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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Denise Helly, “Flux migratoires des pays musulmans et discrimination de la communauté islamique au Canada.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Ural Manço, L’islam entre discrimination et reconnaissance. La présence des musulmans en Europe occidentale et en Amérique du Nord. Paris, L'Harmattan, 2004, p. 257-288. [Autorisation formelle accordée le 11 février 2008 par l’auteure de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Texte de l'article

Denise Helly

Chercheure, INRS culture - société 

Flux migratoires des pays musulmans et discrimination
de la communauté islamique au Canada
”. 

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Ural Manço, L’islam entre discrimination et reconnaissance. La présence des musulmans en Europe occidentale et en Amérique du Nord. Paris, L'Harmattan, 2004, p. 257-288. [1]

 

Introduction
 
I. L’immigration en provenance de pays islamiques
 
1.1. L’immigration provenant du monde arabe et d’Iran
1.2. L’immigration originaire du Pakistan
1.3. Les relations entre le Canada et les pays de culture islamique
 
2. Politiques et programmes en faveur des immigrés et des minorités ethnoculturelles
 
2.1. La gestion du pluralisme culturel
2.2. La protection des minorités religieuses
 
3. Des particularités d’insertion sociale et de structuration communautaire des musulmans
 
3.1. Les formes de la discrimination actuelle envers les musulmans
 
3.1.1. Récents dénis de droits et attitudes défavorables dans l’opinion canadienne
3.1.2. Harcèlement verbal, menaces de mort et attaques physiques
3.1.3. Couverture médiatique biaisée ou offensante
 
3.2. Un bilan du 11 septembre : renforcement de l’islamophobie
 
Références bibliographiques

 

Introduction

 

Dans les sociétés occidentales, le degré et les formes de la discrimination des minorités ethnoculturelles dépendent au moins de trois facteurs : (1) les rapports historiques et présents entre les pays d’émigration et d’immigration ; (2) les politiques d’immigration et d’insertion des immigrés ou des minorités culturelles ; (3) l’histoire de la migration et le degré de structuration communautaire de chaque minorité. Par structuration communautaire, il est entendu la création par une minorité d’institutions, culturelles, sociales, religieuses, de loisirs et d’entraide, comme de réseaux d’emploi et de mariages. Cette structuration peut permettre aux membres d’une minorité de vivre sans recourir à nombre d'institutions de la société d’accueil ; à la suite d’un article célèbre de R. Breton (1964), on parle dans ce cas de « complétude institutionnelle ». Selon la perception par l’opinion publique, la teneur du discours politique et la politique publique à l’égard de la diversité culturelle, la structuration communautaire, et davantage encore une complétude institutionnelle, peuvent susciter une hostilité à l’égard d’une minorité considérée comme vivant en marge de la société. Au contraire, la structuration communautaire peut être aussi perçue comme un processus bénéfique à l’établissement dans une nouvelle société. Une structuration communautaire forte ou « complète » constitue en effet une base utile à la mobilisation d’une minorité, notamment contre son éventuelle discrimination. 

Concernant les trois facteurs cités, la population de culture islamique au Canada connaît une situation particulière comparativement à ses homologues européennes ou états-unienne, et surtout à d’autres minorités culturelles canadiennes d’origine immigrée (juive, ukrainienne, italienne, grecque, chinoise, libanaise maronite).

 

1. L’immigration en provenance
de pays islamiques

 

Lors des recensements au Canada, les personnes déclarent l'origine ethnoculturelle ou nationale de leur choix, leur lieu de naissance et, dans les recensements de 1991 et 2001, leur religion. En 2001, la population musulmane comprend 579 000 personnes et, pour indication, parmi les groupes ethnoculturels issus de l’immigration, les plus nombreux sont les groupes chinois (936 000), italien (726 000), allemand (706 000), portugais (253 000), juif (186 500) et vietnamien (119 000). La majorité des musulmans vit dans la grande région torontoise (Ontario) où les personnes d’origine pakistanaise constituent le groupe le plus important. Cette région compte une cinquantaine de lieux de culte musulmans, dont 26 mosquées. Montréal (Québec) est depuis la fin des années 1980, le centre de concentration de la population musulmane d’origine arabe. Environ 130 000 musulmans y vivent et y ont fondé une quarantaine de lieux de culte, dont 4 mosquées. En 2003, il existe au total quelque 250 lieux de culte musulmans au Canada, dont seulement 5 mosquées d'une capacité de plus de 1 000 places.

Le monde arabe, l’Iran et le Pakistan constituent actuellement les trois principales régions d’origine des musulmans du Canada et l’arrivée de populations du Moyen-Orient suit fidèlement la chronologie des répressions et des conflits armés qui s’y déroulent.

 

1.1. L’immigration provenant du monde arabe et d’Iran

 

La première vague d’émigrants de pays islamiques date des années 1882-1913 et provient de la Grande Syrie, soit la Syrie, la Jordanie, la Palestine et le Liban actuels. Elle est composée en majorité de personnes de confession maronite et de quelques-unes de religion melkite ou orthodoxe qui fuient la répression ottomane. Montréal, première ville du Canada de l’époque, est leur destination principale bien que des groupes d’une centaine de personnes gagnent l’Ontario, l’Alberta et la Colombie britannique dès les années 1900. Les musulmans sont quasi absents de cette vague et en 1900 à l’exception de quelques immigrés syriens de confession islamique, dont des Druzes, vivent à Montréal (Haddad, 1983, 168-169). Les décennies suivantes, la population d’origine arabe toutes confessions confondues croît peu : 2 000 personnes en 1901, 6 500 environ en 1911, 8 300 en 1921, 10 800 en 1931, 11 900 en 1941, dont les deux tiers sont nés au Canada (Abu-Laban, 1980, 205). Elle ne connaît pas plus d’arrivées entre 1920 et 1940, car l’immigration est quasi arrêtée entre les deux guerres pour reprendre en 1946. En 1951, on compte 12 300 personnes d’origine arabe et l’Ontario est désormais leur lieu d’établissement premier. Mais, vu leur faible nombre dans l’ensemble de cette migration arabe, les immigrés musulmans n’établissent pas d’institutions ethniques ou de lieux de culte.

 

En raison d’une libéralisation de l’immigration, une vague plus significative d’immigrants arrive durant les années 1950-1960, en provenance surtout d’Europe du Sud, de l’Est et du Centre mais aussi de quelques pays du Tiers Monde. Des immigrés arrivent de pays arabes récemment devenus indépendants. Entre 1946 et 1975, plus du tiers (37%) d'entre eux vient d’Egypte, un tiers (34%) du Liban et 15% du Maroc. Cependant, ces migrants ne sont pas tous musulmans. Les ressortissants d’Egypte sont en majorité coptes, ceux du Liban maronites et ceux du Maroc de confession israélite. Alors que la moyenne annuelle d’arrivée d’immigrés arabes était de 181 individus entre 1882 et 1962, elle passe à 2 900 entre 1961 et 1970 et à 4 000 entre 1971 et 1980. Néanmoins au début de la décennie 1980, on ne compte encore que 30% d’immigrés musulmans dans l’ensemble des personnes d'origine arabe au Canada. Les immigrés et les étudiants maronites du Liban et coptes d’Egypte composent encore en majorité ce flux qui s’installe en premier lieu en Ontario. En 1971, des 28 900 émigrés arabes, hormis les émigrés de confession israélite venus d’Afrique du Nord, 16 800 vivent en Ontario, 7 500 au Québec et 2 000 en Alberta (où, fait particulier, les musulmans sont plus nombreux que les Arabes chrétiens). A partir du milieu des années 1970, l’entrée de coptes d’Egypte décline nettement, alors que celle de Libanais, maronites ou musulmans chiites, augmente quand éclate, en 1976, la guerre civile au Liban. 

