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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Denise Helly, “Les politiques canadiennes d’immigration sont-elles exportables en France et en Europe ?” Institut français des Relations internationales, août 2005. Policy Paper, no 15. Avant propos de Christophe Bertossi. [Autorisation accordée par l'auteur le 13 mars 2013 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Denise Helly

Chercheure, INRS culture - société

Les politiques canadiennes d'immigration
sont-elles exportables en France et en Europe ?


Paris : Institut français des relations internationales (IFRI), Policy paper, no 15, 2005, 19 pp.


L'Ifri est, en France, le principal centre indépendant de recherche, d'information et de débat sur les grandes questions internationales. Créé en 1979 par Thierry de Montbrial, l'Ifri est une association reconnue d'utilité publique (loi de 1901). Il n'est soumis à aucune tutelle administrative, définit librement ses activités et publie régulièrement ses travaux.

Les opinions exprimées dans ce texte n'engagent que la responsabilité des auteurs.

[1]

AVANT-PROPOS

Les récents débats français sur l'avenir de la politique d'immigration dans le contexte européen ont insisté sur l'exemplarité des politiques canadiennes et leur façon de définir les entrées migratoires en fonction des besoins du marché du travail (politiques de quotas et « système de points ») [1]. Or, Denise Helly montre qu'une politique de quotas d'immigration inspirée du modèle canadien est difficilement exportable telle quelle en France et en Europe.

Pourquoi ? Parce qu'ouvrir les frontières à l'immigration de travail - qualifiée ou non-qualifiée - ne peut pas être dissocié d'autres dimensions telles que l'égalité des chances et des droits pour les immigrés, le respect de la diversité culturelle et religieuse, la relativisation des idéologies nationalistes, et lutte contre le racisme et les discriminations... Il y a eu au Canada, dans les années 1970, un consensus politique et sociétal sur toutes ces questions qui a permis de conduire la politique dite du « multiculturalisme ».

La politique canadienne a ainsi « réussi » parce qu'elle s'est inscrite dans une histoire - le Canada, par exemple, n'est pas un Etat post-colonial comme la plupart des pays européens. Surtout, la politique de quotas d'immigration s'est appuyée sur des politiques pluralistes d'intégration. Il serait donc difficile, pour Denise Helly, d'envisager une politique d'immigration similaire sans s'inspirer des politiques d'intégration qui l'accompagnent. La réciproque est également vraie pour l'auteur : la réussite du multiculturalisme canadien est directement liée à une politique migratoire efficace et clairement définie.

Mais un consensus à la canadienne sur des sujets qui divisent autant les Etats membres de l'UE et qui cristallisent à ce point les passions politiques est-il accessible de ce côté-ci de l'Atlantique ? Par le détour de l'expérience canadienne, Denise Helly met alors en lumière la nécessité pour l'UE de se doter d'une politique d'immigration globale et cohérente - qui est aussi, essentiellement, une question de citoyenneté et de valeurs communes.

Christophe Bertossi
Chargé de recherche à l'Ifri

[2]


Le Canada a une politique d'immigration et de multiculturalisme qui la distingue fortement de l'expérience européenne. Ce Policy Paper analyse quelques-unes des leçons que l'on peut en tirer. Il explique pourquoi le modèle canadien n'est pas exportable tel quel en Europe et comment les pays européens pourraient néanmoins s'en inspirer.

Ce texte est basé sur une présentation de l'auteur au séminaire organisé par le Patrimoine Canadien et l’Iresco (Paris), « Perspectives canadiennes et françaises sur la diversité », Ottawa, 16 et 17 octobre 2004.

Denise Helly est professeur et chercheur à l'Institut national de recherche scientifique - Centre Urbanisation, Culture et Société - de Montréal, Canada. Ses travaux portent sur l'ethnicité, le nationalisme, les politiques d'immigration et d'intégration en Europe et en Amérique du Nord. Elle a notamment publié : « Le traitement de l'islam au Canada : tendances actuelles », Revue européenne des migrations internationales (REMI), 20 (1), 2004 ; Mondialisation, citoyenneté et multiculturalisme, (Québec, Les Presses de l'Université Laval, 2000), avec Mikhaël Elbaz ; L'immigration pour quoi faire ? (Québec : Institut québécois de recherche sur la culture, 1992).

