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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Denise Helly, “Pourquoi créer une instance unitaire musulmane en Belgique, Espagne et France ?” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Solange Lefebvre, La religion dans la sphère publique, pp. 274-302. Montréal, Presses de l'Université de Montréal, octobre 2005, 408 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 13 mars 2013 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Denise Helly

Chercheure, INRS culture - société

Pourquoi créer
une instance unitaire musulmane
en Belgique, Espagne et France ?
 [1]

Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Solange Lefebvre, La religion dans la sphère publique, pp. 274-302. Montréal, Presses de l'Université de Montréal, octobre 2005, 408 pp.

Résumé
Introduction
I. Deux principaux régimes de relations entre État et religion
II. le système belge des piliers ou le pluralisme religieux institutionnalisé
III. L'Espagne, démocratie pluraliste
IV. La laïcité française

Conclusion
Références


RÉSUMÉ

À la différence des autres États occidentaux, entre 1978 et 2003, les États belge, espagnol et français ont reconnu une instance nationale musulmane comme seul interlocuteur en matière d'exercice du culte musulman sur leurs territoires. Ce texte s'interroge sur les fondements de ce traitement particulier de l'islam intervenu durant des périodes fort différentes et adopté par des États développant des régimes de relation avec la religion tout aussi contrastés. Pour tenter cette explication, il s'appuie sur une description historique et comparative du statut accordé aux minorités religieuses, dont récemment l'islam, par les États belge, espagnol et français.

INTRODUCTION

La tolérance religieuse est redevenue un objet de débats publics en Occident depuis plus de dix ans en raison de facteurs nationaux et internationaux. Le pourcentage de personnes, natives et immigrées, déclarant croire en une transcendance divine augmente. Peter Berger (2001) parle de « réenchantement du monde » à propos de ce regain qui prend la forme d'une croissance des églises protestantes minoritaires, notamment évangéliques, et d'une multiplication de nouvelles formes de religiosité (sectes, religions parachrétiennes) et de courants radicaux [2]. Les conflits, israélo-palestinien, ethnico-religieux dans l'ex-Yougoslavie, au Caucase, aux Philippines, en Indonésie, en Inde, au Pakistan, au Nigeria, les affrontements en Algérie, les actions violentes d'organisations islamiques dans des pays occidentaux et les guerres en Afghanistan et Irak ont connu une forte couverture médiatique. De cette conjonction de faits, nombre de polémiques se sont centrées sur les dynamiques des sociétés et États musulmans, les préceptes de l'islam et l'insertion des musulmans en Allemagne, Belgique, France et Grande Bretagne (affaire Salman Rushdie, port du voile à l'école, ouverture de mosquées). S'est aussi répandue l'idée d'une incompatibilité entre islam, démocratie et sécularisation.

Cependant des États ont reconnu l'islam comme religion officielle et visé ou contribué à la création d'une entité nationale musulmane responsable de l'organisation du culte et désignée comme seule interlocutrice des pouvoirs publics. Telle décision par les États belge, espagnol et français soulève question : quels furent ses fondements vu le contraste de régimes de relation entre État et religion dans ces trois pays. L'État belge dispose d'un système dit de piliers, l'État espagnol est une démocratie pluraliste, a-confessionnelle, reconnaissant quelques privilèges à une Église historique et l'État français un État laïc.

Divers facteurs peuvent être envisagés : statut constitutionnel de la religion, historique de la tolérance religieuse, sécularisation de la société civile, nombre, origines nationales, fragmentation théologique et militantisme des minorités musulmanes, conflits sociopolitiques propres à une société, liens de l'État avec les pays d'origine ou autres facteurs. Le régime des relations entre État et religion constituant un facteur primordial du traitement des minorités religieuses (Martin, 1978), le statut accordé à l'islam sera examiné à travers ce prisme, tout en portant attention aux autres facteurs envisagés. Faute d'espace, ce texte ne rend pas compte des États présentant des régimes de relations avec la religion similaires de ceux belge, espagnol et français mais refusant toute reconnaissance d'une instance nationale musulmane (Allemagne, Angleterre, Canada, États-Unis, Pays Bas. Une version plus extensive de ce texte et incluant ces cas est à paraître (Helly, 2004c).

I. Deux principaux régimes de relations
entre État et religion


On distingue deux formes de sécularisme qui toutes deux respectent la liberté de conscience et protègent l'exercice des cultes minoritaires. Ces formes ressortent de deux conceptions de la religion. La croyance et la pratique religieuses peuvent être conçues comme des faits communautaires, des philosophies de vie en société impliquant leur protection par l'État. Dans ce cas, trois formes de protection se sont construites historiquement. Des États, anglican anglais, luthérien danois, déclarent une religion officielle. Ils assurent l'enseignement de la religion à l'école publique et subventionnent les activités sociales des religions non officielles mais n'accordent aucun traitement particulier à l'islam. D'autres, néerlandais, belge, disposant d'un système dit des piliers et où des partis représentent les églises chrétiennes (Chrétiens démocrates), financent les institutions de toutes les confessions présentes sur leur territoire. Les Pays Bas ont refusé la reconnaissance de l'islam comme pilier de la société néerlandaise alors que la Belgique a fait de l'islam le troisième pilier de la société belge. Enfin des États, allemand, canadien et espagnol, octroient des privilèges à une ou des églises chrétiennes. L'État espagnol a établi l'islam comme seconde religion de l'Espagne, l'État allemand considère la population musulmane comme un corps étranger à la société allemande et l'État canadien n'intervient pas dans l'organisation institutionnelle des minorités religieuses.

Une autre conception fait de la religion une conviction et une conduite exclusivement personnelles, privées ; elle est incarnée par la laïcité, un régime récent dans l'histoire (Constitution des États-Unis, 1787). Elle est liée à la fondation d'États développant une idéologie républicaine (États-Unis 1776 ; Mexique, 1859 ; Turquie, 1924 ; France, 1905 et 1946) et la laïcité est inscrite dans leurs constitutions. Le principe laïc invoque la stricte impartialité de l'État en matière religieuse, mais non sa neutralité culturelle. L'État ne peut pas financer des activités et institutions religieuses, et si ses agents doivent également être impartiaux en matière religieuse, ils se doivent de respecter les croyances religieuses des usagers des services publics. En contravention du principe laïc et en contraste frappant avec les États-Unis, l'État français a œuvré depuis quinze ans pour former une instance unitaire musulmane.

