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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean HAMELIN, “La revalorisation de l'enseignement universitaire.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand Dumont et Yves Martin, L'éducation, 25 ans plus tard ! et après ? Actes du colloque tenu à Québec, en novembre 1989, à l'occasion du 25e anniversaire de création du ministère de l'Éducation et du Conseil supérieur de l'Éducation, pp. 413-420. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture, 1990, 432 pp. [Autorisation formelle confirmée le 6 février 2006 au téléphone par M. Yves Martin et confirmée par écrit le 7 février 2006 de diffuser la totalité de ses œuvres: articles et livres]

[413]

L'éducation, 25 ans plus tard ! et après ?

V.
VUES D’ENSEMBLE ET PERSPECTIVES


Jean HAMELIN

historien, Institut d'histoire, Université Laval

La revalorisation de
l'enseignement universitaire
.”

Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand Dumont et Yves Martin, L'éducation, 25 ans plus tard ! et après ? Actes du colloque tenu à Québec, en novembre 1989, à l'occasion du 25e anniversaire de création du ministère de l'Éducation et du Conseil supérieur de l'Éducation, pp. 353-368. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture, 1990, 432 pp.


Voilà un thème à la mode. Est-ce de bon ou de mauvais augure ? La question est pertinente, puisque tous les discours comportent une part de mensonge. Pensons au thème de l'excellence, un cliché récurrent dans les discours officiels. Il s'est traduit au ras du sol par une quantification, une déstructuration et un cloisonnement de l'activité universitaire. C'est qu'on disait excellence mais pensait performance. Il en est résulté un éclatement du métier de professeur. Le mot existe toujours dans les conventions collectives, mais il désigne un type de spécialiste en voie de disparition. L'université d'aujourd'hui est peuplée de professeurs-chercheurs, de chercheurs associés, de professeurs-enseignants, de chargés de cours et, bien sûr, de professionnels, de techniciens, d'administrateurs et d'étudiants. Ceux qui tiennent encore à ce noble titre de professeur ne savent plus à quelle enseigne loger. Interviewé par Au fil de la pédagogie, un brillant professeur déclare que « dans les faits, il fait relativement peu de recherche, mais se consacre plus volontiers à des activités d'ordre administratif » et qu'avant tout il aime enseigner [1]. D'universitaire à professeur, de professeur à chercheur ou à enseignant, les mots suggèrent une spécialisation de l'activité et un rétrécissement de l'horizon, tant et si [354]  bien qu'on peut à bon droit se demander s'il existe encore une telle chose que l'enseignement universitaire. Ne devrait-on pas parler d'enseignement supérieur de la chimie ou de la sociologie ? Drôle d'évolution au cours de laquelle l'homo faber serait en passe de se substituer à l’homo sapiens !

Mais je conserve l'hypothèse que cet enseignement existe - ses caractéristiques seraient d'associer étroitement la recherche à la formation des étudiants et, comme le suggère John Henry Newman, « de donner à l'étudiant un enseignement qui l'habitue à toujours garder une vue d'ensemble du sujet traité et des rapports de sa discipline particulière avec toutes les autres branches du savoir ». Je fais aussi l'hypothèse que « revaloriser l'enseignement universitaire » a ici non pas le sens d'accroître en quantité ou d'améliorer en qualité, mais de rendre cette activité attrayante pour des professeurs. Cette perspective me permettra de ne pas énumérer les 52 propositions adoptées en septembre 1987 par le conseil de l'Université Laval, ni la centaine d'autres adoptées en d'autres lieux. Les universités semblent savoir quoi faire pour améliorer l'enseignement, mais être à court de moyens pour y intéresser leurs professeurs. Et qui ne le serait pas ? Si Dieu est mort, si le sacerdoce est périmé, si toutes les valeurs se valent, comment donc attirer les professeurs dans les salles de cours ? John Locke répondrait : « par l'intérêt personnel ». Sage réponse qui articulera mon propos. Celui-ci a fait l'objet d'une vaste littérature. Le rapport Roy, la revue Forum universitaire, le rapport Dion, le rapport Angers et nombre d'autres documents en ont traité l'un ou l'autre aspect. Pour remarquables qu'elles soient, ces études ont été peu remarquées. Elles ont donné lieu à des réformes ponctuelles non à une remise en question en profondeur de l'université. Reprendre certaines de leurs analyses sur le mode métaphorique me semble une façon efficace de réactualiser leur message. La métaphore ne décrit pas la réalité, mais par un transfert de sens elle permet en peu de mots d'en révéler les structures, les failles et les bizarreries. La « théorie des jeux » me servira de lorgnette, quitte à encourir le reproche de l'utiliser par le petit bout.