Durant la décennie 1980, une nouvelle minorité religieuse gagne en effet le Canada, la minorité chiite. Elle vient du Liban, mais aussi d’Irak, d’Iran et de Syrie. En 1979, a lieu la révolution iranienne et en 1981 l’Irak attaque l’Iran. L’émigration iranienne croît tout au long de cette guerre (1981-1988). Elle est composée de réfugiés membres de minorités nationales, ethniques ou religieuses (kurde, juive, zoroastrienne, arménienne, bahaïe), ainsi que de personnes hostiles à la révolution islamique (activistes féministes, communistes) ou encore d’individus nantis, liés ou non au régime du Shah. Environ 5 000 Iraniens entrent au Canada de 1977 à 1982, et 23 000 de 1982 à 1991. En 1991, on recense 43 000 personnes qui se déclarent d’origine iranienne, dont 8 000 personnes nées au Canada. Les Iraniens du Canada résident, en 1991, surtout en Ontario (24 800), puis en Colombie britannique (7 800), au Québec (6 750) et en Alberta (2 100) (Moallem, 1997). Enfin, lors du recensement de 2001, 73 500 personnes se déclarent d’origine iranienne. 

Le début de l’émigration d’Irak vers le Canada date de 1979, quand Saddam Hussein prend le pouvoir. De 1979 à 1992, 6 500 émigrants irakiens entrent au Canada. Ils sont victimes, pour la plupart, de persécutions politiques par le nouveau régime. Il s’agit de Kurdes, d’Assyriens, de Chaldéens et d’Arabes chiites. En 1991, on recense 4 800 personnes d’origine irakienne et 14 100 personnes en 2001, mais l’on estime à plus de 25 000 leur nombre actuellement. Les deux tiers de ces personnes vivrait en Ontario, à Toronto surtout, et le reste à Montréal (Shuraydi, 1997). 

À partir de 1981, un nouveau courant de migration provient des pays du Golfe. De 1981 à 1990, 21 600 émigrés viennent notamment d’Arabie saoudite (7 000), du Koweït (6 600) et des Emirats arabes unis (6 000). Ce sont en majorité des Palestiniens [2], dont le nombre croît à la suite de leur expulsion des monarchies pétrolières après la guerre du Golfe de 1991. Entre 1991 et 1996, 6 200 immigrés arrivent de ces pays et l’émigration partie de Jordanie (3 800) est vraisemblablement composée aussi de Palestiniens, comme une partie de celle venue du Liban (26 600). En 1991, le recensement signale la présence de 4 050 personnes d’origine palestinienne et l’on estime actuellement leur nombre à environ 30 000, dont 15 000 en Ontario et 10 000 au Québec (Shuraydi, 1997). Toutefois seules 9 200 personnes se déclarent d’origine palestinienne au recensement de 2001, les autres ayant probablement choisi l’appellation « arabe » comme catégorie d’origine. 

Le flux des pays arabes atteint une moyenne annuelle de 8 300 durant les années 1980 et de 24 600 durant les années 1990, quand l’immigration maghrébine musulmane augmente. Ce courant gagne pour une moitié le Québec (Montréal) et pour un peu plus d’un tiers (37%) l’Ontario (Toronto, Ottawa, Hamilton, London, Windsor).

 

La population arabe du Canada présente un trait spécifique, elle est plus jeune que le reste des Canadiens. Au début des années 1990, 45% de la population arabe arrivée entre 1981 et 1992 a moins de 25 ans et 15% plus de 45 ans. De plus, cette population est majoritairement composée d’hommes (127 pour 100 femmes), souvent des étudiants, travailleurs qualifiés et réfugiés politiques. Des 24 800 réfugiés qui, de 1983 à 1992, fuient entre autres la Somalie (9 500 en 1989), le Liban (5 850) et l’Irak (5 000), 16% déclarent lors de leur admission au Canada être des membres des professions libérales, ingénieurs ou enseignants, 9% des directeurs et administrateurs d’entreprises ou d’administrations et 15% des ouvriers qualifiés. 

Ce flux comprend en sus des investisseurs et des entrepreneurs. A la fin des années 1970, le gouvernement fédéral, comme le gouvernement américain, introduit de nouvelles catégories d’immigration qui permettent d’obtenir la résidence au Canada contre l’investissement d’un quart à un demi-million de dollars dans une banque canadienne ou contre l’engagement de créer une entreprise créant au moins deux emplois. Des 100 000 émigrés des pays arabes arrivés entre 1983 et 1992, plus de 10% relèvent de ces catégories. Ils viennent du Liban, du Koweït, d’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis, suivis d’autres étant donné les effets économiques négatifs de la guerre du Golfe dans ces pays. 

Vu la teneur de ce flux, en 1991 un quart des personnes d’origine arabe détient un diplôme universitaire, comparativement à 11% des Canadiens dans leur ensemble, et à 31% des actifs occupés à des postes de direction ou dans les professions libérales. Malgré cette qualification élevée d’une partie d’entre eux, 39% des immigrés arabes disposent la même année d’un revenu en dessous du seuil de la pauvreté. Le revenu moyen par famille dont le chef s’identifie comme d’origine arabe s’élève en 1991 à 30 000$ canadiens contre 50 000$ canadiens pour l’ensemble des Canadiens. Cette différence tient en partie au faible taux de participation des femmes au marché du travail : 52% contre 62% pour l’ensemble des femmes canadiennes (Abu-Laban, 1997). La population immigrée d’origine arabe demeure ainsi très clivée en termes socio-économiques tout en montrant un niveau moyen de qualification élevée et des revenus inférieurs à la moyenne du pays. 

En 1991, 204 000 personnes s’identifient comme entièrement (151 000) ou partiellement d’origine arabe. De ces personnes 75% sont des immigrants (soit non nés au Canada) comparativement à 16% dans l’ensemble de la population canadienne. A ce chiffre, s’ajoutent 16 500 résidents temporaires d’origine arabe, il s’agit d’étudiants, de demandeurs d’asile en attente de statut ou de détenteurs de permis ministériels ou de permis de travail à durée limitée, soit 7% de la population d’origine arabe à la même date contre 1% de la population totale canadienne. Cette population d’immigrés temporaires est très diversifiée, provenant de 20 pays, 21 si l’on inclut la Palestine, soit 40% du Liban, 20% d’Egypte, 12% du Maroc, 8% de Syrie, et lors du recensement de 1991, 18% s’identifie comme « arabe » (Abu-Laban, 1997). 

La décennie 1990 voit ce flux d’immigration continuer et un nouveau s’accentuer. Suite à la guerre civile qui fait rage, quelque 10 000 personnes arrivent d’Algérie, dont de nombreux demandeurs d’asile. Elles s’établissent essentiellement au Québec. Lors du recensement du 2001, 238 600 personnes déclarent une origine arabe, soit une augmentation de 20% par rapport à 1991, et le groupe libanais, chrétiens et musulmans confondus, demeure le plus nombreux (93 900). 

 

1.2. L’immigration originaire du Pakistan

 

À partir des années 1960, le Pakistan devient un pays d’émigration vers le Canada. Auparavant quelque 200 Pakistanais s’étaient établis en Colombie britannique au début du 20e siècle et y avaient créé le premier lieu de culte musulman du pays. Puis, quelques émigrés arrivent de l’Inde et à la suite de la réforme de loi d’immigration canadienne en 1967, des personnes originaires du Pakistan, étudiants et travailleurs (qualifiés), recommencent à gagner le Canada. Une immigration en chaîne d’hommes suivis de leurs familles gagne surtout Montréal. Elle provient surtout du Pendjab et est composée de musulmans (Pendjabis et Mohajirs) émigrés de l’Inde au Pakistan après la partition en 1947, les immigrants d’origine pasthoune ou sindhie étant très peu nombreux. 

De nouvelles lois fermant la porte de la Grande-Bretagne aux ressortissants du sous-continent indien sont votées en 1972 et incitent ces populations à migrer vers l’Amérique du Nord. Leur venue au Canada s’accompagne de manifestations de racisme aigu. Elles composent en effet la nouvelle face de l’émigration du Tiers Monde, qui gagne le Canada à partir des années 1970, et que des immigrés et des natifs blancs canadiens ne semblent guère prêts à l'admettre. 

