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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Denise Helly, “La peur de l’Islam.” Un article publié dans la revue SociologieS, 23 février 2015. [En ligne] Numéro intitulé: “Penser les inégalités.” [Autorisation formelle accordée le 23 février 2015 par l’auteure de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Denise Helly

Chercheure, INRS culture - société

La peur de l’Islam.

Un article publié dans la revue SociologieS, 23 février 2015. [En ligne] Numéro intitulé : “Penser les inégalités.”


Résumés : Français / English / Espagnol
Introduction
Les droits acquis après 1945
La réaffirmation de l’idéologie libérale après 1945
La résistance des minoritaires
Les enjeux des luttes minoritaires et les solutions étatiques
La réaction des majoritaires : les résistances au pluralisme culturel et au déclassement social
Des cibles différentes : pourquoi les musulmans ?
L’Islam et la mise en cause de croyances modernes
Le schème de la rationalité
Le schème de la sécularisation inévitable
Le schème de la nécessaire opposition de l’État à la religion
Le schème de la menace sur la souveraineté populaire par le pouvoir judiciaire
Le schème de l’oppression inhérente des femmes dans l’Islam et dans les religions en générale
Conclusion
Références bibliographiques


RÉSUMÉS

Français

Cet article trace un portrait du contexte économique et socio-politique de l’émergence de préjugés islamophobes, principalement en Europe. Partant de la réaffirmation de l’idéologie libérale après 1945, qui se voulait garante des droits des minorités nationales, ethniques et raciales, l’auteure identifie certains des facteurs qui ont mené à une réaction des majorités à leur endroit et à un renforcement de l’ethnocentrisme. Ces facteurs incluent la résistance au pluralisme culturel (qui transforme irrémédiablement la société majoritaire) et la perte de statut social de la classe moyenne résultant de la globalisation économique. L’auteure identifie également certaines raisons pour lesquelles les musulmans constituent une cible de choix du sentiment d’animosité des majorités: l'importance démographique de cette minorité ; leur faible capacité d’organisation et de mobilisation ; la peur de l’Islamisme politique depuis la révolution Iranienne en 1979 ; la fin du contrôle répressif des tensions internes dans les régions dépendantes de l’Union soviétique depuis sa chute en 1989 ; enfin, l’intérêt pour l’occident des ressources énergétiques du Moyen-Orient. L’auteure identifie ensuite certaines des croyances modernes que la présence de l’Islam met en cause, alimentant de ce fait l’islamophobie : le schème de la rationalité, voulant que la religion en tant qu’archaïsme intellectuel ne peut subsister dans une société moderne ; le schème de la sécularisation inévitable, mis en cause par la persistance des croyances religieuses ; l’idée d’une opposition nécessaire de l’État à la religion ; la conception d’une menace sur la souveraineté populaire par le pouvoir judiciaire (qui protège les minorités culturelles) ; enfin, la perception de l’Islam et des religions en général comme foncièrement oppressifs envers les femmes.

Mots-clés :

Islam, discrimination, schèmes idéologiques, droits des minorités

English

The fear of Islam

This articles surveys the economic and sociopolitical context of the rise of Islamophobic prejudices, primarily in Europe. Beginning with the reaffirmation of the Liberal ideology after 1945, which sought to protect the rights of national, ethnic, and racial minorities, the author identifies some of the factors that have lead to a reaction of the majorities and the strengthening of ethnocentrism. These factors include a resistance to cultural pluralism (which irremediably transforms the majority society), and the loss of social status by the middle-class resulting from economic globalization. The author also identifies some of the reasons why Muslims constitute a preferred target of such animosity on the part of the majorities: the demographic importance of this minority; their limited ability to organize and mobilize; the fear of political Islamism since the Iranian Revolution of 1979; the end of the repressive control of internal tensions in regions dependent on the Soviet Union since its fall in 1989; lastly, Western interests in the energy resources of the Middle East. The author then identifies some modern beliefs which are challenged by the presence of Islam, thus fostering Islamophobia: the paradigm of rationalism, according to which religion would be an intellectual archaism that cannot subsist in a modern society; the paradigm of inevitable secularization, challenged by the persistence of religious belief; the notion of a necessary opposition between the State and religion; the conception of a threat on popular sovereignty by the judiciary (since it protects minorities); lastly, the perception of Islam and of religions in general as intrinsically oppressive towards women.

Espagnol

El miedo al Islam

La autora esboza el retrato del contexto económico y sociopolítico de la emergencia de los prejuicios islamófobos en Europa. Partiendo de la reafirmación de la ideología liberal después de 1945 que pretendía ser la garantía de los derechos de las minorías nacionales, étnicas y raciales, la autora identifica ciertos factores que han conducido a una reacción de las mayorías y a la consolidación del etnocentrismo. Estos factores incluyen la resistencia al pluralismo cultural (que transforma irremediablemente la sociedad mayoritaria) y a la pérdida de estatuto social de la clase media resultante de la globalización económica. La autora identifica igualmente algunas de las razones por las cuales los musulmanes son la diana de la animosidad de la mayoría: la importancia demográfica de esta minoría; su escasa capacidad organizativa y de movilización; el miedo al islamismo político a partir del nacimiento de la revolución iraní en 1979; el ocaso del control represivo de las tensiones internas en las regiones dependientes de la Unión Soviética desde su disolución en 1989 y para terminar, el interés del occidente por los recursos energéticos del Oriente Medio. La autora identifica seguidamente ciertas creencias modernas que la presencia del Islam pone en dudas y que alimentan consecuentemente la islamofobía: el esquema de la racionalidad que pretende que la religión en tanto que arcaísmo no puede subsistir en una sociedad avanzada; el esquema de la secularización inevitable puesto en dudas por la persistencia de las creencias religiosas; la idea de una oposición necesaria del Estado con respecto a la religión; la concepción de la amenaza de la soberanía popular por el poder judicial (que protege las minorías culturales) y finalmente la percepción del Islam y de las religiones en general como fundamentalmente opresivos con respecto a las mujeres.


