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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jacques Hamel, “Procès de travail, rapports de parenté et transformations techniques.” Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 10, no 1, 1986, pp. 71-83. Québec: département d'anthropologie, Université Laval. [Autorisation accordée par M. Jacques Hamel le 13 décembre 2004 de diffuser cet article.]

[71]

Jacques Hamel

Procès de travail,
rapports de parenté
et transformations techniques
.” *

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 10, no 1, 1986, pp. 71-83. Québec : département d'anthropologie, Université Laval.

Introduction
Le procès de travail en tant qu'objet de recherche
Le procès de travail en tant qu'objet d'analyse : propositions théoriques et méthodologiques
Les résultats acquis de l'analyse
Les transformations du procès de travail par impacts extérieurs : analyse d'un cas de production sur contrat
Bibliographie
Résumé / Abstract


Introduction

À l'occasion d'un important colloque sur la situation et l'avenir de l'anthropologie en France, l'anthropologue Maurice Godelier lançait à sa profession le défi de l'analyse de l'entreprise capitaliste, pierre d'angle des rapports sociaux de la société qui s'y trouve fondée et, donc, objet d'étude privilégié pour son explication. À son avis, la mise en chantier de cette analyse constituait, en plus, une voie d'entrée de l'anthropologie dans le monde moderne, un banc d'essai et un terrain de contrôle de ses méthodes (voir Godelier 1979). C'est d'ailleurs sur le plan de la mise à l'épreuve des méthodes - de l'observation participante, notamment et principalement - que se différencierait avec netteté son apport neuf et fécond par rapport à la sociologie [1].

Aller dans l'entreprise observer directement ce qui s'y passe et non pas l'appréhender de l'extérieur par questionnaires et enquêtes statistiques [à la manière des sociologues], voilà ce que peut faire l'anthropologie et cela suffit à justifier le projet sur le plan scientifique.
Godelier 1979 : 62

Cette perspective d'analyse de l'entreprise capitaliste est donc à l'ordre du jour de l'anthropologie et, d'entrée de jeu, on peut lui reconnaître un certain avantage quant aux outils d'enquête et d'analyse destinés à ressaisir et apprécier à vif les caractères et propriétés de cet objet de recherche qui, suivant les cloisonnements étanches entre disciplines universitaires, serait à première vue du ressort exclusif de la sociologie. Cette distinction entre anthropologie et sociologie, fondée surtout sur les méthodes en jeu, reste néanmoins extrêmement fluide si l'on considère le fréquent recours aux [72] données statistiques dans les analyses anthropologiques et la généralisation des méthodes participantes par les sociologues [2]. Sans y voir paradoxe ou matière à provocation, il est question dans cet article - écrit par un sociologue de métier - de l'analyse d'un procès de travail à la lumière de l'anthropologie industrielle ; en l'occurrence, le procès de travail mis en oeuvre durant la période 1935-1950 dans une entreprise de la région des Bois-Francs - la Fonderie de Plessisville devenue depuis la société Forano - dont le choix et l'analyse permettent d'atteindre directement aux stratégies et pratiques économiques de Québécois francophones.

Si l'analyse de l'économie québécoise a été définie classiquement par la domination de l'étranger, des contraintes extérieures qui y ont interféré, il nous apparaît pour le moins opportun de renverser la perspective et de considérer le problème de cette domination sous l'angle de la spécificité des stratégies et pratiques économiques définies et déployées par des Québécois francophones. Pour dire bref, quelle était l'économie pratiquée par les Québécois francophones dans les branches du commerce et de l'industrie qui n'étaient pas sous le contrôle exclusif d'étrangers ? Quelle est la rationalité sociale qui la fonde et l'expliquerait ? Quelles classes sociales y sont présentes et concurrentes ?

L'analyse avait la chance d'être concentrée au maximum en prenant comme objet une entreprise située dans une région dont le développement ne s'est pas amorcé sous l'impulsion de capitaux étrangers, de l'installation de manufactures britanniques ou américaines comme cela s'est produit, par exemple, dans la région voisine de Drummondville. Par voie de conséquence, on y trouve un développement endogène [3] et, donc, au plan de l'analyse, des conditions de quasi-laboratoire pour atteindre et ressaisir directement les stratégies et pratiques économiques des Québécois francophones, notamment le procès de travail, objet privilégié de cette étude.