[3]

Avant-propos [1]
Introduction [4]
L'expérience canadienne [5]
La régulation des flux migratoires [5]
L'insertion des immigrés et de leurs descendants sur le marché du travail [6]
La perception de l'immigration [8]
L'insertion socio-culturelle des immigrés [10]
La valorisation du droit [11]
Cinq leçons possibles [14]
Références [17]

[4]

INTRODUCTION

L'adoption d'une politique de multiculturalisme, du type de celle qui a été mise en place au Canada, suppose cinq conditions que des facteurs historiques ont rendues favorables dans le contexte canadien. Cette situation particulière rend le multiculturalisme inexportable. Néanmoins des leçons peuvent être tirées pour la gestion étatique de l'immigration et de la diversité par des pays européens même si la politique canadienne présente aussi des failles.

Ces conditions sont :

  • L'implantation d'une régulation des flux migratoires définissant les niveaux d'entrées selon les besoins du marché du travail ;

  • Une intégration équitable des immigrants sur le marché du travail ;

  • La réduction de toute idéologie ethno-nationale ;

  • La construction d'une culture et d'un appareil juridiques valorisant les droits individuels, y compris les droits des immigrants non naturalisés ;

  • Le développement d'une conception sociologique des processus d'adaptation socioculturelle des immigrants et de l'idée d'égalité des chances (égalité formelle versus réalité sociale).

[5]

L'EXPÉRIENCE CANADIENNE

La politique de quotas d'immigration ne constitue que l'une des dimensions du modèle canadien. Aussi, il est important de mesurer les relations qui existent entre ces différentes dimensions, associant intégration pluraliste et contrôle des flux migratoires, et qui constituent le socle des politiques canadiennes depuis les années 1970.

La régulation des flux migratoires

Ce thème est sujet de débats en Europe en raison de la montée de l'immigration illégale depuis vingt ans et de l'élargissement de l'Union européenne à l'Est. Toutefois, une politique européenne d'immigration s'appuyant sur une régulation des flux et une sélection des immigrants apparaît difficile à implanter compte tenu de la divergence des intérêts nationaux et d'un problème inconnu au Canada : le contrôle des frontières.

L'Union européenne se situe au centre de routes et de filières d'émigration de l'Asie, du Moyen-Orient et de l'Afrique et tout contrôle armé des frontières, comme par exemple en Méditerranée, est illusoire. Qui plus est, l'Union fait face à des flux migratoires élevés ne correspondant pas à sa capacité de création d'emplois. De surcroît, alors qu'elle pourrait intégrer une immigration qualifiée dans le secteur des services, elle ne parvient pas à l'attirer pour deux raisons qui la placent en concurrence directe avec l'Amérique du Nord sur le marché mondial de l'immigration qualifiée : d'une part, l'absence de politiques de sélection clairement énoncées et, d'autre part, l'inégalité de statuts social et symbolique des immigrés. Par ailleurs, une politique de sélection pourrait soulever une question absente au Canada : est-il légitime d'opérer une constante ponction de main-d'œuvre qualifiée dans les pays non occidentaux ?

En dépit de ces inconvénients, l'immigration est souvent annoncée en Europe comme la solution au « déficit démographique ». Il n'en est rien car les niveaux d'immigration nécessaires seraient tellement élevés qu'ils provoqueraient une réaction très négative des opinions publiques et accroîtraient le chômage. D'autres solutions sont possibles mais souvent  [6] très impopulaires : hausse du taux d'activité (solution proposée par l'OCDE en septembre 2003) [2], réforme des régimes de retraite, réduction des coûts sociaux (assurance-maladie par exemple), hausse de la productivité.

Ces deux difficultés (non-régulation des flux migratoires et porosité des frontières) sont absentes au Canada. Le Canada et les États-Unis sont historiquement des régions de développement démographique et économique par l'immigration et ils disposent de politiques de sélection depuis les années 1960. Cela signifie que l'immigration est un élément incontournable de l'univers canadien, où le niveau d'immigration est le plus élevé du monde occidental. De fait, la moitié des immigrants est sélectionnée selon le niveau de scolarité, la connaissance de la (ou des) langue(s) officielle(s) et l'âge. En conséquence, une forte proportion d'immigrés détient une formation universitaire et intègre des occupations de haut statut professionnel. Autre constat : les pays d'origine sont très diversifiés et diffèrent en fonction des provinces canadiennes.