INTRODUCTION

Depuis une dizaine d’années les musulmans sont désignés par des courants d’opinion des sociétés occidentales comme des populations aux comportements inacceptables, anormaux, archaïques, stupides, vicieux, mais on ne saurait oublier les autres minorités culturelles et religieuses cibles de discrimination, immigrants, Noirs, Amérindiens, homosexuels, transsexuels, Sikhs, Juifs Hassidiques et autres.

Deux incidents récents le rappellent

  • le 9 septembre 2013, à Hamilton en Ontario (Canada), un immigré, chauffeur de taxi, est aspergé d’essence car il refuse un client une nuit à 3:15 A.M. Lequel client, selon un policier en civil sur les lieux, l’insulte en raison de son statut d’immigrant. La police traite l’affaire comme un cas de crime haineux (atteinte violente à la dignité et à l’identité).

  • en Italie, la ministre de l’Intégration raciale dans le gouvernement de centre gauche formé en avril 2013 se voit insultée car elle fréquente une zone de prostituées et ressemble à un orang-outan. Elle a mentionné les chants racistes entamés lors de l’entrée sur le terrain d’un joueur du club de football (soccer) de Milan (Mario Balotelli) [1]. L’incident se déroule alors qu’est en débat la question de faciliter l’accès des immigrés à la citoyenneté, i.e. selon le lieu de naissance et non plus selon un lien de sang (jus solis versus jus sanguinis).

Quand on parle de minorités en sciences sociales, on parle de pouvoir, de politique au sens de rapport de force, de domination et non de chronique de faits et de gestes de politiciens. On veut signifier que ces populations n’ont pas d’influence décisive sur les rouages des pouvoirs politique (majorité parlementaire, forces de répression), symbolique (medias), économique (capital, emplois réservés aux natifs), qu’elles n’ont pas l’influence qui leur permettrait de mettre fin à l’ostracisme qu’elles subissent. Le terme « minorité » en sociologie n’a aucun sens démographique, i.e. être peu nombreux au sein d’une société. La minorité blanche d’Afrique du Sud en est l’exemple. Peu nombreuse par rapport à la population noire, elle détenait les pouvoirs politique, économique et symbolique.

La représentation de populations comme des « aberrations » culturelles, développant des mœurs bizarres, immorales, archaïques, barbares, fait partie de l’histoire moderne occidentale, comme d’autres ensembles culturels (en Chine la supériorité culturelle affirmée des Han sur les Blancs et les minorités nationales). Les discours sur la supériorité de la civilisation blanche par rapport aux autres civilisations, de la culture anglo-britannique par rapport aux cultures de l’Europe du Sud ou encore de la culture nationale, des natifs, des dits de souche par rapport aux cultures des immigrés ont eu des effets meurtriers pour des millions d’Amérindiens et d’Africains, des milliers de Chinois et d’Indiens et plus récemment, durant la Seconde Guerre mondiale des millions de Juifs et des milliers de Tziganes et d’homosexuels. Ces idéologies racistes sont demeurées puissantes et efficaces jusqu’au xxème siècle, vu la quasi impossibilité de contestation organisée, collective, des victimes [2] face à l’ostracisme ou à la répression ouverte qu’elles subissaient et vu l’absence de débats publics. L’idée d’opinion publique est récente dans l’histoire et apparaît avec la diffusion de journaux écrits au xixème siècle. Les rares défenseurs des minorités de l’époque furent les abolitionnistes anglais mobilisés tout autant au nom de l’égalité des humains que de l’idéologie de la charité chrétienne, protestante. Ce furent aussi les défenseurs des minorités nationales en Europe centrale au nom de la démocratie et de la spécificité culturelle.

Les droits acquis après 1945



Le statut de non-droit des minorités culturelles change à la fin de la Seconde Guerre mondiale en raison de deux faits.

La réaffirmation de l’idéologie libérale
après 1945


La protection juridique des minorités culturelles, ethniques ou nationales fut un sujet de négociation internationale en 1918-1922 suite à la défaite de l’Empire Ottoman et de l’Autriche-Hongrie, deux empires comprenant nombre de minorités ostracisées. La question fut réglée par traité, ordonnant, par exemple, des déplacements de populations pour protéger ces dernières. Ainsi en fut-il du déplacement de plus de deux cent mille Grecs du Pont (nord de la Turquie) vers la Grèce. Mais les exactions du régime nazi et des fascismes italien, espagnol, français et autres constituèrent de véritables traumatismes pour les idéologues du libéralisme politique : comment une démocratie libérale fondée sur l’égalité des droits des individus, le respect des libertés fondamentales et la croyance au progrès de l’humanité pouvait-elle engendrer pareil phénomène autoritaire (fascisme) et meurtrier (holocauste et assassinat de minorités par le régime nazi ? [3]). De surcroît, la Guerre froide, i.e. l’affrontement idéologique et géo-politique à partir des années 1950 entre les deux puissances d’après-guerre, exigeait une réaffirmation des principes de base du libéralisme politique.

Les tenants du libéralisme politique ancrèrent les droits des minorités nationales, ethniques et raciales, comme elles ancrèrent les droits des exilés politiques par la Convention de Genève en 1951. Des dispositions internationales contre la discrimination envers les minorités furent adoptées : Charte des Nations Unies de 1945 (art. 1 et 55), Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 (art. 2), Pactes internationaux de 1966 relatifs aux droits civils et politiques et aux droits économiques, sociaux et culturels (art. 2) [4], Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Souvent, ces documents, ainsi que d’autres, créèrent aussi des droits culturels pour les membres de minorités.