Le procès de travail en tant
qu'objet de recherche

Entendu comme rapport à la nature, un procès de travail est une chaîne d'actions, d'opérations individuelles ou collectives appliquée à la nature et destinée à en extraire des ressources qui, sous leur forme immédiate ou après avoir subi un certain nombre de transformations de formes et d'états, deviennent des biens sociaux. Ces diverses chaînes opératoires constituent au total les capacités d'intervention, les forces productives dont dispose une société pour agir sur la nature afin d'en détacher ses moyens matériels d'existence et de permanence ; s'y retrouvent aussi déterminés les multiples rapports matériels et intellectuels que cette société entretient avec la nature [73] qui l'entoure. Les ressources de la nature ne peuvent devenir des biens utiles que : 1) dans la mesure où d'abord elles peuvent satisfaire directement ou indirectement un besoin humain, posséder une utilité au sein d'une forme de vie sociale ; 2) si cette société dispose des capacités matérielles et intellectuelles de les séparer du reste de la nature et les faire servir à ses fins ; 3) si cette société possède une interprétation de la nature et qu'elle conjugue ces représentations intellectuelles à des moyens matériels pour intervenir sur une portion de la nature en vue d'assurer sa reproduction physique et sociale. Ces représentations intellectuelles de la nature sont donc constitutives des chaînes opératoires destinées à en extraire les ressources nécessaires au maintien et à la reproduction d'une société, et en déterminent les buts, la portée et les effets attendus ; en définitive, ces représentations intellectuelles font partie des forces productives dont dispose et que met en oeuvre une société afin d'établir ses rapports avec la nature (voir Godelier 1978).

Ces chaînes d'actions - individuelles ou collectives - sont définies socialement, au sein de rapports sociaux qui leur servent de cadre et de support directs, c'est-à-dire déterminent en dernier ressort : a) l'accès et le contrôle des ressources de la nature sur lesquelles sont opérées diverses actions enchaînées au sein du procès de travail en vue de leur faire subir des changements de formes et d'états ; b) les conditions de mise en œuvre de ces chaînes opératoires destinées à extraire et transformer les ressources de la nature ; c) la circulation et la répartition des ressources de la nature qui ont été disjointes et transformées par ces chaînes d'opérations individuelles ou collectives.

En tant que rapports sociaux de production, les rapports sociaux servant directement de cadre et de support au procès de travail ne font donc pas uniquement référence aux rapports réciproques entre participants directs ou indirects au procès dans le sein même des chaînes opératoires qui en sont constitutives, mais aussi aux rapports de ces participants face aux conditions d'accès et de contrôle des ressources de la nature, de mise en oeuvre des chaînes d'opérations destinées à les transformer et des produits qui en sont issus. Entendus de cette façon, les rapports sociaux de production renvoient au procès général d'appropriation de la nature, au procès de production des conditions matérielles d'existence et de leur distribution et échange au sein de la société. Le procès de production comporte donc, en plus des rapports des participants au procès de travail et avec la nature, des relations distinctes qui sont leurs rapports aux conditions de mise en action de ce procès et à ses produits et il faut prendre garde de les confondre [4]. Dans beaucoup de sociétés, des groupes d'individus ne participent pas directement aux chaînes d'opérations qui font partie d'un procès de [74] travail mais ils ont néanmoins des droits et pouvoirs sur sa mise en oeuvre et ses produits parce qu'ils disposent de droits patrimoniaux ou acquis sur le contrôle du territoire, des ressources naturelles, etc. À la limite il peut exister une séparation totale entre la propriété des ressources de la nature et des produits et les participants directs au procès de travail. Ces rapports distincts envers les ressources naturelles et les produits issus des procès de travail sont constitutifs des rapports sociaux de production, des rapports sociaux servant de cadre et de support directs aux chaînes d'opérations qui y sont mises en œuvre.