[355]

CHOISIR UN JEU

La théorie des jeux repose sur un postulat implicite : choisir un jeu avant de commencer la partie. Au Forum de Montréal - entreprise fort rentable il est vrai - la même équipe ne joue pas en même temps au tennis, au hockey et au poker. C'est une application à des fins malheureusement mercantiles d'un principe thomiste : une chose ne peut en un même temps et en un même lieu à la fois être et ne pas être. C'est là une évidence, sauf dans le stade universitaire où les joueurs d'une même équipe s'adonnent en même temps à la recherche, à l'enseignement, à l'administration et, encouragés par les gérants d'estrade, au service à la société. La comparaison avec le hockey, où l'on trouve un gardien de but, des défenseurs et des ailiers, est éclairante. Dans ce sport, une finalité commune acceptée par tous les joueurs détermine leur fonction, inspire la stratégie et les tactiques de l'équipe, donne cohérence et sens à l'activité de chacun.

Les documents qui émanent des administrations universitaires proclament pourtant une telle cohérence. Un consensus se dégage sur le fait que l'université a une finalité : former la relève savante dont l'université et la société ont besoin pour assurer leur reproduction et leur développement. On s'accorde aussi sur les objectifs qui en découlent : la conservation du savoir, le progrès des connaissances, la diffusion des idées, le service à la société. Belle cohérence, mais cohérence toute théorique. Au ras de la pratique règne un beau désordre. Léon Dion compare l'université à « un système ouvert, ballottée qu'elle est au gré des pressions et des influences qui s'exercent sur elle, incapable de maîtriser son action et de faire des choix motivés [2] ». Dans le feu de l'action, on en oublie la finalité. Les objectifs trouvent en eux-mêmes leur légitimité et leur configuration et, de ce fait, deviennent autant de caps vers lesquels les recteurs dirigent leur université. Point donc de travail en équipe possible dans ces conditions, encore moins d'identité, si ce n'est que, aux yeux des observateurs lucides, l'université est la réplique moderne de la Tour de Babel [3].

Cette absence de cohérence dans les décisions quotidiennes est source de désordre. Et ce désordre est lui-même source de tensions entre les composantes de l'université et source de tiraillement au sein même du corps professoral. L'accent inconsidéré mis sur la recherche pour la recherche et le service à la société pour le service à la société [356] contribue à chasser les professeurs des salles de cours, à remplir les laboratoires, à inonder les campus de commandites. Il sème le désarroi. Ce texte d'un jeune professeur, inquiet de courir autant de lièvres à la fois, est révélateur d'un climat :

À l'heure où les professeurs sont de plus en plus sollicités pour des activités de recherche, où la valorisation s'obtient au prorata des interventions dans les colloques internationaux et des publications dans les revues savantes, où les subventions sont devenues critère insidieux de classement entre « ceux qui cherchent » et « ceux qui se cherchent », quelle place effective reste-t-il pour l'activité d'enseignement dans le régime de vie professionnelle du professeur d'université ? Est-il toujours possible de concilier enseignement à caractère général et recherche pointue, et d'atteindre en même temps le seuil de productivité auquel s'attendent l'administration, l'assemblée des collègues et la communauté intellectuelle ? Comment un professeur en début de carrière peut-il, simultanément, s'insérer dans des réseaux de chercheurs, élaborer sa banque de cours, diriger ses étudiants diplômés, élargir ses domaines d'intérêts et innover en matière pédagogique ? Comment revaloriser l'acte d'enseignement dans un monde intellectuel où seule la performance de chercheur compte vraiment comme critère de promotion, de rayonnement et de respect [4] ?

Je n'insiste pas davantage sur le manque d'équilibre et de cohérence entre les objectifs et la finalité que tant de savantes études ont dénoncé. Les raisons de cette situation m'importent davantage. Commençons par celles qui se situent en dehors des campus et dans une volonté politique prisonnière du court terme, plus attentive à l'imputabilité du système scolaire envers l'État, au virage technologique, à la croissance économique rapide que sensibilisée à la nécessité de transmettre une culture et de mettre sur le marché des personnes bien formées.

