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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Denise Helly, “Deux majorités culturelles face à la tolérance religieuse: les débats sur le statut de la religion dans la sphère publique, Europe, Amérique du Nord.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Amin Elias, Augustin Jomier & Anaïs-Trissa Khatchadourian, Laïcités et musulmans, débats et expériences (XIXe-XXe siècles), pp 181-194. Berne: Peter Lang SA, Éditions scientifiques internationales, 2014, 280 pp. Collection: Dynamiques citoyennes en Europe, no 4. [Autorisation accordée par l'auteur le 14 mai 2014 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[181]

Denise Helly

Chercheure, INRS culture - société

Deux majorités culturelles
face à la tolérance religieuse :
les débats sur le statut de la religion
dans la sphère publique,
Europe, Amérique du Nord
”.

Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Amin Elias, Augustin Jomier & Anaïs-Trissa Khatchadourian, Laïcités et musulmans, débats et expériences (XIXe-XXe siècles), pp 181-194. Berne : Peter Lang SA, Éditions scientifiques internationales, 2014, 280 pp. Collection : Dynamiques citoyennes en Europe, no 4.

Le progressisme
Autoritarisme et droits des femmes
Deux postulats partagés et le rejet du pluralisme
Pluralité et partage de valeurs : des termes antinomiques ?


Il faudra relativiser le principe de la liberté religieuse, un droit fondamental. Il faudrait en quelque sorte désacraliser ce droit qui a perdu sa pertinence. La liberté religieuse s'explique largement par le fait que la religion a souvent été une source d'intolérance et de persécutions. Mais dans une société laïque, indifférente aux questions religieuses et où la foi et la pratique religieuse relèvent maintenant du domaine privé, il serait parfaitement normal que les droits religieux relèvent, eux aussi, du domaine privé et se limitent à celui-ci[1]




On connaît l'idée de retour de la religion, soit la multiplication depuis les années 1980 de nouvelles formes de croyance, l'individualisation de la croyance et le militantisme politique d'églises fondamentalistes protestantes, évangéliques et de la Papauté contre ce qu'elles estiment la mutation culturelle et morale des années 1960-70. Ce militantisme correspond à un regain de conservatisme culturel, moral, patriotique et à une participation accrue des églises aux débats publics, notamment aux débats sur l'euthanasie, l'homosexualité, l’avortement, la théorie évolutionniste et la mise en cause aux États-Unis par la droite chrétienne de la séparation de l'État et de la religion et de la primauté de la Cour suprême sur le Congrès.

Ce nouvel alignement d'églises chrétiennes, ainsi que les demandes de leurs droits par les minorités religieuses, ont ravivé durant les années 2000 des majorités culturelles silencieuses depuis des décennies, le progressisme et l'autoritarisme.

[182]

Le progressisme

Nous nommons progressisme le courant de pensée et d'opinion ou men-tality group qui définit le progrès comme cumul continu de savoirs opposés à toute croyance en un principe surnaturel [2]. Cette doctrine issue des Lumières et fort affirmée en Europe au tournant des XIXe-XXe siècles, est réactivée par des idéologues de gauche sous la forme d'un fondamentaliste athée et d'une définition univoque de la modernisation et de la modernité [3]. Elle repose sur deux idées : d'une part, il existe un mode de modernisation et de modernité, d'autre part, tout lien entre l'État et la religion est nocif au progrès des sociétés et à la liberté des individus. Elle imagine une relation positive entre progrès et savoir qui doit conduire à une civilisation universelle de type occidental. En termes d'avancée intellectuelle, après les guerres, génocides, fascismes et dénis de droits du XXe siècle on se serait attendu à l'abandon des mythes de l'universalisme formel et de l'humanité cheminant vers plus de rationalité, ce qui aurait permis l'examen d'autres cultures. Mais, contre toute expérience, le progressisme maintient l'idée que l'univers humain est une entité logique, rationnelle et que les idéaux de liberté, égalité, connaissance, sécurité et intérêt personnel n'entrent en conflit qu'en raison de l'irrationalité des acteurs.