Suivant ces définitions et précautions théoriques, un procès de travail est donc déterminé au premier chef par les rapports sociaux qui président et régissent les formes d'appropriation des ressources naturelles, des moyens d'intervention sur la nature et des conditions de leur mise en œuvre au sein de diverses chaînes opératoires, et des produits qui en sont issus. Pour dire bref, les caractères et propriétés spécifiques d'un procès de travail sont conférés par les rapports sociaux au sein desquels sont définies et enchâssées les chaînes d'actions envers la nature permettant à une société d'en extraire ses moyens matériels d'existence. La spécificité d'un procès de travail, sa nature originale, a donc pour fondement les rapports sociaux qui le cadrent directement et le supportent socialement, ce sont ces propriétés qui le définissent [5]. Ceci implique l'hypothèse que l'organisation et le déroulement des chaînes opératoires constitutives du procès de travail dépendent en dernier ressort de la forme et de la logique immanente des rapports sociaux dans le cadre desquels elles sont enchâssées et mise en œuvre. Le procès de travail est donc expressif dans ses propriétés empiriques constitutives des rapports sociaux de production dont la mise en évidence, suivant cette hypothèse, permet d'atteindre à leur nature spécifique, au contenu des rapports sociaux de production qui le déterminent en dernière analyse. En d'autres termes, mener à fond l'analyse du procès de travail, ressaisi dans ses propriétés empiriques, permet de mettre à découvert la « matière sociale » des rapports de production qui en sont constitutifs, des rapports sociaux qui le mettent en forme et en action. Ce sont ces propriétés empiriques que l'analyse doit retrouver en priorité afin de construire théoriquement - d'expliquer - le procès de travail, défini ici en tant que révélateur des stratégies et pratiques économiques des Ouébécois francophones. Ces propriétés empiriques devraient donc permettre de ressaisir les rapports sociaux de production au fondement des stratégies et des pratiques, dans le cas particulier de l'entreprise Forano de Plessisville.

[75]


Le procès de travail en tant qu'objet d'analyse :
propositions théoriques et méthodologiques

Pour reconstituer les propriétés empiriques d'un procès de travail, l'objet d'analyse, c'est-à-dire les éléments concrets retenus pour analyse, doit être défini rigoureusement. Un procès de travail réunit et met en jeu de façon complexe : a) la nature, ses ressources, ou objet de travail ; b) la force de travail de ses participants, c'est-à-dire leur corps et leurs capacités physiques ; c) les moyens de travail, c'est-à-dire les outils et mécanismes opposés à la nature afin d'en extraire des ressources, des matières premières et qui, avec les capacités physiques et les divers savoir-faire des participants au procès de travail, constituent les forces productives ; d) les savoir-faire, astuces et habiletés dont les acteurs du procès sont doués ou qu'ils acquièrent, et qui comprennent les interprétations de la nature, les représentations communes des buts, des étapes de fabrication et d'usage des outils et mécanismes, les postures du corps dont les combinaisons multiples avec les moyens de travail déterminent autant de « procédés techniques », de modes opératoires en vue de guider et mettre en marche les chaînes d'actions face à la nature ; e) les enceintes où ces chaînes opératoires peuvent être comprises en totalité ou en partie.

L'objet d'analyse comprendra donc chacun des éléments ainsi distingués et définis, les multiples assemblages de ces éléments entre eux, leur mise en action successive ou simultanée dans le cadre des rapports réciproques entre participants directs ou indirects au procès de travail. Ces conjugaisons complexes mettent en lumière l'organisation du procès de travail sous son aspect concret, les divers modes d'appropriation de la nature qu'une société met sur pied et en action afin d'assurer sa reproduction physique et sociale. Il s'agit donc de ressaisir, d'inventorier et d'analyser les matières brutes privilégiées ; les dispositifs techniques et les machines en opération, leur disposition et les modalités spécifiques de leur usage et de leur manoeuvre ; les modes opératoires et les connaissances techniques connexes mises à l'épreuve ainsi que la manière dont ils se déploient dans le temps et l'espace ; l'aménagement et l'organisation des enceintes où sont comprises et se déroulent les chaînes opératoires du procès de travail ; les rapports réciproques entre ses participants directs ou indirects, etc. ; bref, l'ensemble des aspects constitutifs du procès de travail qui fait l'objet de l'analyse en anthropologie industrielle (voir Terrain no 2, 1984).