Première considération. Point de ligue majeure sans des ligues inférieures qui la ravitaillent en joueurs. La formation universitaire prend appui sur une culture générale et des rudiments de formation fondamentale, à savoir : une capacité de parler et d'écrire clairement, une aptitude à raisonner correctement, une ouverture de l'esprit qui étend le champ de l'expérience personnelle, une initiation aux règles qui régissent les divers types d'activité rationnelle [5]. Des joueurs difformes, sans mobilité ni instinct, dépourvus d'imagination, programmés pour poser des gestes mécaniques ne sont pas de taille à accéder à une ligue majeure. Le récent rapport Sauvageau constate la grande [357] affluence sur les campus « d'étudiants médiocres et incapables » ; d'autres, trop tôt spécialisés et imprégnés d'un esprit plus technique que savant, manquent de polyvalence et de curiosité intellectuelle. Le recours à la pédagogie, à la didactique, à la docimologie, pour utile qu'il soit, ne saurait pallier les lacunes d'une formation antérieure. Comment établir une relation professeur-étudiant sans une culture et une langue communes ? Comment former par la recherche une personne dépourvue d'un rudiment de formation fondamentale et tenir son esprit fixé sur les rapports entre les branches du savoir ? Ce problème est particulièrement aigu dans les sciences humaines où le savoir, moins objectivé que dans les sciences exactes, tend à se confondre avec l'être. François Demers, doyen de la Faculté des arts, attribue « la profonde insatisfaction des professeurs [...] au fait que ces derniers héritent d'une surcharge pédagogique à cause des carences des diplômés des cégeps [6] ». Et dans ce terreau s'enracine la tendance des universités à poursuivre l'hyperspécialisation, à produire des connaissances parcellaires et à mettre sur le marché des êtres sclérosés prématurément. En bref, à dispenser une formation supérieure mono-disciplinaire, plus technique que savante. Considérant sa clientèle, l'université est soumise à de fortes contraintes dans le choix d'un jeu.

Deuxième observation. Choisir un jeu c'est faire un choix dans des besoins à satisfaire. D'où la multiplicité des jeux dans une société. D'où aussi la multiplicité des institutions. Confier à une institution la satisfaction d'un ensemble de besoins dans un domaine sans s'assurer que d'autres institutions prendront en charge les besoins fondamentaux dans les champs adjacents, c'est vouer cette institution à un éclatement. Jeune professeur, j'ai observé ce phénomène. Les universités conservaient alors des tas de volumes et de périodiques inutiles à la formation des étudiants. Des familles leur faisaient don de leurs archives et de leur bibliothèque. Se muant en un musée d'art, le Musée du Québec léguait à l'Université Laval son ours polaire, son squelette de baleine et ses collections ornithologiques. Les universités avaient-elles le choix d'accepter ou pas ces dons ? Il aurait été sacrilège de laisser se dilapider notre patrimoine national. Ce rôle de suppléance, cependant, coûtait cher. Il entraînait aussi les universités vers des ailleurs. Dans les années 1960, la mise sur pied d'une Bibliothèque nationale et d'un réseau de musées a modifié radicalement la situation. Il n'est plus du ressort des universités de sauver le patrimoine national. Bien plus, les universités ont pris la bonne habitude de verser à la [358] Bibliothèque nationale et aux Archives nationales les livres, périodiques et archives non nécessaires à la formation des étudiants, mais d'un intérêt patrimonial. Il leur est possible maintenant d'avoir une politique de conservation du savoir et du patrimoine en fonction de leur mission. C'est rationnel.

Mais une telle politique n'est pas encore possible pour la recherche. Qu'elles le veuillent ou non, les universités doivent faire de la recherche, et toutes sortes de recherches, et pour toutes sortes de raisons. Tout récemment encore, en mars dernier, le rapport de Grand-pré sur les conséquences du libre-échange ne faisait-il pas appel aux universités pour rattraper notre retard technologique ? Pourquoi encore refiler aux universités des ours et des poissons qui se développeraient mieux ailleurs ? Tout simplement parce que la société n'a pas mis en place un réseau de jardins zoologiques et d'aquariums. Plus sobrement : un réseau de centres de recherche dont la mission serait de faire progresser les connaissances, de développer des technologies nouvelles et d'être, si besoin est, des incubateurs d'entreprises. D'un cœur léger et serein, l'université dont le déficit ne cesse de croître et dont les composantes sont de plus en plus en proie à la zizanie accepte ce rôle de suppléance. Voyons comment Laval s'apprête à relever le défi :

L'université s'est aussi préoccupée de répondre aux besoins impérieux du Québec en matière de transfert technologique. En effet, dans ce domaine, la responsabilité de l'Université est particulièrement importante car au Québec l'infrastructure de recherche industrielle est particulièrement sous-développée, la majorité des chercheurs se trouvant dans les universités. Dans les prochaines années, les activités de transfert de connaissances, dont les activités de transfert technologique, s'accentueront à l'Université Laval. Afin d'assurer que ce développement s'effectue de façon harmonieuse et en concertation avec les agents du milieu, l'Université a créé le Bureau de valorisation des applications de la recherche. Dans le domaine du transfert technologique, la réflexion est passablement avancée et les structures sont en place pour assurer un développement important dans les années 1987-1990 [7].