Le Canada jouit d'une situation géographique privilégiée en matière d'immigration illégale. Sa seule frontière poreuse est celle qu'il partage avec les Etats-Unis. L'enjeu est minime dans la mesure où la majorité des migrants préfèrent ces derniers au Canada. Quant aux Etats-Unis, ils ont eux-mêmes deux frontières aussi poreuses que celles de l'Union européenne : le bassin des Caraïbes et, surtout, le Rio Grande. Mais compte-tenu de la dérégulation du marché du travail, l'immigration illégale est utile, sinon nécessaire, à l'économie américaine.

L'insertion des immigrés et de leurs descendants
sur le marché du travail


Ces difficultés majeures de l'Union européenne ne justifient pas la discrimination des personnes d'origine étrangère sur les marchés du travail : protectionnisme dans l'emploi par la quasi fermeture des fonctions publiques aux immigrés, hormis en Grande Bretagne ; fermeture de certaines professions aux étrangers (37 en France) ; racisme ou xénophobie qui freine l'accès à l'emploi ; formation scolaire et professionnelle déficiente des secondes générations, souvent scolarisées dans des établissements ségrégés ethniquement, notamment en France où la ségrégation résidentielle des classes populaires dans les villes est une réalité problématique (Felouzis, 2003).

[7]

Au Canada, la discrimination des immigrés sur le marché du travail a toujours existé et l'on fait la distinction entre les discriminations directe, indirecte et systémique. Comme dans tous les pays occidentaux, la discrimination directe fondée sur le phénotype, l'origine culturelle ou nationale, la religion (et aussi le genre, l'âge, l'orientation sexuelle et le handicap) est interdite parla loi.

On parle par ailleurs de discrimination indirecte lorsqu'une mesure produit un effet inégalitaire pour un groupe de personnes identifiables selon l'un de ces critères interdits par la loi, sans que l'auteur de la mesure ait explicitement visé cet effet. La Cour suprême du Canada a donné une valeur juridique à la discrimination indirecte et l'a définie comme « discrimination par effet préjudiciable » dans un jugement de 1985 (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpson Sears Ltd [1985] 2 R.C.S. 536). L'exemple le plus souvent cité est l'exigence d'un poids ou d'une taille pour l'obtention d'un poste de policier ou de pompier-ce qui contribue à exclure souvent les candidats notamment d'origine asiatique.

Quant à la discrimination systémique, elle a été reconnue dans les années 1980. Le gouvernement fédéral [3] et surtout les municipalités des villes d'immigration ont adopté à cette époque des programmes d'égalité d'accès à l'emploi avec des résultats probants (ce qui explique en partie la montée du lobby anti-immigration au Canada anglais). Des études montrent cependant la permanence de la discrimination systémique pour les groupes ethniques [4] car ces programmes n'ont jamais été imposés au secteur privé, sinon dans le cadre de « l'obligation contractuelle » [5].

Les personnes d'origine non européenne subissaient entre 1971 et 1991 un handicap sur le marché de l'emploi : leur revenu était inférieur d'environ 8% par rapport aux personnes d'origine européenne, une fois contrôlés l'âge et le niveau de scolarité (Pendakur, 2000). Actuellement, le pourcentage de membres des « minorités visibles » qui possèdent un diplôme post-secondaire est plus élevé que le pourcentage des autres Canadiens. On s'attendrait donc à ce que cela se reflète dans la répartition des occupations. Or, il n'en est rien. Seuls les secteurs des affaires et du génie montrent des taux d'emploi similaires entre groupes racialisés [6] et européens (Kunz, Milan et Schetagne, 2001) et les secteurs de l'informatique  et  des  technologies  de   pointe  sont  les  seules  réelles [8] mosaïques culturelles en termes de composition de leur personnel. Au Québec, les membres des « minorités visibles » ont le plus bas taux d'emploi au Canada : 50% contre 70% de moyenne au niveau fédéral (Kunz, Milan et Schetagne, 2001).

De plus, la discrimination systémique s'accentue depuis les années 1980 sous l'effet de la conjoncture économique et d'une concurrence nouvelle entre natifs [7] et immigrés sur le marché du travail. En 2000, selon le recensement de 2001, les hommes immigrés obtenaient un niveau de salaire de 63,1 cents contre 1 dollar pour les natifs de même niveau de diplôme ; ce rapport était de 71,6 cents en 1980 pour les hommes arrivés la même année. En 2000, les immigrés séjournant au Canada depuis dix ans recevaient en moyenne 79,8 cents, contre 1 dollar pour les natifs détenant le même niveau de scolarité. Ce rapport était égal en 1980 (1 dollar pour tous) et jusqu'au début des années 1980, les immigrés dépassaient en dix ans le handicap de ne pas avoir d'expérience professionnelle canadienne - un argument utilisé depuis longtemps à l'échelle du Canada pour les sous-payer. Dans le cas des femmes, le rapport était et demeure plus défavorable.