Dans notre perspective, les rapports sociaux de production font fondation, déterminent en dernière analyse les caractères des bâtiments d'atelier, leur destination et leur aménagement, l'organisation des chaînes d'opérations en leur sein, la disposition du parc des machines, leur interdépendance réciproque, etc., et leur mise en évidence devient dès lors un terrain d'observation. Cette hypothèse est confortée par les travaux récents de l'anthropologie [76] de l'espace et, surtout, de l'archéologie industrielle [6]. Celle-ci ajoute aux données du terrain des photographies, des cartes d'architecture, des plans de bâtiment desquels on peut tirer bénéfice surtout en cas d'absence - ou de nombre extrêmement réduit - de documents administratifs, juridiques, d'archives, dont la conservation n'a jamais été officiellement encouragée par la direction de l'entreprise [7]. Relativement privée de ces matériaux - dont le recours aurait alimenté des opérations classiques de comparaison et de compilation statistique - l'analyse a mis à contribution des dizaines de clichés pris sur le vif dans les ateliers, de cartes et plans où sont précisés les dimensions, l'aménagement, la disposition des machines et des établis, etc. Ces matériaux sont utiles pour mettre à jour les propriétés empiriques du procès de travail avec l'aide permanente des partenaires sociaux de l'entreprise (ouvriers de métier, membres de la direction, etc.). On a pu préciser ainsi l'analyse topologique et morphologique du procès de travail et atteindre au contenu spécifique des rapports sociaux de production et de leurs transformations multiples et complexes.

Faire appel à des photographies et à des plans ne va cependant pas sans difficulté. Les débats en cette matière concernent au premier rang la définition des contenus spécifiques de ces matériaux dont l'analyse peut procéder, les qualités de représentativité et d'objectivité de la matérialité sociale qui y est représentée [8]. L'objectivité et la représentativité de ces contenus ne peuvent être déterminées par ces matériaux eux-mêmes mais par les qualités propres de l'objet de recherche qui préside au découpage et remontage de leurs contenus de ce point de vue et suivant des règles explicites [9].

Un matériau d'analyse résulte d'un découpage empirique de la matérialité sociale, à construire en vue de l'analyse ; aux enquêtes, entrevues, observations, etc., correspondent autant de découpages dont les règles diffèrent. « En vue de l'analyse »car la réalité sociale n'étant pas univoque, le matériau ne recèle pas un objet unique, il en recèle plusieurs. « À construire », en ce sens que si le matériau choisi recèle un objet donné l'analyse seule peut l'y faire apparaître dans des conditions qui en permettent l'explication.
Grenier 1983 : 152

Pour analyser, il faut transformer les matériaux, les convertir en quelque sorte depuis l'objet de recherche, dont la spécificité préside et régit cette opération de réduction. Dans le cas des cartes et des photographies, il s'agit d'y faire apparaître la logique du procès de travail telle qu'elle se trouve empiriquement construite dans ces matériaux.

[77]

En faisant en quelque sorte éclater la logique du matériau, l'analyse consiste à faire apparaître la logique de l'objet tel qu'il se trouve empiriquement défini dans un matériau donné. Le matériau est donc à travailler pour le déconstruire et le reconstruire du point de vue de l'objet de la recherche ; ce travail seul permet de définir l'objet d'analyse, c'est-à-dire l'objet dans sa construction empirique.
Grenier 1983 : 152

Il s'agit pratiquement de reconstruire les matériaux selon une nouvelle charpente dont l'édification est guidée par l'objet de recherche. Ce travail a exigé la mise en série de ces matériaux dans des ensembles compacts définis du point de vue des époques, des parties et éléments du procès de travail considérés dont l'analyse était opérée par voie de comparaisons. La méthode comparative crée un jeu d'éclairage complexe au terme duquel les éléments constitutifs du procès de travail ainsi que leur organisation sous-jacente apparaissent dans leur contexte et leurs multiples transformations.