Isaïah Berlin a été l'un des principaux auteurs à dénoncer l'idée d'une vérité objective, universelle, basant les conduites humaines et leur unité [4]. La rationalité n'est pas l'exercice d'une logique intellectuelle pour définir et affirmer ses opinions, choix et intérêts. Elle est plutôt [183] l'apprentissage de la mise à distance de ses convictions, du doute et de la place à accorder à la différence et au différend. Le progressisme dévoie ce sens de la rationalité en la limitant à une interprétation instrumentale sous l'influence de l'économie dans les sociétés capitalistes.

Hayek, pour sa part, dénomme la croyance en un progrès continu vers plus de rationalité the synoptic delusion (illusion de tout voir et de tout comprendre) et Gray dans sa critique des théories du progrès rappelle deux faits [5]. Un cumul de savoirs ne rend pas obligatoirement les humains plus civilisés ; l'idée de progrès vers une humanité plus rationnelle, moins religieuse, plus pacifique est inopérante. L'humanité ne peut ni avancer, ni reculer, elle n'est pas une entité collective ayant des intentions et des projets. Pour Gray, le progressisme est le succédané séculier du monothéisme, une croyance, et pour Terry Eagleton : « The only authentic image of the future is the failure of the present [.] Pessimistic thinkers like Freud are of more service to humane émancipation than those who seduce us with roseate visions ofthe future [6]. »

Bryan Turner parle pour sa part de crise du sécularisme libéral [7]. Il reprend l'expression d'Aamir R. Mufti de « domination du nationalisme séculier » [8] pour désigner cette doctrine du progressisme qui oppose universalisme formel des droits, science, rationalité, recul des religions, culture nationale et traditions supposées inaptes à suivre la marche du progrès. Une idéologie qui se veut hantée par la mémoire des positions [184] antidémocratiques de l'Église catholique [9], fort présente dans les sociétés catholiques et qui veut ignorer que des églises chrétiennes ont modifié leur doctrine vis-à-vis des thèses scientifiques et de la liberté de choix des personnes. Une idéologie qui, au nom de l’universalisme de la connaissance, qualifie les personnes et populations refusant son interprétation du monde, de pré-modernes. Une idéologie historique, car des penseurs phares de la sociologie ont contribué à cette stigmatisation, rappelle B. Turner [10]. Pour Kant, Hegel et Weber, le judaïsme n'appartenait pas à l'univers moderne.

Le progressisme présente de nombreuses failles. Il ignore l'histoire en prétendant que la modernisation combine capitalisme, industrialisation, construction d'États nationaux et démocratie. Cette forme de la modernisation fut certes celle de pays d'Europe occidentale mais non celle des pays de l'Europe centrale et orientale. De plus, la mondialisation actuelle met en évidence d'autres modes de modernisation (Amérique latine, Japon, Inde, Chine) et en désenclavant le discours d'une norme européenne occidentale oblige à tirer des conclusions de la variabilité des expériences historiques.

Le progressisme affirme que le passage à la modernité implique la dissolution totale du lien entre État et religion, ce que l'expérience historique dément. Shmuel Eisenstadt parle de modernité multiple [11]. Des traditions religieuses (bouddhisme, shintoïsme, judaïsme, islam, hindouisme, luthéranisme, anglicanisme) demeurent des éléments constitutifs de la définition d'États et d'identités nationales [12] ; et chaque société présente une combinaison propre d'éléments religieux et séculiers [13]. Noah Feldman a montré comment, à la différence de l'Europe, les relations État - religion ont été plus pacifiques dans les sociétés musulmanes et comment durant un millénaire la religion y fut un agent de stabilité et non de conflit grave, car jusqu'au XXe siècle les responsables et lettrés [185] religieux ont limité le pouvoir arbitraire des califes et sultans [14]. En sus, la sécularisation a connu dans l'histoire des mouvements oscillatoires [15] et, pas plus que la mondialisation économique n'est la dissémination universelle d'une forme de capitalisme, la modernisation n'est la dissémination ou la variation locale d'un modèle universel de sécularisation et de sécularisme.