La situation économique et politique se détériorant au Pakistan durant les années 1980 (instabilité, répression, conflits intercommunautaires, corruption du gouvernement, guerre en Afghanistan), le courant d’émigration s’intensifie vers l’Amérique du Nord et les pays du Golfe persique. Au milieu des années 1980, on compte au Canada quelque 50 000 immigrés pakistanais. La guerre du Golfe en 1991 chassant nombre d’émigrés pakistanais de la région, des membres de professions libérales et qualifiées, et des individus nantis s’installent alors au Canada en tant qu’investisseurs ou entrepreneurs. En 1991, le recensement décompte 43 150 personnes d’origine pakistanaise, dont 25 200 nées au Pakistan. Ce chiffre n'inclut pas 27 300 personnes qui se déclarent d’origine pendjabie, en majorité des ressortissants pakistanais. En 1997 (Israël, 1997), on estime le nombre de personnes d'origine pakistanaise à plus de 100 000, dont la moitié à Toronto et 20 % au Québec (Montréal). Lors du recensement de 2001, 54 600 personnes se déclarent d’origine pakistanaise et 29 000 d’origine pendjabie. 

En sus des musulmans venus du Moyen-Orient et du Pakistan, il faut signaler la présence d’autres groupes musulmans, notamment les ismaéliens arrivés à partir de 1972-1973. Ces immigrants sont au nombre de descendants d’une population d’origine indo-pakistanaise implantée en Afrique de l’Est par l’administration coloniale britannique. A l’origine de sa migration vers le Canada on retrouve des émeutes anti-asiatiques qui surviennent au Kenya, en Ouganda et en Tanzanie entre 1970 et 1973 et l'expulsion par le dictateur Idi Amin Dada des « Asiatiques » d'Ouganda. Quelques milliers sont accueillis comme réfugiés par le Canada. On doit également signaler la présence de Bosniaques, d’Albanais (notamment 5 000 Kosovars arrivés en 1999), d’Afghans et de Somaliens qui fuient les guerres dans leur pays respectif.

 

1.3. Les relations entre le Canada
et les pays de culture islamique

 

Le Canada détient une image particulière sur la scène internationale pour plusieurs raisons. Ce pays n’a aucune histoire coloniale hors de son territoire, mais une histoire de colonialisme intérieur des populations autochtones. Le Canada lui-même a été une colonie jusqu’en 1867. A cette date, l’Etat canadien est établi par l’Acte de la Confédération de l’Amérique du Nord promu par des descendants de colons britanniques et français qui veulent conserver leurs liens avec l’Empire britannique et endiguer toute démocratie républicaine de type américain. L’État créé est en fait une entité semi-coloniale, assujettie à Londres. Il n’octroie pas le statut de citoyen, ne détient de juridiction qu’en matière intérieure et ses lois, fédérales ou provinciales, demeurent soumises à la sanction royale. En 1931, le Statut de Westminster est adopté par Londres, ce qui ouvre la porte à une progressive décolonisation de l’Etat canadien. Ce statut accorde au Canada le droit de modifier sa Constitution mais nullement le droit d’octroyer la citoyenneté ou d’exercer une compétence dans les affaires internationales. En 1946, le Canada peut enfin légiférer en matière d’octroi de citoyenneté mais uniquement aux sujets d’origine européenne. La même année, il accède au statut d’acteur de politique internationale autonome par rapport à la Couronne britannique. Le droit d’octroyer la citoyenneté est étendue aux minorités noires et asiatiques en 1948, aux Inuits en 1950 et aux Amérindiens vivant dans des réserves en 1960. 

Durant les longues décennies de statut semi-colonial, de 1867 à 1946, le Canada n’a pas de relations avec les pays d’émigration. Puis, durant les années 1950, le Canada commence à se positionner sur la scène internationale. Tout en ménageant les intérêts de la Grande-Bretagne, il s’émancipe de Londres. L’une de ses premières actions connues est la proposition, en novembre 1956, d’envoyer une force multinationale d’intervention de l’ONU lors de la crise du canal de Suez. Ottawa s’aligne sur la position des Etats-Unis, qui jouissent à l’époque d’une perception positive au Moyen-Orient. Les Etats-Unis s’opposent en effet à la Grande-Bretagne et à la France dans ce conflit qui les confronte à l’Égypte nationaliste du président G. Nasser. Puis les gouvernements libéraux, notamment celui de P. Trudeau, visent ouvertement l’affirmation d’une politique distincte des Etats-Unis durant les années 1960-1980 (par exemple, le maintien de relations avec la Chine communiste, Cuba et la Corée du Nord). Mais cette volonté d’indépendance sera réduite les décennies suivantes pour des raisons économiques et suite à des pressions américaines. 

Hormis le statut constitutionnel du pays, deux autres faits interviennent. Les flux d’immigration qui gagnent le Canada jusqu’aux années 1960 comprennent peu de personnes de confession islamique et le Canada n’a pas d’histoire particulière de relations avec leurs pays d’origine. Quand ce courant d’immigration prend quelque importance durant les années 1970, il est très diversifié et les gouvernements canadiens n’ont pas à tenir compte de groupes de pression ethniques pakistanais, irakien, algérien, libanais ou autre, comme ils ont à le faire dans le cas des communautés juive et ukrainienne par exemple. Les groupes musulmans ne sont en effet pas ou peu organisés. 

Un troisième fait concerne le conflit israélo-palestinien. Les gouvernements fédéraux ont adopté dans ce domaine des positions de principe louables. Dès 1948, le Canada reconnaît l'Etat d'Israël et le droit du peuple palestinien à un Etat, et il soutient une solution négociée au conflit. Puis, il s’oppose à toute demande d’expulsion d’Israël de l’ONU et de ses agences, tout en ne reconnaissant pas le contrôle israélien sur les territoires occupés en 1967, la création de colonies juives et toute décision unilatérale d’annexion de Jérusalem-Est et du plateau du Golan. En 1991, il appuie les négociations lancées à Madrid et devient un des principaux partenaires non régionaux des cinq groupes de travail cherchant à faire avancer ces négociations et à aider les pays du Moyen-Orient à accroître leur coopération. Le Canada préside le Refugee Working Group qui inclut des programmes de formation professionnelle des réfugiés palestiniens, de réunification familiale, de bien-être des enfants, de santé publique. Il participe aux groupes Arms Control and Regional Security (contrôle des côtes maritimes et autres initiatives) et Water Resources et Environment. Enfin, il affirme la souveraineté et l’intégrité territoriale du Liban et, en 1978 (résolution 425 du Conseil de sécurité de l’ONU), puis en 1989 (accord de Taïf, en Arabie Saoudite), il défend la restauration de l’autorité du Liban sur son territoire, ainsi que le retrait des forces israéliennes et syriennes. 

Les positions officielles canadiennes relatives au Moyen-Orient insistent sur la nécessité de la paix et de la poursuite du dialogue entre les parties pour mettre fin à la violence et renforcer les échanges commerciaux, le développement et la stabilité. Ces positions ne sont mises en cause par aucun parti politique canadien. Néanmoins, aucune déclaration ne mentionne la nécessité de mettre fin à l’occupation militaire israélienne (Antonius, 2001) et les pressions américaines et de la communauté juive canadienne ne semblent pas étrangère à cela. Par exemple, en 2000, à propos de résolution 1322 du Conseil de sécurité de l’ONU qui condamne Israël pour usage excessif de la force, le Comité Canada-Israël intervient auprès du gouvernement et un article rapporte : « L’initiative a peut-être porté fruit. La semaine dernière, il y a eu deux votes aux Nations Unies condamnant Israël. Dans l’un, tenu au Comité des Droits de l’Homme à Genève, le Canada a voté contre une résolution qui qualifiait les actions israéliennes de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Dans l’autre, tenu à l’Assemblée générale, le Canada s’est abstenu lors d’une résolution condamnant Israël pour usage excessif de la force » (Canadian Jewish News, 26 octobre 2000). 

