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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Michel Boisvert et Pierre Hamel, “Les politiques régionales au Canada sous le régime libéral, 1963-1984.” in ouvrage de Yves Bélanger, Dorval Brunelle et collaborateurs, L’ère des libéraux. Le pouvoir fédéral de 1963 à 1984, pp. 191-210. Montréal : Les Presses de l’Université du Québec, 1988, 442 pp. [Le 17 mars 2006, M. Bélanger nous a accordé l’autorisation de diffuser en libre accès libre à tous l’ensemble de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales. De même pour M. Dorval Brunelle.]

[191]

Les politiques régionales
au Canada sous le régime libéral
1963-1984
.”

par

Michel BOISVERT
Pierre HAMEL

Institut d’urbanisme
Université du Québec à Montréal

L'un des thèmes majeurs de l'histoire politique canadienne découle... de sa géographie. La question régionale s'est en effet trouvée, depuis les tout débuts de la Confédération, au premier plan des préoccupations du gouvernement central. Cet enjeu s'avérera encore plus nettement au cours de la période 1963-1984 puisque les libéraux auront à faire face, avec la menace sécessionniste du Québec en 1980, à la plus importante remise en question du régime fédéral depuis sa création.

Nous verrons d'abord dans la première partie du texte à préciser le sens donné par les libéraux tant au développement régional qu'au concept même de région. Nous examinerons ensuite l'évolution d'un certain nombre d'indicateurs socio-économiques afin de vérifier dans quelle mesure les disparités régionales se sont ou non résorbées au cours de cette période. Les principaux moyens utilisés par le gouvernement fédéral dans la mise en œuvre de sa politique régionale feront l'objet en deuxième partie d'un examen approfondi. Une plus grande place sera bien sûr accordée dans cette analyse au ministère de l'Expansion économique régionale — MEER — mais nous évoquerons aussi l'impact régional d'autres politiques fédérales souvent jugées plus importantes encore. Enfin, en guise de conclusion, nous dresserons un bilan provisoire de l'action des libéraux en regard de l'enjeu du développement régional.

[192]

DÉVELOPPEMENT RÉGIONAL
ET RÉGIME FÉDÉRAL


L'adoption de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique en 1867 s'appuie sur les motifs suivants : résister à la menace américaine en soudant la frontière, réaliser le plus rapidement possible une expansion vers l'Ouest afin d'assurer grâce au chemin de fer transcontinental, le développement de cette vaste région-ressource, et résoudre l'impasse politique découlant de la présence au sein du Canada uni de deux régions dont les aspirations mènent à des affrontements stériles. Dès le début de la Confédération, on constate que le défi le plus grand du gouvernement fédéral sera de trouver les moyens de garder ensemble ces sociétés régionales dont la vision du développement économique s'appuie sur une forte volonté d'autonomie. Le recours aux subventions discrétionnaires apparaîtra très tôt comme moyen de faire taire les revendications sécessionnistes de la Nouvelle-Écosse.

L'outil d'intégration le plus puissant sera ce qu'il est convenu d'appeler la « politique nationale », implantée au cours des années 1890. Derrière la structure tarifaire ainsi mise en place, c'est une véritable stratégie de développement régional qui transparaît : le « Canada central » y trouve les moyens d'accélérer le développement de sa base manufacturière tandis que les autres régions obtiennent des débouchés pour leurs matières premières et surtout l'accès à l'intérieur d'une même entité politique à ces activités de support (transport, financement, mise en marché) essentielles à l'exploitation des ressources naturelles.

Pendant la première moitié du XXe siècle, la perpétuation des inégalités régionales entraînera le recours de plus en plus fréquent à des mesures redistributives ponctuelles comme les programmes d'aide spéciale aux provinces maritimes durant les années 1920 et aux provinces des Prairies au cours de la crise des années 1930. Cette vision de l'aide publique au développement régional conçue comme une extension à l'échelle pancanadienne de la mission redistributrice propre à l'État fédéral sera une composante majeure du credo libéral. Elle trouvera dans l'instauration au cours des années 1950 du régime de paiements de péréquation un moyen d'expression particulièrement puissant.

Mais la publication en 1957 du rapport de la commission Gordon suscitera de profondes remises en question puisque le message central du document est que seule une approche intégrée peut s'attaquer aux causes profondes des disparités régionales. La prise du pouvoir par les conservateurs de John Diefenbaker la même année y contribuera davantage encore. Ceux-ci tiendront un discours plus proche des réalités régionales, plus sensible aux revendications des régions rurales et des territoires excentriques. L'importante conférence fédérale-provinciale tenue à Montréal en 1961 sous le thème Les ressources et notre avenir apparaîtra à plusieurs comme un juste retour des choses en mettant en relief l'importance des ressources naturelles dans le développement économique du Canada et la nécessité de relations plus harmonieuses avec les provinces. Ces préoccupations déboucheront sur la Loi [193] d'aménagement régional et développement agricole (ARDA), qui occupera jusqu'à la création du MEER en 1969 une position centrale dans la politique fédérale de développement régional.

Favorisés par les déboires de l'économie canadienne et le demi-échec des politiques macroéconomiques d'inspiration keynésienne, les libéraux reprennent le pouvoir en 1963, bien décidés à tirer profit de ces expériences. La classe politique cherche donc, dans un premier temps avec le gouvernement Pearson, à introduire plus de rationalité dans les politiques et programmes existants. Le programme ARDA, par exemple, sera après 1966 étendu à toutes les régions rurales du Canada et considérablement élargi dans ses moyens d'action avec le FODER (Fonds de développement économique rural).