Les tenants du progressisme, en déniant tout statut public à la religion, refusent deux recompositions des scènes publiques actuelles. Au fil des luttes de pouvoir, des victimes de domination exigent le respect de leurs droits. Les référents de la domination étant divers (origine sociale, classe, couleur, genre, religion, éducation scolaire, âge, culture, métier, langue), les acteurs sociaux se multiplient et la scène politique se complexifie. Les tenants du progressisme refusent la nouvelle influence de courants religieux conservateurs et l'entrée des minorités religieuses immigrées, notamment musulmane, sur la scène publique. L'État devrait, selon eux, écarter les croyants et leurs institutions de la scène politique. Pourtant, on ne peut pas amalgamer lutte politique contre des courants de pensée que l'on refuse, et interdiction de parole. En sus, si l'on voulait que toute croyance soit jugée sur son utilité, le fondamentalisme séculariste exclurait les croyants de la vie politique et conduirait à de nouveaux conflits entre athées et croyants. Seuls les États-Unis vivraient en paix vu la très forte proportion d'Américains se déclarant croyants. D'après un sondage Pew en juin 2008, 92% des Américains croient en Dieu ou en un esprit universel, 58% prient chaque jour de façon privée et 25% ont changé de croyance religieuse dans leur vie [16]. Par contre, nombre de pays entreraient en guerre civile. En septembre et octobre 2004, selon une enquête dans 19 pays européens, aux États-Unis et en Turquie (GfK Custom Research Worldwide, 2004), 75% des sondés européens dirent croire en Dieu ou en une créature surnaturelle [17] et le clivage entre [186] croyants et non croyants était fort en Tchéquie (63%), aux Pays Bas (53%), en Belgique, en Allemagne (40%), dans les pays Scandinaves et au Danemark (50%) [18].

Autoritarisme et droits des femmes

Une autre majorité culturelle est plus présente dans les sociétés protestantes où de larges segments des populations considèrent la religion utile socialement pour autant qu'elle ait fait sien le respect des droits individuels et de la vie privée. Cette majorité ne s'oppose pas à un rôle de la religion dans la sphère publique mais à toute imposition d'une croyance, religieuse ou athée, comme à toute imposition d'un mode de vie, de mœurs ou de valeurs privées par une institution, État ou Église. Elle fait de l'autonomie individuelle et du respect de la vie privée des valeurs incontournables, oubliant que ces valeurs sont des manifestations culturelles et non des principes aisément universalisâmes, transhistoriques. Aussi, ce discours idéologique produit-il une impasse logique : au nom de la liberté de choix individuelle, il lance une injonction autoritaire à toute personne, notamment aux femmes, de choisir un mode de vie correspondant aux valeurs qu'il invoque. A noter la différence idéologique avec le progressisme pour lequel ce n'est pas tant l'atteinte à l'autonomie individuelle qui est invoquée pour défendre l'égalité des sexes que l'universalisme formel des droits.

Bruinsma et de Blois illustrent cette conception à propos de l'acceptation des musulmans aux Pays-Bas [19]. À la différence de la France où la présence de signes religieux dans la sphère publique est ostracisée par les tenants du progressisme et codifiée par l'État, cette [187] présence n'est pas objet de débats publics aux Pays-Bas. Par contre, la perception de l'imposition par les hommes de règles de vie aux femmes et aux cadets, soit le pouvoir patriarcal au sein de cultures du Sud, crée des conflits. Selon une enquête, Néerlandais chrétiens et musulmans s'entendent pour admettre qu'ils ont des conceptions très différentes des relations entre hommes et femmes et entre parents et enfants. Mais l'imposition d'une forme de mœurs par l'opinion publique néerlandaise, le rejet de l'homosexualité, montre les limites de cette conception de l'autonomie individuelle. Depuis 2005, visionner une vidéo montrant des homosexuels s'embrassant fait partie du rite de passage vers la citoyenneté néerlandaise. Accepter l'homosexualité comme comportement et respecter les droits des homosexuels sont deux réalités distinctes, la première relève de l'opinion personnelle, la seconde des droits individuels et de la loi. Cette distinction essentielle en démocratie libérale est effacée par l'idée que les émigrés du Sud ignorent une valeur fondamentale néerlandaise, l'autonomie individuelle dans la vie personnelle. Au nom du réfèrent moderne de la liberté de choix culturel, l'idée de culture nationale prend le pas sur le respect des différences culturelles. Egalement significative de cette tendance, en 2007 une loi impose aux émigrés des pays non occidentaux, un examen en langue et culture néerlandaises afin de leur inculquer « les valeurs fondamentales et les normes sociales que nous estimons devoir être respectées de tous » selon les mots de Rita Verdonk [20].

