1950 : assurance-maladie/accident, congés payés. Les États-providence se constituent et leur action est accentuée par la destruction des économies européennes durant la Seconde guerre mondiale. À la conception juridique et formelle de la citoyenneté de l'idéal démocratique libéral, se superpose une conception sociale de la citoyenneté, i.e. du droit de chacun non seulement à l’intégrité physique, à l’exercice de libertés fondamentales mais aussi à des conditions de vie matérielles minimales.

 

C. Troisième brèche

 

Après 1945, des déclarations de principe affirment l'interdiction de discrimination selon la culture, la race et la religion et reconnaissent l'existence de communautés de culture, créant la notion de démocratie culturelle. L'idée de la culture comme partie intégrante de la sphère privée et uniquement déterminée par les goûts librement choisis des individus est battue en brèche selon deux arguments [18]. Une mutation s’amorce qui réintroduira la notion de culture dans la sphère publique et relancera le débat sur la nature de la communauté et de la culture nationales. 

La pratique nazie d'extermination de populations au nom d'une pureté raciale et culturelle allemande a soulevé la question de la discrimination selon la culture, la race et la religion et d'autres épisodes marquants avaient déjà montré l'ampleur du problème existant : affaire Dreyfus, extermination de minorités culturelles dans les Balkans durant les années 1900-1910, des Arméniens en Turquie et d'autres minorités culturelles du Caucase et d’Asie centrale par le régime soviétique. Toutefois, ces derniers épisodes avaient été considérés comme « excentriques », le fait de régimes non démocratiques. 

Durant les années 1960, une seconde argumentation procède de l'observation des mécanismes du marché et de la nouvelle valeur économique des productions culturelles. Lors de l'instauration de régimes démocratiques aux XVIIIè et XIXè siècles, la culture est conçue comme le cumul historique de savoirs scientifiques et de productions artistiques auquel chaque individu a libre accès par son droit à une scolarisation gratuite. Cette définition de l'accès à la culture n'a pu tenir compte de la large commercialisation de produits culturels, apparue après-guerre et soumise non seulement aux règles du marché mais aussi à une régulation de plus en plus présente de l'État à travers des subventions des réseaux de production et de diffusion (théâtres, cinéma, livres, musées, etc..). En Europe, ces lois du marché et cette régulation sont critiquées afin de montrer comment les produits culturels créés hors des grands centres urbains ou non subventionnés par l'État, perdent toute capacité d'être diffusés et connus. Une source d'inégalité est pointée entre les biens culturels périphériques, régionaux, non rattachés aux cultures savante et populaire prédominantes, nationales et aux marchés restreints, et ceux liés à la culture de masse ou d'élites, produits et distribués avec l'aide de l'État à l'échelle de la société. La forte croissance économique d'après-guerre qui ne profite pas également à toutes les régions des pays européens est aussi en cause dans ce débat. 

Cette critique, vive dans les pays où existe une intervention importante de l'État dans le domaine de la production des biens culturels, donne une légitimité accrue aux défenseurs des cultures dites minoritaires, c'est-à-dire de cultures régionales placées par l'histoire en statut second par rapport à la culture érigée en culture nationale. Objet de débat en Europe depuis le XVIIIème siècle, la question du statut des langues et cultures minoritaires apparaît à nouveau un enjeu politique légitime, alors que parallèlement le principe de l'autodétermination des peuples, notamment colonisés, au nom de leur spécificité culturelle et historique, connaît une popularité grandissante. Les revendications nationalitaires en Europe s'alimentent au nationalisme contrairement à l'image selon laquelle elles en seraient le signe de la fin (W. Connor, 1977 ; A. Smith, 1981). 

L'intervention étatique qui découle de cette évolution, se centre sur l'enseignement des langues minoritaires, incluses, comme les langues nationales, dans le curriculum scolaire des niveaux secondaire ou universitaire (France, par exemple). Les mesures visant l'assistance de l'État à la reproduction et à la transmission d'usages culturels et religieux de minorités nationales ou immigrées, sont demeurés rares en Europe et concernent les immigrés. Les usages culturels spécifiques de minorités territoriales sont intégrés au patrimoine national sous forme de folklores et de matières d'enseignement pour la population nationale, alors que, dans le cas des immigrés, d'autres items sont parfois pris en compte [19]. 