Mais le discours libéral dans les années 1960 et 1970 relativement à la question régionale s'articulera avant tout au thème nationaliste. La priorité de Pierre Elliott Trudeau est « l'unité nationale » qu'il compte réaliser en surmontant deux problèmes qui menacent depuis les débuts la survie de la fédération canadienne : d'une part la division linguistique, qu'il entend résoudre avec une politique de bilinguisme, et d'autre part les disparités régionales, qu'il compte réduire grâce à une politique d'intégration interrégionale, s'opposant avec fermeté aux forces dites de désintégration [1]. Cette mission, pour être menée à bien, nécessitait un leadership accru du palier fédéral : au fur et à mesure que les régionalismes s'affirmeront, les libéraux fédéraux mettront donc l'accent sur des stratégies à caractère de plus en plus interventionniste.

Pour assurer le pouvoir au fil des élections, cette vision à long terme devra toutefois composer avec les aléas de la conjoncture économique et permettre aux politiques et aux programmes d'aide aux régions d'apporter, sur une base pragmatique, des éléments de réponse à court terme, sans référence explicite à la perspective de transformation structurelle. Soulignons en outre que le discours dominant à l'égard de la question régionale ne relevait pas exclusivement d'une élite politique restreinte. Les bureaucrates outaouais, et de nombreux intervenants provinciaux, en plus des partis politiques d'opposition sur la scène fédérale, contribueront aussi très largement à sa formulation, chacun y défendant ses intérêts propres tout en adhérant à la problématique générale fournie par les libéraux.

[194]

LA RÉGION POUR LES LIBÉRAUX

L'administration fédérale, ne serait-ce que dans le seul domaine du développement régional, a eu recours dans le passé à de nombreux découpages de l'espace canadien. Dans certains cas, il est possible par emboîtement de reconstituer presque intégralement le territoire à des échelles variées : les 261 divisions de recensement peuvent être réunies en 61 régions économiques, puis en 10 entités provinciales et finalement en 5 grandes régions économiques. Dans d'autres cas, la régionalisation ne respecte cependant pas ces limites et ne couvre qu'une partie du territoire canadien, soit à des fins analytiques — e.g. les 18 régions statistiques manufacturières, les 59 régions métropolitiaines et agglomérations de recensement —, soit pour des motifs stratégiques — e.g. les régions désignées à l'origine par le MEER, la région de Montréal dans le cadre du programme des zones spéciales, les régions d'intervention de l'Office canadien de renouveau industriel (OCRI).

D'un point de vue politique, les régions du Canada pour les libéraux ont toujours été vues soit comme des territoires avec des ressources naturelles distinctes soit comme des regroupements géographiques d'électeurs, aux appétits insatiables et aux intérêts les plus souvent conflictuels. En raison de cette diversité et de ces divergences, les intérêts collectifs n'avaient de sens à leurs yeux qu'à l'échelle locale ou « nationale ». Ils refusaient donc de reconnaître l'existence de sociétés distinctes à un niveau intermédiaire. La position adoptée par les libéraux face aux revendications autonomistes du Québec, par exemple, le démontre clairement. Et cette interprétation s'applique aussi à d'autres réalités régionales comme celle de l'Acadie et celle de l'Ouest.

Sous Lester B. Pearson et surtout sous Pierre E. Trudeau, les gouvernements provinciaux ont été considérés comme des « junior governments » au même titre que les administrations municipales. On leur attribuait un statut de gestionnaire plutôt que de planificateur. Pour bien marquer cette conception des rapports entre les niveaux d'intervention politique, le gouvernement fédéral a, entre autres, choisi de reporter ses engagements financiers dans le domaine de la défense pour mieux encadrer les actions des gouvernements provinciaux à travers de multiples accords de nature fiscale ou budgétaire. De même les changements constitutionnels fondés sur la reconnaissance des réalités socio-politiques régionales comme la transformation du Sénat en Chambre des provinces ou la participation des provinces au processus de nomination des juges de la Cour suprême, proposées notamment par les « cousins » libéraux du Québec, sont demeurés lettre morte [2].

[195]

Cette attitude s'explique par une conviction profonde à savoir que l'avenir du Canada, sa survie même, dépend de l'unité « nationale », laquelle repose à la fois sur une plus grande uniformisation des hommes et des institutions, et sur une meilleure intégration interrégionale. Car l'objectif premier de la politique régionale du gouvernement libéral à Ottawa a été non pas d'encourager le développement de chacune des régions qui composent le pays, en s'assurant d'un niveau minimal de cohérence et d'harmonisation entre les régions, mais plutôt d'imposer les conditions favorables à la création d'une société moderne, avec un système économique et politique intégré, en se servant des paliers « inférieurs » de gouvernement pour s'assurer du niveau minimal de spécificité que commande la diversité des milieux dans certaines fonctions « banales ». En somme, il s'agissait de concrétiser le rêve de John A. MacDonald et George-E. Cartier, en le mettant au goût du jour par la promotion du keynésianisme et une conception providentielle de l'État.

L'évolution des réalités régionales

Puisque les libéraux ont fait de la lutte aux disparités régionales un de leurs principaux chevaux de bataille, il est approprié d'examiner l'évolution des performances relatives de chaque région, en particulier, sur le plan économique. Dans son analyse qu'il convient maintenant de mettre à jour, le Conseil économique du Canada [3] suggérait de privilégier les quatre indicateurs suivants : le revenu personnel par habitant, le taux de chômage, le taux d'activité et la croissance démographique.

Le revenu personnel par habitant a poursuivi entre 1963 et 1985 la tendance, maintes fois soulignée, à une lente convergence entre les régions. Comme on peut le constater à partir du tableau 1, chacune des provinces s'est rapprochée de la moyenne canadienne, à l'exception de la Saskatchewan, alors que les variations les plus importantes ont touché les extrêmes, l'écart maximum passant ainsi de 2,08 à 1,63. Une part importante de ce phénomène est attribuable aux politiques de redistribution du revenu. Nous pouvons affirmer que le gouvernement libéral à Ottawa porte à cet égard une grande responsabilité Ainsi, au même tableau, nous observons que la part des transferts de l'administration fédérale aux particuliers en pourcentage du revenu personnel par habitant a plus que doublé durant cette période et qu'elle présentait pour les Terre-Neuviens en moyenne près de 9% de ce revenu. Les changements apportés en 1970 au régime d'assurance-chômage, par exemple, ont doté le Canada d'un [196]

programme reconnu à travers le monde comme l'un des plus larges en couverture et des plus généreux en prestations.