Deux postulats partagés
et le rejet du pluralisme


Ces deux courants d'opinion partagent une vision stéréotypée des traditions non occidentales. Ils voient dans leurs porteurs, notamment les femmes, des personnes incapables de décision, de doute, de résistance, de responsabilité, de changement. Ils les représentent comme des incarnations de norme engluées dans des rôles prescrits à la naissance. Ils assignent les émigrés du Sud et leurs descendants au statut de simples [188] éléments agissant, subissant et acceptant une surdétermination par une culture, au statut de « victimes sans capacité d'initiative » selon l'expression d'Ayelet Shachar [21]. Anne Phillips traduit en termes ironiques cette vision : « ils ont des traditions culturelles, j'ai des valeurs morales [22] ». Un exemple concret montre le caractère erroné de cette vision des cultures non occidentales, notamment celle musulmane fortement décriée à l'heure actuelle : au Québec, la majorité des musulmans choisissent de résoudre leurs différends familiaux selon la règle du code civil sans invoquer de pratiques et valeurs musulmanes (répudiation, partage inégal des biens, garde des enfants) [23]. Et on connaît l'expression Angrezi shariat pour désigner la culture juridique hybride des musulmans britanniques et américains.

Anne Phillips estime que cette vision des traditions non occidentales est une stratégie discursive permettant à des groupes racistes de légitimer leur stigmatisation des traditions des minorités culturelles et permettant à des courants féministes de réaffirmer leur vocation à protéger les femmes de l'oppression masculine [24]. Elle sert l'affirmation que seuls les Occidentaux sont capables de liberté, comme la valorisation de la norme occidentale de l'individu rationnel, capable de choix et responsable de ses actions.

Une vision réifiante de la culture qui s'appuie sur un postulat corollaire. Les deux courants voient dans les « traditions » des ensembles homogènes et des isolats statiques non exposés aux tensions internes, aux contacts extérieurs et au changement. En sus, ils amalgament les doctrines religieuses du Sud. Dans le cas de l'islam, ils omettent les conflits d'interprétation entre tenants de l'islamisme politique et d'autres écoles religieuses ; ils ignorent les critiques du modernisme et les résistances [189] au rigorisme islamiste des féministes musulmanes [25]. Ils passent sous silence les sondages dans les pays musulmans montrant un désir de démocratie et d'inclusion des femmes dans la sphère publique et une seule différence notable avec les sociétés occidentales : un puritanisme en matière de sexualité [26]. Ils construisent des images essentialistes des femmes, cristallisant les différences entre Islam et Occident [27] et les rendant infranchissables.

On ne saurait répéter l'erreur de mouvements féministes américains des années 1960. Composés de femmes des classes moyennes blanches, ils omirent les revendications des femmes des classes pauvres, immigrées et natives noires, et les conflits sur la hiérarchie des sexes demeurèrent non résolus au sein de ces classes [28]. On doit en sus se rappeler que détacher religion et système patriarcal et dénoncer l’instrumentalisation politique du patriarcat par des institutions religieuses ont été des luttes de féministes judaïques et catholiques. Et, si on estime que des acquis féministes sont menacés, les facteurs principaux de cette régression sont les nouveaux conservatismes chrétiens et la croissance des inégalités sur le marché du travail plus que quelques fondamentalistes musulmans émigrés. Sur ce point Anne Phillips [29] propose des limites à imposer à tout système culturel : protection des mineurs contre tout mal (harm), interdiction de violence physique et mentale, égalité entre femmes et hommes au sens d'égalité de choix d'un mode de vie. Ce dernier principe signifie [190] qu'une femme peut choisir de définir les deux sexes comme diamétralement différents et penser qu'égalité n'égale pas similitude comme le veulent souvent les doctrines féministes occidentales. Pour A. Phillips, l'autonomie individuelle est première, avant l'égalité des sexes. Une femme qui avorte d'un foetus féminin décide d'éviter l'opprobre d'un système culturel diminuant la valeur des femmes. Il faut reconnaître cette décision, cette liberté qu'elle assume et non l'interpréter comme une décision de victime ou une fausse conscience.