Les résultats acquis de l'analyse

L'entreprise, à ses débuts, est une fonderie produisant pour les besoins du marché domestique et comprenant un nombre restreint de bâtiments d'architecture très simple. C'est une boutique de forge de village, dont les développements multiples et successifs sont alimentés par des stratégies régies par des motifs communautaires, mettant à contribution les ressources financières de la municipalité et le concours de la population locale et régionale aux fins de l'accumulation du capital [10]. L'accumulation de ce capital préside autour des années 30 à la transformation de cette fonderie de taille restreinte en une entreprise métallurgique dont les produits (matériel de transport et de manutention fabriqué sur commande) sont destinés à l'industrie des mines et de la forêt.

Ces pièces, rouages et appareils - mis au point suivant les demandes et exigences des clients - sont issus de chaînes d'opérations peu standardisées, exigeant un recours limité aux machines, dont la disposition au sein des ateliers est présidée par les contraintes du système de transmission d'énergie. La transmission du mouvement vers les machines se faisait à l'époque au moyen d'un dispositif central à vapeur qui, à l'aide d'une tige verticale munie d'engrenages, communiquait une force mécanique d'impulsion par renvois d'angles aux arbres de transmission de chaque atelier, puis au delà, par courroies, jusqu'à la partie opératoire des machines. En raison des [78] problèmes de déperdition d'énergie inhérents à ce système opérant relais après relais, les machines requérant une force d'impulsion élevée devaient être disposées immédiatement sous l'arbre de transmission des ateliers afin d'y être directement branchées ; l'énergie des machines de moindre puissance était transportée depuis l'arbre par des poulies intermédiaires fixées sur des poutres au plafond. Ce système de transmission commandait le choix et l'usage de machines qui lui étaient compatibles puisque les autres sources d'énergie en service dans les ateliers - telle l'électricité - ne pouvaient guère les servir et les mettre en action. Le caractère centralisé de ce dispositif particulier mettait en marche la totalité des machines, qu'elles soient ou non en état de service ; mais elles ne pouvaient pas être opérées de façon simultanée. En effet, la mise en service d'une machine causait alors une dépense accrue d'énergie, déterminée par l'effort subi par sa partie opératoire, variant selon le temps d'exécution des opérations, la nature des matières à traiter, le calibre de l'outil mis en action et la vitesse de son entraînement.

La force du mouvement transmis devait être de surcroît répartie entre les machines mises en service simultanément et ne devait dépasser d'aucune façon les capacités totales du système afin d'éviter les bris et pannes. Ce système de transmission et les limites de la force d'impulsion répartie régissaient donc à cette époque la mise en œuvre des chaînes et modes opératoires du procès de travail ; ils constituaient, du point de vue technique, le noeud stratégique de leur organisation interne et de leur mise en action. Les cartes et photographies peuvent ici jouer un rôle de premier plan pour l'analyse des propriétés empiriques [11]. Les photographies peuvent être également mises à contribution afin d'éclairer la composition et la logique internes de la force de travail, autant de pièces à l'édification d'hypothèses concernant les rapports de production constitutifs de ce procès de travail.

Après avoir identifié les participants directs ou indirects aux chaînes opératoires du procès de travail, on a découvert des équipes d'ouvriers dont la constitution et la mise en action est déterminée au premier chef par les liens de consanguinité et d'alliance, c'est-à-dire réglées selon les modalités propres au rang de descendance ou au degré de parenté qui définit une sorte d'arbre hiérarchique buissonnant, dans lequel sont enchâssés la division du travail, les formes d'organisation et de mobilisation de la force de travail et les rapports mutuels de coopération engendrés par la mise en oeuvre des chaînes opératoires. Chaque équipe, par exemple, fait bloc en permanence autour d'un aîné commun quand il s'agit de mettre en route et de mener à terme la totalité des opérations du métier dont les membres se conçoivent comme les dépositaires et les véhicules.