 

D. Quatrième brèche

 

Une autre rupture de la logique libérale réactive le débat sur la communauté et la culture nationales. Elle survient durant les années 1940-1960, aux États-Unis, avant de connaître une diffusion en Europe. La lutte en vue de l'égalité des droits civils des Noirs fait naître la notion de discrimination systémique. La demande des Noirs pour un meilleur accès au marché du travail et du logement date des années 1930. Mais ce n'est qu'en 1964 que l'Acte des droits civils met en place des programmes interdisant la discrimination raciale dans l'emploi dans le secteur privé. Puis, durant les années 1970, notamment après le jugement de 1971 (Griggs versus Duke Power, W.Taylor et S.M.Liss, 1992), la discrimination indirecte est un concept de plus en plus invoqué. Ce concept réfère à des actes apparemment neutres mais qui en réalité portent préjudice à certains individus ou groupes d'individus. 

Des programmes de discrimination positive en faveur des femmes et des minorités nationales et immigrées sont implantés à partir des années 1970 tant aux États‑Unis qu'au Canada, en Hollande et en Grande-Bretagne. Des catégories sociales acquièrent, sous la protection de l’État, le droit et la capacité de s'organiser et de contester des hiérarchies basées sur la race, la culture et l'histoire. En conséquence, la culture et l'histoire deviennent des facteurs d'inégalité sociale reconnus ; elles intègrent le domaine public même si les droits créés demeurent portés par des individus et non des groupes. La croyance que le formalisme universaliste du libéralisme politique participe de la réduction des inégalités sociales est mise en cause. 

Quant à l'intervention étatique croissante dans la sphère familiale et conjugale et sur des comportements sanitaires, elle réduit encore l'espace du privé durant les années 1980-1990 et accroît le statut de pratiques culturelles particulières comme facteurs de hiérarchie sociale. Cette intervention correspond toutefois à une nouvelle forme d'individualisation et à une psychologisation accrue des relations sociales et des histoires individuelles, et non à une reconnaissance d'effets de socialisation et d'histoire collectives, communautaires.

 

E. La globalisation et le retour en force
de la communauté

 

La multiplication des conflits ethnopolitiques en Europe du Sud et de l'Est et dans l’ex-URSS tient à l'inclusion des pays de l’ancien glacis soviétique dans l’économie de marché et à l’instauration de systèmes politiques plus démocratiques. Il n'existait pas d'organisations universalistes autonomes au sein des sociétés civiles de ces pays, si ce n’étaient celles des partis communistes, et les inégalités régionales et ethniques étaient endiguées par une politique de subventions et d'allocations de ressources de l'État central, ainsi que par des alliances entre les élites administratives locales et les appareils des partis communistes. Lorsque l'État central a abandonné ce rôle, la capacité de contrôle des partis s'est amenuisée et les élites locales ont assis leur pouvoir sur d'autres bases, les seules potentielles et parfois organisées étant religieuses ou ethnoreligieuses (Pologne, Asie centrale soviétique, Caucase, ex-Yougoslavie). 

Le retour de la notion de communauté dans les sociétés capitalistes occidentales tient à d’autres raisons. La globalisation des marchés commence à limiter la capacité des États nationaux de gérer leurs économies [20] ; pour certains, elle signe l’échec de l'État-providence, communiste ou libéral. Elle induit la création de zones monétaires et commerciales transnationales et l'imposition de critères semblables de gestion étatique dans ces zones ; elle expose des secteurs de production consommateurs de main-d'oeuvre à la concurrence internationale et elle s’accompagne d’une montée des inégalités socio-économiques et de la perte de droits sociaux acquis durant les années 1950-60 ; elle limite le rôle de l'État-providence comme État redistributeur et redresseur d'inégalités. 

Par ailleurs, la croissance et la globalisation des industries culturelles, notamment en langue anglaise, homogénéisent la culture populaire et réduisent la place des spécificités et des identifications culturelles et linguistiques, nationales et régionales, provoquant des réactions de défense de ces spécificités. La croissance et la globalisation des industries de l'information facilitent, quant à elles, l'organisation de mouvements de contestation transnationaux et l'apparition de formes d'identification transnationale (diasporas aux identités hybrides, mouvements internationaux écologique, féministe, autochtone). Enfin, l'arrivée en Occident de populations de réfugiés fuyant des régions en proie à des conflits politiques et guerres ou sous contrôle de régimes dictatoriaux confirme la représentation dans certains secteurs des opinions publiques nationales, des effets négatifs de la globalisation. Ces populations sont perçues comme accroissant la charge financière de l'État et mettant en péril le lien national construit historiquement. 

Ces effets de la mondialisation des échanges économiques, démographiques et culturels sont, en effet, perçus par les catégories sociales les subissant le plus fortement, comme détruisant les bases de la communauté nationale (culture et langue), en vertu desquelles elles ont acquis des droits, des avantages. À leurs yeux, la qualité de national leur est déniée et elles questionnent le droit des étrangers et des « marginaux » de l’obtenir. Le nationalisme culturel, comme la notion de communauté de tradition, de valeurs, reprennent force. L’exemple britannique peut être invoqué comme illustration a contrario. La tentative récente de la droite britannique d’activer un sentiment national à partir de l'exclusion des immigrés a buté sur la difficulté, sinon l'impossibilité, de donner un contenu au terme « Britannique » en raison des contestations écossaise et irlandaise et des droits politiques de résidents de territoires de l’Empire autres que le Royaume Uni (J. Crowley, 1995). 