Tableau 1
Indicateurs économiques provinciaux, 1963 et 1984

Population
en %

Revenu personnel
par habitant
Canada = 100

Paiements de transfert de l'administration fédérale aux particuliers en % du revenu personnel

1963

1984

1963

1984

1963

1984

Terre-Neuve

2,5

2,3

56,3

67,4

4,06

8,83

Ile-du-Prince-Édouard

0,6

0,5

58,4

71,6

3,45

7,54

Nouvelle-Ecosse

4,0

3,5

75,5

81,2

1,86

4,08

Nouveau-Brunswick

3,2

2,8

67,0

74,5

2,53

6,41

Québec

29,0

26,0

88,6

93,6

1,40

3,67

Ontario

34,2

35,6

117,2

110,0

0,82

1,77

Manitoba

5,0

4,2

94,3

95,4

1,09

2,02

Saskatchewan

4,9

4,0

98,2

90,3

0,71

1,84

Alberta

7,4

9,3

98,2

106,8

0,87

2,55

Colombie-britannique

9,0

11,4

112,2

102,6

1,14

3,39

Canada

100,0

100,0

100,0

100,0

100,0

100,0

18 931 000

25 1 24 000

1830$

14402$

20,80$

395,40$

Sources : Statistique Canada n° 919210 et n° 13-213, publications annuelles.


Les performances du système multirégional canadien en termes d'opportunités d'emploi ont cependant été moins reluisantes. Comme dans la plupart des pays industrialisés, on note au graphique 1 une augmentation tendancielle du taux de chômage associé au plein-emploi, augmentation toutefois plus importante ici qu'ailleurs. Les performances relatives de chaque région se sont de plus détériorées, du moins en termes absolus et ce, non seulement durant la crise de 1982-1984, mais même au cours de la récession de 1974-1978. Un taux de chômage en 1984 de 20,5% à, Terre-Neuve par rapport à 8% en Saskatchewan donne un ratio plus faible qu'en 1966 — 2,56 comparativement à 3,87 — mais un pourcentage aussi élevé de main-d'oeuvre inemployée crée indiscutablement un problème social épineux. Surtout quand on tient compte du fait que de nombreux travailleurs potentiels, découragés devant le manque d'opportunités d'emploi, décident tout simplement de se retirer du marché du travail en devenant inactifs. On estime qu'à Terre-Neuve ce nombre correspond à [197] la moitié du nombre de personnes se déclarant chômeurs [4].

Les données reproduites au graphique 2 montrent bien que là où le taux de chômage est élevé on trouve aussi un faible taux d'activité, et vice-versa ; l'acuité du problème de l'emploi dans certaines régions est donc sous-estimée par les seuls taux de chômage. Au total, comme dans le cas du revenu personnel par habitant, l'amélioration des conditions d'emploi à l'échelle de l'ensemble du Canada est remarquable, soit un accroissement de plus de 7 points de pourcentage dans le taux d'activité — de 57,3% à 64,8% — en 18 ans, mais en contrepartie il est clair que les disparités interrégionales se sont accrues au cours des vingt dernières années.

Le libéralisme économique, doctrine dont s'inspirent bien sûr tant les libéraux que les conservateurs, même si les premiers s'y réfèrent de manière peut-être moins dogmatique, insiste beaucoup sur la mobilité de la main-d'oeuvre comme moyen de pallier au chômage chronique de certaines régions : mobilité sectorielle, mobilité professionnelle et aussi mobilité géographique. Or les migrations interprovinciales ont joué un rôle important dans les changements survenus à la répartition régionale de la population canadienne et, comme on peut le constater au tableau 1, ces changements démographiques ont favorisé les régions offrant des conditions économiques plus favorables. C'est ainsi que les provinces de l'Atlantique ont vu leur part de la population diminuer de 10,3% à 9,1% entre 1963 et 1984 pendant qu'ensemble les provinces d'Alberta et de Colombie-Britannique augmentaient leur part de 16,4% à 20,7%.

Ces indicateur socio-économiques reflètent assez bien les niveaux de vie et les opportunités qu'offre le marché du travail dans chaque région, mais il ne disent rien des causes de ces disparités. Au risque de simplifier, nous pouvons considérer que les performances économiques d'une collectivité, régionale aussi bien que nationale, dépendent certes de la quantité et de la qualité des ressources disponibles — ressources naturelles, humaines et financières —, mais surtout de l'efficience avec laquelle ces ressources sont utilisées par l'appareil de production. Or, s'il est possible de reconnaître au gouvernement libéral la volonté de combler les écarts en termes de qualité des ressources disponibles, en particulier par ses programmes à frais partagés dans l'éducation post-secondaire et dans la santé de même que par l'importance accordée à la péréquation, il faut aussi mentionner que les transformations structurelles des économies régionales exigées par le plein-emploi et, de façon plus large, par l'objectif d'efficience ne se sont pas produites, ou si peu. La dépendance à l'égard des matières premières n'a à peu près pas diminué dans l’hinterland alors que les problèmes structurels du Canada central se sont même accentués au cours des vingt dernières années. Ceci s'est manifesté entre autres dans la faiblesse des investissement en R & D et dans

[198]

Graphique 1
Taux de chômage annuel moyen, Canada et provinces,
1966-1984, en %.

[199]

Graphique 2
Taux d’activité, 1966 et1984, Canada et provinces, en %.


[200]

l'incapacité à trouver des créneaux industriels permettant de s'affranchir petit à petit du carcan protectionniste. Nous devons également tenir compte des succès très limités rencontrés dans l'émergence de pôles de développement concurrents à Toronto et Montréal : la concentration du pouvoir financier dans ces deux métropoles — encouragée par le système bancaire sous contrôle fédéral — et du pouvoir technologique — due en bonne partie à un degré de pénétration de l'investissement étranger beaucoup plus élevé que dans n'importe quel autre pays industrialisé — à de quoi étonner dans un pays aussi diversifié sur le plan économique [5].