L’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques [5], qui reconnaît le droit à l’auto-détermination des peuples en cas de domination notoire et d’exploitation, conclu en 1966 mais approuvé en 1991 par l’ONU, est considéré le plus effectif. Il donne le droit d’avoir en commun sa propre vie culturelle et d’employer sa propre langue :

« Dans les États où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d'avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion, ou d'employer leur propre langue ».

Cet article s’applique même si l’État n’a pas reconnu officiellement la présence de telles minorités sur son territoire. Quant aux États qui ont ratifié le Pacte, ils peuvent prendre des mesures spécifiques pour mettre un terme aux inégalités dont des minorités sont victimes.

La résistance des minoritaires

La seconde évolution qui change le statut des minorités culturelles après 1945 est la montée des revendications de « minoritaires » refusant leur domination au nom d’une dite différence culturelle. Ces revendications s’affirment avec force en Amérique du Nord à partir des années 1950-60 et en Europe à partir des années 1980 (Marche des Beurs [6] en 1983).

Dès la fin des années 1950, les Noirs américains, forts de leur participation à la guerre, s’organisent et reprennent les revendications d’égalité de droits civils et économiques qu’ils avaient amorcées à propos de leur accès au logement durant les années 1940. La lutte est violente, notamment dans les États du Sud et les gouvernements Kennedy, puis Johnson, ont recours à la force armée pour faire respecter les droits civils et de voter des Noirs. En sus, ils introduisent des législations qui changeront leur sort : déségrégation des écoles, obligation pour un État d’aviser les instances fédérales pour tout changement du territoire d’une circonscription électorale (county) et mobilité sociale par des programmes de discrimination positive (affirmative action). Les mêmes luttes gagnent le Canada durant les années 1960 avec les contestations amérindiennes, québécoises et moindrement immigrées (ukrainiennes). Ces luttes, comme les interventions publiques qui les gèrent, vont rendre impossible un usage négatif des termes de « race » et d’« ethnie » dans les politiques étatiques nord-américaines.

Les enjeux des luttes minoritaires
et les solutions étatiques


Les enjeux sont au nombre de trois, le plus explicite étant économique.

Il faut rappeler la dynamique économique de l’époque qui n’est pas étrangère à la reconnaissance des droits des minoritaires. Le continent nord-américain est en mutation industrielle et en expansion économique. Il nécessite une croissance du marché intérieur et de la main d’œuvre, qualifiée et non qualifiée. Une partie de cette nouvelle main d’œuvre sera nationale, une partie devra venir du dit Tiers Monde, l’Europe ne constituant plus à partir des années 1960 une source d’immigration. Tout quota par race ou région du monde est éliminé des politiques d’immigration en 1965 aux États-Unis et en 1967 au Canada.

En Europe la dynamique est semblable et différente : la reconstruction d’après-guerre exige une main d’œuvre non qualifiée abondante qui va majoritairement venir d’anciennes colonies. Les droits civils et sociaux des immigrés sont reconnus durant les années 1970 mais aucun pays européen ne mettra en œuvre une politique de lutte contre les discriminations et d’égalité des minoritaires culturels comme en Amérique du Nord, les minorités culturelles intérieures ne constituant nullement, à la différence de la main d’œuvre « noire », féminine aux États-Unis, ou encore franco-canadienne au Canada, un enjeu et un atout économiques.

Le second enjeu est d’ordre socio-politique. Les contestations minoritaires visent la réduction par l’État du pouvoir des majorités culturelles qui les oppriment. La lutte concerne l’accès à l’État et son intervention.

Le terme de majorité culturelle désigne des modes de pensée, des valeurs diraient certains, partagés par une proportion suffisamment importante de personnes dans une société [7] pour que leurs comportements aient un impact pour ceux développant d’autres valeurs. Ces modes de pensée peuvent être une passion pour le football (soccer), des modes de consommation, une croyance religieuse, mais aussi des aversions envers certaines personnes qui s’accompagnent de comportements négatifs et discriminatoires.

Les modes d’intervention étatique pour contrer la discrimination envers les minorités culturelles ont pris trois formes depuis leur invention durant les années 1970. Le Canada demeure l’État qui a, en la matière, la politique la plus avancée en opposition aux pays de l’Europe continentale. En 1971, le Canada dessine un programme multiculturaliste qui deviendra, par étapes successives, une politique multiculturaliste, i.e. une politique s’adressant à tous les Canadiens, promouvant la pluralité culturelle de la société civile et tentant d’annuler toute forme de discrimination culturelle (race, ethnie, religion, langue, apparence physique, orientation sexuelle). Cette politique a trois finalités et modes d’intervention principaux :

- éducation des majorités culturelles en vue de réduire leur non réflexivité et leur discrimination de minorités culturelles. Il s’agit pour l’État et ses agences de rendre illégitime tout courant d’opinion avançant par exemple que la vie politique, la redistribution, l’accès aux emplois du secteur public, la reconnaissance sociale, les modes de faire dans la société civile doivent servir les valeurs et les intérêts des « natifs nationaux » (débats sur le vêtement musulman, sur les décorations de Noël, les jours fériés, l’accès à la citoyenneté, aux indemnités de chômage, distinction entre patrimoine culturel national et religieux particulier, etc.). Cette éducation prend la forme de discours des autorités politiques promouvant la pluralité culturelle, d’intervention-pression auprès des medias, des grandes entreprises, des milieux artistiques et la forme de programmes de formation des personnels du secteur public, au premier rang des personnels au contact avec des clientèles : enseignants, personnel soignant, juges, policiers.

- mesures antidiscriminatoires, juridiques, afin de sanctionner les atteintes à l’égalité dans l’accès au logement, à l’emploi, à l’éducation et tout discours public raciste, ethniciste, misogyne, homophobe, haineux envers un ou des membres de minorités culturelles.