Sur une autre question actuelle et sujet de préoccupation pour les musulmans du Canada, la guerre contre l’Irak, le gouvernement d’Ottawa maintient que toute intervention devait être multilatérale et acceptée par l’ONU. Toutefois, le Canada ne maintient pas toujours ses positions en faveur des droits humains. En 2001, il passe des accords d’approvisionnement en pétrole avec le gouvernement algérien, déclare l’Algérie territoire de droits et commence à rapatrier les demandeurs d’asile politique algériens déboutés au Canada. Auparavant, il s’abstenait de pareil renvois au nom des dangers encourus en Algérie par les demandeurs refusés.

 

2. Politiques et programmes
en faveur des immigrés et des minorités ethnoculturelles

 

En matière de contrôle des flux migratoires et d’insertion des immigrés ou des minorités ethnoculturelles, le Canada se particularise par ses politiques de sélection, d’asile politique, d’action positive et du multiculturalisme. Le taux d’immigrants au sein de la population canadienne est le plus élevé d’Occident : 20 %, avec notamment 50% à Toronto, 35% à Vancouver et 18% à Montréal. Plus de la moitié (55%) des immigrants sont sélectionnés depuis l’étranger par des fonctionnaires des services d’immigration selon un système de points mettant l’accent sur un haut niveau de scolarité, l’âge (33 ans en moyenne), la connaissance des deux langues officielles, la capacité à trouver un emploi et l’adaptabilité sociale des candidats. 

Par ce système, plus de la moitié de l’immigration répond aux besoins économiques du pays et son insertion socio-économique pose moins de difficultés que l’immigration non sélectionnée que connaît l’Europe. Les immigrés sélectionnés et leurs descendants sont en général plus scolarisés que la moyenne des natifs et sur-représentés dans les occupations qualifiées. Néanmoins, 45% des immigrants sont des personnes parrainées, soit admises au titre du regroupement familial, des demandeurs d’asile acceptés et des réfugiés humanitaires. Les personnes parrainées et les réfugiés humanitaires sont souvent moins scolarisées et plus âgées que la moyenne des natifs et leur insertion socio-économique rencontre plus d’obstacles. Quant à la politique d’asile du Canada, elle est l’une des plus libérales du monde occidental, se distinguant par le plus haut taux d’acceptation des demandes. Ce taux est certes en baisse : 45% actuellement contre 55% durant les années 1980. 

Au Canada, l’immigrant est considéré comme un apport économique au Canada et d’emblée comme un futur citoyen. Une série de programmes, fédéraux, provinciaux et municipaux, mis en œuvre directement par les instances publiques ou sous-contractés à des ONG ethniques et non ethniques, facilite son établissement à l’arrivée et son insertion socio-économique par la suite. Ces programmes ciblent souvent des populations particulières (femmes, allophones, réfugiés, demandeurs d’asile, personnes âgées) et couvrent de multiples domaines : aide financière durant la première année, services d’information administrative, accès au logement, accès à l’emploi, cours de langue officielle et sur les droits et libertés. Par ailleurs, l’accès à la citoyenneté est le droit individuel de tout résident permanent après trois ans de séjour.

 

2.1. La gestion du pluralisme culturel

 

L’État canadien a adopté en 1971 une politique de promotion de la diversité culturelle, dite du multiculturalisme, qui constitue une spécificité guère exportable. La politique du multiculturalisme a pour objectif la réduction de toute hiérarchie entre les cultures des groupes minoritaires et les groupes socialement et politiquement majoritaires, soit les groupes canadien anglais et canadien français. Elle repose sur trois postulats : (1) la structuration communautaire des immigrés est un fait sociologique inévitable et positif pour leur insertion sociale et le gouvernement doit la soutenir par un financement des institutions ethniques, tout en imposant la tenue d’élections périodiques de leurs dirigeants ; (2) toute identification collective s’appuie sur une identité personnelle solide, aussi la reconnaissance publique de l'appartenance des individus au groupe ethnique qu'ils désirent consolide leur sens d'appartenance au Canada ; (3) l’adaptation culturelle est un processus à long terme, pouvant s’étendre sur plusieurs générations et obligeant au respect des usages minoritaires pour autant qu'ils ne portent pas atteinte à des libertés individuelles. La politique du multiculturalisme vise la promotion de l’égalité des membres des minorités culturelles dans tous les domaines, leur reconnaissance symbolique, la protection de coutumes minoritaires, la lutte contre la discrimination et le développement d’un sens d’appartenance canadienne. 

À la suite du flux migratoire venant du Tiers monde depuis les années 1970, un autre objectif est l’égalité des minorités racialisées et le changement institutionnel, soit le recrutement de membres des minorités à tous les échelons des instances publiques ou parapubliques (fonction publique, police, armée, institutions d’enseignement, services sociaux et médicaux, tribunaux, médias). De fait, une politique d’action positive est adoptée en 1986 pour favoriser le recrutement des personnes de minorités racialisées, dites « visibles », dans la fonction publique fédérale. Mais ce programme n’a que peu d’effets comparé au programme similaire d’affirmative action américain. 

Il est à souligner que la politique du multiculturalisme n’est pas une politique ciblant seulement les minorités ethnoculturelles, elle s’adresse à tous les Canadiens invités à reconnaître le caractère multiculturel de leur société et à tous les organismes publics et gouvernementaux fédéraux. Elle est enchâssée dans la Constitution de 1982 et dans la Charte des droits et libertés, un document majeur de la Constitution. La Charte inclut l’article 27, qui oblige à l’interprétation du respect des libertés individuelles en fonction du caractère multiculturel de la société canadienne. Par exemple, un conflit qui surgit entre le droit à la liberté d’expression et des actes de propagande haineuse (raciste) est résolu contre la liberté d’expression. 

Cet article met aussi en jeu les droits à l’éducation et les droits linguistiques des minorités, lesquels déterminent leur vie culturelle. Sont concernés l’enseignement de langues non officielles (immigrées et autochtones, soit amérindiennes et inuites) et de la religion, ainsi que des pratiques collectives comme la fixation des jours fériés patriotiques ou religieux, le contrôle du contenu ethnocentrique des manuels scolaires et le financement des écoles privées des communautés ethnoculturelles. Néanmoins, si l’article 27 favorise l’expression de cultures minoritaires, il n’annule pas la préséance des langues anglaise et française et des religions protestante et catholique, fortement protégées par la Charte. En effet, aucune autre langue que le français ou l’anglais ne peut disposer d’un statut officiel ; son enseignement est simplement rendu possible et protégé. 

Des effets de cette politique sont évidents. L’aide financière apportée au fonctionnement ou/et aux activités ponctuelles d’ONG ethniques permet la création et le soutien d’élites ethniques, qui deviennent des interlocuteurs, dépendants diront certains, de l’Etat auquel ils communiquent contestations, demandes et opinions. En ce sens, cette politique contribue à la formation de groupes de pression ethniques, notamment au sein de flux migratoires moins nantis. Autres effets, une relative tolérance culturelle au sein de la société canadienne et l’adoption d’accommodements culturels par les institutions publiques, parapubliques et par les entreprises. De fait, un très faible nombre de conflits sur les droits culturels des minorités a été porté devant les tribunaux depuis 1982. Ils ont par exemple concerné le droit au port du turban par des membres de la Gendarmerie Royale d’origine sikh, l’annulation, en Ontario, de la fermeture obligatoire des commerces le dimanche, qui « contrevenait » à la liberté de conscience, et de religion et le vote d’une loi ontarienne permettant des prières dans les écoles publiques. 