[79] Les opérations de métiers spécifiques sont du ressort exclusif de « familles » particulières, dans le cadre desquelles elles sont acquises et transmises, et leur mise en train s'effectue sous l'initiative, la direction et la surveillance de l'aîné commun - qui y prend une part active - dont l'expérience et la maîtrise du métier font autorité auprès des membres de l'équipe. Ce contrôle de l'aîné peut se relâcher dans le cours des opérations mais sa mise entre parenthèses et sa délégation au profit d'un autre membre de l'équipe (ordinairement le frère ou le fils de l'aîné) n'efface d'aucune façon le contrôle et le pouvoir dont il dispose. La mise au point de pièces ou appareils complexes requiert d'entrée de jeu une coopération élargie, le concours simultané ou successif d'équipes, on fait alors appel à des associations réciproques privilégiées entre équipes fondées sur la descendance et l'alliance.

Il est dès lors fondé de prendre pour hypothèse que les rapports de descendance et d'alliance mettent en forme les chaînes opératoires de ce procès de travail, y déterminent en dernière analyse la forme sociale de sa mise en action et de son contrôle interne et y fixent son degré de cohérence, sa logique immanente et sa rationalité ; bref, les rapports de parenté sont constitutifs des rapports sociaux de production [12]. Allant plus loin, la primauté de ces rapports sociaux au sein du procès de travail en usine concerne directement l'accès aux ressources de la nature et aux produits qui en sont issus ainsi que leur contrôle. La gestion de l'exploitation du travail, par exemple, s'opère dans ce procès de travail au travers de ces rapports sociaux dont la primauté définit la forme et les orientations ; le degré de prégnance de ces rapports détermine donc partiellement le jeu de l'accumulation du capital en tant que but et moteur immanent de ce procès de travail.


Les transformations du procès
de travail par impacts extérieurs :
analyse d'un cas de production sur contrat

Les rapports de parenté sont donc déterminants au premier chef des conditions de fonctionnement et de reproduction du procès de travail en question, dont le contrôle est alors défini par le jeu de leur flexibilité. Ces rapports sociaux priment à tous égards et le degré de leur primauté à cette époque fait en sorte que les contraintes - sociales et techniques - qui s'intercalent dans la mise en action du procès de travail y trouvent « naturellement » réponse [13].

Ce procès de travail se transforme néanmoins, suivant la flexibilité du contenu des rapports de descendance et d'alliance qui le régissent, dont la [80] prégnance tend à se relâcher et s'effacer sous l'impact de commandes provenant du cabinet d'ingénierie canadien-anglais C.D. Howe [14], par les exigences et contraintes qui sont fixées et imposées dès lors par un nouveau marché. Ces contraintes ont dès lors une force tellement prépondérante dans la mise en action du procès de travail que sous leur impulsion des mutations et des transformations s'y produisent, dont les effets se déploient comme en serre chaude.

D'entrée de jeu, ces commandes exigent la construction de pièces, rouages et appareils mécaniques dans des matières brutes - acier et fontes affinées - dont le recours permanent entraîne des difficultés récurrentes dans la mise en marche du système de transmission de l'énergie motrice des machines. Ces matières comportent un degré élevé de rigidité, auquel doivent être opposés de façon impérative l'usage et la force des machines dont l'effort des parties opératoires s'accroît en intensité et éprouve les capacités internes de ce système de transport du mouvement, jusqu'à son remplacement obligé par le courant électrique. Or l'alimentation par électricité annule d'un seul coup les problèmes et contraintes multiples de la déperdition d'une force d'impulsion initiale, interférant jadis au premier rang dans la disposition et l'ordre d'usage des machines. La disposition du parc des machines n'est donc plus alors déterminée par l'axe des arbres de transmission dans les ateliers et chaque machine, disposant d'un moteur électrique autonome, peut être opérée sans égard aux aléas de la répartition de l'énergie dans le système de transmission et de ses potentialités.

En centrant l'analyse des cartes et photographies sur cet aspect, il est mis en évidence par comparaisons que le parc des machines s'ordonne en rangées, selon les attributs propres à chaque machine (type de machine, calibre de l'outil, hauteur des pointes, etc.), déterminant par conséquent une direction et un ordre de progression des chaînes opératoires du procès de travail constitutifs de l'aménagement des enceintes où elles sont comprises et mises en œuvre [15]. L'organisation des chaînes opératoires prend racine dans l'aménagement des ateliers, dont la spécificité détermine un ordre de production entre opérations, entre métiers, entre machines qui, de proche en proche, forment système.