- mesures pour ouvrir des voies de mobilité sociale aux membres des minorités discriminées (discrimination positive en faveur des minorités visibles, des femmes) et pour faciliter l’adaptation culturelle, l’accès au marché du travail, aux programmes publics (aide financière au secteur communautaire), l’accès aux droits (éducation juridique, notamment des femmes).

Un troisième enjeu est idéologique, intellectuel et moins connu. Il a été central à l’évolution des sciences sociales et des humanités depuis trente ans. Durant les années 1980-90, les revendications d’égalité des Noirs américains et des mouvements féministes nord-américains ont suscité un large débat en philosophie politique sur le statut de la différence culturelle dans une démocratie moderne et sur l’efficacité du droit formel à l’égalité. Des critiques radicales des postulats de la pensée libérale anglo-saxonne classique [8] ont été formulées et ont rendu peu légitimes des positions, comme celle officielle française, de rejet de programmes de discrimination positive selon la race ou l’ethnie. Cependant, si ce débat académique semblait clos au début des années 2000, il a repris vigueur avec la montée des courants racistes et xénophobes, Tea Party aux États-Unis, Parti Québécois et Charte des valeurs québécoises au Canada, extrêmes-droites en croissance d’influence partout en Europe.

Un autre aspect de cet enjeu idéologique et intellectuel concerne l’histoire des idées. La transformation socio-culturelle induite par la contestation des minoritaires a donné naissance aux études dites post-coloniales qui essaient de reconstruire et de comprendre les identités, les mobilisations, les itinéraires d’individus et de catégories sociales dominés, subordonnés (subordinate) (Spivak, 1988 ; Bhabha, 1994 et 2007 ; Said, 1979, 1993 et 1981-1997), non conformes à la norme (le plus souvent blanche, chrétienne, masculine, hétérosexuelle, peu mobile) de majorités culturelles dominantes.

La réaction des majoritaires :
les résistances au pluralisme culturel
et au déclassement social


Les revendications minoritaires mettent en cause les bénéfices que des catégories sociales retirent de la discrimination. Ce sont par exemple les employeurs recourant massivement à la main d’œuvre de minoritaires (immigrés, Chicanos, Noirs peu qualifiés). Ce sont encore les salariés de secteurs où les emplois sont très protégés syndicalement et détenus par histoire par des nationaux (fonctions publiques, enseignements non universitaires, emplois dits régaliens en France au nombre de 38 : pompes funèbres, magasins de tabac, etc.). En sus, les mesures étatiques de réduction de la discrimination, comme les programmes d’affirmative action, génèrent une mobilité socio-occupationnelle des segments éduqués des minorités immigrées, racisées, féminine.

Tout aussi important pour la lutte politique, les revendications minoritaires questionnent, sinon réduisent, des acquis politiques et symboliques de « majorités » culturelles. Elles mettent en jeu les identifications collectives et le mode de pensée et de vie des majorités culturelles qu’elles combattent. Les Noirs condamnent le racisme (majorité blanche raciste), les femmes la suprématie des hommes en matière professionnelle et politique (majorité misogyne), les Amérindiens la dépossession par la violence de leur territoire (majorité dite civilisée versus cultures dites archaïques), les musulmans la sécularisation, la dépréciation de la religion et la croyance au progrès (majorité athée, nous verrons), les homosexuels les rôles sexuels.

Ce changement socio-culturel s’opère alors que les catégories sociales les plus visées par les minorités contestataires, i.e. les classes moyennes qu’elles tentent d’intégrer et qui sont encore en majorité blanches, subissent une dévalorisation socio-économique et culturelle qui va s’accélérant depuis les années 1980 [9]. Ces classes moyennes sont en partie victimes des effets de la mondialisation économique qui réduit leurs acquis et leurs statuts sociaux ancrés aux États-providence nationaux. Elles subissent ou craignent la mobilité accrue de la main d’œuvre, la délocalisation des productions, le changement de la structure des occupations, un déclin de mobilité sociale pour elles-mêmes et leurs descendants, une baisse de pouvoir d'achat, le chômage, la précarisation de l'emploi et l’insécurité physique. Menace de perte ou perte de statut économique et de référents identitaires se conjuguent pour les catégories sociales qui ne sont pas des acteurs principaux de la mondialisation et qui, souvent, reproduisent des modes de vie et de pensée des années 1960-70.

L’enjeu des luttes minoritaires devient à l’échelle sociétale la lutte idéologique et politique entre les tenants et acteurs du cosmopolitisme, de la mondialisation et les tenants et acteurs de la protection des frontières, de la nation et de l’État-providence d’après-guerre.

Des auteurs insistent aussi pour lier la montée de la xénophobie, de l'intolérance religieuse et du racisme aux risques croissants perçus ou vécus par les individus, ainsi qu’aux discours étatiques sur l’insécurité (criminalité urbaine, terrorisme) et sur les risques (catastrophes naturelles et technologiques, épidémies) (Beck, 1999a et b ; 1992a et b). Ces discours induiraient une culture de la peur [10] et établiraient un lien entre danger et externalité, entre danger et différence, entre danger et altérité (étranger, migrant, autre différent de soi) (Perry & Poynting, 2006 ; Morgan & Poynting, 2012).

À partir des années 1980 et très fortement depuis les années 2000, ces catégories sociales qui s’estiment dépossédées par les contestations minoritaires et la protection que l’État leur accorde vont résister, gagner les mouvements populistes anti-étatistes, anti-élitistes et xénophobes et tenter d’infléchir les politiques publiques dans le sens de ce qu’elles pensent être leurs intérêts [11], i.e. maintenir leurs acquis et leur identité.

Des cibles différentes :
pourquoi les musulmans ?