Bien sûr, n'allons pas nous imaginer que Laval s'apprête à être le gros employeur et le moteur du développement économique de l'aire administrative 03. Le document dont j'extrais ce texte précise fort bien : l'ouverture au milieu n'est « qu'une nécessité », la recherche demeure « une mission privilégiée », mais la « raison d'être » est « la [359] formation des étudiants ». Dans ce combat qui oppose la raison et la nécessité, ce qu'il me tarde de savoir c'est si, comme dans le livre merveilleux de grand-mère, David va à nouveau l'emporter ? Cette absence d'une infrastructure de recherche diversifiée en dehors des campus universitaires engendre des tas de problèmes. Elle maintient une si grande pression sociale sur l'objectif recherche que l'équilibre entre les objectifs que doit poursuivre une université est rompu. Elle refoule vers le corps professoral universitaire des spécialistes qui n'ont guère d'appétence pour la formation des étudiants. Elle institue les universités, qui forment les chercheurs et les emploient, juge et partie dans l'évaluation de leur activité. Et ces dernières en viennent tout naturellement à retenir comme indicateur, tant pour répartir leurs ressources humaines que pour évaluer leur performance, le montant des subventions à la recherche, dont certaines n'ont rien à voir avec la formation des étudiants. Bref, quand on pratique trente-six jeux... on se réveille avec trente-six misères. À l'inverse, le développement de la technologie n'est pas assuré pour autant. Ce texte de L'Actualité sur le dépeçage de l'Institut Armand-Frappier mérite réflexion :

Devenu « unité constituante » d'une UQ [Université du Québec] qui voulait sans doute se consoler de ne pas avoir sa faculté de médecine, l'Institut a dû rentrer dans un moule qui n'était pas fait pour lui : celui d'une organisation universitaire dont les fins sont l'enseignement et la recherche académique, pas la production. Devenus professeurs de l'UQ, les chercheurs ont dû se plier à de nouvelles règles : faire surtout de la recherche fondamentale pour publier des articles originaux, et laisser au second plan la recherche appliquée et le développement, activités peu nobles aux yeux des universitaires [8].

L'absence d'un réseau de centres de recherche axés uniquement sur le progrès des connaissances et leur application pratique est une autre contrainte extérieure qui empêche l'université de choisir un jeu qui, en l'occurrence, serait une recherche liée à la formation des étudiants, donc une recherche qui disposerait de modalités d'aménagement et de financement qui lui seraient particulières. Du coup, la recherche dans les sciences fondamentales, dans les sciences sociales, dans les humanités s'en trouverait valorisée. Les tensions que suscite la dissociation graduelle entre l'enseignement et la recherche s'apaiseraient. L'université pourrait maintenir le cap sur sa finalité.

[360]

ÉTABLIR LES RÈGLES DU JEU

L'incroyable s'est produit. Les conditions préalables sont devenues réalité. Désormais, l'université peut s'en tenir à une « poursuite équilibrée et interactive de ses objectifs » pour atteindre sa finalité. Par raison - et non par enchantement - les joueurs se sont mis d'accord sur un jeu : la formation des étudiants par la recherche. Que pouvaient-ils faire d'autre ? La société a fait connaître ses desiderata et, du coup, elle a donné à l'État une lorgnette et un étalon pour évaluer leur performance. Il reste, cependant, à établir les règles du jeu.

Mais comment procéder ? Sans précipitation aucune, certes, mais encore ! Sans doute à partir d'un autre préalable qu'il faut faire émerger du sable mouvant : une conscience professorale, un vif sentiment qu'il existe un métier de professeur qui a une unité, une spécificité et commande divers types d'activité. Être un professeur qui enseigne la sociologie n'est pas la même chose qu'être un sociologue qui enseigne la sociologie. La nuance est de taille. Dans un cas, sociologue, médecin, philosophe partagent en commun une forme de vie de l'esprit et un métier et une institution ; dans l'autre cas, ils sont étrangers l'un à l'autre. Les savants rapports que j'ai lus occultent ou abordent par la bande ce problème. Je le formule le plus succinctement possible : la poule ou l'œuf ? En d'autres mots, doit-on mettre sur pied une association professionnelle qui par des échanges et des rencontres fera naître cette conscience ou escompter que de la pratique d'un jeu émergera une conscience qui s'épanouira dans une association ? Là-dessus, les avis divergent. L'expérience, une certaine urgence et quelque diable me poussant j'opte pour la poule, à savoir : la mise en place au plus tôt d'une association professionnelle. Il n'est que de lire les plans directeurs des universités, d'observer la tendance à la fragmentation du métier inscrite en filigrane dans les conventions collectives et sanctionnée par des prix - l'UQ ne décerne-t-elle pas un prix au meilleur chercheur et un autre au meilleur enseignant mais aucun au meilleur professeur ? - pour prophétiser (un historien ne saurait prévoir) qu'encore un peu de temps... et vous ne verrez plus de professeurs. Dans ma boule de cristal, je vois un arbre généalogique : le philosophe qui engendre l'universitaire, l'universitaire qui engendre le professeur, puis trois rameaux : le chercheur terré dans son créneau pointu, l'enseignant fort en docimologie et l'entrepreneur spécialisé dans la gestion d'une équipe et grand marathonien dans la course aux [361] subventions. Je cite quelques versets des Écritures universitaires qui inspirent cette vision :