En résumé, les contestations de catégories sociales exclues ou défavorisées (femmes, minorités raciales, minorités culturelles territorialisées ou immigrées), ainsi que l'intervention de l'État dans le champ de pratiques privées (familiales, sanitaires) ont conduit depuis l'après-guerre, à une transformation des politiques de gestion des inégalités et à la reconnaissance par l’État de facteurs culturels et historiques pour expliquer des différences de statut et de condition sociale. Les médiations universalistes, formelles (libertés fondamentales, droits sociaux) ont fait place, dans les États d'Amérique du Nord, d'Europe du Nord et en Grande-Bretagne, à d'autres ancrées à des réalités culturelles, raciales ou de genre, dont la globalisation des échanges marchands et des migrations ne fait que renforcer la pertinence. 

Cette évolution est contestée par les groupes sociaux auxquels les nouvelles médiations et la libéralisation du marché n'apportent aucun avantage réel ou symbolique (détenteurs d’emplois peu qualifiés ou en voie de disparition ; résidents de zones rurales périphériques ; membres d’élites en perte de statut et de pouvoir). Des membres de ces catégories sociales veulent réintroduire la nation culturelle et historique et, surtout, la préférence nationale. On assiste à la montée de mouvements ethnonationalistes voulant réserver des droits et des privilèges aux seuls descendants d’un peuple imaginaire constitué, selon les sociétés, il y a trois à dix siècles. Mouvements qui signifient que la médiation étatique universaliste ne suffit pas à assurer l’exercice des droits et l’égalité des conditions (travail) et que d’autres médiations doivent être imposées pour légitimer un partage inégal. L’État doit devenir sectoriel, segmentaire et non pas universel. 

 

CONCLUSION

 

Depuis, il y a plus de deux siècles, l’invention, en Angleterre, des notions de liberté personnelle et d’égalité et la fondation des États britannique, français et américain sur la base de droits individuels, la question de la nature fondamentalement juridicopolitique de l’État, de sa vocation universaliste et égalitariste et de son caractère historicoculturel a toujours été présente, certes de manière le plus souvent non explicite, non dite. L’enjeu des luttes politiques à ce propos n’a jamais été la défense de « cultures nationales » prééxistant aux États, mais, au contraire, la construction par les élites dominant l’État de représentations de cultures et de patrimoines nationaux visant à faciliter la mobilisation économique, politique, voire militaire, des populations sous leur contrôle. 

La question soulevée est donc celle de la visée de cette mobilisation. Fait significatif, les périodes de forte mobilisation de l’idéologie de la culture nationale par des gouvernements n’ont nullement correspondu à des périodes d’intervention égalitaire ou redistributrice de ces derniers. Similairement, les regroupements politiques mettant de l’avant la notion de culture nationale ont toujours défendu l’idée d’une préférence nationale, i.e. d’une répartition inégalitaire des droits et des richesses. 

De manière encore une fois exemplaire, cette notion est au coeur des revendications des mouvements de droite, américain ou européens, défendant actuellement le principe de la protection des « nationaux », le déni de droits politiques et sociaux aux immigrés non naturalisés et l’abolition des programmes d’action positive envers les minorités racialisées. Ces mouvements sont en faveur d’un État sectoriel, représentant exclusivement les détenteurs d’une ascendance nationale imaginaire, alors que la mondialisation des échanges oblige à la circulation accélérée de populations immigrées, constituées de plus en plus souvent en groupes de pression visant un État sectoriel, pluriculturel, et que la même mondialisation porte les élites politiques et économiques à réduire l’intervention redistributive de l’État-providence et à militer en faveur d’un État universaliste, formaliste, laissant plus de place à l’action du marché. L’enjeu de la définition de la nation culturelle se révèle nullement être l’histoire et la culture d’un groupe originel, putatif, mais la visée et le contrôle de l’intervention étatique. 

 

RENVOIS BIBLIOGRAPHIQUES

 

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[1]       Délocalisation vers les régions de main-d'oeuvre moins coûteuse, croissance des migrations internationales, constitution d'entités économiques trans-nationales : multinationales, UEE, Alena, etc..

[2]    Selon B. Anderson, E. Gellner a tort de penser que cette création est une fabrication fausse, car cela sous-entendrait que de vraies communautés existeraient et qu’en leur sein les individus auraient une expérience concrète les uns des autres. Toutes les communautés sont, au contraire, imaginées à moins de pouvoir permettre un face-à-face de leurs membres, comme dans les villages.