Cependant, cette tolérance est diversement présente au sein de la population canadienne. Lors de la dernière enquête (en 1991) la plus documentée sur l’acceptation du multiculturalisme (Angus-Reid, 1992) : 78% des Canadiens pensaient que cette politique enrichissait la culture canadienne ; 73% qu’elle favorisait un sens d’appartenance au Canada des minorités ethnoculturelles ; et 65% qu’une société multiculturelle était plus à même de résoudre tout nouveau problème se posant à elle. Les trois quarts des répondants pensaient encore qu’elle permettait une meilleure égalité des chances de tous ; et 62% qu’elle facilitait les relations internationales du Canada et son commerce extérieur. Par ailleurs, 58% des répondants acceptaient que le gouvernement appuie la préservation d’usages culturels minoritaires pour autant qu’ils respectent les droits et libertés. Ainsi, 77% des répondants s’opposaient à la polygamie ; 71% à l’idée de la supériorité de l’homme sur la femme ; et 64% aux mariages arrangés. Seulement 51% estimait que les immigrés devaient avoir les mêmes droits de décider de l’avenir du Canada que les natifs ; 42% que l’unité nationale était affaiblie par les minorités ethnoculturelles qui persistaient dans leurs traditions ; 46% que les immigrés devaient modifier leur comportement pour plus ressembler aux autres Canadiens (même si aucune définition culturelle du « Canadien » n’est donnée) ; et un tiers (32%) que les immigrés devraient oublier leur culture aussi vite que possible, ce qui constitue une hausse par rapport à la réponse donnée à la même question lors d’une enquête similaire en 1974, soit trois ans après l’adoption officielle du multiculturalisme (28%). En 1991, 39% pensaient que si les immigrés voulaient conserver leurs usages, ils devaient le faire uniquement dans la sphère privée (51% en 1974) selon une idée totalement contraire au multiculturalisme ; et 37% que cette politique pouvait causer une intensification des conflits interethniques. Enfin, une minorité (15%) pensait que le mariage entre personnes de « races » différentes était une mauvaise idée ; et 18% que le multiculturalisme détruirait la manière de vivre des Canadiens. En revanche, 66% estimait que la discrimination contre les non-Européens était un problème ; et 68% que ce problème requérait l’intervention du gouvernement. 

L’acceptation de la diversité culturelle comme un trait de l’Etat fédéral et de la société canadienne n’est donc pas acquise et le multiculturalisme en vigueur depuis 1971 n’a nullement réduit à néant les attitudes de racisme, d’ethnocentrisme et de xénophobie. De fait, les comportements discriminatoires persistent dans l’emploi et le logement. Le racisme dans l'emploi est particulièrement présent et critiqué. Pour exemples : les revenus salariaux des membres des « minorités visibles », immigrés ou natifs, demeurent en moyenne inférieurs de 8% à ceux des personnes d’origine européenne, étant contrôlés les effets de l’âge, de la scolarité, du sexe et du temps de résidence au Canada (Pendakur, 2000). Les immigrés perçoivent donc des salaires horaires inférieurs à ceux qui sont perçus par les natifs ayant le même niveau de scolarité et la même expérience. Alors que 40% des immigrés arrivées durant les années 1990 et âgés de 25 à 54 ans détiennent un diplôme universitaire contre 23% des natifs de même âge. En 2000, lorsqu’un travailleur natif touchait 1$ canadien, les hommes actifs immigrés de même niveau scolaire recevaient en moyenne 63 cents. La même année, les hommes actifs immigrés au Canada depuis dix ans recevaient en moyenne 80 cents comparativement à 1$ canadien pour les natifs de même niveau de scolarité et d’expérience professionnelle. Ce rapport était égal en 1980 (1$ pour tous). Jusqu’aux années 1980, les immigrés dépassaient en général au bout d’une décennie leur handicap de ne pas détenir d’expérience de travail canadienne. L’argument de l’inexpérience est utilisé depuis des lustres et à l’échelle du Canada pour sous-payer les travailleurs immigrés. Les conditions économiques actuelles constituent un facteur en défaveur des immigrés arrivés depuis les années 1980. Dans le cas des femmes actives immigrées, le rapport s’avère encore plus défavorable. Par ailleurs, si la violence interethnique était quasi inexistante au Canada depuis 1971 et présentée comme un effet bénéfique de la politique du multiculturalisme, elle est apparue depuis les attentats aux Etats-Unis en septembre 2001.

 

2.2. La protection des minorités religieuses

 

En 1996, 37% des immigrés canadiens se déclarent catholiques romains et 30% protestants comparativement à 47% et 38% des natifs. En 2001, 43% des Canadiens se disent catholiques, 29% protestants et 16% n’avoir aucune affiliation religieuse. Parmi les immigrés arrivés dans les années 1990, l’affiliation et la pratique religieuses les plus fortes sont le fait des immigrés asiatiques (Indiens, Chinois, Coréens, Pakistanais). La moitié des immigrés des années 1990 disent fréquenter régulièrement un lieu de culte comparativement à 20% des immigrés d'origine européenne, 40% des immigrés arabes toutes périodes d'arrivée confondues et 31% des natifs adultes canadiens [3]. 

Autre fait d'importance, la religion qui connaît la croissance la plus rapide est actuellement l’islam en raison de l’afflux d’immigrants en provenance du Pakistan, du Maghreb et du Moyen-Orient et du regain de religiosité musulmane depuis dix ans parmi les immigrés musulmans. De ces deux faits, le taux de pratique religieuse des musulmans canadiens est estimé plus élevé qu’en Europe. A Montréal, actuellement environ 35% de la population musulmane fréquente régulièrement l’un des 40 lieux de culte de la métropole. 

Jusqu’aux années 1960, la liberté de culte des multiples minorités religieuses est admise au Canada mais non protégée juridiquement, si ce n’est dans le cas des religions catholique et protestante au Québec depuis le milieu du 19e siècle. Seule une loi de 1842 mentionne la liberté de religion. L’Église catholique tente en vain de mettre des entraves à la création d’églises minoritaires au début du 20e siècle et au développement des minorités religieuses. Les minorités religieuses doukhobor et israélite connaissent des mesures discriminatoires jusqu’aux années 1960, voire 1970. L’absence de protection juridique de la liberté de religion et de culte devient problématique quand une affaire célèbre défraye la chronique et donne lieu à des manifestations discriminatoires violentes. En 1940, des Témoins de Jéhovah du Québec refusent la conscription militaire et sont déclarés par le gouvernement fédéral membres d’une secte et non d’une religion. Leur persécution dure durant toute la guerre et s’amplifie au Québec pour des raisons de démagogie électorale du Premier ministre Duplessis, qui les pourchasse comme des opposants politiques. En 1952, grâce à un avocat d’origine juive, ils portent leur cause devant les tribunaux provinciaux et invoquent l’obscure loi de 1842. L’affaire se poursuit jusqu’en 1958, quand la Cour suprême leur donne raison. Cet incident a des répercussions importantes, il est en partie à l’origine de la Déclaration canadienne des droits de 1960, qui protège la liberté de culte. Puis, la Charte des droits et libertés de 1982, qui réaffirme la protection de cette liberté. Avec la Charte de 1982, la liberté de conscience est reconnue à toute personne âgée de 14 ans et plus.

 

3. Des particularités d’insertion sociale
et de structuration communautaire
des musulmans

 

Les conditions d’insertion sociale et de structuration communautaire des populations de culture islamique du Canada et de l’Europe occidentale sont fort différentes. Ceci est aisément compréhensible si l’on tient compte de l’histoire et de la nature des flux migratoires des pays musulmans vers le Canada, ainsi que des politiques d’immigration et du multiculturalisme fédérales. Au Canada, la population musulmane ne présente encore aucune structuration communautaire avancée en raison d’un certain nombre de facteurs. D’abord, cette population est extrêmement diversifiée en termes de pays d’origine, comme cela est aussi le cas aux États-Unis. En contraste, en Grande-Bretagne 80% de la population musulmane provient du Pakistan, de l’Inde ou du Bangladesh, la majorité des musulmans français sont d’origine maghrébine et, en Allemagne, la majorité de leurs homologues d'origine turque. Par ailleurs, les musulmans (toutes origines confondues) représentent un faible pourcentage du flux migratoire mais la population musulmane comprend une forte proportion de nouveaux arrivés. D’après le recensement de 1991, quatre immigrés de confession musulmane sur cinq étaient arrivés après 1971. Le taux de connaissance des langues d’origine (arabe, urdu, etc.) est par conséquent élevé et les programmes d’enseignement des langues d’origine induits par la politique multiculturaliste facilitent la transmission de ces langues aux enfants nés au Canada. Dès lors, les musulmans du Canada peuvent aisément maintenir des liens avec les pays d’origine (médias, Internet, situation et débats politiques, échanges familiaux et autres), ce qui ne les encourage guère à tisser des liens entre eux qui dépassent leurs attaches nationales ou régionales. 