Ces disparités économiques interprovinciales cachent le plus souvent des disparités plus grandes encore à l'échelle infraprovinciale. Au Québec, par exemple, le revenu personnel disponible par habitant de la région Gaspésie-Bas Saint-Laurent ne représentait en 1983 que 71,8% de la moyenne provinciale tandis que le taux de chômage y était de 1,57 fois plus élevé que dans le reste de la province [6]. La plupart du temps ces disparités ont évolué de la même façon qu'à l'échelle interprovinciale, vers une certaine résorption des écarts de revenu personnel mais une aggravation des problèmes d'emploi.

Du MEER au MEIR

Pour accomplir ses desseins, le gouvernement central a élaboré une multitude de politiques et de programmes mais c'est en étudiant la création, les réorientations et l'abolition éventuelle du MEER qu'on peut le mieux rendre compte des principes qui ont guidé la politique libérale d'aide au développement régional.

Jusqu'au milieu des années 1960, la politique régionale d'Ottawa était caractérisée par la mise en place de programmes limités, orientés vers les régions les plus défavorisées et préoccupées d'apporter des solutions ponctuelles. La création du MEER en avril 1969 avait pour objectif « d'éliminer le chevauchement et l'improductivité du gouvernement fédéral en madère d'aide au développement des régions en vue de réduire les disparités économiques et sociales » [7]. Le mandat du nouveau ministère devait l'orienter vers « la définition d'une politique nationale suffisamment souple pour permettre l'élaboration de plans variant selon les régions et tenant compte de l'ampleur et de la complexité [201] du problème de relèvement économique et social » [8].

Mais très tôt les stratèges libéraux ont adopté une problématique fondée sur la théorie des pôles de croissance en soutenant que le développement économique procède à partir des pôles, sectoriels et géographiques, dont le dynamisme devrait ensuite assurer la croissance dans l'ensemble du territoire. Cette stratégie, très explicite pour le Québec dans le rapport HMR [9], a eu pour effet de lier l'avenir des régions sous-développées au renforcement de pôles de croissance et de développement souvent situés ailleurs. Elle visait donc clairement l'objectif d'intégration interrégionale. Dès le départ, la loi instituant le MEER visait à concentrer l'industrie dans des grands centres urbains de croissance ainsi que dans des petits centres industriels où les subventions étaient susceptibles de stimuler les investissements privés. Le programme de subventions au développement régional permettait en effet aux entreprises localisées ou se relocalisant dans les 23 zones désignées d'avoir accès à l'aide gouvernementale pour l'agrandissement ou la modernisation de leurs établissements ou encore pour la fabrication de nouveaux produits [10].

Une première révision a toutefois été entreprise dès 1972. Minoritaire en chambre, le gouvernement Trudeau s'était montré sensible aux récriminations provinciales. Plusieurs gouvernements provinciaux considéraient en effet le programme des « zones spéciales » comme étant discriminatoire à leur endroit puisqu'ils en étaient exclus. Tous soulignaient par ailleurs que la collaboration avec le fédéral était à sens unique dans la mesure où il n'y avait aucune compensation pour ceux qui n'acceptaient pas les conditions imposées par les programmes du MEER. En outre une évaluation interne du ministère concluait que les actions entreprises avaient finalement peu contribué à réduire les inégalités régionales. Au-delà des controverses sur l'impact mitigé des divers programmes, un consensus s'était établi autour de la nécessité de revoir l'approche bureaucratique qui avait prévalu jusque-là et qui mettait l'accent sur la recherche de solutions « rationnelles » ne permettant pas une participation suffisante des provinces.

[202]

Tableau 2
Dépenses du MEER en millions $ courants
par catégorie et par province, 1976-1977 à 1983-1983

Planification et administration

Ententes
auxiliaires

Subventions
à l’industrie

Autres
programmes

Total

Région de l’Atlantique a

69,1

845,8

156,8

310,3

1382,0

Terre-Neuve

10,7

313,7

22,8

28,4

375,6

Île du Prince Edouard

4,8

14,3

186,9

206,0

Nouvelle-Écosse

11,2

276,6

60,6

9,7

358,1

Nouveau-Brunswick

11,7

255,5

59,1

63,0

389,1

Québec

50,4

631,9

379,1

36,4

1097,8

Ontario

16,7

124,0

53,0

23,2

216,9

Régions de l'Ouest b

45,0

359,3

123,3

400,9

928,5

Manitoba

12,7

105,7

73,8

86,2 d

278,4

Saskatchewan

12,7

104,3

27,2

244,0d

388,2

Alberta

6,4

45,9

14,0

43,0d

109,3

Colombie-britannique

10,0

103,4

8,3

27,6

149,3

Total c

351,3

2011,9

713,1

138,5

3814,8

a) Incluant le bureau régional de l'Atlantique et le Conseil de développement de l'Atlantique.

b) Incluant le bureau régional de l'Ouest.

c) Incluant le bureau central d'Ottawa, Le Yukon, et les Territoires du Nord.

d) Incluant le programme ARAP (Administration du rétablissement agricole des Prairies), transféré au ministère de l'Agriculture en 1982-1983.

Source : Rapports annuels, ministère de l'Expansion économique et régionale.