II. le système belge des piliers
ou le pluralisme religieux institutionnalisé


L'État belge fut le premier en Occident à viser la reconnaissance officielle d'un organe national représentatif musulman et cette démarche montre comment cette forme de rassemblement sous tutelle de l'État n'est pas aisée et se révèle empreint de visée politique. La Constitution adoptée en 1831 à la suite de l'indépendance garantit la liberté de conscience et l'intervention de l'État dans les aspects temporels des organisations religieuses (articles 14, 15,16), sans aucune obligation de contrepartie de celles-ci. L'État prend en charge les traitements, pensions et logements des ministres du culte catholique selon un compromis signé en 1827 entre les deux forces politiques d'alors, les libéraux et les catholiques. Ce régime, inscrit dans l'article 117 de la constitution (article 181 depuis la révision de 1993), est justifié par l'utilité morale et sociale de l'Église catholique, première religion du pays, et peut être appliqué à toute religion reconnue comme influente par la monarchie. Il prescrit qu'à la suite de la reconnaissance officielle d'une religion, un organisme soit créé par loi ou décret royal pour veiller à l'organisation du culte et aux biens afférents et pour représenter la communauté religieuse auprès des autorités civiles et politiques. Il prescrit encore que les communautés religieuses locales demandent leur propre reconnaissance, laquelle est accordée par décret royal selon des critères non clairs et laissant place à des manœuvres politiques (Penninx and Yar, 1993).

En 1870, la Loi sur le temporel des cultes est votée et le système des piliers belge mis en place. L'éducation religieuse est rendue obligatoire dans les écoles et les confessions catholique, protestante, orthodoxe, anglicane et judaïque sont reconnues par décret royal et jouissent des mêmes avantages matériels décrits ci-dessus et d'autres (accès à des prêts pour l'achat, la construction et la rénovation des lieux de culte, réductions de taxes et non-paiement de frais de poste). Elles acquièrent le droit de voir l'enseignement de leur doctrine rendu obligatoire dans les écoles publiques sur demande des parents, ainsi que de donner leur avis lors du recrutement du personnel le dispensant. La loi signifie encore que le coût de la formation de ce personnel, comme des responsables religieux et des aumôniers dans les hôpitaux et l'armée, est assumée par l'État tandis que les municipalités assument les frais des bâtiments religieux, les cultes étant organisés sur une base municipale.

Ce régime se révèle très conflictuel. De 1831 à 1959, la lutte entre catholiques et libéraux fortement anti-cléricaux, parfois appuyés par les groupes protestant et judaïque, ne cesse pas. Elle porte sur l'enseignement de la religion et le financement public du réseau des écoles libres, confessionnelles. Une première "guerre scolaire" a lieu de 1879 à 1884 quand le parti social-chrétien, lié au groupe catholique, gagne les élections. Il désire rétablir un système en vigueur entre 1842 (Loi Nothomb) et 1878 et selon lequel les écoles primaires confessionnelles bénéficiaient d'une subvention municipale et devaient dispenser un cours de religion catholique. En 1894 il instaure un système de subventions publiques, étatiques, aux écoles primaires libres.

Le même parti demeure au pouvoir durant près de 70 ans et, à la suite d'un passage au gouvernement de la coalition socialiste libérale entre 1954 et 1958, le conflit reprend pour porter sur l'enseignement secondaire et technique. En 1958 un "Pacte scolaire", toujours vigueur, maintient le système de subventions au réseau de l'enseignement libre et en introduit un similaire pour le réseau officiel [3]. Puis, une loi du 29 mai 1959 requiert l'inclusion de cours optionnels de morales religieuse et non religieuse dans le curriculum des écoles publiques primaires et secondaires, donne le droit aux écoles confessionnelles d'organiser de similaires cours comme elles l'entendent, oblige les écoles d'État et municipales à offrir des cours d'une religion ou d'une morale non religieuse particulière sur demande des parents et spécifie que les enseignants de ces cours sont recrutés sur "proposition des chefs de culte intéressés". D'autres mesures confirment le statut de pilier du courant non religieux. En 1970, des "communautés philosophiques non confessionnelles" sont reconnues par l'État et leurs délégués offrant des services d'assistance morale rémunérés par ce dernier à partir de 1993. Depuis 1981 les "maisons de la laïcité" reçoivent des fonds publics et en 1991 la fonction de conseiller moral salarié de l'État est créée dans les forces armées.

Dans ces conditions de maintien strict du système des piliers et des intérêts et privilèges qui les soutiennent et vu les difficultés des musulmans à assurer leur culte, l'État belge se doit de respecter les dispositions constitutionnelles par la création d'un pilier musulman. L'islam est reconnu religion officielle en 1978. Toutefois la création d'un organisme représentatif musulman suit un long parcours en raison d'une série de difficultés : établissement récent des musulmans, une vingtaine d'années ; divisions internes, nationale, linguistique, culturelle et politique sans parler de différences d'insertion sociale et d'histoire d'immigration ; luttes d'influence entre les écoles théologiques musulmanes, les associations et les autorités des pays d'origine (Maroc, Tunisie, Turquie) ; relations de l'État belge avec ces pays ; rôle de l'islam dans une société encore fortement catholique.

Au début des années 1960, une organisation musulmane liée étroitement au régime saoudien, voit le jour. En 1969, grâce à des fonds de la Ligue Mondiale Islamique, elle fonde le Centre Culturel Islamique (CCI) qui développe peu de liens avec les communautés musulmanes belges et dont les dirigeants sont souvent des membres d'ambassades des pays d'origine. De fait, quand l'élection de représentants musulmans est planifiée en 1978, aucune organisation provinciale [4] ne demande son accréditation. Les communautés locales turques et marocaines [5] refusent l'ingérence, à leurs yeux, du CIC et de l'Arabie Saoudite. Aucun budget pour les lieux de culte et la rémunération des imams n'est dès lors débloqué par le ministère de la Justice en charge de l'application de la Loi sur le temporel des cultes. Seules les dispositions de la loi de 1959 sur l'enseignement de religions particulières dans les écoles officielles sont appliquées en 1976. Pour ce faire, les autorités scolaires contreviennent à la loi et reconnaissent le CIC. Leur décision a un effet massif. Dix ans après, durant l'année scolaire 1985-86, 28.000 enfants et jeunes, soit près de 50% des élèves potentiellement concernés, sont inscrits aux cours de religion musulmane dans 200 établissements (Dassetto, 1990 : 193). Autre mesure appliquée : quatre imams "aumôniers", salariés de l'État, sont nommés dans les prisons et d'autres le seront dans l'armée. La visibilité de l'islam s'accroît aussi de l'organisation de la minorité durant les années 1980.