Pluralité et partage de valeurs :
des termes antinomiques ?


La force de ces deux courants d'opinion, le progressisme et l'autoritarisme, interdit tout débat public sur les modes de respect de la pluralité religieuse, car elle enferme le questionnement dans l'univers du partage de core values et dans l'univers de la paix sociale, quand ce n'est pas dans celui de la cohésion sociale. Elle interdit de penser la multi confessionnalité de l'État, l'inéluctabilité du différend et du conflit social et de poser des questions comme : Comment définit-on l'universel sans référer à des valeurs particulières ? Devrait-on institutionnaliser le relativisme culturel ? Le cas indien avec plusieurs systèmes juridiques fonctionnant en parallèle, musulman, hindouiste, civil, est-il un modèle ?

Il est quatre voies, me semble-t-il, pour penser le traitement de la pluralité des valeurs par un État démocratique. Premièrement, l'imposition de valeurs du groupe majoritaire au sein d'une société (assimilation), une vision maintenant unanimement rejetée et trois autres visions qui sont : 1. la neutralité culturelle et religieuse de l'État, soit le retrait total de l'État de tout conflit de valeurs entre acteurs, 2. la tolérance et 3. le partage de principes communs.

Par tolérance on entend deux idées : d'une part l'affirmation de valeurs dites bénéfiques pour tous, dont au premier rang l'autonomie personnelle et la liberté individuelle ; d'autre part, l'acceptation d'autres valeurs même si on les considère erronées. Cette philosophie présente dès le XVIe siècle s'ancre dans la conviction que la tolérance de l'erreur est inévitable, car la persécution est irrationnelle et inefficace. Selon [191] John Locke [30], on ne peut pas imposer ou transformer une croyance par la force et l'État ou une Église majoritaire ne peuvent éradiquer une foi fausse.

Cette voie a été critiquée par Isaïah Berlin dans sa réflexion sur les limites du libéralisme universaliste face à la pluralité des valeurs [31]. Selon cet auteur, la tolérance comme acceptation de conceptions de l'humain différentes de l'humanisme optimiste des Lumières est un leurre. Aucun consensus sur une conception de l'humain n'est possible, car les différentes philosophies de vie sont aussi légitimes les unes que les autres. Il n'existe aucun modèle universel de vie, pour tous, aucun idéal de vie supérieur à d'autres et offert à chacun. De plus, le conflit culturel ou moral ne ressort pas de la rencontre d'univers culturels différents. Dans l'ordre libéral occidental, en dépit d'une même définition du Bien, il existe un conflit entre paix et justice, paix et démocratie comme face au projet de conquête nazie. Il existe un conflit entre égalité, équité et justice quand on veut rétablir une justice pour des catégories sociales dominées historiquement par des programmes de discrimination positive. Le pluralisme et le conflit de valeurs tiennent au caractère contradictoire des besoins humains [32]. Vu les besoins non complémentaires de la psyché humaine, sécurité et pouvoir par exemple, les idéaux modernes sont en conflit très souvent, voire structurellement comme quand la liberté des uns est l'inégalité des autres ou la liberté d'expression des uns une atteinte à la dignité d'autres (littérature pornographique). Aussi, étant donnée la variabilité des valeurs, une foi religieuse, un affect ou une appartenance collective sont-ils des bases de ligne de vie aussi légitimes que l'examen rationnel ? Le désaccord au sujet de normes communes au sein de chaque société est-il constant et inéluctable ?

Une autre voie, très répandue et publicisée depuis quinze ans, est l'idée de partage de préceptes de vie en société, une idée qui convoie d'incessantes discussions sur ces préceptes. Sont-ils des principes fondamentaux ou des core values référant à des valeurs de la majorité culturelle d'une société ?