Améliorer l'affectation des auxiliaires de recherche et des auxiliaires d'enseignement en faveur des meilleurs chercheurs. (D'accord si on spécifie : engagés activement à tous les niveaux dans la formation des personnes.)

Les chercheurs suggèrent la mise au point d'un mécanisme qui permettrait à certains d'entre eux de se consacrer plus intensément à leurs travaux de recherche et d'encadrement d'étudiants, pendant un certain temps, sans pénaliser ou surcharger leurs collègues plus actifs dans les activités d'enseignement de premier cycle. (Comme si enseigner au premier cycle dispensait de faire de la recherche !)

Qu'en termes élégants les choses sont dites ! Bien sûr, « pendant un certain temps », mais connaît-on quelque chose de plus durable que le provisoire ? Toutefois, ce sont moins les Écritures que le Grand Sanhédrin lui-même qui assurera la mort du professeur. Pensez-y : peu d'entrepreneurs mais bien rémunérés, des chercheurs assez bien rémunérés, beaucoup d'enseignants mais mal rémunérés, quelle économie d'échelle propre à assurer la survie de la superstructure vouée au contrôle de l'enseignement et de la recherche, au service au milieu, à la guerre des images entre universités, et j'en passe. Je mène donc un combat d'arrière-garde. L'enjeu est trop grand pour ne pas au moins tenter un baroud d'honneur. Il vaut mieux croire que la tendance n'est pas irréversible et souhaiter, pour ne pas multiplier les associations, que les syndicats élargissent leurs horizons et leurs activités et deviennent le lieu d'une prise de conscience de l'unité du métier. Ils pourraient s'inspirer de la défunte Association des professeurs de l'Université Laval qui, sous le leadership d'André Côté - l'un des rares philosophes québécois à avoir poursuivi une réflexion articulée et féconde sur l'université - organisait un colloque annuel et publiait une revue, Forum universitaire.

Tout naturellement, la prise de conscience de l'unité du métier amènerait l'établissement, pour l'embauche et la promotion du corps professoral, de règles du jeu cohérentes par rapport à la finalité de l'université. Point de chambardement considérable dans ce qui existe déjà, mais des retouches. Les critères d'embauche donneraient une égale pondération aux aptitudes à la recherche, à l'enseignement, à l'encadrement des étudiants et au travail en équipe. L'assignation des tâches quotidiennes prendrait en compte l'âge des professeurs, la [362] variété des disciplines, la formation des étudiants. Elle se soucierait de confier des mandats individuels qui associeraient harmonieusement recherche, encadrement et enseignement aux divers cycles. Les critères de promotion ne valoriseraient plus indûment soit la recherche, soit l'enseignement. Cet équilibre se refléterait aussi dans l'allocation des ressources.

DÉVELOPPER UN INSTINCT

Les règles du jeu s'établiront rapidement. Mais il faudra plus de temps aux associations professionnelles pour développer l'instinct qui permet à un joueur d'exceller. Cet instinct n'est rien d'autre que l'intériorisation d'un ensemble de valeurs et d'attitudes acceptées par l'équipe. Il importe, au premier chef, que l'on développe le sens de la responsabilité collective - et pas seulement individuelle - et son corollaire : le sentiment d'appartenir à un tout qui appelle au dépassement. Dépassement des intérêts individuels à court terme, dépassement des disciplines, dépassement des professions. Il ne faut pas voir dans ce discours la nostalgie de la petite communauté avec ses relations face à face. Encore moins un secret désir de régler en douce des divergences qu'on ne peut régler que par la négociation entre gens civilisés. Bien au contraire, ce sont là, aux dires de nombreux observateurs, exigences pressantes d'une forme de la vie de l'esprit et conditions indispensables à l'épanouissement d'une vie universitaire.