Cette disposition du parc des machines est expressive à tous égards, dans sa spécificité, de nouveaux rapports sociaux de production au sein de ce procès de travail et en est une voie d'accès et d'analyse privilégiée. La mise à jour des propriétés de l'aménagement des ateliers permet de déduire sous cet angle que le recours permanent des machines aux fins des opérations proprement dites subordonne et efface les habiletés liées aux métiers, les [81] processus complexes de leur acquisition et de leur transmission, le contrôle total des opérations de métier, le libre jeu des ateliers dont la mise en forme était jusqu'alors intriquée de façon immédiate dans les rapports de parenté.

Ces rapports de production sont donc en voie de subordination et de mutation sous l'impact de l'impulsion de la disposition par rang, opérant d'emblée une différenciation multiple dans les conditions du procès de travail en action et dans les rapports réciproques entre ses participants directs et indirects. Cette différenciation a pour source et moteur la prépondérance des attributs proprement techniques des opérations et des moyens de production du procès de travail dont le degré de prégnance détermine son organisation et sa mise en action selon un ordre par rang, constitutif d'une hiérarchie sociale, d'une structure de classes qui le soutient. La différenciation sociale entre participants du procès de travail se fait en conformité avec cet aspect dont la primauté est alors déterminante et à l'origine de leur place spécifique en son sein, qui les définit sans référence directe ou indirecte à une tradition généalogique des rapports de parenté en jeu.

Cette transformation du procès de travail est induite par les commandes d'un cabinet d'ingénierie canadien-anglais. Elle est à l'origine de rapports sociaux de production disloqués, suivant la spécificité des contradictions qui les définissent dans ce contexte, dans son histoire et dans l'histoire de la société québécoise, dont en dernière approche une théorie de la transition [16] fournirait les outils théoriques et méthodologiques essentiels à leur explication. La présence des rapports de parenté et l'analyse de leurs effets divers dans le procès de travail en usine et de leurs mutations multiples permettraient, dans le cas de la société québécoise, de mieux saisir et d'expliquer les modalités spécifiques des transformations historiques de son économie. L'anthropologie trouve ici un terrain d'élection.


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RÉSUMÉ / SUMMARY

Procès de travail, rapports de parenté
et transformations techniques


Cet article vise à restituer les caractéristiques empiriques du procès de travail dans une entreprise des Bois-Francs au Québec. Le but est d'avoir prise ainsi sur les stratégies et pratiques économiques des Québécois francophones et sur leur transformation. Le résultat principal de l'analyse est qu'on ne peut comprendre ces transformations sans tenir compte de la présence des rapports de parenté dans les rapports de production eux-mêmes et leur remise en cause suite aux transformations techniques sur la chaîne de production. L'article est théoriquement inspiré surtout par les travaux de Maurice Godelier.

Production Processes, Kinship Networks
and Technological Innovation

The article sets out to determine the empirical traits of production processes in a BoisFrancs, Québec company. The intention is thus to identify the economic strategies and practices of Francophone Quebecers and also transmutations thereof. The major finding of the analysis is that one can hardly understand such changes without reference to the effects of kinship patterns evident in interrelated production techniques and the evolution of the latter because of technological innovation along the assembly line. The article's underlying theory derives largely from the work of Maurice Godelier.


Jacques Hamel
Département de sociologie
Université de Montréal
C.P. 6128, Succ. A
Montréal (Québec)
Canada H3C 3J7


* Cet article est issu de ma thèse de doctorat dont les recherches ont été menées dans le cadre d'une équipe du département de sociologie de l'Université de Montréal sous la responsabilité de Gilles Houle. Le texte a profité des remarques et conseils de G. Houle et Paul Sabourin, que je tiens à remercier,

[1] M. Godelier l'a rappelé à maintes reprises lors d'entretiens, en réponse à des questions concernant la spécificité de la pratique de l'anthropologue ; voir Godelier et Debouzy (1977), Godelier et al. (1978), Godelier et Gwenael (1985).