Des lieux de culte (130 recensés en 1987) et associations locales et nationales [6] sont créés, des émissions religieuses diffusées par des radios privées et des commerces ouverts (boucheries halal, librairies) et, à partir du milieu des années 1990, des représentants musulmans sont élus dans des Conseils communaux, des parlements régionaux et communautaires, à la Chambre et au Sénat. De plus, le refus du port du foulard [7] par nombre d'écoles accentue cette visibilité d'une population musulmane de quelque 400.000 personnes [8]. En 1991, la municipalité de Bruxelles, la ville la plus musulmane en Occident, interdit d'afficher à l'école toute appartenance religieuse, philosophique ou politique "afin d'éviter les pressions de groupes" et, en 2002, le Conseil d'État se déclare incompétent en matière de port de tels signes distinctifs dans les écoles de la Communauté française, laissant la décision aux chefs d'établissements. De fait, le refus de tels signes reste généralisé en zone francophone : 84% des 110 écoles bruxelloises des réseaux libre et officiel et 41% de celles de la communauté francophone l'interdisent en 2003. Par ailleurs, le blocage concernant la création d'un organisme musulman national perdure.

Les autorités politiques ou le Conseil d'État considèrent, en effet, les tentatives du CIC de créer un tel corps en 1985, 1986, 1989, 1990, non conformes à la loi, le CIC ne représentant pas officiellement la population musulmane. De plus, ces élections sont boycottées par les autorités de Turquie et du Maroc qui veulent maintenir leur influence sur les immigrés et, en avril 1989, s'amorce une polémique entre politiciens locaux, fonctionnaires et le Grand Imam (S. Radhi) du CIC qui vient d'ouvrir la première école islamique à Bruxelles et de demander une subvention aux autorités. Début 1991, le CIC organise des élections encore une fois boycottées par les ambassades turque et marocaine. Néanmoins les 89 élus forment le Conseil général des musulmans de Belgique qui désigne un Haut Conseil des musulmans de Belgique comprenant 17 membres. Les deux organisations ne sont pas reconnues par les autorités politiques belges. Le blocage apparaît total vu l'absence de propositions de solution par le gouvernement et sa création en mars 1990 d'un Comité de sages pour l'aviser sur le dossier de l'islam, en contravention totale à la loi de 1870. Celle-ci interdit au gouvernement d'intervenir dans les affaires des groupes religieux. Le blocage dure jusqu'en 1998 quand des règles d'établissement d'une liste électorale font l'unanimité : toute personne âgée de plus de 18 ans, se déclarant musulmane et résidant en Belgique depuis un an pourra voter. 74 000 personnes s'inscrivent et 45.000 votent dans les mosquées ou les maisons communales le 13 décembre 1998. 68 élus forment une Assemblée constituante qui élit en son sein 16 personnes composant l'Exécutif des musulmans de Belgique. L'organisme est entériné le 4 mai 1999 par arrêté royal.

En mai 2003, le Roi crée une mission d'information sur la prospérité économique du pays, la situation sociale et la qualité de vie de chacun. Elle inclut, entre autres, l'objectif visé par la création d'un organisme musulman belge : "En tant que religion reconnue légalement en Belgique, l'islam doit pouvoir disposer d'institutions fonctionnant correctement. C'est non seulement nécessaire pour le renforcement du pluralisme au sein de notre société mais constitue en outre un élément majeur dans l'épanouissement d'un islam ouvert et tolérant. Un dialogue avec l'Exécutif des Musulmans sera pour cette raison entamé quant aux règles de leur élection et leur désignation [sic]" (souligné par nous). Le contrôle de la vie communautaire musulmane pour y renforcer certains courants est un objectif clair.

III. L'Espagne, démocratie pluraliste

L'Espagne a connu une radicale transformation de la définition de son identité nationale à la faveur de la démocratisation politique depuis la chute du régime franquiste. Ce régime avait banni la pratique de toute religion autre que catholique pour reconnaître tardivement la liberté de culte sous la pression du Vatican. La Constitution de 1978 déclare l'État pluraliste, non confessionnel ("aucune religion ne sera religion d'État") et garantit l'égalité des cultes et la liberté religieuse. Toutefois, afin de ne pas rallumer les conflits historiques violents entre catholiques et républicains anti-cléricaux et prônant l'inexistence de Dieu, l'article 27 statue que les pouvoirs publics détiennent le droit d'assister les parents désireux de voir leurs enfants recevoir une formation religieuse selon leurs convictions, ce qui signifie un privilège de fait pour le catholicisme défini d'ailleurs comme "la religion de la plupart des Espagnols" (« la religiόn más extendida entre los Españoles"). Puis, la Loi organique sur la liberté religieuse de 1980 mentionne le poids historique de l'islam, le décrivant comme une « tradition séculaire et d'importance significative dans la formation de l'identité espagnole ». Ce texte réécrit la version de l'histoire jusque-là divulguée par les autorités et reconnaît l'apport des juifs et des musulmans à la société espagnole [9]. De plus, selon l'esprit d'accords signés en 1979 entre les communautés évangéliques et judaïque et l'État, il contient les clauses les plus libérales à l'égard de l'islam en Europe, lesquelles resteront non appliquées.