[192]

John Gray propose une seule valeur commune, l'interdiction des pratiques non humaines [33] : esclavage, génocide, persécution, torture, humiliation. Il conclut que les définitions d'un idéal de vie étant diverses, la négociation entre valeurs est irrémédiable et permanente en démocratie sous peine de déni de liberté et de dignité, et de conflit violent. Dès lors les institutions publiques se doivent de négocier au jour le jour les conflits de valeurs afin de permettre une coexistence pacifique de choix culturels différents.

Raymond Boudon avance un principe universel menant l'évolution morale des sociétés [34] : chaque humain a un sens de sa dignité et de ses intérêts vitaux et juge sa position sociale à cette aune. Cette dignité n'est pas consentie à tous et le sens de l'oppression est universel et présent dans tous les systèmes sociaux, même quand ils produisent des idéologies du fatalisme comme le système des castes en Inde ; en effet la résignation n'est pas l'acceptation. Selon cette hypothèse le sens de son individualité et du respect de celle-ci n'est en rien une invention européenne mais un trait humain universel qui prend des formes multiples selon les contextes, et seules des forces historiques, en fait des rapports de pouvoir, retardent sa reconnaissance par les institutions et créent conflit. Boudon cite la non abolition de l'esclavage au XIXe siècle sous la pression d'intérêts économiques comme exemple de cette opposition entre une valeur d'une époque, d'une classe, et la valeur universelle, intemporelle de la dignité de soi, ou encore entre rationalité instrumentale et rationalité axiologique. Dans ces conditions, le seul critère de résolution de conflits inter culturels est le respect du sens qu'une personne donne de sa dignité.

Joseph Heath oppose à la thèse canadienne tant diffusée du partage de valeurs communes, l'idée de quatre principes qui permettent l'expression de valeurs opposées tout en protégeant l'intégrité des personnes [35] : l'égalité, l'autonomie individuelle, l'efficience ou utilité de la [193] loi [36] et la non violence. Depuis le recul du multiculturalisme [37], une autre littérature propose le dialogue entre groupes culturels plutôt que l'imposition de principes abstraits de justice [38]. A. Phillips illustre l'idée : le mariage forcé est un mariage arrangé accepté par les deux conjoints ou imposé à ces derniers. Aussi ne s'agit-il pas de bannir tous les mariages arrangés au nom de cas de coercition et s'agit-il plutôt de savoir repérer si pression a été exercée et dans ce cas de protéger les victimes. Pour ce faire, dialogue, discussion, connaissance de terrain sont nécessaires [39].

Charles Blattberg reprend l'idée de dialogue. Il décrit quatre modes de résolution de conflits sur les valeurs : « Guerres culturelles (ou assimilation du vaincu), neutralité d'État, tolérance, réalisation du bien commun » [40]. Il estime que la neutralité de l'État ou l'arbitrage des conflits par le juridique est impossible puisque la neutralité consiste à défendre un groupe non croyant contre un groupe croyant. Il définit la tolérance comme négociation de bonne foi sur la base du respect de l'opinion de chacun, ce régime donnant nécessairement lieu à des concessions, comme les accommodements raisonnables au Canada. Au nom de la valeur centrale, d'inspiration républicaine, d'adhésion des citoyens à la cité où ils vivent, il défend le dernier mode de résolution, la recherche du bien commun. Par cette expression il désigne la conversation entre acteurs en conflit pour réconcilier des vues divergentes et arriver à [194] une compréhension mutuelle. Pour éviter que l'État n'ait à intervenir dans des discussions théologiques, il ne devrait qu'induire l'organisation de ces conversations entre instances et organisations civiles. L'idée de l'éducation des citoyens à la vie collective soutient cette proposition. Mais comment éduquer les citoyens avec succès et, quand le conflit perdure, comment le résoudre ? Les positions normatives sur le dialogue entre groupes culturels en conflit butent sur cette dernière question : quand le conflit provoque de profondes divisions sociales et perdure, qui a l'autorité de le conclure si l'on ne reconnaît pas l'autorité du droit et des principes normatifs qu'il véhicule ?



[1] Dubuc A., Dossier, La Presse, Montréal, 13-14 mai 2006.