Ceci conduisit à une révision de la stratégie de développement régional. Dorénavant l'on ne pensait plus en termes de pôles de croissance mais plutôt en termes de « possibilités de développement », ce qui impliquait une collaboration beaucoup plus étroite entre le fédéral et les provinces. L'élément-clé de la nouvelle stratégie de développement régional devenait l'Entente-cadre de développement négociée avec chacune des provinces. Ainsi le MEER a-t-il signé en 1974 avec les différentes provinces, pour une période de dix ans, des ententes-cadres de développement auxquelles se sont greffées subséquemment des ententes auxiliaires, comme, par exemple, l'entente. 1977-1984 pour la modernisation de l'industrie des pâtes et papiers au Québec ou encore celle sur le développement de la construction et de la réparation navale en Nouvelle-Écosse. On constatera à la lecture du tableau 2 que les subventions à l'industrie ont bénéficié relativement plus au Québec tandis que les provinces de l'Atlantique et celles des Prairies étaient dotées de programmes particuliers, le régime des ententes auxiliaires restaurant un meilleur équilibre entre toutes les régions visées par les actions du MEER. La figure 3 montre par ailleurs les écarts très importants sur les montants par habitant reçus tout au long de cette période ; le Québec notamment [203] y apparaît beaucoup plus proche des « have provinces » que des « have-not provinces ».

Graphique 3.
Dépenses du MEER par habitant, entre 1969-1970 et 1981-1982,
en dollars courants

Source : Rapports annuels du MEER, pour les dépenses et Recensement 1976, pour la population.



Ces ententes-cadres faisaient appel à une approche multidimensionnelle, par opposition à l'approche sectorielle qui avait caractérisé jusque-là l'action du MEER. Elles ont aussi entraîné pour le ministère la mise en place de structures administratives plus décentralisées, tout en contribuant à restaurer la légitimité des gouvernements provinciaux. Voici ce que des experts de l'OCDE concluaient à cet égard après une mission au Canada :

Le système des ententes-cadres et des ententes auxiliaires de développement entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux constitue l'une des particularités les plus intéressantes de la politique de développement régional. Certes ce dispositif tient à ce que le Canada est un État fédéral ; néanmoins, le Groupe de travail pense que le système de consultations conjointes sur les objectifs et de partage du financement et de l'exécution pourrait être étudié avec profit non seulement par d'autres pays à structure fédérale mais aussi par des pays à structure non fédérale dotés d'un solide appareil administratif régional ou local [11].

Mais pour plusieurs raisons, cette révision en profondeur n'a pas conduit à ce qui pourrait être considéré comme une véritable politique de développement [204] régional. Au premier plan se trouve en cause la conception même de développement qui orientait l'intervention du gouvernement libéral. Accordant à l'entreprise privée l'initiative des actions, l'État se voyait confier un rôle supplétif, tenu en plus de s'ajuster tant à la conjoncture politique qu'à la conjoncture économique. C'est pourquoi la modernisation et la réorganisation industrielles n'ont pas vraiment été planifiées sur le long terme, avec pour résultat l'accentuation des inégalités face au marché du travail à l'intérieur du pays. Des facteurs politiques expliquent également les difficultés rencontrées dans cette nouvelle voie. S'il est vrai que les ententes-cadres de développement ont permis, pour un temps, de faire taire les récriminations provinciales et d'atténuer ainsi les tensions entre le fédéral et les provinces, elles ont aussi introduit beaucoup d'insatisfaction du côté ministériel. D'une part les ententes-cadres avaient exigé la mise en place d'un système bureaucratique de gestion qui relayait au second plan le rôle de la classe politique. D'autre part elles déplaçaient vers les provinces l'initiative de l'aide au développement régional de sorte que les dépenses engagées en vertu de ces programmes avaient peu de retombées « politiques » pour les députés et ministres libéraux, et ce au moment même où l'accession du Parti québécois au pouvoir à Québec remettait à l'ordre du jour la question de la survie du régime fédéral existant. Enfin, il est également important de tenir compte de l'évolution de la conjoncture économique. À la fin des années 1970, la montée simultanée de l'inflation et du chômage avait créé une situation de crise inédite car les inégalités régionales ne se cantonnaient plus dans des « zones spéciales », comme c'était le cas au moment de la création du MEER : même les régions industrielles les plus dynamiques étaient touchées par la récession. Une nouvelle évaluation de l'efficacité et de l'impact des programmes du MEER était devenue nécessaire.

Une deuxième révision en profondeur a été entreprise en 1978 par Marcel Lessard et complétée par Pierre de Bané après le retour au pouvoir des libéraux à l'automne 1980. On y déplore notamment que le développement régional soit demeuré l'affaire du MEER sans engager les autres ministères fédéraux. Tout en disant tenir aux ententes-cadres et à la collaboration avec les provinces, on y soutient aussi que le gouvernement fédéral doit davantage affirmer sa présence sur la scène régionale en prenant plus d'initiatives et en soutenant des projets, le cas échéant même sans la participation des gouvernements provinciaux. On y réclame également davantage de fonds.

Ayant opté pour une approche encore plus centralisatrice, le gouvernement Trudeau a d'abord placé le MEER au début de 1979 sous la direction d'un Conseil ministériel de développement économique et sous la supervision du Département d'État au développement économique et régional (le DEDER). Suit, en février 1982, une fusion avec le ministère de l'Industrie et du commerce au ministère de l'Expansion industrielle régionale (MEIR) et le début d'une période marquée par les mégaprojets dans le domaine de l'énergie et des ressources et par la prolifération des initiatives locales devant assurer la présence [205] fédérale partout sur le territoire. Ce nouveau ministère doit désormais concilier la gestion de programmes à vocation sectorielle et l'administration de programmes à vocation régionale. Parmi les nouveaux outils à sa disposition, on doit souligner la création en 1983 du programme de développement industriel et régional (PDIR), dont l'importance pour chacune des divisions de recensement, nouvelle unité géographique de référence, dépend de la situation du marché du travail, des revenus par habitant et de la capacité financière de la province où elle est située [12].