[3]    Aux États-Unis au XVIIIème siècle.

[4]    Environ 50% de la population en France et en Angleterre sait lire à la fin des années 1840.

[5]    Ces révolutions s'opposent à des monarchies absolutistes pour obtenir des droits pour les classes nanties et éduquées et, pour se légitimer et réussir, elles doivent s'assurer une base populaire et devenir républicaines.

[6]    B. Anderson convient que la communauté imaginée de langue permet celle de groupe linguistique particulier, base du nationalisme culturel.

[7]    ou proto-nationalisme pour certains auteurs, dont E. Hobsbawm (1990).

[8]    L'étymologie latine est nacere, naître.

[9]    Passage repris d’un article de M. Elbaz et D. Helly, AModernité et postmodernité des identités nationales@, Anthropologie et Sociétés, 19 (3), 1995 : 15-35.

[10]   Et aussi J.E. Cairnes, parmi les auteurs les plus connus. (Some Leading Principles of Political Economy Newly Expounded, Londres, 1874).

[11]   Le rattachement d'une religion officielle aux monarchies ou principautés est considéré secondaire car il ne fon de pas le pouvoir.

[12]   Ce seront, fait remarquer (E.Gellner,1983, p.41), les philosophies insistant sur une relation directe de l'individu et les instances dominantes, religieuses à l’époque, qui appuyeront la modernisation politique et industrielle : protestantisme en Europe, shintoïsme au Japon, courant réformiste de l'Islam (en Algérie au XIXè siècle, par exemple, p. 73).

[13]   Aryens versus Sémites, les premiers étant divisés en Nordiques, Alpins et Méditerranéens (E.Hobsbawm, 1990, p. 108).

[14]   M. Hroch (1985) décrit trois phases de la construction historique de la notion de nation culturelle en Europe de l’Est, au XIXème siècle:

      1. enracinement culturel, littéraire et folklorique, décrit par des élites culturelles sans visée idéologique affirmée ;

      2. invention par des minorités agissantes de la notion de communauté partageant les mêmes institutions politiques ;

      3. étape la plus significative, diffusion massive de l’idée de nation au sein d'une population.

      Ce type de position a un écho dans les discours voulant que la fin des mythes collectifs,nationaux et autres, serait la fin de la vie collective et de son sens et donnerait lieu à un repli sur une subjectivité anomique, vide, dépréciable.

[15]   Durant le XIXème siècle, le rituel du discours du Trône lors du début de session du Parlement n'existe guère. Entre 1862 et 1901, la reine Victoria n'*ouvrit+ que huit fois le Parlement.

[16]   Université créée en 1877.

[17]   Selon l’article 21 de la Déclaration des droits de l’homme de 1793 en France: ALes secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’existence à ceux qui sont hors d’état de travailler@.

[18].  En 1961, le Conseil de l'Europe demande l'addition d'un article dans la Convention européenne des droits de l'Homme, formulé comme suit : les personnes appartenant à une minorité ne peuvent être privées du droit d'avoir leur propre vie culturelle, d'employer leur propre langue, d'ouvrir des écoles qui leur soient propres et de recevoir l'enseignement dans la langue de leur choix. Cette demande est réitérée à maintes reprises par la suite par des représentants de minorités, par le Conseil de l'Europe et, en 1975, lors des Accords d'Helsinki, la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe donne place à la reconnaissance des droits des langues et des cultures minoritaires. En 1976, est entré en vigueur le Pacte international relatif aux droits civils et politiques des Nations Unies, lequel stipule : *Dans les États où existent des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d'avoir en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre langue+. De telles déclarations ouvrent la possibilité pour les minorités concernées de faire appel à l'État pour maintenir leurs pratiques culturelles particulières et les institutions utiles à cela (écoles par ex.). Ainsi sont nés la notion de démocratie culturelle et le droit de reproduction des cultures et langues minoritaires, même si la mise en exercice de ce droit demeure hypothétique dans nombre de pays européens.

[19]   Par exemple, en France, depuis 1989, l'enseignement de la religion musulmane a été introduit dans les écoles publiques, au sein de programmes non réguliers, ouverts à tous les élèves.

[20]   Il faut rappeler que la souveraineté nationale a toujours été limitée par la circulation du capital financier, des flux de populations et des biens culturels. Le caractère nouveau de l'internationalisation en cours est le déplacement et la réorganisation des activités de production qu'elle provoque, et la capacité nouvelle de larges fractions des opinions publiques de prendre connaissance d'évènements survenant à l'échelle de la planète et de les intégrer à sa représentation des rapports internationaux



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 27 novembre 2010 19:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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