Un autre facteur de la faible structuration communautaire des musulmans est un fort clivage socio-économique. La population musulmane est composée à la fois de membres de professions libérales, de personnes détenant quelque capital financier (émigrés du Golfe et réfugiés de l’Afrique de l’Est) et d'immigrés des années 1990, qui connaissent des difficultés d’insertion vu la nouvelle structure du marché de l'emploi depuis de ces dernières années. Enfin, la population est relativement dispersée dans un vaste pays et au Canada n'existe aucune concentration résidentielle des immigrés et minorités dans les villes. Les quartiers ethniques sont des zones de services pour un groupe ethnoculturel mais non d'habitat. 

Une structuration communautaire peu avancée ne sous-entend pas l’absence d’associations ethnoculturelles ou religieuses. Au contraire, les musulmans canadiens ont fondé une multitude d’organisations socioculturelles et de lieux de culte. Mais ces organisations regroupant en général une centaine de personnes au plus manquent de personnel formé et sont peu structurées, un fait qui hypothèque leur possibilité d'établir des relations avec les autorités publiques du Canada. 

Il existe des organisations musulmanes au Canada dès les années 1950. Elles dépendent étroitement de leurs homologues américaines et les plus actives sont des organismes séculiers. Puis des associations arabes, non musulmanes, se forment durant les années 1960. Elles se donnent le mandat de diffuser auprès du public canadien et surtout du personnel politique et de la fonction publique fédérale des informations sur la situation en Palestine. Elles sont souvent dirigées par des maronites, font référence au nationalisme arabe et affirment leurs vues sur le conflit au Moyen-Orient. Durant la même décennie mais aussi les années 1970, malgré une pénurie de personnes pouvant officier en tant qu’imams, les organisations locales religieuses et les lieux de culte musulman se multiplient également. Ces organisations musulmanes sont moins politisées que leurs homologues séculières et elles mettent l’accent non pas sur leur spécificité culturelle mais sur l’adaptabilité de l’islam en terre d’immigration, notamment dans les domaines de la famille, du rôle des femmes et de l’éducation des jeunes nés en sol canadien. De nombreux journaux sont aussi fondés durant les années 1960. Les plus importants utilisent trois langues, anglais, français et arabe au Québec, anglais et arabe dans les autres provinces canadiennes. Puis, avec l'afflux de nouveaux immigrants depuis les années 1990, des centaines d'associations locales, regroupant des personnes d'une même origine nationale ou d'une même école religieuse sont établies. 

Actuellement quasi toutes les écoles de la tradition religieuse islamique sont présentes au Canada [4] et à Montréal, les fidèles chiites composent 25% de la population musulmane en raison de la forte présence de Libanais, d’Iraniens et d’Irakiens. De ce trait particulier à la population musulmane canadienne, les clivages, les débats et tensions entre les différentes écoles chiites et sunnites sont forts. Par contre, aucun mouvement islamiste rigoriste et ultra-conservateur, ou mouvement éventuellement lié au terrorisme international ne sont implantés de manière décisive. Une seule mosquée est liée au courant wahhabite ; elle est sise à Montréal et sa construction a été financée par des émigrés d’Arabie saoudite qui ne s’établirent pas au Canada. Les personnes d'origine pakistanaise fréquentent des mosquées multiethniques qui regroupent des sunnites d’autres origines mais où ils sont nettement majoritaires. Les Maghrébins, les Somaliens, les Afghans et les Ismaéliens d’Afrique orientale ont leurs propres lieux de culte. Les Libanais et Irakiens chiites et les Iraniens fréquentent souvent des lieux de culte communs. Sur ce point, un fait significatif : l’influence des gouvernements des pays d'origine au sein des diverses communautés religieuses est faible car leur rôle financier, théologique ou politique dans la fondation de lieux de culte n'est pas décisif vu la faible échelle de ces derniers. Ils sont ouverts grâce à des fonds rassemblés localement. Par contre, comme en Europe, les imams qui officient au Canada sont formés dans un pays musulman. 

La division interne de la population musulmane canadienne se révèle ainsi forte vu l'hétérogénéité des conditions socio-économiques, des origines ethniques, des pays de provenance et des courants religieux et ce trait ne facilite pas sa structuration communautaire ainsi que sa lutte contre la discrimination qu'elle peut subir.

 

3.1. Les formes de la discrimination actuelle
envers les musulmans

 

Qu'en est-il du statut des musulmans au sein de la société canadienne, particulièrement depuis les attentats aux Etats Unis de septembre 2001 qui constituent en quelque sort un test de l'intolérance au sein d'une société? La tolérance de tous les Canadiens envers la différence culturelle et religieuse n'est en effet pas acquise, avons-nous vu, malgré trois décennies de multiculturalisme officiel. Quant à la Charte des droits de 1982, son rôle dans la régulation des relations sociales et interethniques quotidiennes ne peut être que limité, elle n'est qu'un outil juridique dans la lutte contre les discriminations, certes de premier plan en matière d'intolérance religieuse. Par contre, les positions équilibrées d’Ottawa quant aux enjeux au Moyen-Orient sembleraient contribuer à réduire l'hostilité envers les musulmans canadiens. 

Depuis la Révolution iranienne de 1979, la population de culture islamique vivant en Occident fait face à différentes définitions négatives de l’islam (Haddad, 1983 ; Helly, 2002). Au Canada, on peut repérer cinq fondements de cette perception négative : (1) vision de l’islam comme une religion intolérante, voire violente ; (2) idée d’une démocratie impossible dans les sociétés islamiques ; (3) conception de la religiosité comme un trait culturel archaïque, particulièrement au Québec où existe un mouvement « laïque » militant ; (4) notion d’une oppression des femmes dans l’islam ; (5) stéréotype du musulman comme une personne fermée à la société canadienne, repliée sur sa communauté et happée par des conflits ou des différences propres à sa société d’origine vu la quasi-absence de personnalités musulmanes sur la scène publique et au sein du personnel des médias. 

Une source importante de ces perceptions négatives sont depuis septembre 2001 les États-Unis, dont le Canada dépend économiquement et militairement [5] et chez qui s’alimentent nombre de médias canadiens, notamment anglophones, pour leur couverture des événements au Moyen-Orient et de la lutte anti-terroriste (Karim, 2000, 14). Mais la faible attention de responsables du Programme du multiculturalisme du gouvernement fédéral aux associations musulmanes durant les années 1990, particulièrement après la première guerre du Golfe, comme à l'égard de la discrimination religieuse ont aussi joué leur rôle dans le développement de ces images. Un manque renforcé par la faible capacité de mobilisation politique de la population musulmane. 

La discrimination à l’égard d'une minorité ethnoculturelle ou religieuse peut prendre plusieurs formes : institutionnelle, systémique ou indirecte et individuelle. Actuellement, on ne peut pas parler de discrimination institutionnelle, aucune loi ou texte administratif canadien ne portant atteinte explicitement aux droits des musulmans. On ne peut pas plus parler de discrimination systémique faute de données. Une étude approfondie de R. Pendakur (2000) sur le préjudice subi par les minorités « visibles » sur le marché de l’emploi canadien ne permet pas de savoir si les personnes de culture islamique subissent plus ou moins fortement ce préjudice que les Noirs, les Chinois ou les Hindous, par exemple. On peut parler en revanche de discrimination individuelle. Cette forme de discrimination a connu un regain depuis septembre 2001 et elle est documentée par des organisations musulmanes ou par des enquêtes (Hussain, 2002).

3.1.1. Récents dénis de droits et attitudes défavorables
dans l’opinion canadienne

 

Deux formes majeures d’atteinte aux droits individuels sont connues. La première est celle subie par des musulmans ou personnes assimilées comme telles, et postulant à un emploi. Un certain nombre a été écarté depuis septembre 2001 en raison de leur nom de famille, d’un accent non franco-québécois, du port du voile ou, selon les employeurs, d’une perception négative de leur groupe culturel ou racial par la clientèle qu’ils devraient servir. 