Selon le pays, l’importance démographique et politique des minorités et la conjoncture électorale, racisme, suprématisme blanc, homophobie, antisémitisme, islamophobie, xénophobie, meurtrière parfois (meurtres d’immigrants en Allemagne et au Royaume-Uni), refoulement et mauvais traitements des sans-papiers, sont les formes de la réaction de ces catégories sociales socialisées à la solidarité des États-providence nationaux d’après-guerre et refusant la perte de leurs acquis sociaux et de leurs référents collectifs identitaires historiques (métier, classe, nation, région, race, religion, rôle sexuel, etc.). En Europe, les illégaux venant du Sud furent particulièrement décriés et discriminés par les courants xénophobes et racistes durant les années 1990. Présentement, en Europe, ce sont les Roms [12] qui sont visés. Aux États-Unis les Noirs et les Chicanos demeurent les minorités discriminées par les classes moyennes et des élites blanches qui s’opposent avec force à deux réformes de programmes fédéraux, la première accomplie, la seconde en cours de débat.

Obamacare (Affordable Care Act) est un programme étatique qui oblige tout résident à détenir une assurance santé et qui subventionne les personnes n’ayant pas les moyens financiers d’acheter pareille assurance. Il concerne environ 45 millions de personnes dont en grand nombre des Noirs et Chicanos défavorisés [13] mais aussi des Blancs ruraux et/ou âgés appauvris. L’autre cas en débat depuis dix ans est la réforme de la Loi d’immigration et la régularisation de près de 12 millions d’illégaux, en majorité des Chicanos qui forment une main d’œuvre bon marché. Les deux programmes accordent des droits nouveaux à des minorités : protection santé et droit de résidence.

Une autre offensive significative est celle de la Cour suprême contre des acquis des minorités racisées comme la possibilité depuis 2012, en annulation d’un droit acquis durant les années 1960, de modifier les frontières d’un comté électoral dans des États du Sud sans obligation d’en référer à une cour de justice. L’on attend aussi de savoir si la Cour suprême acceptera de traiter de causes mettant en cause la Loi votée par le Congrès sur le mariage défini comme une union entre personnes de sexe différent (Defence of Marriage Act, 1996). Enfin, deux lois récentes concernant le cursus scolaire illustrent d’autre façon la forme actuelle du rejet des minorités et des étrangers. L’une votée en 2010 en Arizona interdit les références à l'histoire des minorités ethniques et une autre, votée en avril 2012 au Texas, les références aux « ethnies », à la race et au genre.

C’est dans ce contexte historique de tentative d’endiguement de pertes d’acquis par les catégories sociales déclassées par la mondialisation économique et le changement culturel qu’enfle l’animosité envers les musulmans depuis trente ans. L’islamophobie n’est qu’un des modes de l’ethnocentrisme de ces catégories sociales se considérant des victimes des changements en cours ou encore d’élites intellectuelles ou politiques, voyant leur influence décliner.

Les musulmans sont une de leurs cibles privilégiées en raison de plusieurs facteurs:

a) leur importance démographique au sein des populations d’origine immigrée en Europe où la xénophobie monte depuis les années 1990 ;

b) leur faible capacité d’organisation et de mobilisation communautaires vu leur installation récente dans les sociétés occidentales, l’absence d’organisation religieuse centrale, hiérarchique, les multiples clivages ethniques, linguistiques, religieux, nationaux, politiques, qui les divisent comme ils divisent le monde musulman ;

c) la crainte de l’islamisme politique, lequel devient visible en Occident avec la Révolution en Iran en 1979 ;

d) la fin du contrôle répressif des tensions internes dans les régions et les pays dépendants de l’URSS depuis 1989, très souvent des pays musulmans (Moyen-Orient, Caucase, Asie centrale, Afghanistan) où monte la contestation islamiste, terroriste ou non, depuis les années 1970 ;

e) enfin, l’intérêt pour l’Occident des ressources énergétiques du Moyen-Orient. Cet enjeu est en évolution vu la capacité d’autosuffisance des États-Unis entrevue à l’horizon de 2020, le marché pétrolier moyen-oriental ne les intéressant dès lors que comme source d’approvisionnement des économies européennes et asiatiques, dont au premier rang la Chine.

L’Islam et la mise en cause
de croyances modernes


L’islamophobie s’alimente, en fait, à un changement culturel plus fondamental que les luttes des minoritaires pour leur accès à l’égalité et à la reconnaissance de leur différence. La présence importante, du moins visible, de l’Islam sur le sol occidental et surtout les revendications de nombre de ses fidèles à propos de leur liberté de religion, mettent en cause des schèmes de pensée séculaires en Occident. L’Islam n’est que le vecteur symbolique de la mise en cause de convictions profondes de larges segments des sociétés occidentales, qu’ils soient de droite ou de gauche.

Au-delà du droit de minoritaires, de surcroît d’ex-colonisés, de demander la reconnaissance sociale de leur spécificité culturelle, l’objet du conflit est la remise en cause du statut de la religion et, ce faisant, de la rationalité, de la scientificité, dans les sociétés actuelles. De forts courants d’opinion pensaient que la croyance et la pratique religieuses n’avaient plus aucun impact politique ou culturel dans des sociétés qu’ils disent modernes, avancées, développées. Les demandes de respect de leurs valeurs et de leurs pratiques par des minorités religieuses, non chrétiennes (sikh, judaïque et surtout musulmane) ou chrétiennes (évangéliques, catholiques intégristes), questionnent ouvertement des schèmes de pensée populaires depuis deux siècles.

Le schème de la rationalité

Le premier schème est l’idée de la religion comme d’un archaïsme intellectuel ne pouvant subsister dans une société « moderne », laquelle est menée par la rationalité et sa manifestation la plus évidente, le progrès social, scientifique et technologique.

L’idée que la religiosité est un trait culturel archaïque est parfaitement incarnée par certains segments des populations musulmanes qui professent une interprétation fondamentaliste, littérale disent-ils, des textes sacrés, que ce soit en termes de modes de sanction sociale (mutilation physique), de formes de piété scrupuleuses, de statut inférieur des femmes, de refus des découvertes scientifiques et de contacts interculturels.