Ces nouvelles perspectives de développement régional constituent en fait l'aboutissement d'une tendance nationaliste et centralisatrice énoncée dès les premiers instants de l'arrivée de Pierre Elliott Trudeau à la tête du gouvernement fédéral. Elles coïncident avec une conception du fédéralisme qui conduit ultimement à une intégration des régions (provinces). C'est pourquoi elles ont donné lieu à de nombreuses critiques dont certaines s'inquiètent de l'impact de cette nouvelle orientation sur les régions sous-développées. À ce propos, le Comité sénatorial permanent des finances nationales affirmait :

Dans l'état de choses précédent, les régions avaient un défenseur au gouvernement, c'était le ministère fédéral de l'Expansion économique régionale. Maintenant que ce ministère a été dispersé, que son mandat politique a été transféré au DEDER et que la mise en œuvre des programmes est désormais la responsabilité du MEIR, qui va prendre à son compte, au sein du Cabinet, la cause des régions sous-développées ? Les ministres responsables du DEDER et du MEIR ont l'un et l'autre des responsabilités divisées et l'accent mis sur l'aspect régional dans la déclaration gouvernementale indique la ferme volonté du gouvernement de recevoir le crédit des initiatives fédérales dans les provinces [13].


L'impact régional des autres politiques fédérales

Le gouvernement central au Canada dispose d'autres moyens d'intervention dont les répercussions sur le développement des régions ne sont pas uniformes, même si l'impact régional reste dans plusieurs cas mal connu. Les stratèges libéraux ont d'ailleurs toujours été conscients de cette différenciation dans l'incidence des politiques fédérales bien que leur attitude ait parfois donné l'impression de nier [206] cette réalité. C'est ce qui s'est passé par exemple dans le domaine des politiques de stabilisation.

Étant donné les différences très importantes dans la structure économique de chaque région, non seulement à l'égard de la structure industrielle et du taux variable d'ouverture sur les marchés extra-régionaux mais aussi au niveau de la taille des entreprises et même de la structure de consommation, il faut s'attendre à ce que les politiques fiscales et monétaires d'inspiration keynésienne adoptées par le gouvernement fédéral aient un effet différent d'une région à l'autre. C'est pourquoi le Conseil économique du Canada recommandait, entre autres, en 1977, que « les mesures fiscales utilisées par le gouvernement fédéral à des fins de stabilisation soient combinées de telle façon que la proportion de la demande nationale allant aux régions à chômage élevé en soit accrue » [14]. Quelques efforts ponctuels ont bien été faits, mais les exposés budgétaires annuels sont toujours demeurés avares de détails sur cette dimension et les maigres résultats obtenus permettent de douter de l'importance qui leur a été donnée. Car l'inefficacité des politiques fédérales de stabilisation du point de vue régional et ce, plus particulièrement au Québec, a fait l'objet de nombreuses analyses dont la plus documentée est celle de Lacroix et Rabeau. Leur étude s'intéresse surtout aux dépenses de formation brute de capital fixe en raison de leur non-récurrence, de la valeur élevée de leur multiplicateur local et de leur potentiel d'effet structurant, tout en reconnaissant le rôle important joué par les stabilisateurs automatiques que sont par exemple les prestations d'assurance-chômage. Or les conclusions tirées par ces auteurs sont dès sévères pour les responsables gouvernementaux :

Le manque d'adéquation entre la politique fiscale du gouvernement central et les besoins de stabilisation de l'économie du Québec ne viennent pas uniquement de l'absence d'une régionalisation de la politique de stabilisation mais aussi de sa mauvaise orientation au niveau macroéconomique [15].

Pour être équitable, il faut ajouter que les gouvernements provinciaux ne sont pas épargnés pour autant dans cette analyse puisqu'on y montre combien l'orientation de la politique fiscale du Québec a été souvent procyclique et a même renforcé, à l'occasion, les effets négatifs de la politique fédérale.

L'une des justifications courantes d'un tel comportement des provinces tient au fait que ces administrations ne disposent pas de conditions de financement aussi intéressantes que ce que permet au pouvoir central l'accès privilégié à la Banque du Canada. Or, le projet d'une Caisse fédérale de [207] stabilisation régionale pour les provinces, proposé par Raynauld [16] en 1971, ou celui, plus récent, d'un Fonds de stabilisation suggéré par Lacroix et Rabeau apportaient d'intéressants changements à cet égard. Ils sont jusqu'à aujourd'hui restés sur les tablettes.

Le système de péréquation mis en place au milieu des années 1950 poursuit en revanche des objectifs régionaux explicites et le Canada se distingue à cet égard des autres pays à structure fédérale, du moins en ce qui concerne l'ampleur des sommes impliquées. Le groupe de travail de l'OCDE déjà cité conclut à cet égard :

Le système de péréquation budgétaire, qui a des équivalents dans d'autres pays, est par son ampleur, c'est-à-dire par le volume des dépenses, quatre fois plus important que le programme annuel courant du ministère de l'Expansion économique régionale et il semble avoir contribué davantage que la politique régionale à réduire les disparités de revenu entre régions... Il porte plutôt sur les effets de l'inégalité des ressources entre les provinces et, à l'évidence, ne saurait remplacer une politique active de développement différenciée [17].

Le gouvernement fédéral possède en tout l'entière juridiction sur la politique commerciale du Canada et comme l'économie canadienne est aujourd'hui encore reconnue comme l'une des plus protectionnistes dans l'ensemble des pays industrialisés, c'est donc un levier important pour l'État central. Étant donné par ailleurs la diversité des économies régionales, la structure tarifaire et la combinaison choisie de barrières non tarifaires s'avèrent importantes pour chacune des régions. La politique commerciale est en fait l'un des principaux instruments du gouvernement fédéral ne nécessitant ni dépenses publiques ni modification des opérations fiscales ou monétaires, ce qu'on appelé des « décisions pures ». Or, selon Martin,

On comprend d'une manière intuitive, toutes choses égales par ailleurs, que dans notre économie diversifiée, les régions étant fort distantes les unes des autres, les décisions pures du gouvernement possèdent, sur une base régionale, une efficacité bien plus grande que les politiques générales engageant des dépenses [18].