La responsabilité collective appelle, légitime et situe la liberté académique. Celle-ci n'est pas la licence et, comme l'infaillibilité pontificale, comporte des dimensions communes et des dimensions individuelles. Et elle ne concerne pas tous les aspects de la vie universitaire. Cette liberté n'autorise pas à refuser un horaire pour des raisons futiles ni à maquiller des vacances prolongées en congé sabbatique, ni à mettre au programme des cours non approuvés par l'équipe qui en a la responsabilité. Est-ce assez dire que la responsabilité collective commande des habitudes de travail collectif. Ô ami lecteur, chasse de ton esprit le spectre des kolkhozes. Cet épouvantail qu'on agite si souvent dans les assemblées délibérantes n'est que manière de fuir les responsabilités et refus de prendre la route qui mène vers l'excellence, et pourquoi pas vers la joie de vivre. L'individualisme qui [363] règne sur les campus est source d'inefficacité et l'une des causes qui rendent si peu attrayant, et parfois si pénible, l'exercice du métier de professeur.

AMÉNAGER LE STADE

Chaque jeu commande un aménagement particulier du stade, qui rend possible le jeu et souvent conditionne le succès d'une équipe. Peter Stastny, à qui l'on demandait récemment où se forge la solidarité d'une équipe professionnelle, répondait : « dans le vestiaire ». Or, nos stades universitaires n'ont pas un vestiaire, mais des vestiaires. Ils sont si petits, si mal situés, si mal éclairés qu'on les dirait conçus tout spécialement pour encourager l'individualisme et maintenir le cloisonnement disciplinaire. À quand sur nos campus un centre communautaire où les professeurs pourront se rencontrer, se connaître, se ressourcer, s'ouvrir à d'autres horizons, sentir une commune solidarité ? Aménager un vestiaire, c'est changer à peu de frais et à coup sûr la face de l'université. Deux fois, j'ai vécu cet étrange phénomène : dans ma faculté où, à une certaine époque, une grande salle favorisait le voisinage des professeurs de plusieurs disciplines et, en 1976, sur une ligne de piquetage qui rassemblait des professeurs des quatre coins de l'université. Chaque fois, des horizons se sont ouverts et des solidarités se sont forgées. Surtout en 1976, où il m'est arrivé à maintes reprises d'entendre battre le cœur de l'université. C'est impressionnant, inoubliable. Et j'en ai toujours gardé une certaine nostalgie. Des malins crieront à l'élitisme. Fausse interprétation. Un centre communautaire ne devrait pas être le lieu de rencontre d'un club sélect, mais un indispensable instrument d'animation et de ressourcement.

Mais il y a pire encore. On continue de bâtir et de réaménager des campus sans se soucier d'inscrire dans la pierre les notions d'unité et d'universalité que comprend l'idée d'université. Dans le stade universitaire, il n'y a pas d'aires où toute l'équipe peut jouer en même temps. Étrange phénomène ! Et très révélateur d'une cité qui ne serait qu'un assemblage de quartiers et de ghettos. La Faculté de philosophie vit repliée sur elle-même. L'École des gradués est un gros secrétariat. La plupart des programmes sont mono-disciplinaires. Chaque école a ses spécialistes de service. Où peut-on pratiquer l'interdisciplinarité, la multidisciplinarité, la transdisciplinarité ? Où peut-on jouer à former [364] des universitaires ? Imaginez des hockeyeurs professionnels réduits à ne pratiquer alternativement que des types d'exercices, tantôt offensifs et tantôt défensifs, et ne jamais jouer une vraie partie de hockey. « Morne plaine », écrirait un Victor Hugo se baladant sur nos campus. Ce sentiment est partagé par de nombreux professeurs qui, au sommet de leur condition physique et intellectuelle, aspirent à être autre chose que des « bibittes hyperspécialisées ». Voici ce que m'écrit l'un d'eux, pourtant en désaccord avec l'ensemble de ma vision de l'université : « Il faut à l'essor des savoirs un milieu scientifique, un lieu d'échange et de réflexion qui sorte de l'application pour questionner le fondamental. Cette réflexion qui est regard neuf, recherche en somme, est essentielle à l'adaptation des savoirs à leur temps et à la nature de la formation dispensée dans les universités. Questionner les savoirs ne peut se faire que dans un milieu libre, universitaire ». Universitaire, donc multidisciplinaire. Et pas de multidisciplinarité sans aires où l'on puisse la pratiquer - aires physiques, mais bien davantage encore aires administratives et aires intellectuelles.