Néanmoins, assimiler cet obscurantisme musulman à l’« Islam », c’est en soi de l’obscurantisme. C’est oublier que la majorité des musulmans ne sont pas des fondamentalistes comme le montrent les multiples enquêtes de PEW Center dans le monde musulman ou en Amérique du Nord. Au Canada, ce sont les immigrés les moins pieux à la différence des immigrés asiatiques des années 1990 qui montrent l’affiliation et la pratique religieuses les plus fortes (Indiens, Chinois, Coréens) [14]. C’est aussi oublier qu’il n’est plus possible de définir la modernité comme une dynamique assurée d’émancipation et d’affirmation de la rationalité (Gray, 2013 ; Sen, 2003) [15]. Le débat sur les failles de cette thèse a commencé à la fin du xixème siècle pour se poursuivre après la Première Guerre mondiale, puis après l’Holocauste. On ne peut que rappeler les contradictions de la modernité qui produit à la fois les droits de l’Homme et les politiques pour indigènes, le contrat démocratique et le colonialisme, des citoyens et des non-citoyens (femmes, colonisés, salariés pauvres).

La rationalité n’est pas l’exercice d’une logique intellectuelle visant à définir et à affirmer des opinions, des choix et des intérêts. Elle n’est en rien le trait fondamental de la psyché humaine et de l’univers social et elle ne suffit pas toujours à résoudre les conflits entre humains, ni à définir un soit-disant bien commun. La rationalité est l’apprentissage et l’exercice de la mise à distance de ces convictions et au doute qui l’un et l’autre laissent place à la différence et au différend.

Le schème de la sécularisation inévitable

Ce schème, corollaire du précédent, avance la nécessité et l’inéluctabilité de la sécularisation de la société civile. C’est un fondamentalisme athée, sous-tendu par un modèle évolutionniste des sociétés, l’idée d’une sécularisation progressive et inévitable des sociétés civiles du fait de la rationalité humaine, du progrès scientifique et de l’instruction. Ce schème est directement mis en cause par la permanence des croyances religieuses et cette mise en cause réduit l’autorité et la légitimité des élites intellectuelles et des courants d’opinion professant une philosophie scientiste qui dévalue toute position non ancrée à une observation contrôlée ou à une cause claire et qui, ce faisant, affirme que la foi religieuse n’est que refus de la science, aliénation intellectuelle, contrainte sociale et archaïsme moral.

Le schème de la nécessaire opposition
de l’État à la religion


Vu le caractère dit archaïque de la pensée religieuse, celle-ci devrait être ignorée, sinon combattue, par l’État moderne. Cette position que professent de forts courants d’opinion en Occident, notamment dans les sociétés catholiques, ignore les formes extrêmement diverses des régimes constitutionnels de relations entre État et religion en Occident et ailleurs. La séparation stricte entre Église et État, à la française, est une forme peu fréquente (États-Unis, France, Mexique). Les formes les plus répandues sont

a) un lien direct entre institutions religieuses et État sans que les institutions religieuses ne viennent empiéter sur les prérogatives de l’État ou les droits des incroyants (Scandinavie, Grèce, Danemark, Royaume-Uni) ;

b) une coopération entre État et une ou des institutions religieuses (Allemagne, Belgique, Pays Bas) ;

c) un octroi de privilèges, importants ou restreints, à une religion (Espagne, Italie, Canada).

L’enjeu de ces formes est l’étendue du financement public de l’enseignement religieux et du personnel religieux.

Le schème de la menace sur la souveraineté populaire
par le pouvoir judiciaire


Les minorités religieuses sont protégées par des clauses constitutionnelles appliquées par le pouvoir judiciaire. Certains avancent que pareille protection des minorités culturelles ou religieuses porte atteinte à la souveraineté populaire, i.e. à la suprématie du peuple et des assemblées élues contre les juges. Selon cette vision, anti-démocratique, les assemblées nationales, élues, devraient détenir le pouvoir de définir les normes de la vie sociale. Cette idée, présente dans les débats en Europe sur le vêtement des musulmanes, a été, avons-nous vu ci-dessus, précisément mise en échec après-guerre pour éviter l’ostracisme des minorités culturelles.

Le schème de l’oppression inhérente des femmes
dans l’Islam et dans les religions en général


Un exemple en est l’interdiction de prêtrise pour les femmes dans le catholicisme. Dans le cas de l’Islam, le port du foulard manifesterait une domination sexiste et, si librement choisi, une aliénation des femmes par des coutumes archaïques et piétistes. Rappelons cependant trois faits :

1. On ignore les sondages dans les pays musulmans montrant un désir de démocratie et d'inclusion des femmes dans la sphère publique et une seule différence notable : un puritanisme en matière de sexualité (Helly, 2010).

2. On confond Islam et patriarcat et on omet les critiques du modernisme par les féministes musulmanes (Helly, 2010).

3. On oublie qu’en démocratie, l’État ne saurait interdire un comportement privé à un individu à moins qu’il ne porte atteinte aux droits, à la dignité ou/et à l’intégrité physique et psychique d’autrui. En démocratie moderne d’après-guerre les libertés d’opinion, de conviction, de choix culturel ne sauraient plus être entravées, annulées au nom de la volonté et des valeurs de majorités culturelles. La démocratie ne peut être, par définition, que faite de conflits, de compromis, de négociations constantes vu les différences innombrables de représentation du monde, de valeurs morales, d’usages, de modes de faire et de penser.