Le gouvernement a toujours été très conscient d'un tel pouvoir et c'est pourquoi malgré quelques discours aux accents libre-échangistes — credo libéral [208] oblige — le protectionnisme canadien qui, déjà sous John A. MacDonald avait servi à jeter les fondements du pays, est demeuré en place jusque sous les libéraux de Pierre Elliott Trudeau, si l'on fait exception des changements réalisés à l'échelle de tous les pays industriels en vertu des accords du GATT. La thèse du libre-échange n'a en fait servi qu'à pourfendre les « provinciaux » qui voulaient à leurs yeux « balkaniser » le pays.

Car les bénéfices sectoriels et régionaux que peut conférer une politique commerciale ont souvent permis de consolider les appuis électoraux. Ainsi l'accord canado-américain sur les produits de l'automobile a eu depuis 1965 un impact très important sur l'économie du pays mais ses effets en termes de croissance du PIB se sont presque entièrement concentrés en Ontario :

L'impact annuel moyen sur le Canada pour les années choisies est de plus d'un milliard de dollars. Près de 90% de cette somme va à l'Ontario et relativement peu au Québec et aux autres provinces (ibid., p. 390)... Ce qu'il faut conclure de ces résultats, ce n'est pas que les décisions pures possédant des caractéristiques semblables à celles de l'Accord sur l'industrie automobile ne devraient pas être appliquées, mais au contraire que, à cause du succès d'une telle décision au niveau régional comme au niveau canadien, tout un assortiment de décisions de ce genre devrait être appliqué dans les diverses régions [19].

En réalité, aucune décision d'une telle portée n'a pu bénéficier à quelqu'autre région que ce soit. Pendant que se consolidait l'industrie automobile ontarienne, le gouvernement fédéral offrait au Québec de maintenir temporairement les tarifs et quotas protégeant les produits des secteurs « mous » comme le vêtement et la chaussure aux prises avec les concurrents des pays à bas salaire. Dans les Prairies, ce sont des tarifs de transport de céréales maintenus extrêmement bas durant des décennies qui ont à la fois permis le développement d'une agriculture extensive tournée vers les marchés internationaux et rendu à peu près impossible la diversification industrielle souhaitée par les gouvernements provinciaux et les milieux d'affaires locaux. À ces doléances sur la politique de transports se sont ajoutées plus récemment dans ce coin du pays des condamnations sans appel de la « politique nationale de l'énergie », politique d'ailleurs révoquée dès la première année du nouveau gouvernement conservateur.

UN BILAN PROVISOIRE

S'il n'est pas facile d'évaluer un aspect limité d'une politique régionale, que dire de la tâche de faire un bilan de l'impact régional de l'ensemble des actions de gouvernements qui se sont succédés pendant près de vingt ans ? Pourtant les électeurs s'adonnent périodiquement à l'évaluation des politiques du [209] gouvernement, leur grille d'interprétation étant élaborée à partir d'une échelle de valeurs que les plus cyniques appellent les intérêts personnels et les plus naïfs, un projet de société. À titre d'observateurs nous avons tenté de rappeler et de mettre en perspective les principaux éléments de la politique régionale sous les libéraux fédéraux. Nous avons également cherché à établir les relations qui existaient entre ces éléments et un projet politique global caractérisé par des visées centralisatrices — une intégration autoritaire des régions — et un pragmatisme électoral forcé de tenir compte des diversités régionales. En conclusion, il convient d'abord de se demander si les objectifs du Parti libéral à l'égard des régions ont été atteints.

Il est communément admis que le premier objectif d'un parti politique est d'accéder au pouvoir et de s'y maintenir. D'emblée, il nous semble incontestable qu'une part de la longévité du règne libéral à Ottawa doit être attribuée aux actions entreprises sous le couvert de la politique de développement régional : les largesses distribuées et les stratégies mises de l'avant ont en effet su plaire à une majorité d'électeurs. Les disparités régionales ont-elles pour autant été atténuées ? Comme nous l'avons vu, le bilan à cet égard varie selon les indicateurs choisis. Les écarts de revenu et donc de bien-être matériel se sont rétrécis, au prix cependant de la mise en place d'un imposant système de redistribution des revenus vers les particuliers et vers les gouvernements provinciaux dont on peut aujourd'hui douter de la pérennité. Les causes profondes de ces disparités, en particulier sur le plan des opportunités d'emploi, sont par ailleurs toujours présentes. Quant aux remèdes dont les libéraux attendaient un effet déterminant, ils n'ont pas vraiment réussi à les administrer avec toute la rigueur qu'ils escomptaient. D'une part les résistances au bilinguisme et la remontée des régionalismes ont largement handicapé les efforts d'aplanissement des différences socio-culturelles. D'autre part la force des gouvernements provinciaux et la volonté des milieux économiques régionaux de prendre en main leurs propres destinées ont nui considérablement aux tentatives autoritaires d'intégration des régions.

Nous devons aussi nous demander si les actions du gouvernement central on su contribuer à l'atteinte des objectifs poursuivis dans chacune des régions, tels qu'ils sont exprimés, par exemple, par les gouvernements provinciaux. Ne serait-ce que pour avoir réussi à maintenir en vie une structure fédérale dans un pays à la fois marqué par les diversités sur le plan géographique et dépourvu de références à l'unité nationale sur le plan historique, il faut conclure que d'un point de vue strictement comptable chaque collectivité régionale a considéré y avoir trouvé son compte. Dans le cadre de ce qui est devenu, à l'approche du référendum québécois, la « bataille des comptes économiques », l'Institut de recherche CD. Howe [20], après un examen approfondi des méthodes utilisées pour [210] établir le bilan des dépenses et des recettes fédérales au Québec, concluait à l'existence d'une tendance réelle pour les Québécois à recevoir davantage du budget fédéral qu'ils n'y contribuaient, tendance largement fondée sur les subventions fédérales destinées à compenser la hausse spectaculaire du prix du pétrole importé. Mais la conclusion la plus importante de ce rapport demeurait la suivante :

Même s'il était possible d'appliquer intégralement les deux méthodes d'estimation de la répartition provinciale des dépenses et des recettes du gouvernement fédéral, les documents ne pourraient pas fournir un bilan provincial complet du régime fédéral. Ceci est vrai pour au moins deux raisons. Premièrement, l'étude du fédéralisme ne peut se limiter simplement à l'effet redistributif du budget du gouvernement fédéral. Deuxièmement, il est nécessaire de comparer le régime actuel aux autres situations possibles au moyen de la méthode du coût alternatif [21].