Il prescrit que les communautés musulmanes représentées par une Commission islamique d'Espagne soient inscrites auprès du ministère de la Justice en charge des affaires religieuses et il établit les droits des musulmans. Les responsables et imams agréés par la dite Commission bénéficient du régime de l'assurance sociale ; les mariages célébrés au sein des communautés musulmanes sont inscrits sur les registres d'état civil ; des parcelles pour les musulmans réservées dans les cimetières municipaux et le rituel funéraire respecté. En outre, les lieux de culte et les bâtiments d'organisations communautaires musulmanes sont exemptés des impôts immobiliers, l'enseignement de l'islam garanti dans les écoles publiques et privées et dispensé par des personnes habilitées par la dite Commission, des imams autorisés dans les hôpitaux, l'armée et les prisons, et le respect des heures de prières et de six jours fériés du calendrier musulman obligatoire pour les employeurs (sous réserve d'être remplacés par les salariés).

En 1980, la population musulmane comprend environ 10.000 personnes, des convertis et des étudiants du Proche Orient arrivés au début des années 1970 et naturalisés souvent. Elle croît durant les années 1980 et 1990 avec l'arrivée de 300.000 travailleurs musulmans [10] employés dans les secteurs agricole et des services peu productifs en Catalogne et Andalousie. Là, ils subissent des conditions de travail et de vie déplorables, sujets de polémiques très médiatisées, alors que les clauses de la loi de 1980 restent lettre morte et que les autorités publiques se montrent indifférentes à leur sort.

L'activisme des étudiants venus du Proche Orient et des convertis modifie cette situation au fil des années alors que le thème de l'islam prend de l'importance en Europe occidentale. Durant les années 1970, les étudiants musulmans fondent l'Association musulmane d'Espagne et des lieux de culte à Barcelone (1974) et à Madrid (1978). Puis, durant les années 1980, les organisations de convertis soulèvent la question du traitement de l'islam et "rouvrent", selon leur expression, des mosquées à Séville, Cordoue, Almeria et Malaga. La Libye et l'Arabie Saoudite financent pour leur part la construction de mosquées monumentales (Andalousie, Marbella, 1981) et assurent la rémunération d'imams. En 1992 sont inauguré le Centre islamique de Madrid et amorcée la construction d'une mosquée monumentale à Fuengirola. Cependant, l'immigration continue à un rythme accéléré et le réseau d'associations locales islamiques s'étend. L'islam gagne une double visibilité, immigration de main-d'œuvre bon marché maltraitée et assistée par des mouvements locaux de gauche l'aidant à fonder salles de prières et associations ; organisation communautaire accélérée et chapeautée par deux fédérations, la Fédération des organisations islamiques d'Espagne (FEEPJ) et l'Union des communautés islamiques d'Espagne (UCIDE) et ce, en partie sous influence de pays étrangers.

En 1992, le gouvernement force ces deux organisations à s'allier pour constituer la Commission islamique en vue d'entériner la reconnaissance officielle de l'islam comme religion de l'Espagne. En novembre de la même année marquant le 500ième anniversaire de la découverte de l'Amérique et de l'expulsion des musulmans et des juifs, un accord de coopération est signé entre l'État et la Commission, il reconnaît l'islam comme seconde religion du pays. Deux arguments sont invoqués : l'un rappelle l'enracinement de l'islam en Espagne (« el notorio arraigo ») ; l'autre réfère à l'influence de pays étrangers, Libye, Arabie Saoudite et Maroc, sur la communauté musulmane à travers la construction de mosquées monumentales (Grenade, Séville, Cordoue, Marbella, Fuengirola) et le financement des imams.

En 2000, on compte plus de 400.000 musulmans, dont environ 15.000 Espagnols convertis [11], 10.000 étudiants étrangers, 194.000 immigrés marocains en situation régulière et près de 200.000 illégaux [12], et un chiffre de 600.000 musulmans est avancé pour 2002, dont un quart établi en Catalogne. Le 10 juillet 2003, la Grande mosquée de Grenade, ville qui compte 15.000 musulmans, est inaugurée. Elle est conçue comme le symbole de la reconnaissance officielle de la place de l'islam dans l'histoire passée et présente de l'Espagne même si l'État n'a pas participé aux frais de sa construction, en grande partie le résultat de l'activisme de convertis. Le projet fut conçu en 1981 grâce à des fonds libyens, puis marocains, et retardé par des poursuites de résidents vivant près du site choisi, la découverte de ruines romaines et la mort de Hassan II. Ces difficultés sont surmontées en 1998 quand 50% des fonds utiles sont offerts par les Émirats Arabes Unis et la construction amorcée.

La reconnaissance par l'État de l'islam comme composante légitime de la société espagnole en 1992 tient au premier chef à la perte d'influence de l'Église catholique, les mouvements laïcisants, souvent liés aux mouvements de gauche, pouvant s'exprimer depuis 1978. Aussi, les tentatives de l'Église catholique de définir des choix culturels ou moraux de la population demeurent vaines et même le Parti Populaire, ostensiblement catholique, ne répond pas à ses demandes et récemment l'espoir des évêques espagnols de voir ce parti introduire l'obligation de cours de religion dans les écoles et interdire l'avortement a-t-il été déçu. Cette lutte historique se traduit par le compromis inscrit dans la Constitution et la loi de 1980 qui affirme le pluralisme de la société civile, de l'histoire et de l'État espagnols. La loi de 1980 est, en effet, un geste destiné à la population catholique mais aussi à l'opinion européenne et au secteur du tourisme dans les régions du patrimoine bâti arabo-andalou. Elle n'en appelle nullement aux musulmans d'Espagne, encore peu nombreux et sans influence. Quant à la reconnaissance de l'islam en 1992, elle n'est qu'un item symbolique de la même lutte politique entre "gauche" laïcisante et "droite" catholique et elle dépasse les questions relatives à l'immigration et au pluralisme religieux. De fait, elle ne change guère le sort des travailleurs musulmans et actuellement l'Espagne tente de supplanter ces derniers par une immigration de l'Europe de l'Est qui accroît l'immigration marocaine illégale.

De cette opposition entre catholiques et laïcisants, eux-mêmes fort divisés, les immigrés et convertis musulmans dont le nombre se multiplie durant les années 1980, tirent une force politique sans rapport avec leur nombre et leur rôle au sein de la société espagnole. Leur activisme et leur organisation, le soutien qu'ils obtiennent de pays arabes et les controverses sur le sort des travailleurs musulmans contribuent néanmoins au statut accordé à l'islam en 1992. Enfin, un autre facteur intervient. Le gouvernement espagnol désire maintenir des relations non conflictuelles avec les pays arabes dont au premier rang le Maroc avec lequel il veut négocier le contrôle des flux migratoires vers la péninsule.