La perception de l'immigration

La réussite du multiculturalisme dans les années 1970-80 réside certainement à ce niveau. Le multiculturalisme a transformé la perception et le statut de l'immigration de l'Europe du Sud et de l'Est, puis de l'immigration non européenne. Il n'a pas été limité à une politique de gestion de l'insertion sociale, politique et culturelle des immigrés. Il a été, aussi, une politique visant l'acceptation par tous les Canadiens, les institutions publiques, les médias et les grandes entreprises, des immigrés et de leurs descendants comme des Canadiens légitimes, à part entière. Il a redéfini l'histoire et la culture canadiennes, forgées par l'arrivée et la sédentarisation de vagues successives de migration, et il a affirmé que l'identité canadienne était fluide et changeante au fil des flux migratoires.

Cette représentation du Canada a été imposée contre des segments de la population britannique et contre les revendications nationalitaires québécoises et autochtones que le multiculturalisme visait à réduire en délégitimant toute idée de société fondée sur une communauté ethno-nationale.

[9]

Le gouvernement a mis en œuvre un programme de socialisation à la diversité (ou, mieux dit, de contrôle social) par des campagnes de publicité, un programme d'action positive en matière d'emploi dans le secteur public et l'éducation des fonctionnaires. À cela s'est ajouté le financement, d'une part, de l'adaptation culturelle des institutions publiques et para-publiques, fédérales et municipales à la présence de membres de minorités ethniques et, d'autre part, de la communalisation ethnique permettant aux immigrés de se coaliser et de défendre leurs droits.

Cette entreprise a réussi si l'on s'en tient aux sondages sur l'identité canadienne et l'acceptation du multiculturalisme, et à l'absence de violence entre les communautés ethniques. Pour apprécier le chemin parcouru depuis 1971, il faut se souvenir que le Canada était une société très divisée, construite sur une hiérarchie ethnique plaçant les Britanniques dans les postes décisionnels et prestigieux, où le racisme institutionnalisé sévissait depuis près d'un siècle contre les Antillais, les Asiatiques, les Syriens, les Juifs et les Autochtones, et où les Canadiens Français occupaient le bas de la hiérarchie sociale.

Le Canada connaissait néanmoins des conditions favorables pour implanter une politique du multiculturalisme : absence d'idéologie nationale séculaire et de socialisation à la notion de nation, sinon au Québec, terre de moindre immigration ; déclin de l'empire britannique et de l'idéologie de la supériorité anglo-britannique ; absence d'histoire coloniale dans le Tiers Monde ; politique de neutralité sur la scène internationale depuis 1956 en raison du parapluie militaire américain ; croissance économique des années 1960-70 ; poids croissant de l'immigration non anglaise et non écossaise dans la population ; appui de certains groupes ethniques établis - Ukrainiens, Allemands et Hongrois.

La création de l'État canadien en 1867 n'avait donné lieu à aucun discours sur la formation d'une collectivité politique reposant sur la souveraineté populaire. C'était alors un État semi-colonial, assujetti à Londres, qui n'octroyait pas le statut de citoyen, ne détenait de juridiction qu'en matière intérieure ; les lois, fédérales ou provinciales, étaient soumises à la sanction royale. Il était considéré comme le fruit d'une négociation entre deux peuples (Canadien-Anglais et Canadien-Français) dispersés sur l'ensemble du territoire. Les spécificités du peuple francophone et catholique étaient reconnues. Les Autochtones, les esclaves ou affranchis fuyant les États-Unis et les immigrés arrivant en nombre à partir des années 1870 étaient exclus de ce mythe fondateur.

Puis, à partir des années 1940, l'État canadien a acquis une indépendance vis-à-vis de la Grande-Bretagne quand s'est amorcée la construction de l'État providence et qu'a été créée la citoyenneté canadienne (en 1946, uniquement pour les descendants de colons et d'immigrés blancs). Au cours des années 1950-60, l'Etat s'est affirmé au nom du caractère universaliste de la citoyenneté et du respect des droits [10] individuels, notamment sociaux [8], mais jamais au nom de l'histoire ou de la culture des premiers groupes blancs établis.