La réaffirmation parfois violente de schèmes de pensée séculaires en Occident et le mépris et le rejet des droits des minorités non-chrétiennes tiennent à l’idée d’un retour du religieux depuis une vingtaine d’années. C’est une idée leurre. La sécularisation ne connaît pas de recul dans les pays occidentaux et la croyance religieuse n’y fait pas de milliers de nouveaux adeptes (Norris & Inglehart, 2004). On assiste simplement à la constitution de nouvelles sectes et de nouveaux courants religieux syncrétiques et à un transfert de l’adhésion séculaire aux églises chrétiennes historiques à des églises chrétiennes minoritaires, charismatiques, évangéliques. En ce sens, le changement depuis les années 1980 n’est pas un retour du religieux, ni un déclin de la sécularisation mais l’apparition de nouvelles formes de croyances et de groupes religieux. La mutation consiste aussi dans le changement de stratégies de coalitions d’églises protestantes minoritaires aux États-Unis à partir des années 1980 et dans l’adoption par la Papauté de nouvelles stratégies d’influence pour soutenir sa contestation, conservatrice, de la mutation politico-culturelle des années 1960-70 (changement de mœurs et de valeurs).

Les acteurs religieux, notamment institutionnels, américains, européens, latino-américains et africains, sont très actifs depuis vingt ans sur la scène politique, participent aux principaux débats moraux et politiques sur l’euthanasie, l’homosexualité, le clonage, l’avortement, les guerres américaines, le conflit israélo-palestinien et le génocide au Darfour et assument des positions diverses mais ancrées dans une morale chrétienne.

Cette stratégie peut motiver une lutte politique de la part de libéraux et d’agnostiques militants, mais nullement un absolutisme ou un fondamentalisme anticlérical, un retour à l’intolérance et une annulation du droit à l’égalité des minorités non chrétiennes. Elle ne saurait non plus légitimer une défense de la suprématie politique des majorités culturelles et un ostracisme de la religion.

Si le statut social et juridique des minorités non-chrétiennes est devenu un des sujets d’affrontement les plus visibles de cette lutte à trois, le principal enjeu est autre, le plus souvent le contrôle de l’État. Aux États-Unis la droite chrétienne est islamophobe et l’ONG CAIR (Council on American-Islamic Relations) publie quasi chaque matin une déclaration intolérante ou raciste d’un membre de la droite chrétienne. Mais ses objectifs sont le rejet d’intégration des groupes les plus défavorisés (Noirs, Chicanos, petits Blancs ruraux), la primauté de la Cour suprême sur le Congrès et la mise en cause de la séparation de l'État et de la religion, deux piliers du système politique américain et deux convictions de base des libéraux. Au Québec, nombre de catholiques veulent rejeter les minorités non-chrétiennes dans l’oubli au nom de leur patrimoine culturel national ; ils combattent à la fois les libéraux et les fondamentalistes athées, dont nombre de groupes féministes, qui veulent rejeter la religion dans l’oubli au nom de valeurs nationales québécoises, dont la modernité. On se retrouve devant des clivages profonds où trois courants d’opinion et d’intérêts, nullement cohésifs, s’affrontent, libéraux croyants ou non, chrétiens traditionnalistes, fondamentalistes athées et l’enjeu de la lutte est l’actuelle recomposition du personnel politique québécois et le repositionnement économique du Québec dans un Canada enrichi par ses ressources minières, pétrolifères et gazières.

Ces luttes ne sauraient avoir comme dommages collatéraux une atteinte à la liberté de religion et une condamnation de toute influence de la religion sur la vie politique. Des positionnements progressistes et égalitaristes ont été et sont adoptés par des institutions religieuses, notamment protestantes (reconnaissance de l’homosexualité, défense et asile des réfugiés, lutte contre les inégalités). La croyance religieuse est considérée comme une conviction, une opinion et, à ce titre, doit être libre d’expression.

Conclusion

L’hostilité à l’égard des institutions religieuses et de tout rôle public de la religion est ancrée dans des segments des populations, souvent nantis de pouvoir politique et idéologique et constituant des groupes de pression puissants (syndicats d'enseignants et de fonctionnaires, partis et intelligentsia, groupes féministes). Ces groupes de pression entendent par neutralité religieuse de l’État un positionnement antireligieux des institutions publiques. Ils prônent un anticléricalisme radical, voire un athéisme d’État, alors que d’autres groupes de pression prônent une suprématie des religions chrétiennes et un respect strict de leurs préceptes moraux, éthiques, familiaux. Les musulmans sont devenus la cible privilégiée de l’animosité des uns et des autres et cette double animosité est plus forte dans les sociétés ou les régions de forte influence et d’histoire catholiques. Là, le plus souvent, la superposition de l’État et de l’Église a été historiquement néfaste au développement de la démocratie et de la liberté individuelle et elle s’est soldée par des conflits, parfois violents, entre partisans et adversaires de l’Église et entre catholiques intégristes et progressistes. Là, les courants libéraux sont par histoire moins implantés et les courants antireligieux puissants. Ainsi, en est-il en France, en Espagne, au Québec, en Irlande ou encore en Belgique ou aux Pays Bas.

Bibliographie

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Pour citer cet article

Denise Helly, « La peur de l’Islam », SociologieS [En ligne], Débats, Penser les inégalités, mis en ligne le 23 février 2015, consulté le 23 février 2015. URL : http://sociologies.revues.org/4900



[1] Selon un sondage de World Values Survey en 2005-2007 (www.worldvaluessurvey.org), 11% des répondants italiens refusaient d’avoir un voisin d’une « race » différente comparativement à 4,9% en Grande-Bretagne et à 6,9% en Espagne.

[2] Un débat existe sur la définition de la Révolution haïtienne comme de la première contestation de la suprématie européenne vu les demandes d’égalité des droits sans égard à la race mises de l’avant et la prise du pouvoir par des non-Blancs.

[3] Victimes du génocide par les Nazis : 6 millions de Juifs, 200.000 ou plus Tziganes, des milliers d’opposants politiques et d’homosexuels.