IV. La laïcité française

Face à la puissance du catholicisme, religion de la grande majorité de la population, la Constituante française pense réformer l'Église catholique et la soumettre à l'État. Selon l'un de ses préceptes, la liberté de penser n'est nullement de croire en certaines valeurs mais de croire en la raison et la science et de se libérer de tout dogme religieux. Penser, c'est penser sans recours à l'idée d'une transcendance. Aussi, vu le refus de ce précepte par l'Église catholique, l'affrontement est inéluctable et devient un enjeu majeur de l'affirmation du républicanisme pour le demeurer, réapparaissant périodiquement sous la forme de controverses sur le statut des écoles privées confessionnelles, la vocation des organisations islamiques et le port du voile dans les écoles publiques. Vu la défaite de la Révolution et le retour des forces monarchiques et catholiques au pouvoir après 1815, les disputes autour du statut de la religion s'estompent pour reprendre avec la proclamation de la Troisième République. En 1882, celle-ci implante un système d'éducation publique gratuite par lequel elle divulgue une morale laïque, tout en ne laïcisant pas le personnel enseignant. Polémiques et conflits s'ensuivent et concernent la laïcisation de l'école et de l'État. Un compromis est atteint, la loi de 1905.

Cette loi met fin au Concordat signé par le régime napoléonien et le Vatican en 1801, selon lequel les cultes catholique, luthérien, calviniste et judaïque étaient reconnus comme égaux par l'État et recevaient des subsides publics [13]. Elle maintient cependant la liberté d'enseignement, objet depuis lors de conflits et mobilisations répétés. Elle permet également à l'État de financer l'entretien des bâtiments religieux construits avant 1905 et la République française, qui se veut le symbole d'une laïcité militante, contrevient au principe de la non-intervention dans le champ religieux et continuera de le faire. En 1926, elle subventionne la construction de la première mosquée, la Mosquée de Paris, au nom de la participation des populations arabes nord-africaines à la Première guerre mondiale. Puis, le régime de Vichy déclare la laïcité cause de décadence de la France et, en novembre 1941, permet une aide financière publique aux écoles privées. La Constitution de 1946 inscrit la laïcité comme trait essentiel de l'État, "République indivisible, laïque, démocratique et sociale" (article 1, titre 1er). Le préambule déclare : "Tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés" et précise : "L'organisation de l'enseignement public, gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'État". Ce document ne mentionne pas la liberté de l'enseignement et les subventions publiques aux écoles privées sont abolies.

Toutefois le conflit n'est pas terminé. En 1959, la loi Debré permet la rémunération des maîtres des écoles privées, majoritairement confessionnelles, et ayant signé un contrat avec l'État [14], et en 1977, la Loi Guermeur augmente cette aide. Mais les restrictions apportées à l'immigration à partir de 1974 entraînent un mouvement de réunification familiale des immigrés maghrébins et leur établissement permanent évident. Les lieux de culte musulman se multiplient, causant des conflits à l'échelle locale et, en 1976, la Mosquée de Paris devient l'enjeu d'une lutte entre les autorités françaises et algériennes desquelles ces dernières relèvent, sur les risques de propagation de l'islamisme tandis que des contestations d'organisations musulmanes, notamment sur des accommodements [15], commencent et que monte un électorat « beur » composé de citoyens français.

Le gouvernement socialiste au pouvoir en 1981 tente d'introduire des réformes en faveur de l'intégration des immigrés. En 1981, il reconnaît le droit d'association aux immigrés et, par sa Politique de la Ville, distribue des fonds aux organisations ethno-culturelles locales comme le permet une loi de 1901 [16]. En 1986, il propose un cours d'histoire des religions et en 1988 il amorce une démarche d'organisation d'une instance musulmane unique et représentative afin, dit Pierre Joxe en 1989, de régler des questions, dont la nationalité étrangère de nombre d'imams et le manque de moyens financiers des musulmans de France, une situation défavorable à l'organisation de leur culte [17]. D'autres facteurs ont un rôle. L'efficacité de l'école publique, dite creuset de l'idéologie républicaine universaliste et agent premier de la mobilité et de l'intégration sociales, est remise en cause et cette critique concerne au premier chef l'insertion sociale des immigrés musulmans et leurs descendants. Par ailleurs, le militantisme de musulmans est conçu comme l'effet de manipulations étrangères et, vu les luttes violentes en Iran, Egypte et Algérie autour de l'islam, leur demande considérée suspecte. Le renouveau de religiosité au sein de la population des "beurs", les seconde et troisième générations musulmanes les plus pratiquantes d'Europe, est interprété comme une manifestation d'intégrisme et de communautarisme.

Surviennent encore les "affaires du foulard" à l'école en dépit d'un avis du Conseil d'État du 27 novembre 1989 pointant la distorsion d'interprétation de la laïcité en France et rappelant que ce sont les agents des services public et non leurs usagers qui sont soumis à l'obligation de neutralité. L'avis rappelle aussi que le port de signes religieux n'est pas incompatible avec la laïcité à condition qu'ils n'aient pas de "caractère ostentatoire ou revendicatif de nature à perturber le fonctionnement du service public. D'autres décisions du Conseil condamnent la même distorsion : le 2 novembre 1991, annulation d'un jugement du tribunal administratif de Paris confirmant un règlement du collège de Montfermeil sur l'exclusion de toute élève portant le foulard ; annulation de jugements similaires le 14 mars 1994 par le Tribunal de Nantes et le 3 mai 1994 du Tribunal d'Orléans. Sur les 92 décisions d'exclusion pour port du foulard portées devant les juridictions administratives durant l'année scolaire 1994-95, plus de la moitié est annulée.

D'autres pressions alimentent le débat public sur la religion. Des demandes de la hiérarchie catholique de remédier à « l'aplatissement des valeurs » et à la perte de repères des nouvelles générations, ainsi que de réintroduire la catéchèse dans l'école publique ont un écho auprès des autorités politiques. À partir du début des années 1990, des émissions religieuses sont diffusées sur une chaîne publique de télévision et des personnalités religieuses nommées sur des comités gouvernementaux : Comité national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé, Conseil national sur le sida (Cesari, 1994 : 152).