En dépit de cette idéologie multiculturaliste fortement implantée au Canada, la xénophobie existe, notamment à l'égard des immigrés venant actuellement de pays musulmans et asiatiques, mais elle ne constitue pas pour l'heure un blocage à l'insertion sociale aussi important, par exemple, qu'en France. Selon l'Enquête sur la diversité ethnique en 2002 [9], 15% des personnes issues des « minorités visibles » disent avoir été « rarement » discriminées durant les cinq dernières années (17% « parfois », 3% « souvent », notamment dans l'emploi) et c'est le groupe des personnes « noires » qui se déclare le plus discriminé [10], notamment par la police. En terme de discrimination religieuse, 9% des personnes des « minorités visibles » de confession non chrétienne disent avoir subi des formes de discrimination. Enfin, en termes de génération, les immigrés sont plus souvent victimes de discrimination que leurs descendants.

L'insertion socio-culturelle des immigrés

La conception officielle de l'adaptation des immigrés au Canada repose sur six idées qui sont au cœur de la politique du multiculturalisme :

  • Le changement culturel des immigrés est un processus à long terme pouvant s'étendre sur deux ou trois générations ;

  • La communalisation ethnique est un processus légitime car incontournable et utile pour les immigrés allophones et/ou provenant d'univers culturels très distincts de celui de la société d'immigration ; aussi l'État doit-il assister la communalisation ethnique, qui est une condition favorable à l'adaptation sociale et culturelle des immigrés [11] ;

[11]

  • Toute identification sociétale suppose une identification personnelle solide, ce qui exige la reconnaissance sociale des identités culturelles personnelles comme des identités collectives ethniques ;

  • Les allégeances et les identités collectives peuvent être multiples sans porter atteinte à l'allégeance à l'État canadien ;

  • L'application stricte du principe de l'égalité formelle des droits génère des inégalités ;

  • Il n'existe pas de hiérarchie des cultures nationales ou ethniques fondant une idéologie de l'assimilation des immigrés : seule prime la culture des droits individuels. Il n'y a aucun relativisme culturel dans le multiculturalisme. Le principe des libertés et droits individuels prévaut sur tout autre trait culturel.


La valorisation du droit

La politique du multiculturalisme fait partie intégrante de cette affirmation des droits individuels qui a conduit à la judiciarisation des relations sociales caractérisant actuellement le Canada. Cette dynamique trouve son expression dans l'adoption de la Charte des droits et libertés en 1982. Par son insistance sur le respect des libertés fondamentales et des droits individuels, la Charte place le droit avant la souveraineté populaire comme principe fondateur des relations entre les citoyens canadiens. Elle contribue à la délégitimation du pouvoir législatif comme instance décisionnelle et la Cour suprême, à laquelle peut recourir tout résident (même non permanent), juge nombre de conflits de valeurs et d'intérêts non résolus par le législateur.

Ce fondement de l'État canadien est très important pour les Canadiens qui placent la Charte au premier ou second rang des traits spécifiques qui font « l'identité » de l'État fédéral, selon tous les sondages existants. L'existence d'une culture des droits individuels est importante pour les immigrés, qui disposent de tous les droits à l'exception du droit de vote et d'éligibilité. Cette limite est en fait de très faible portée car environ 80% des immigrés canadiens acquièrent la citoyenneté canadienne au cours des dix premières années de séjour ; l'acquisition de la citoyenneté est un droit individuel après trois ans de séjour et ne relève pas d'une décision ministérielle ou politique.

La Charte insiste également sur le respect de la pluralité culturelle de la société canadienne. C'est à ce sujet que des malentendus se sont [12] développés en Europe quant au sens du multiculturalisme canadien. La Charte ne crée aucun droit collectif au maintien d'une culture particulière immigrée : elle s'adresse à des individus. L'article 27 garantit la diversité multiculturelle au Canada au point d'en faire une clause interprétative des droits individuels. Elle oblige à la préservation et la promotion de l'héritage multiculturel des Canadiens mais uniquement si ces dernières ne s'opposent pas aux droits individuels.