L’autre atteinte aux droits individuels est la loi antiterroriste (C-36) adoptée le 7 décembre 2001 [6] qui a donné lieu à l'arrestation d'une centaine de personnes de confession musulmane soupçonnées d'appartenance à une organisation terroriste. Cette loi menace des libertés fondamentales de tout Canadien, mais dans les faits elle menace presque exclusivement les libertés individuelles des personnes de culture islamique. Elle a impliqué la modification d’une douzaine de lois existantes, dont le code criminel, la protection des renseignements personnels, l’accès à l’information, la loi de la preuve dont la Couronne désormais n’est plus obligée de transmettre tous les éléments. 

La loi crée de nouvelles infractions criminelles : « facilitation de.. » et « incitation à... » des actes terroristes, « affiliation à des organisations soupçonnées de contribuer à de pareils actes », « transaction avec une entité terroriste », entraînant la saisie de propriétés et de biens soupçonnés de servir à des activités terroristes. Cette clause suscite la crainte de voir des propriétés de musulmans saisies sans preuve, et les donations aux lieux de culte et à d’autres organisations diminuent par peur des donateurs de voir les fonds détournés à des fins interdites par la loi. Quant au terme de facilitation, il donne lieu à des critiques du Barreau canadien, car la facilitation d’activités terroristes est dite criminelle même en l’absence de toute connaissance de ces activités par la personne accusée. En outre, toute personne (y compris l’avocat des accusés) et toute organisation dont un des membres serait accusée de facilitation, seraient accusées du même crime. La loi C-36 inclut encore l’annulation du statut d’organisation charitable à tout groupe finançant ou soupçonné de financer des activités terroristes et elle accorde plus de pouvoirs à la police. 

Celle-ci acquiert les droits de détention préventive de 72 h. sans motif, d’enquête sans mandat et d’interrogatoire obligatoire devant un juge sous peine d’un an de prison. Il s’agit de procédures qui portent atteinte aux droits d’un accusé au silence et à la connaissance de l’accusation portée contre lui. La loi accorde aussi à la police le droit d’opérer des perquisitions secrètes, d’étendre la période des écoutes électroniques, auparavant de six mois, et d’écouter les communications d’une personne avec l’étranger sur simple décision du ministre de la Défense et sans contrôle judiciaire. Enfin, elle crée un fichier des voyages aériens de tout Canadien, conservé six ans. Un effet attesté de la loi C-36 est le ciblage ethnique et racial par la police, notamment aux frontières (Hurst, 2002; Makin, 2003). Ce ciblage a donné lieu au dépôt de quelques plaintes devant les tribunaux mais à aucun jugement fin 2003. Un autre effet est la demande d’informations par la police fédérale et le Service canadien du renseignement de sécurité à des personnes musulmanes impliquées dans la vie communautaire, et ce sous menace de détention préventive. 

Une autre forme de la discrimination actuelle envers les musulmans concerne la multiplication de leurs lieux de culte vu la croissance de leur nombre depuis dix ans. Alors que durant les années 1960 et 1970, l’ouverture de salles de prières et de mosquées ne soulève guère de difficultés, la situation se détériore à partir de la fin des années 1990. Par exemple, un âpre conflit a lieu à Toronto en 1998-99 à propos de la construction du dôme d’une mosquée (Isin et Siemiatycki, 2002), et à Montréal, la fondation de deux lieux de culte musulman est refusée depuis septembre 2001 sous la pression de résidents non musulmans. Ces deux cas, il est vrai, concernent l'implantation de larges lieux de culte soit en zone résidentielle, soit dans un centre-ville alors que les lieux de culte minoritaire se trouvent souvent en zone industrielle. Les lieux de culte étant exemptés des taxes foncières municipales, les municipalités préfèrent les voir s’implanter dans des zones où ces taxes sont moins élevées. Quant aux riverains de zones résidentielles, ils les refusent au nom de leur achalandage. 

Une troisième forme de discrimination est l'hostilité de la population telle que manifestée dans des sondages. Depuis une dizaine d’années, des enquêtes annuelles pancanadiennes montrent que les personnes rattachées à la culture islamique sont toujours celles avec lesquelles les autres Canadiens « ne se sentent pas à l’aise ». Néanmoins, les données des derniers sondages montrent des résultats ambivalents. Lors d’un sondage IPSOS-Reid à l’automne 2001, 82% des Canadiens craignent que les Arabes et les musulmans deviennent la cible de préjugés alors que, selon un autre sondage d’IPSOS-Reid en août 2002, 45% des Québécois, 37% des Albertains, 33% des Ontariens et 22% des habitants de la Colombie britannique sont d’accord avec l’énoncé : « Les attentats du 11 septembre 2001 m’ont rendu plus méfiant à l’égard des personnes d’origine arabe ou des musulmans venus du Moyen-Orient ».En juillet 2002, selon un sondage CROP sur la croyance et la pratique religieuses de personnes âgées de 16 à 35 ans, 76% des répondants québécois et 55% des autres répondants canadiens estiment que les religions sont sources de conflit entre les peuples. De plus, 17% des premiers et 13% des seconds pensent que l’islam favorise des relations conflictuelles (Le Devoir, 22 juillet 2002). Enfin, selon un sondage Maclean’s magazine, Global TV et The Citizen en novembre 2002, 44% des Canadiens désirent une réduction de l’immigration musulmane comparativement à 49% un an auparavant. Une méfiance sensible à l’égard des personnes de culture islamique demeure clairement présente au Canada.

 

3.1.2. Harcèlement verbal, menaces de mort
et attaques physiques

 

Les crimes haineux envers les musulmans avaient augmenté lors de la première guerre du Golfe de 1991. Ils explosèrent durant les mois qui suivirent les attentats de septembre 2001. Mais on ne peut pas en chiffrer l’importance, car elles n’ont donné que très rarement lieu à des plaintes. La police montréalaise, par exemple, n’enregistra qu’une douzaine de telles plaintes entre les 11 et 20 septembre 2001. Alors que des témoignages rapportés dans les médias et par les ONG œuvrant auprès d’immigrés, les attaques physiques et, surtout, les insultes dans la rue, les transports publics et le milieu de travail au motif d’être musulman ou émigré de pays d’un Moyen-Orient, ont été nombreuses. 

La section canadienne du Council on American-Islamic Relations (CAIR-Can) enregistra entre le 11 septembre et le 15 novembre 2001 une cinquantaine d’incidents, dont des menaces de mort, des messages haineux et 13 voies de fait (Nimer, 2001). Quant aux services de police municipaux des principales villes canadiennes, ils enregistrèrent une recrudescence de crimes haineux (racistes) [7], presque tous reliés aux attentats de septembre 2001. Durant le mois d’octobre 2001, on en déplora 40 à Montréal, 44 à Ottawa et 121 à Toronto (Hussain, 2002, 23). Ces attaques diminuèrent par la suite mais ne disparurent comme le montre le recensement de 83 évènements à caractère haineux à Montréal entre septembre 2001 et septembre 2002 (G. Taillefer, « Coupables par association », Le Devoir du 11.9.2002). Ces attaques ont été particulièrement nombreuses entre les deux dates, 300 environ dans l’ensemble du Canada. CAIR-CAN (cité dans Hussain, 2002) dénombre douze cas du 11 septembre au 15 novembre 2001 pour l’ensemble du Canada, alors que le Toronto Police Service Hate Crime Unit [8] en rapporte 14 dans la ville de Toronto, entre septembre 2001 et janvier 2002. En fait, au moins une attaque eut lieu contre un lieu de culte dans chaque ville canadienne (Hussain, 2002, 15), 16 étant des attentats à la bombe ! Une présence policière n’avait été assurée que durant quelques semaines après les attentats lors des prières du vendredi dans les lieux de culte musulmans les plus importants du pays, ainsi que devant les écoles musulmanes.