Les démarches en vue de la constitution d'un organisme national musulman sous instigation de l'État continuent bien qu'en contravention à la loi de 1905. Elles sont sous-tendues par une volonté de contrôle politique des associations musulmanes et des mosquées et non par une volonté d'améliorer les conditions d'insertion sociale et symbolique des immigrés. L'endiguement de la xénophobie et de l'intolérance religieuse à leur égard, le désenclavement des zones urbaines où ils sont concentrés et des écoles où leurs enfants sont sur représentés (Felouzis, 2003), la réduction des barrières à leur entrée dans la fonction publique et l'allégement des procédures d'acquisition de la citoyenneté ne sont nullement l'objet d'interventions significatives durant les vingt ans où les ministres de l'Intérieur en charge des cultes des gouvernements de divers partis politiques se succèdent pour créer une organisation nationale musulmane.

En novembre 1989, Pierre Joxe forme une commission de six "sages" musulmans. Élargie en mars 1990, cette commission devient le "Conseil de Réflexion sur l'Islam en France" (CORIF) dont les réflexions n'aboutissent. Le Conseil s'interroge sur les interlocuteurs à reconnaître : tous les courants de l'islam français ou la Mosquée de Paris en dépit de réticences de musulmans français. Il ne résout pas les questions du statut et de la formation des quelque 1000 imams présents en France, l'enjeu pourtant affirmé de la démarche gouvernementale. Ce personnel religieux, très souvent né à l'étranger, est en effet sans formation pour professer auprès d'une population immigrée ou native, ni salaire régulier, ni reconnaissance juridique, voire sans autorisation de séjour permanent. En 1991, l'UOIF fonde à Château-Chinon un Institut européen des Sciences Humaines incluant un centre de formation d'imams et d'éducateurs. Il compte quelque 80 étudiants en majorité de citoyenneté française et la première promotion, une dizaine d'imams, sortira en 1997. L'initiative est mal accueillie par les pouvoirs publics et, en novembre 1993, un Institut d'Études islamiques de Paris est fondé avec la caution du ministère de l'Intérieur. Fort de 200 inscrits il forme des cadres associatifs, enseignants et imams. La même année, s'ajoute un Institut de formation d'imams sous l'égide de la Mosquée de Paris ; il disparaîtra faute de financement.

En 1995, est lancée l'idée d'une Charte du Culte musulman qui reste sans conséquence car Charles Pasqua, ministre de l'Intérieur, choisit comme interlocuteur privilégié la Mosquée de Paris. En 1999, un Institut Universitaire d'études islamiques est ouvert à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, haute sphère de l'université française, afin de combler les lacunes de la connaissance de l'islam en France et, en octobre 1999, Jean-Pierre Chevènement lance une consultation de l'ensemble des dirigeants musulmans qui aboutit à la signature le 28 janvier 2000 d'un document déclarant la compatibilité de l'islam et de la République. Une pause est observée en raison d'une campagne présidentielle et le processus de consultations reprend en 2002. Les 19 et 20 décembre 2002, Nicolas Sarkosy réunit les organisations de l'islam français afin d'établir un Conseil Français du Culte Musulman (CFCM) dont l'exécutif comprend la Mosquée de Paris, l'Union des Organisations Islamiques de France (UOIF) et la Fédération Nationale des Musulmans de France (FNMF), soit les principales instances musulmanes. Des élections sont tenues à l'échelle des mosquées pour créer une assemblée représentative à partir de laquelle est nommée en juin 2003 l'instance exécutive définitive. Toutefois, le projet d'institutionnalisation de l'islam arrive à une conclusion non satisfaisante pour le gouvernement qui voit, contre ses attentes, l'UOIF recueillir le plus de suffrages. Cette organisation très militante dans sa demande de droits pour les musulmans est supposée liée aux Frères Musulmans et sa présence au sein du CFCM suscite la création du Mouvement des Musulmans Laïques.

La formation du CFCM ne résout pas les difficultés financières et autres du culte musulman, le statut controversé du port du foulard, pas plus qu'elle n'améliore l'acceptation des musulmans en France. En janvier 2003, certains, dont des ministres, en tirent des conclusions et demandent une révision de la législation de 1905 (interdisant le financement des cultes par les pouvoirs publics) en vue de faciliter l'ouverture de lieux de culte musulmans {Le Monde, 18 janvier 2003). Le 10 mars 2003, une note du ministère de l'Éducation rappelle l'illégalité de toute interdiction absolue de signes religieux à l'école mais précise que les tenues couvrant l'intégralité du visage sauf les yeux, ou la totalité du corps sous un habit noir sont interdites. Seul est permis un "foulard léger" couvrant la racine des cheveux et le cou. En juillet 2003, le Président de la République crée une Commission de réflexion sur la laïcité (Commission Stasi) au nom de l'affaiblissement du consensus national à son propos et de ses difficultés d'application « dans le monde du travail, dans les services publics, notamment à l'école » (site : présidence de la République française).

Les polémiques continuent et, en décembre 2003, le gouvernement propose une loi [18] interdisant tout signe religieux ostensible dans les écoles publiques et tout refus de soin dans les hôpitaux au nom d'un précepte religieux. Cette proposition apparaît paradoxale car elle suit la création du Conseil Français du Culte Musulman, un organe conçu pour faciliter le respect des droits des musulmans. Elle est justifiée par les autorités au nom de la protection des droits des jeunes filles mineures contraintes de porter le foulard. En fait, elle tente de réduire le vote pour le Front national aux prochaines élections régionales en mars 2004 et, surtout, d'un mouvement islamiste dit étendre son influence au sein des écoles publiques, des sanctuaires d'apprentissage de l'autonomie à l'égard des traditions, communautés et prosélytismes. Elle serait appliquée dans un territoire d'Outre Mer à 90% musulman, Mayotte, et en Alsace-Lorraine en dépit du régime particulier de cette région.