REDISTRIBUER LE POUVOIR,
LA RICHESSE ET LES HONNEURS


Pascual Perez vient d'exécuter son vingt-septième retrait consécutif dans la partie et son centième dans les quatre dernières. Les Expos remportent le championnat. Dans le vestiaire où coule le Champagne, le comptable distribue les derniers chèques de paie de la saison. Les joueurs, Perez y compris, reçoivent un salaire à peu près identique, soit l'équivalent de celui du chef comptable. Cependant, parce que Perez a donné le championnat aux Expos, la mascotte du club reçoit un boni de 50 000 $, l'entraîneur des lanceurs, de 150 000 $, et l'entraîneur du club, de 300 000 $. Tout le monde a son boni, sauf les joueurs. Situation invraisemblable, mais dans le stade universitaire la réalité dépasse la fiction. Des administrateurs y sont les vedettes - même si aucun étudiant ne fréquente un campus parce que monsieur X, ou Y, ou Z est doyen ou vice-recteur. Ils ont les gros salaires, les comptes de dépenses, les suppléments de traitement, le prestige, le pouvoir, et un tas d'avantages. Et quand ils rétorquent qu'ils ont de grosses responsabilités, ils oublient de nous dire devant quelle instance et ils ne sont pas conscients qu'ils confessent que la formation des étudiants n'est pas la chose importante. Instaurez ce système chez [365] les Expos : Perez va demander de devenir entraîneur - tout comme nombre d'excellents professeurs aspirent à monter dans la filière administrative ; les Expos vont perdre ; le stade va se vider et monsieur Bronfman, fin connaisseur de la nature humaine même s'il n'a pas lu Aristote et Locke, ne commandera pas un article à Questions de culture pour savoir comment attirer des joueurs dans le stade.

Je gardais ce grave problème pour la fin, tant il est complexe et tant il est capital au point de vue symbolique. Il n'entre pas dans mes vues de discuter des échelons de salaire au sein de l'administration universitaire - tout honnête travailleur mérite d'être équitablement rémunéré, c'est sûr. Je me permets cependant une digression. D'accord pour une démonstration de la productivité par la méthode des coûts et bénéfices. D'accord pour des contrôles technocratiques de l'activité professorale. Mais, soyons logiques, d'accord aussi pour que professeurs et étudiants se donnent « les moyens propres à garantir les performances désirées au sein de l'administration (les Écritures universitaires disent « au sein du corps professoral ») et, avant tout, puissent vérifier constamment et périodiquement les changements survenus dans la réalité administrative (les Écritures disent « du corps professoral ») ». De toute urgence, professeurs et étudiants se doivent d'établir un Bureau d'évaluation de l'administration, présidé par un ombudsman, chargé d'évaluer annuellement la performance, de recevoir et régler quotidiennement les plaintes, de suggérer les mises à pied et les rétrogradations, de distribuer les prix citrons et oranges.

On le devine, cette digression n'était que défoulement. Les huit personnes à qui j'ai montré mon texte - dont trois administrateurs fort conscients du problème - ont eu la même réaction : utopie ! Nous n'avons pas le choix. Le système bureaucratique - entendons par là un système où personne n'ose prendre de responsabilité et dont la philosophie est le consensus, c'est-à-dire le nivellement par le bas - est solidement implanté. Il englobe les administrateurs, les professeurs et les étudiants. Pas de point d'appui pour le remettre en cause, du moins tant et aussi longtemps que tout le monde aura l'impression d'y trouver, dans le présent ou dans le futur, son intérêt. Je ne vois pas comment de l'intérieur il soit possible à court terme de démolir ce système qui rend impossible le leadership des personnes - donc le triomphe de certains idéaux - et les prises de décision rationnelles et démocratiques. Un lecteur me souffle à l'oreille : par la révision périodique [366] des programmes de formation effectuée par des personnes extérieures et nommées par le Conseil des universités. Peut-être !

Mais revenons aux professeurs. La survalorisation de l'activité administrative n'est pas la seule sirène qui les fait dévier de leur cap. Il en est ainsi de l'activité de recherche. Sa vogue tient tout autant à une demande sociale pressante qu'au fait que des réseaux d'associations scientifiques, nationaux et internationaux, et d'éditions savantes valorisent cette activité. Quand un professeur fait de la recherche, il travaille à son perfectionnement personnel et pour son bénéfice personnel. Il sait que son labeur, s'il produit des résultats, sera loué à travers le monde, via des réseaux qui confèrent prestige, honneur, renommée et mobilité géographique. La recherche, tout comme le service à la société, donne de la visibilité et tout ce qui s'ensuit. En contrepartie, la concurrence y est si vive et la réussite si gratifiante qu'il est bien tentant d'y consacrer le gros de ses énergies et de son temps. Faute d'un système de gratifications aussi adéquat, l'enseignement dans les salles de cours, la réception et l'encadrement des étudiants n'exercent pas la même force d'attraction. Ce sont là des tâches obscures accomplies dans le service aux autres. Le professeur voué à la formation des étudiants, toujours en quête d'un équilibre harmonieux entre l'enseignement, la recherche et les affaires universitaires se retrouve, pour employer la boutade de mon collègue Rodrigue Lavoie, dans la peau de la femme au foyer. Il regarde avec un mélange d'envie et d'admiration les autres, souvent absents du foyer, vivre une vie publique intense, pendant que lui, à la maison, compense les absences des autres et « nourrit les p'tits à la p'tite cuillère ».