 

3.1.3. Couverture médiatique biaisée ou offensante

 

La couverture des évènements au Moyen-Orient depuis la seconde Intifada et la lutte anti-terroriste déclenchée en septembre 2001 constitue un des sujets de critique les plus importants des organisations issues de la population de culture islamique. Les principales chaînes de télévision canadiennes (CBC, Radio-Canada, RDI) couvrent de manière équilibrée les évènements dans les pays islamiques, et présentent, depuis septembre 2001, de nombreuses émissions d’information sur la religion musulmane et les pays de culture islamique. Par contre, la position de certains médias écrits n’est pas aussi professionnelle en raison du contrôle d’un ensemble de journaux importants (Southam) et d’une chaîne de télévision (Global) par une entreprise dont les propriétaires font preuve d’autoritarisme éditorial et affichent leurs positions pro-israéliennes et anti-musulmanes. Deux de leurs journaux, Ottawa Citizen et surtout National Post, se distinguent par leurs écrits hostiles aux musulmans. 

Une enquête sur 9 journaux canadiens par le Congrès islamique du Canada [9] fait état d’un regain de stéréotypes anti-musulmans après septembre 2001. Les informations « négatives ou biaisées sur l’islam » se révèlent 10 fois plus présentes que les mois précédents dans le Toronto Star, 18 fois plus dans The Globe and Mail, et 22 fois plus dans le National Post. Une conclusion similaire a été tirée de l’étude du Vancouver Sun (Enns, 2002). En guide d’exemple citons dans le National Post, deux phrases écrites par G. Jonas, la première en septembre 2001, la seconde en mars 2002 : « From the beginning, Western attempts to draw a distinction between Islamist terrorists and Islam resulted in a lop-sided effort » ; « The terrorist enemy has no armies to send against us ; it has to penetrate our perimeter through fifth columnists » (Elmasry, The Gazette du 5.9.2002). Il semble que les médias écrits franco-québécois présentent une information plus neutre sur les pays islamiques et le conflit israélo-palestinien, mais ils n’accordent qu’une place très succincte sur la discrimination à l’égard des musulmans au Canada. Ils voient dans les attentats de septembre 2001 une conséquence inévitable de rapports de pouvoir inégaux entre l’Occident et le monde musulman (Pietrantonio, 2002), mais ils appellent aussi à un resserrement des politiques d’immigration (Piché et Djerrahian, 2002). 

La situation est particulière au Québec. L’opinion publique reconnaît généralement le droit à un Etat pour le peuple palestinien. A la différence des autres provinces canadiennes, trois populations y y sont fort présentes, celles d’origine arabe, dont maghrébine, d’origine pakistanaise et juive. Ces communautés sont mobilisées sur la question du conflit israélo-palestinien. Aussi la tension entre ces groupes, notamment en milieu étudiant (Université Concordia), est-elle élevée et le débat sur l’islam plus présent sur la scène publique québécoise qu’ailleurs au Canada. En effet, à l’égal de la communauté juive américaine, la communauté juive canadienne considère la lutte palestinienne actuelle comme une menace mortelle pesant sur l’existence d’Israël. Le Congrès juif canadien affirme qu’identité juive et Etat d’Israël sont synonymes.

 

3.2. Un bilan du 11 septembre :
renforcement de l’islamophobie

 

Une hostilité évidente existe à l’égard des personnes de culture islamique au Canada et elle s’est accrue durant les mois ayant suivi les attentats de septembre 2001. Si des conséquences tragiques ont heureusement été rares, les actes de violence physique contre des personnes et surtout des lieux de culte ont été nombreux. Puis, cette forme d’hostilité s’est atténuée. Cela tient, selon les intervenants en milieu immigré, à l’expérience et l’organisation des autorités municipales, scolaires et de police notamment en matière de gestion de conflits interethniques, ainsi qu’au réseau de relations existant entre ces autorités, les organismes publiques, les ONG ethniques et les ONG intervenant en milieu ethnique. Dans les principales villes canadiennes, les autorités policières sont entrées en contact avec les représentants de ces ONG pour intervenir en cas d’incidents violents et ce lien a pu être établi immédiatement car la plupart des corps de police municipale disposent d’unité de gestion de crise comprenant des représentants ethniques. Lors d’une des deux seules attaques physiques enregistrées au Canada depuis septembre 2001, le rouage de coups d’un adolescent musulman par des jeunes gens à Ottawa, corps municipaux et ONG condamnèrent immédiatement l’attaque et rallièrent l’opinion publique, en enrayant toute reproduction de pareil geste. A l’opposé, à Hamilton (Ontario), lors de l’incendie total d’un temple sikh, apparemment confondu avec une mosquée, la situation entre groupes ethniques et autorités s’envenima faute d’expérience des conflits interethniques et de contacts du corps de police avec les communautés ethniques. Une unité d’intervention contre les crimes haineux fut établie à Hamilton suite à l’attaque. 

Cependant, l’hostilité à l’égard des musulmans et des personnes assimilées (Arabes chrétiens, Indiens) demeure présente sous forme d’une perception négative de l’« islam » par 30% à 45% des Canadiens selon les sondages en 2002. Il existe également dans l’opinion publique un désir de réduction de l’émigration de pays musulmans. Cette perception semble tenir tout autant à une vision de l’islam comme philosophie religieuse intrinsèquement rigoriste, anti-laïque et anti-démocratique qu’aux actes de terrorisme islamiste. Une vision que la diffusion par d’importants médias canadiens d’informations sur l’histoire des pays musulmans et de leurs relations, passées et présentes, avec les puissances occidentales n’a pas réduite depuis septembre 2001. Il est vrai qu’une chaîne de médias canadiens, liée au groupe de pression juif, continue de manifester un très fort mépris à l’égard de la culture islamique. Le conflit israélo-palestinien a en effet de fortes répercussions au Canada, particulièrement sur la scène anglophone, alors que l’intervention du gouvernemental fédéral en matière d’islamophobie est déficiente. Face à cette inaction, comme à la montée d’hostilité à leur égard depuis 2001, la population de culture islamique canadienne s’est trouvée sans grande capacité de réplique et de mobilisation faute d’une structuration communautaire pancanadienne avancée. Seules trois organisations sans grands moyens financiers, le Congrès Islamique Canadien, le chapitre canadien de l’organisation américaine, Council of American-Islamic Relations et la Fédération canado-arabe documentent le traitement négatif des musulmans, sans grand effet sur les décisions politiques et l’opinion publique. 

 

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[1]    Ce livre peut-être obtenu à www.irfam.org.

[2]    Le nombre d’immigrés d’origine palestinienne est difficile à chiffrer car beaucoup d’entre eux sont soit sans citoyenneté, soit ont la citoyenneté d’un autre pays arabe. Avant 1981, on ne dispose d’aucune estimation sûre en ce qui les concerne.

[3]    Selon une enquête en 1998, le taux moyen de fréquentation religieuse au Canada était de 32% (General Social Survey, Statistique Canada, 1998).

[4]    On retrouve au Canada les communautés alévie, ahbache (habbache), ahmadiyya, druze, ismaélienne, jaffari ou chiite duodécimaine, mouride, soufie, tablighi, wahhabite et même un groupe représentant les homosexuels musulmans (Salaam). Il existe aussi des organisations de convertis noirs d’origine américaine (comme Nation of Islam).

[5]    Plus de 80% des exportations canadiennes gagnent les États-Unis. Les groupes de pression des manufacturiers et des industriels, liés à ce marché, ont leur importance dans les débats sur l’islam au Canada.

[6]    En certains points cette loi est similaire au Patriot Act voté aux Etats-Unis en octobre 2001 et au Crime and Security Act voté en Grande Bretagne en décembre 2001.

[7]    Au Canada, trois catégories de crime haineux sont définis dans la section du Code criminel sur la propagande haineuse : l’encouragement au génocide (art. 318), l’incitation publique à la haine (art. 319, par. 1) et la fomentation volontaire de la haine autrement que dans une conversation privée (art. 319, par. 2). La propagande haineuse est criminalisée depuis 1971.

[8]    Voir : Toronto Police Hate Bias Crime Statistical Report,

      www.torontopolice.on.ca/publications.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 26 février 2008 7:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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