La proposition est mal accueillie par les représentants des institutions religieuses françaises, protestantes, catholiques, judaïques et musulmanes, qui rappellent le principe laïc de respect de la liberté religieuse et voient en une interdiction un facteur supplémentaire de stigmatisation des musulmans. Elle suscite des prises de positions d'associations musulmanes "laïques", animées par des "beurs" athées ayant milité en vain contre le racisme durant les années 1980 et n'acceptant pas la légitimation par l'État du secteur religieux musulman. Ce courant condamne le port du foulard comme "une régression" mais s'oppose à son interdiction qui aggraverait le sentiment de victimisation des musulmans et constituerait "une injonction sur la bonne manière d'être français comme au temps des colonies". Il demande plutôt la création d'instances de médiation dans les écoles afin d'éviter le port du foulard.

En janvier 2004, un texte de loi est déposé. Il crée au sein du code de l'éducation un article L. 141-5-1 qui "interdit dans les écoles publiques les signes religieux ostensibles, c'est-à-dire les signes et tenues dont le port conduit à se faire reconnaître immédiatement par son appartenance religieuse. Ces signes -le voile islamique, la kippa ou une croix de dimension manifestement excessive - n'ont pas leur place dans les enceintes des écoles publiques. En revanche, les signes discrets d'appartenance religieuse - une croix, une étoile de David ou une main de Fatima - resteront naturellement possibles". Les dissensions entre la Mosquée de Paris et l'UOIF au sein du CFCM que ce texte concourt à révéler, montrent que le projet de contrôle du CFCM par l'État est vain.

CONCLUSION

À la faveur de ce survol, la reconnaissance d'une instance musulmane nationale ne semble pas attribuable à certains facteurs envisagés au début de ce texte. Elle ne tient pas à un pourcentage de musulmans différent au sein de chacune des trois sociétés durant les années 1990 : 7% en France, 1% en Espagne et 4% en Belgique. Elle ne tient pas à une concentration plus accentuée des musulmans dans des villes ou régions d'un pays, ce qui soulèverait des problèmes de gestion sociale de certains espaces. Une concentration similaire de musulmans existe dans la région bruxelloise, l'Andalousie et des régions françaises (île de France, Marseille, Lyon, région lilloise). Une forte fragmentation ethnique, nationale, religieuse des populations musulmanes ne constitue pas plus un facteur de la volonté des trois États d'unifier les associations musulmanes. Cette fragmentation n'est pas spécifique aux trois pays, elle est présente dans d'autres pays européens, au Canada et aux États-Unis. La répartition des populations musulmanes en terme de génération n'est pas plus une raison : en Belgique et en France, les seconde et troisième générations composent une fraction appréciable de ces populations alors que les musulmans espagnols sont essentiellement des immigrés.

La nature du militantisme des associations musulmanes et de leurs demandes pourrait expliquer la volonté d'unifier la vie associative et communautaire musulmane. L'interprétation de l'islam par les associations musulmanes constitue en effet un réfèrent important de la perception des musulmans. Le seul pays où des organisations professent publiquement l'application la plus stricte de la loi islamique ou défendent les idées de l'islamisme politique le plus intransigeant, n'est nullement l'Espagne, la France ou l'Espagne mais l'Angleterre. Dans les trois pays étudiés, ces idées et préceptes sont certes défendus par des responsables de mosquées mais elles ne constituent pas la plate-forme publique d'organisations musulmanes d'envergure. En France, la polémique autour de l'UOIF, accusée d'islamisme et de liens avec les Frères Musulmans, la première organisation islamiste créée en Egypte, n'a jamais abouti. Cependant, la France se distingue sur un point. Le militantisme relatif au respect des droits des musulmans y est plus rendu public vu le soutien apporté aux organisations anti-racistes par les autorités socialistes durant les années 1980, puis leur ignorance de ces demandes, vu les controverses incessantes sur l'islam dans ce pays et vu les intérêts français en Algérie.

La différence de traitement de l'islam ressort de facteurs non liés à des traits des minorités musulmanes mais liés à des traits du pays d'établissement, dont le jeu des forces entre État et société. La sécularisation de la société et la présence d'un fort courant laïc composent un premier facteur illustré par les cas belge et espagnol. L'État espagnol a du tenir compte de ces deux facteurs, réduire ses relations avec l'Église historique, catholique, et réécrire la narration historique nationale pour s'affirmer démocratique. Le militantisme des fidèles musulmans et les relations avec les pays arabes ont renforcé ce processus La reconnaissance officielle de l'islam ne signifie pas un réel respect des droits des musulmans, elle est un des symboles de la transformation politique et sociale de l'Espagne depuis les années 1980. En Belgique, le maintien du système des piliers vu l'influence toujours grande de l'Église catholique et de ses fidèles et alliés a ouvert un espace à la reconnaissance officielle de l'islam quand, comme ailleurs en Europe, les frontières furent "fermées" durant les années 1970 et que l'établissement définitif des immigrants devint une réalité admise. Toutefois la réelle reconnaissance de la troisième religion du pays ne s'accomplit qu'en 2003 après d'âpres débats publics sur la place de l'islam dans la société belge et le choix de ses représentants.

La conception du rôle de la religion dans la société civile mais aussi de l'immigration constitue le facteur premier de la reconnaissance officielle de l'islam par l'État français. Les élites et autorités politiques et une part significative des Français développent une vision athée de la laïcité qui rend la pratique musulmane très visible et problématique. En novembre 2003, 53% des Français appuyaient l'idée d'une loi interdisant tout signe religieux à l'école. De surcroît, il existe des partis d'une extrême droite très hostile à l'immigration et héritière d'une image historique de la France comme pays catholique. Aussi, la population musulmane est-elle représentée comme un problème culturel et politique, une menace pour la République laïque comme pour la fille aînée de l'Église catholique. Elle est aussi représentée comme un problème policier en raison d'actes de violence urbaine auxquels elle est liée, comme un problème social vu ses difficultés d'insertion économique et comme un problème de politique internationale vu les liens privilégiés de la France avec des pays arabes, notamment l'Algérie. Dans ce contexte, la constitution d'une instance nationale musulmane ressort d'une volonté politique à plusieurs facettes : contrôle des élites musulmanes et désir de les voir s'aligner sur les trois principaux partis politiques, endiguement de l'influence de pays arabes, apaisement des pays musulmans alliés et signal à la population française de la présence définitive de l'islam dans l'Hexagone. Cette mesure ne s'accompagne pas d'une volonté de réformes visant à améliorer le statut socio-économique déficient des musulmans, tels que des programmes d'action positive, pas plus qu'à améliorer leur représentation politique.