Le professeur est l'homme de la mesure et non de la démesure. C'est cet être complet qu'il faut valoriser. Donner des prix aux meilleurs professeurs, soit ! Mais cette solution toute technocratique me semble peu efficace - et tout à fait inappropriée si on honore tantôt un chercheur, tantôt un pédagogue et jamais l'ensemble de l'activité professorale. C'est un système de valorisation qu'il faut mettre en place. Je n'entre pas dans les détails. Deux exemples, cependant. Pourquoi pas la diffusion annuelle par les universités d'un palmarès de leurs meilleurs professeurs, largement diffusés ? Et une société ou une académie - le mot importe peu pourvu que la chose soit républicaine et non royale - de professeurs d'université, dont l'opinion auprès du gouvernement pèserait aussi lourd dans le devenir des universités que [367] celle du président de Provigo ou de Power Corporation ou de la Conférence des recteurs ?

La mise en place d'un système de valorisation de l'activité proprement universitaire légitimerait l'ajout d'une clause dans les contrats d'embauché : l'exclusivité du service. Perez, payé par les Expos, ne travaille pas pour d'autres clubs, ni dans d'autres ligues, ni ne passe le plus clair de son temps à faire de l'expertise. Trop de cliniciens-professeurs, d'arbitres-professeurs, d'experts en trente-six métiers-professeurs viennent chercher à l'université un poste qui, tout en leur donnant sécurité et prestige, n'est qu'une base d'opération pour des activités personnelles. Ce bois mort démobilise les collègues et, comme la mauvaise monnaie, il chasse la bonne. N'agitons pas de suite un autre épouvantail : l'université tour d'ivoire. Une clause d'exclusivité n'exclut pas un service de prêts des cerveaux à la société. Elle nécessite seulement la mise en place d'une politique qui veillera à ce que le perfectionnement des professeurs et la formation des étudiants soient bien servis par les activités extérieures.

*   *   *

Mon discours, je le sens, se dilue dans l'utopie. Qui d'autre qu'un poète peut, dans une société en proie au delirium tremens de l'action immédiate, quantifiable et monnayable, rêver d'un espace pour une forme de vie de l'esprit marquée au coin de l'équilibre et de la responsabilité collective et nourrie par la contemplation et la discussion ? Mais un tel discours n'est pas sans mérite. La fonction de l'utopie est moins de préfigurer l'avenir, de trouver des solutions aux maux présents que de faire prendre conscience que cet avenir se prépare et que nos gestes d'aujourd'hui ne seront pas sans lendemain.

Quelle solution concrète adoptée pour revaloriser l'enseignement universitaire ? Ma foi, je ne le sais trop. Faudrait en parler ensemble. Trente ans d'enseignement m'ont convaincu, cependant, que le métier de professeur comporte en lui-même assez de gratifications pour attirer de nombreux candidats. Ce sont les conditions d'exercice du métier qu'il faut, au plus tôt, restaurer.

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[1] Au fil de la pédagogie, 2 mars 1989, 7- A.

[2] Rapport de la Commission d'étude sur l'avenir de l'Université Laval. Pour la renaissance de l'Université Laval, Québec, septembre 1979,347 p. (rapport Dion).

[3] Steven Muller, « Higher Education or Higher Skilling ? », Daedalus, automne 1974, p. 149-150.

[4] Ce texte a été présenté par Jocelyn Létourneau, lors de la Journée spéciale sur la pédagogie tenue le 23 mars 1989 dans le département d'Histoire de l'Université Laval.

[5] Voir le chapitre que le rapport Dion consacre à cette question.

[6] Le rapport Sauvageau est le fruit de la réflexion du Comité sur l'avenir du secteur des communications, Université Laval, avril 1988. Voir : Le Soleil, 8 avril 1989, p. D-14.

[7] Plan directeur 1987/1990 de l'Université Laval, adopté le 9 février 1988, p. 30.

[8] Yanick Villedieu, « Le dépeçage de l'Institut Armand-Frappier », L'Actualité, avril 1989, p. 132.


Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le lundi 18 août 2014 9:26
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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