Les seuls droits collectifs reconnus concernent les Francophones, les deux religions majoritaires et les Autochtones. Par exemple, si la Charte oblige d'assurer une égalité de statut public aux religions [12] ou le droit à un enseignement dans une langue minoritaire non officielle, l'article 27 n'annule pas la préséance de l'anglais et du français, ni le statut protégé des religions catholique et protestante. Il permet le financement public d'écoles privées ethniques dispensant un enseignement dans une langue ancestrale et dans l'une des deux langues officielles. Il protège la liberté de culte.

Aussi, l'objection qui veut que l'institutionnalisation étatique du respect des différences culturelles aboutisse à l'existence de communautés séparées et autoritaires, empiétant sur les droits des individus, est-elle fausse dans le cas canadien. Les minorités immigrées ne disposent d'aucune institution assurant une « fermeture communautaire » (écoles et surtout, tribunaux - une demande de certains groupes amérindiens). Tout responsable ou membre d'une institution ethnique doit respecter les préceptes de la Charte en tant qu'individu. De la même manière, tout dirigeant d'une institution ethnique recevant des fonds publics doit être élu. Des abus peuvent se produire mais en quoi les différencier d'abus similaires survenant au sein d'autres organisations de la société civile ?

Enfin, le Canada dispose de moyens juridiques pour répondre à des conflits de normes culturelles et religieuses. Dans le jugement de 1985, cité plus haut [13], la Cour suprême a créé l'obligation « d'accommodement raisonnable » en cas de discrimination indirecte.

Le cas opposait une employée adventiste du Septième jour (qui demandait de conserver son emploi à temps plein et de respecter le repos du Sabbat) et Simpsons Sears Ldt (qui le lui refusait). La Cour suprême estima qu'un accommodement devait réduire la discrimination subie par l'employée en raison de sa confession et précisa que la solution à trouver devait être raisonnable, c'est-à-dire qu'aucune contrainte excessive ne devait être imposée à l'employeur, tel qu'un coût financier exagéré, des [13] inconvénients importants, la réduction des normes de sécurité ou une atteinte aux droits d'autres employés et aux conventions collectives. Dans ce cas, la Cour estima que l'horaire de travail pouvait être aménagé.

L'esprit de ce jugement s'applique à d'autres aspects du travail ainsi qu'à d'autres domaines comme l'offre de services et de biens privés ou publics. Il montre une dimension au cœur de la gestion de la diversité : les acteurs de la société civile doivent apprendre à composer avec des différences culturelles et négocier. La sanction dans ce cas est civile et non pénale comme il serait de coutume en France.

[14]

CINQ LEÇONS POSSIBLES

Il existe de profondes différences historiques et socio-politiques entre le Canada et de nombreux pays européens, dont la France, qui expliquent pourquoi la politique du multiculturalisme a été implantée et a pu avoir des effets. Néanmoins des leçons peuvent être tirées, d'autant plus que les effets du multiculturalisme sont plus aisés à juger depuis les années 1990 quand, à la suite des critiques acerbes provenant surtout des provinces de l'Ouest, le gouvernement fédéral a délaissé le multiculturalisme, amputé son budget de moitié et modifié ses programmes. Des effets négatifs de ce virage montrent le rôle que la politique du multiculturalisme a joué et pourrait encore jouer.

  • La lutte contre les discriminations directes, indirectes et systémiques est cruciale : des programmes de discrimination positive en matière d'emploi dans les secteurs public et para-public sont incontournables pour compenser la marginalisation socio-occupationnelle systémique des immigrés et de leurs descendants et enclencher leur mobilité sociale. Pareillement, toute attitude discriminatoire des agents de l'État doit être éliminée et la discrimination indirecte reconnue.

  • Le discours gouvernemental et les mesures publiques contre le racisme et la xénophobie occupent une place fondamentale dans la lutte contre ces derniers : l'appareil d'État doit être le premier à faire preuve d'autorité en la matière et promouvoir la socialisation des fonctionnaires à la diversité et le recrutement de membres des minorités ethniques. Ce n'est pas un hasard si un lobby anti-immigration s'est consolidé durant les années 1990 dans l'Ouest canadien alors que l'État fédéral accordait moins d'importance et de moyens à la politique du multiculturalisme. Cette situation a aussi certainement contribué à l'islamophobie véhiculée par un secteur de la presse des provinces anglophones [14].

  • Les démarches en vue de l'acquisition de la citoyenneté doivent être facilitées : cela constitue un acte de reconnaissance capable de développer une allégeance à l'égard de l'État comme le montre l'expérience canadienne (Helly, 2001).