Cette conclusion ouvre en fait la voie à deux questions majeures concernant l'enjeu du développement régional dans l'ensemble canadien : les changements attendus dans la structure politique du pays ont-ils été réalisés ? les régions canadiennes sont-elles aujourd'hui davantage en mesure qu'il y a vingt ans d'assurer leur propre développement ?

À la première question il faut répondre un non catégorique alors que la seconde appelle une réponse nuancée. Les problèmes de chevauchement de juridiction, de manque d'harmonisation dans les politiques et plus généralement d'inaptitude à rassembler les conditions nécessaires à l'élaboration et surtout à la mise en œuvre de stratégies de développement adaptées à chaque contexte, loin de disparaître se sont même accentués au cours des vingt dernières années. Quant à la capacité d'autodéveloppement, pour laquelle la complexité de la situation ne permet qu'un bilan provisoire, elle varie avec le type de région. Comme le souligne Friedman, les régions périphériques doivent revendiquer une plus grande autonomie à travers l'affirmation de leurs différences culturelles et la participation aux décisions qui les affectent : l'homégénéisation culturelle encouragée par le pouvoir central et la centralisation du pouvoir à Ottawa et à Toronto sont allées en sens inverse. Pour les régions centrales, polarisées par les grandes métropoles du pays, l'auto-développement passe plutôt par l'accomplissement de leur potentiel spécifique en relation avec la nouvelle réalité dés villes mondiales : en ce cas, on ne peut écarter le fait que les efforts d'intégration socio-économique du pays menés par les libéraux aient pu contribuer à l'accession de Montréal et de Toronto à ces positions-clés dans le nouvel ordre économique mondial. Ces deux bassins de population ont d'ailleurs représenté pour le Parti libéral durant toutes ces années leur base électorale la plus fidèle.



[1] On réfère souvent à cette opposition à l'aide des concepts de « nation building » vs « province building ». Pour une discussion récente, voir LITHWTCK, H., « Regional development policies : context and consequences » pp. 121-155 ; COFFEY, W. et POLESE, M. (éd.), Still living together : recent trends and future directions in canadian regional development, Montréal : Institut de recherches politiques, 1987.

[2] Pour un examen fouillé des propositions de réforme constitutionnelle débattues à la veille du référendum québécois de 1980, consulter Commission de l'unité canadienne, Se retrouver, janvier 1979, Définir pour choisir, février 1979 et Un temps pour parler, mars 1979, Ottawa.

[3] Soulignons que cette étude parue en 1977 représente le plus beau « succès de librairie » de cet organisme paragouvernemental fédéral avec trois impressions en anglais et deux en français : Vivre ensemble une étude des disparités régionales, Ottawa, 1977.

[4] Estimé préparé par le Conseil économique du Canada et commenté par SAVOIE, D., Regional Economic Development : Canada's Search for Solutions, 1986, p. 110.

[5] Pour l'analyse du rôle joué à cet égard par la structure politique du pays, consulter BOISVERT, M., Les implications économiques de la souveraineté-association, le Canada face à l'expérience des pays nordiques, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 1980.

[6] Données tirées de la publication semi-annuelle du MEIR — région du Québec, Indicateurs économiques, juin 1986.

[7] Pour une vision politique et outaouaise de ces orientations, mais sans la partisannerie qui déteint forcément sur une auto-évaluation, consulter le Rapport du comité sénatorial permanent des finances nationales, 1982.

[8] Citation extraite d'un document du MEER, La politique gouvernementale et le développement régional, Ottawa, 1969, p. B-13.

[9] Ce document préparé par trois économistes de l'Université de Montréal, B. HIGGINS, F. MARTIN et A. RAYNAULD, aura une influence déterminante durant toutes les années 1970, tant au niveau théorique que stratégique. 1970.

[10] Pour plus de détails sur les actions entreprises au cours de cette première phase du MEER ainsi que sur les résultats de l'analyse interne qui en a été faite, consulter La nouvelle approche, Ottawa, ministère de l'Expansion économique régionale, 1976.

[11] OCDE, Les politiques régionales au Canada, Paris, p. 40.

[12] Des détails sur les fondements et l'opérationnalisation de ce programme sont fournis par Pierre-Paul PROULX, « Redéploiement industriel et développement régional : une perspective canadienne », pp. 9-18 ; BOISVERT, M. et HAMEL, P. (éd.), Redéploiement industriel et planification régionale, 1985.

[13] COMITÉ NATIONAL PERMANENT DES FINANCES NATIONALES, La politique gouvernementale et le développement, Ottawa, 1982.

[14] Un long chapitre est consacré à la régionalisation des politiques de stabilisation dans Vivre ensemble, une étude des disparités régionales, reproduit dans D. Savoie et A. Raynauld, Essais sur le développement régional, chap. X, 1981.

[15] LACROIX, R. et RABEAU, Y., Politiques nationales, conjonctures régionales : la stabilisation économique, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 1981, p. 92.

[16] RAYNAULD, A., « Pour une politique de stabilisation régionale », dans Administration publique du Canada, 1971, 14-3.

[17] OCDE, op. cit., p. 43.

[18] Tiré de FERNAND, M., « Impact régional de certaines décisions du gouvernement fédéral du Canada qui n'engagent pas de dépenses », dans L'économie politique de la Confédération, compte-rendu d'un colloque organisé conjointement par l'Institut des relations intergouvernementales de l'Université Queen's et le Conseil économique du Canada, 1978, p. 400.

[19] Ibid., p. 392.

[20] Pourquoi des bilans différents, Montréal, Institut de recherches CD. Howe, 1977.

[21] Idem, p. 25.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 9 septembre 2019 18:41
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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