RÉFÉRENCES

Berger, Peter (dir) (2001). Le Réenchantement du monde, Paris, Bayard-Centurion.

Cesari, Jocelyne (1994). Être musulman en France. Associations,  militants et mosquées, Paris, Khartala.

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Dassetto, Felice (1990). "Visibilisation de l'Islam dans l'espace public", in Albert Bastenier et Felice Dassetto, Immigrations et nouveaux pluralismes, Bruxelles, De Boeck, p. 179-208.

Felouzis, Georges (2003/ Ségrégation ethnique à l'école en France, Paris, CADIS-EHESS, 2003.

Gauchet, Marcel (1985). Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard.

Helly, Denise (2004a. sous presse). "La particularité canadienne : Flux migratoires des pays de culture islamique et discrimination actuelle", in Altay Manço, L'islam entre discrimination et reconnaissance. La présence des musulmans en Europe occidentale et en Amérique du Nord, Paris, L'Harmattan.

_____, (b. sous presse). "La discrimination à l'égard des personnes de culture islamique au Québec : État des lieux, 2003", Revue Européenne des Migrations Internationales.

_____, c. État et religion. Le cas de l'islam. Chaire d'études ethniques, Université du Québec à Montréal.

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Martin, D. (1978). A General Theory ofSecularization, New York, Harper Colophon Books, 353 p.

Penninx, Rinus and Hassan Yar (1993). Western European States and the Political Representation of Islam : the Cases of Belgium and the Netherlands, manuscrit, 18 p.

Plural (2003). France : Budget des cultes en 2004, Hors série, numéro 4, 14 novembre.



[1] Les données citées proviennent de trois projets : D. Helly, Défis de l'intégration des personnes de culture islamique au Canada, CRSH-IDR, 2003-2005 ; Institut de Recherche, Formation et Animation sur l'Immigration (Belgique), Gestion municipale de la différence musulmane (Belgique, Canada, France, Grande Bretagne, Espagne, Italie, États-Unis), Commission Européenne, Programme de lutte contre la discrimination, 2002-2005 ; D. Helly, J. Cesari (Harvard University), K. Karim (York University), Accommodements en faveur du culte musulman en France, au Canada et aux États-Unis, Échanges IRESCO et Patrimoine canadien.

[2] Intégrisme catholique, fondamentalismes protestants, mouvements évangélistes, ultra-orthodoxie dans le judaïsme, islamisme politique qui s'opposent à l'assignation de la religion à la sphère privée et à un choix individuel.

[3] Le système scolaire belge comprend deux réseaux, l'un officiel, d'État, l'autre libre, confessionnel, et un troisième, public aux échelles provinciale et municipale.

[4] Dérogation en 1978 à la loi selon laquelle les cultes sont organisés à l'échelle municipale sur insistance du Grand Imam du CIC (Al Alouini, 1968-1985) qui pense pouvoir ainsi exercer un contrôle des communautés musulmanes.

[5] La population musulmane est alors composée de personnes d'origine au premier rang marocaine, puis turque, libanaise, subsaharienne auxquelles s'ajouteront durant les années 1990 des immigrés de l'ex-Yougoslavie.

[6] Elles commenceront à recevoir des fonds publics en 1996.

[7] Par contre des accommodements ne sont pas accordés tel l'octroi de carrés musulmans dans les cimetières (le premier sera accordé en mars 2002 à Bruxelles).

[8] En 1998, 377.000, soit 4% de la population belge (10 250 000) qui comprend 11% d'étrangers. Ils sont actuellement établis au 2/3 dans dix municipalités et surtout en région bruxelloise (160.000). Gand comprend 20.000 musulmans et Anvers 70.000. 80% est d'origine turque ou marocaine et 50% a acquis la citoyenneté belge.

[9] Illustré par des historiens et islamologues espagnols, selon une tradition datant du début du 19è siècle.

[10] Provenant du Pakistan, du Maroc, de Gambie et du Sénégal.

[11] Les conversions ont commencé à Grenade après la mort de Franco en 1975 comme un geste d'opposition culturelle d'ex-militants communistes en quête de spiritualité. À ce mouvement se joignit, un mouvement nationaliste de défense de l'héritage pluriel espagnol, sis à Cordoue. Les conversions se multiplient à la suite de la première guerre du Golfe et de mariages entre Espagnoles et immigrés musulmans. L'autre pays avec un nombre de convertis significatif est l'Italie.

[12] Qui provient aussi d'Amérique latine selon un système de quotas par pays, d'Europe de l'Est, de Chine et d'Afrique subsaharienne. En 2000, les immigrés extra communautaires (516.000) composent 2.7% de la population espagnole.

[13] Le Concordat demeure en vigueur dans les départements d'Alsace pour une charge financière de l'État de 34 millions d'euros dans le budget de 2004 {Plural, 2003).

[14] II existe deux formes de contrat, l'un dit d'association alignant les pratiques de l'enseignement privé sur celles de l'enseignement public, l'autre dit simple concernant les normes de qualification des enseignants et l'organisation générale de l'enseignement. L'État ne prend pas en charge le fonctionnement matériel des écoles privées.

[15] Alors qu'une jurisprudence abondante et applicable à la religion musulmane existe en faveur du judaïsme (abattage rituel, kashrout, aumônerie, régimes spéciaux dans l'administration, écoles). Deux établissements scolaires musulmans existent, à Saint-Denis de la Réunion et, depuis 2003, à Lille.

[16] Une association peut être reconnue et financée en partie par l'État si elle n'a pas une finalité religieuse.

[17] Les communautés catholique, protestante et judaïque détiennent de forts moyens financiers pour organiser leur culte lors de l'adoption de la loi de 1905.

[18] Cette loi concernerait 1256 élèves portant le foulard selon le recensement réalisé lors de la rentrée scolaire de 2003 (Entrevue avec Nicolas Sarkozy, France 2, « 100 minutes pour convaincre », 20 novembre 2003). L'UMP et le PS la soutiennent, l'UDF, le PCF, la FSU (syndicats enseignants).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 27 octobre 2014 18:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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