  • L'école publique est importante car elle est le lieu du discours antiraciste et anti-xénophobe et du dialogue entre les parents immigrés et les enseignants qui sont natifs en majorité : les manuels scolaires ont été en partie expurgés de références péjoratives à l'égard des minorités. Les incidents violents entre élèves, les actes discriminatoires d'enseignants et le contrôle d'écoles par des gangs ethniques sont des faits peu courants. De sérieux problèmes demeurent néanmoins : absence d'apprentissage à l'histoire de pays autres que le Canada et l'Europe occidentale ; présence de stéréotypes anti-musulmans dans les manuels ; concentration de minorités ethniques dans certains établissements.

  • L'action du multiculturalisme auprès des organisations communautaires ethniques a été essentielle dans les années 1970-1980 : cette action s'est réalisée sous forme de liens suivis entre fonctionnaires et dirigeants d'organisations ethniques, ainsi que par le financement de fonctionnement des ONG et par des interventions auprès des agences parapubliques et des médias ou encore des organisations promouvant des activités intergroupes. Elle a permis une adaptation et une insertion plus aisées des immigrés, comme le contrôle des élites ethniques, fortement ou entièrement dépendantes du financement public. Elle n'a nullement détruit le « lien social », généré des « enfermements ethniques » ou hypothéqué l'allégeance des minorités ethniques à l'État canadien. Au contraire, elle est parvenue à consolider cette dernière selon les enquêtes et sondages existants et elle a permis à des groupes sans capital financier ni expertise professionnelle importante, tels les Haïtiens du Québec, de se communaliser, d'offrir des services et de se défendre contre le racisme.

Par contre, la réduction du financement des ONG ethniques, l'intérêt privilégié porté aux ONG multiethniques et la baisse des budgets attribués aux ONG par les provinces et par Canada Immigration et Citoyenneté [15] pour l'accueil des immigrants ont contribué à rendre l'insertion des nouveaux arrivants plus difficile depuis le milieu des années 1990.

Le secteur communautaire musulman illustre ces difficultés : les associations musulmanes manquent de moyens financiers, de services suffisants adaptés aux nouveaux arrivants qui font face à un fort taux de chômage ou de sous-emploi. L'immigration en provenance de pays musulmans a fortement augmenté dans les années 1990 alors que l'aide aux ONG ethniques était réduite. A la même période, la sélection des immigrants devenait plus sévère et la concurrence entre les Canadiens natifs et les immigrés s'accentuait. Cela a eu pour conséquence que le groupe musulman est aujourd'hui peu organisé pour se défendre contre les préjugés à son égard (Helly, 2002, 2003, 2004) et qu'il a développé une perception plutôt négative de la société et de l'État canadiens.

[16]

Aujourd'hui, les organisations religieuses musulmanes soulèvent la question des rapports entre État et religion [16]. Or, il est aisé de les amener à définir leurs activités comme « culturelles » plutôt que « cultuelles » et de les financer à ce titre, comme c'est de plus en plus le cas en Europe. Quant aux organisations musulmanes qui refusent de se définir comme « culturelles », notamment les mosquées, une aide financière leur est apportée quand leurs activités sont considérées comme de nature « sociale ». Dans ce domaine, le Canada est très en retard car les liens entre les institutions publiques et les communautés musulmanes sont quasi inexistants depuis le retrait du Programme du Multiculturalisme de la vie communautaire ethnique depuis dix ans.

[17]

RÉFÉRENCES

Felouzis, Georges, Ségrégation ethnique à l'école en France. Paris : CADIS-EHESS, 2003.

Helly, Denise, « Occidentalisme et islamisme : les leçons des guerres culturelles. » Les Relations ethniques en question. Ce qui a changé depuis le 11 septembre 2001. Dir. Jean Renaud, Linda Pietrantonio & Guy Bourgeault (Montréal : Presses de l'Université de Montréal).

Helly, Denise, « La particularité canadienne : Flux migratoires des pays de culture islamique et discrimination actuelle » in Altay Manço, éd., L'islam entre discrimination et reconnaissance. La présence des musulmans en Europe occidentale et en Amérique du Nord (Paris : L'Harmattan, 2004).