[2] Bruinsma F. et de Blois, M., « Pluralism in the Netherlands and laïcité in France : the Islamic Challenge at a Symbolic Level », Bruinsma F. et Nelken D. (dir.), Explorations in Legal Cultures, Recht der werkelijkheid, n° 28, 2007, p. 114.

[3] Elle est le pendant des idéologies de droite parlant de guerre des valeurs et d'assimilation des immigrants. Une idéologie de droite, savante, insiste, sur la supériorité de la civilisation occidentale ou anglo-protestante (cf. Huntington S., Who Are We ? The Challenges to America's National Identity, New-York, Simon & Shuster, 2004 ; The Clash of Civilizations and the Remaking of the World Order, New-York, Simon and Schuster, 1996) et une idéologie de droite, nativiste, prône une définition ethno-nationale de l'appartenance sociétale (cf. Helly D., « La Légitimité en panne ? Immigration, sécurité, cohésion sociale, nativisme », Cultures et Conflits, n° 74, 2009, p. 15-42).

[4] Berlin L, Le Bois tordu de l'humanité, Paris, Albin Michel, 1992.

[5] Gray J., Black Mass : Apocalyptic Religion and the Death of Utopia, Londres, Farrar, Straus and Giroux, 2007.

[6] « La seule image authentique du futur est l'échec du présent [.] Les penseurs pessimistes tels que Freud servent mieux l'émancipation humaine que ceux qui nous séduisent avec des visions prometteuses du futur. » Eagleton T., « Faith and Fundamentalism : is Belief in Richard Dawkins Necessary for Salvation ? », Dwight H. Terry Lectureship. Yale University, 2008, (www.yale.edu/terrylecture/ eagleton.html).

[7] Turner B., « Cosmopolitan Virtue. On Religion in a Global Age », European Journal of Social Theory, 2001, 4 (2) : 131-152.

[8] « Majoritarianism of secular nationalism » : Mufti étudie le statut au XIXe siècle des musulmans en Inde et des juifs en Europe et montre comment l'idée de minorité fut une création de la modernité politique. Mufti A. R., Enlightenment in the Colony : The Jewish Question and the Crisis of Postcolonial Culture, Princeton, Princeton University Press, 2007.

[9] En 1864 le Pape condamna le libéralisme politique dans une lettre encyclique Quanta Cura.

[10] Turner B., art. cit., p. 501.

[11] Eisenstadt S. N., The Paradoxes of Democracy, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1999.

[12] Hutchinson J., Modem Nationalism, Londres, Routledge, 1996 ; Davie G., Religion in Modem Europe, Oxford, Oxford University Press, 2000.

[13] Spohn W., « Multiple Modernity, Nationalism and Religion : A Global Perspective », Current Sociology, 51 no. 3-4, 2003, p. 265-286.

[14] Noah Feldman, The Fall and Rise of the Islamic State, A CFR Book, Princeton, Princeton University Press, 2008.

[15] Martin D., A General Theory of Secularization, Oxford, Oxford University Press, 1987.

[16] Helfand D., « 92% of Americans believe in God or a universal spirit, Pew survey finds », Los Angeles Times, 23 juin 2008, en ligne.

[17] Le pourcentage de croyants était supérieur en Roumanie (97%), en Turquie (95%) et en Grèce (89%).

[18] En France où le consensus laïc sur l'exclusion de la religion de la sphère publique semble fort, des sondages (TNS Sofres, en ligne le 10 janvier 2006) illustrent les dissensions internes : en septembre 1998, 65% des sondés étaient favorables à l'enseignement de l'histoire des religions dans les collèges et lycées publics ; en novembre 1999, 58% et en novembre 2004 63%. Aux trois dates, 42%, 44% et 57% pensaient que cet enseignement aiderait les jeunes à être plus tolérants et seulement 14%, 19% et 28% qu'il contrevenait au principe de la laïcité de l'école publique.

[19] Bruinsma F. et de Blois M., art. cit., p. 122-124.

[20] « The core values and social norms we think everybody must respect », Bruinsma F. et de Blois M., art. cit., p. 128.