[4] Des clauses de non-discrimination sont aussi présentes dans d’autres documents : Convention N° 111 de l’OIT concernant l’emploi et la profession (art. 1, 1958) ; Convention internationale sur l'élimination de toutes formes de discrimination raciale (art. 1, 1965) ; Convention de l’UNESCO (art. 1, contre la discrimination dans l'enseignement, 1960) ; Déclaration sur la race et les préjugés raciaux de l'UNESCO (art. 1, 2, 3, 1978) ; Déclaration sur l'élimination de toutes les formes d'intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou la conviction (art. 2, 1981) ; Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; Convention américaine relative aux droits de l'homme (Organisation des États américains) ; Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (Organisation de l'Unité Africaine).

[5] Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (ONU, 1966, art. 13), Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966/1991, art. 27), Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques (ONU, 18 décembre 1992) ; Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (Conseil de l'Europe), Document de la Réunion de Copenhague de la Conférence sur la dimension humaine de l'OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe).

[6] Impulsée en partie par le Parti Socialiste pour ses propres fins, non soutenue par le Parti Communiste grand défenseur de l’universalisme abstrait, cette mobilisation des immigrés et de leurs descendants, majoritairement d’origine maghrébine, n’a guère eu d’impact et d’avenir. Elle se divisa entre un courant militant demandant une simple reconnaissance sociale des immigrés et d’autres plus radicaux dans la demande d’égalité.

[7] 30% pourrait être une proportion suffisante pour imprimer une orientation à des manières de faire au sein d’une société civile. Cela dépend du pouvoir politique ou/et médiatique de la majorité culturelle concernée.

[8] Les termes libéral et libéralisme ne réfèrent nullement à une théorie d’un rôle minimal de l’État dans les sphères économique et sociale et ils ne convoient nullement la notion de néo-libéralisme économique. Ils sont utilisés dans leur sens théorique et historique, de fait plus anglo-saxon que franco-français. Historiquement cette acception exista en France mais la philosophie libérale classique ayant été quasi recouverte par la doctrine républicaine (Jaume, 1997) ou transformée par celle-ci, elle perdit son sens originel.

[9] Pour simple exemple frappant de la montée des inégalités sociales, selon un rapport de Caritas le 18 octobre 2013, 6% de la population espagnole vivait avec 307 euros par mois en 2012, une proportion double de celle en 2008. Le nombre de millionnaires avait augmenté de 12% en 2011 (The Guardian Weekly, October 18th, p. 13, « Wealth gap in Spain is EU’s biggest »).

[10] Dont un nouveau slogan décrit les facettes actuelles aux États-Unis: God, Gays and Guns.

[11] Le propos ouvert depuis les années 1970 du Parti Républicain aux USA est de réduire la taille de l’État et des programmes sociaux (entitlements). Deux facteurs interviennent. Sa base électorale veut maintenir ses acquis financiers ; le secteur financier estime depuis les années 1970 que le rendement du capital baisse trop et que le coût de l’État est trop élevé. Il a demandé et obtenu l’ouverture des frontières pour l’exportation des capitaux dans des pays où salaires et coûts de production sont plus bas, ainsi que l’abolition de la séparation des activités d'investissement et de commerce des banques (en 1998 sous la présidence de Bill Clinton). Il a aussi créé de faux produits financiers, encourageant les catégories sociales peu nanties à s’endetter et créant bulle et crises financières. Néanmoins, le fait nouveau depuis quatre à cinq ans, c'est l'âpreté d'une fraction du Parti Républicain, Tea party entre autres, à appliquer ce programme et à réaffirmer ses valeurs et ses référents identitaires (famille, christianisme, mépris des pauvres, moralité, exclusion des déviants de toutes sortes y compris les homosexuels). À noter que plus ce courant détruit l'État, plus la coalition pro-Démocrate des pauvres, classes moyennes aux prises avec la descension sociale, élites libérales nanties, Noirs, Chicanos, immigrés, non blancs, non-chrétiens et déviants culturels, se renforce. L'histoire du virage culturel du Parti Québécois est similaire. De défenseur des intérêts de la classe moyenne et des élites francophones montantes, muselant la frange nativiste, raciste et xénophobe du parti, il a pour principale base actuellement les voix des catholiques culturels apeurés par leur perte de statut et de pouvoir dans la société.

[12] Rappelons que 80% des Tziganes d’Allemagne, soit plus de 200.000 personnes, ont été exterminés dans les camps nazis et 100% de ceux établis en Croatie. La France interna les Tziganes nationaux sans les livrer aux nazis. L’Allemagne refusa de reconnaître le génocide tzigane jusqu’en 1979 (Delpha, 2013, p. 11).

[13] Au Texas où le rejet d’Obamacare est le plus fort des États-Unis, 10% des Blancs sont sans assurance versus 40% des Noirs et des Chicanos (Corine Lesnes, « Texans à votre santé ! », Le Monde, 21 octobre 2013).

[14] 50% des immigrés des années 1990 disent fréquenter régulièrement un lieu de culte comparativement à 20% des immigrés d'origine européenne, à 40% des immigrés arabes, toutes périodes d'arrivée confondues et à 31% des natifs adultes canadiens. Ceux venus du Moyen-Orient et d’Asie occidentale, des musulmans en majorité, ne montrent pas un fort taux de religiosité : 33% versus 65% pour ceux venus d’Asie du Sud et 56% de l’Asie du Sud-Est (Clark & Schellenberg, 2006).

[15] John Gray critique toute notion de meliorisme, i.e. la croyance que la condition matérielle et morale de l’humanité s’améliore au fil du temps, de manière irrégulière mais néanmoins inévitable. Amartya Sen critique l’école du choix rationnel qui réduit la rationalité à la réalisation d’un objectif immédiat, sans tenir compte des croyances, des fins morales, des convictions des individus.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 28 février 2015 9:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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