Helly, Denise, Appartenir au Québec. Nation, État et société civile. Une enquête à Montréal, 1995. (Québec & Paris : Presses de l'Université Laval & L'Harmattan, 2001) avec N. Van Schendel

Kunz, J.L., A. Milan and S. Schetagne, Inégalité d'accès : profil des différences entre les groupes ethnoculturels canadiens dans le domaine de l'emploi, du revenu et de l'éducation (Ottawa, Canadian Council on Social Development, 2001).

Pendakur, Ravi, Immigrants and the Labor Force. Policy, Régulation and Impact, (Montréal & Kingston : McGill-Queen's University Press, 2000).



[1] « Lettre de M. Nicolas Sarkozy sur la politique d'immigration », Le Monde, 12 juillet 2005 : « Enfin, pour attirer en France des travailleurs qualifiés, des chercheurs, des professeurs d'université ou des créateurs d'entreprises, il faut créer un système de points à la canadienne ». Cette « lettre » publiée s'inscrit dans un échange avec Patrick Weil du 9 au 28 juin 2005.

[2] À travers une politique de conciliation entre le temps de travail et la vie familiale permettant aux femmes inactives d'émerger plus aisément sur le marché du travail ; une réduction des charges sociales sur l'emploi de la main-d'œuvre peu qualifiée pour absorber la population inactive ; l'allongement du temps de travail au-delà de 60 ans.

[3] Le gouvernement québécois a adopté un programme similaire en 1991, sans résultat.

[4] Nous ne disposons pas de données permettant d'affirmer qu'il existerait une discrimination systémique selon la confession religieuse.

[5] « L'obligation contractuelle » concerne les contrats signés d'une valeur de 250.000 dollars et plus, entre une entreprise privée et un organisme public.

[6] Note de l'Éditeur : la notion de « groupe racialisé » désigne une situation où les individus sont définis par leur appartenance, réelle ou supposée, à un groupe (ethnique, culturel, religieux), quand ce groupe est lui-même défini à partir d'une idéologie déterministe des origines, le plus souvent en lien avec la notion de « race ». Cela permet de relativiser la notion de « race » tout en montrant le rôle que joue la « race » dans la définition du groupe en question. La notion s'applique spécialement aux groupes qui constituent des « minorités » et la notion de « minorité visible » en est le synonyme.

[7] Le niveau de scolarité des natifs s'est accru au cours de ces vingt dernières années. Néanmoins, 40% des immigrés des années 1990, âgés de 25 à 54 ans, détenaient un diplôme universitaire contre 23% des natifs appartenant à la même classe d'âge.

[8] L'assurance-chômage a été mise en place en 1940, l'autonomie diplomatique reconnue en 1946, un système de pension-vieillesse créé en 1951 et 1964, et la citoyenneté a été étendue aux minorités noires et asiatiques en 1948, aux Inuits en 1950 et aux Amérindiens à statut en 1960.

[9] L'échantillon comprend 42.500 personnes de toutes origines et une sur-représentation des membres de minorités ethniques.

[10] 17% « rarement », 23% « parfois », 9% « souvent » contre, dans le cas des Chinois, 15% « rarement », 16% « parfois » et 2% « souvent ». Ces taux sont proches dans les trois métropoles canadiennes d'immigration - Toronto, Montréal et Vancouver.

[11] La communalisation à vocation plus ouvertement politique est légitime au nom des libertés d'association et d'opinion.

[12] Ce qui explique des décisions telles que l'autorisation du port du turban par des membres de la Gendarmerie Royale de religion sikh ou du foulard par des élèves de confession musulmane. Dans la province de l'Ontario, la fermeture obligatoire des commerces le dimanche a été annulée car elle « contrevenait à la liberté de conscience et de religion ». L'abolition des exercices religieux dans les écoles publiques participe des mêmes principes.

[13] Voir page 7.

[14] Islamophobie à laquelle échappe The Gazette, journal montréalais, et qui s'explique en partie par l'influence des discours et pratiques de sécurité de l'administration Bush.

[15] Note de l'Editeur : il s'agit de l'administration en charge de la mise en œuvre des politiques d'immigration et d'accès à la citoyenneté.

[16] L'État canadien n'est pas un État laïque et présente un des multiples cas de figure des relations entre État et religion. Seuls quatre États sont laïques : les Etats-Unis, la France, le Mexique et la Turquie, et la laïcité y a un sens entièrement différent dans chaque cas (Helly, 2003).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 27 octobre 2014 19:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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