[21] « Victims without agency », Shachar A., Multicultural Juridictions : Cultural Différences and Women's Rights, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

[22] « They have cultural traditions, I hâve moral values », Phillips A., Multiculturalism without Culture, Princeton, Princeton University Press, 2007, p. 31 ; cf. aussi Rohe M., « The Application of Islamic Norms in Europe : Reasons, Scope and Limits », Canadian Diversity, 4 (3), 2005, p. 39-44.

[23] Selon les données d'un de nos projets en cours, sur le traitement entre 1997 et 2001 par les juges de droit familial de causes comportant une référence à une pratique musulmane.

[24] Phillips A., art. cit, 2007.

[25] Ahmed L., Women and Gender in Islam : historical roots of a modern debate, New Haven, Yale University Press, 1992 ; Kandiyoti D., Women, Islam and the State, Philadelphie, Temple University Press, 1991 ; Lamrabet A., Aicha, épouse du Prophète, ou l'islam au féminin, Lyon, Tawhid, 2004 ; Al-Hibri A., « An Introduction to Muslim Women's Rights », Gisela Webb (dir.), Windows of Faith. Muslim Women Scholar-Activists in North America, New York, Syracuse University Press, 2000, p.51-71 ; Badran M., « Understanding Islam, Islamism, and Islamic Feminism », Journal of Women's History, 2001, 13 (1), p. 47-52.

[26] Inglehart R., Islam, Gender, Culture and Democracy : Findings from the World Values Survey and the European Values Survey, Willowdale, De Sitter Publications, 2003.

[27] Göle N, Musulmanes et modernes. Voile et civilisation en Turquie, La Découverte, Paris, 2003,190 p. ; Mernissi F., Le Harem et l'Occident, Albin Michel, Paris, 2001.

[28] Dans son article « Can the Subaltern Speak ? » (in Nelson C. et Grossberg L. (dir.), Marxism and the Interpretation of Culture, University of Illinois Press, Urbana, 1988, p. 271-313), Gayatri Chakravorty Spivak soulève la question éthique de l'interprétation de toutes les cultures selon des critères dits universalistes.

[29] Phillips A., art. cit, 2007.

[31] Berlin L, op. cit. ; Gray J., Isaiah Berlin, Princeton, Princeton University Press, 1996.

[32] John Gray, Two Faces of Liberalism, New-York, The New Press, 2000.

[33] Gray J., op. cit., 2007, p. 22.

[34] Boudon R., « À propos du relativisme des valeurs : retour sur quelques intuitions majeures de Tocqueville, Durkheim et Weber », Revue française de sociologie, 47 (4), 2006, p. 877-897.

[35] Heath J., The Myth of Shared Values in Canada, Ottawa, Centre canadien de gestion, 2003.

[36] Selon Heath, « Si un arrangement social spécifique est à même d'améliorer la condition d'au moins une personne, sans dégrader celle d'une autre, alors il peut être dit efficace » (« If a particular social arrangement is able to make at least one person better off, without making anyone else worse off, then it is said to be more efficient »).

[37] Joppke C, « The Retreat of Multiculturalism in the Liberal State : Theory and Policy », British Journal of Sociology, 55 (2), 2004, p. 250.

[38] Parekh B., Rethinking Multiculturalism : Cultural Diversity and Political Theory, Londres, Palgrave Press, 2000 ; Benhabib S., The Claims of Culture : Equality and Diversity in a Global Era, Princeton, Princeton University Press, 2002.

[39] Phillips A., art. cit, 2007, p.46. Anne Phillips donne l'exemple de l'excision au Sénégal. Cette pratique n'était pas admise de tous mais pratiquée de tous afin d'assurer le mariage des jeunes filles. Lorsqu'un accord général fut conclu sur la fin de l'obligation d'excision pour les jeunes mariées, la pratique fut abandonnée en deux ans et interdite par l'État, en 1999.

[40] Blattberg C, Et si nous dansions ? Pour une politique du bien commun au Canada, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 2004 ; Four Identity Models, Colloque Identity Debates in Québec and Israël, 10 septembre, Montréal, Association internationale des études canadiennes, 2008.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 28 octobre 2014 14:50
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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