[2] La dernière en titre étant, bien évidemment, la fameuse « intervention sociologique » de Alain Touraine ; voir A. Touraine (1978) et Touraine et al. (1982).

[3] Ce développement endogène a eu pour moteur essentiel l'essor de l'entreprise Forano.

[4] Cette question est au centre d'un débat théorique et méthodologique en anthropologie, opposant notamment Godelier, Terray et Rey. Godelier en a résumé les termes (Godelier 1979). La présentation de Godelier lors du colloque sur la situation et l'avenir de l'anthropologie en France a entraîné entre ces chercheurs une discussion ouverte dont on lira la retranscription dans les actes du colloque.

[5] Il faut mettre en cause la démarche d'un marxisme trop « mécanique » prenant pour hypothèse que la spécificité d'un procès de travail a pour fondement ses caractères « techniques », la nature des forces productives qui y sont mises en oeuvre.

[6] Voir F. Paul-Lévy et M. Segaud (1983), K. Hudson (1973), A. Raistick (1973) ; pour ce qui concerne les travaux québécois en archéologie industrielle, voir Mayrand (1983).

[7] Les entreprises québécoises (francophones) ont été particulièrement négligentes de ce point de vue ; l'absence de ces documents rend le travail de reconstitution empirique et historique extrêmement difficile et compliqué.

[8] On aura une idée nette de ces débats, de ces enjeux théoriques et méthodologiques - pour l'heure sans issue définitive - en lisant les actes du colloque international « Aspects de la photographie scientifique » (1978).

[9] Il s'agit ici d'une démarche inductive dont la rigueur est fondée méthodologiquement - non pas par l'application d'une technique - dans l'explicitation des règles opératoires qui ont présidé à la définition de ce travail de reconstitution empirique.

[10] Suite à un grave incendie, la municipalité apporta son concours aux fins de l'accumulation du capital nécessaire au maintien de l'entreprise et à la relance de ses opérations en accordant une subvention d'un dollar par habitant. Des citoyens et des agriculteurs de la région achetèrent aussi des actions de la compagnie. Force cependant est de conclure que ces achats d'actions n'avaient pas pour but principal un profit de dividendes puisque nos recherches ont montré que la majorité des détenteurs d'actions ne s'est pas occupée d'en suivre le cours ou d'en enregistrer les gains. À tel point que lorsque le président-gérant a entrepris de consolider sa participation au capital pour devenir l'actionnaire majoritaire de l'entreprise, il a pu les acheter à très bon compte auprès du curateur public qui les avait récupérées devant l'impossibilité de retrouver leurs premiers propriétaires ou leurs héritiers.

[11] L'analyse sera ici réduite à l'essentiel, elle prendra pour exemple privilégié les transformations du procès de travail, du point de vue social et technique, sous l'impact de commandes provenant d'un bureau d'ingénierie canadien-anglais.

[12] C'est l'hypothèse centrale de Godelier que les rapports de parenté, les rapports politiques, etc., peuvent dans certaines sociétés être constitutifs des rapports sociaux de production, « fonctionner » de cette façon suivent son expression. Cette hypothèse est confortée par les travaux convergents de K. Polanyi, Ed, Will, L. Dumont et ceux de l'historien G. Duby (voir M. Godelier 1984).

[13] Ainsi, par exemple, le recrutement des membres des familles est favorisé aux dépens de l'introduction de nouvelles machines, dont le coût d'achat est jugé trop élevé.

[14] La maison C.D. Howe était, au milieu des années 30, maître-d'oeuvre de l'équipement mécanique des installations portuaires situées en Ontario et des installations servant à l'ensilage du blé de l'Ouest canadien.

[15] Cette question est d'importance et de nombreux ouvrages y font référence ; voir Barros et Virnet (1975), De Gaudemar (1982), Marglin (1973), Salerni (1979).

[16] Sur la transition, voir les contributions de Godelier (1981 et 1983).


Retour à la collection: Les sciences sociales contemporaines. Dernière mise à jour de cette page le dimanche 27 janvier 2013 11:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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