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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jacques Hamel, “L'analyse des systèmes techniques. Considérations socio-anthropologiques”. Un article publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 86, janvier-juin 1989, pp. 159-170. Paris: Les Presses universitaires de France. [Autorisation accordée par M. Jacques Hamel le 31 janvier 2008 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Jacques Hamel 

L'analyse des systèmes techniques.
Considérations socio-anthropologiques
”. 

Un article publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 86, janvier-juin 1989, pp. 159-170. Paris: Les Presses universitaires de France.
 

Résumé / Summary
 
I.   « Système technique » et « procès de travail »
II. L'analyse des systèmes techniques
III. Les systèmes techniques : une perspective d'analyse
IV. L'analyse d'un système technique : une expérience de terrain
V. Brève conclusion
 
Bibliographie

 

Résumé

 

L'analyse des systèmes techniques fait surgir des difficultés redoutables pour toutes les sciences sociales. Une mise en perspective s'impose à l'analyste, en fonction des diverses sociétés, en raison de la connotation du terme dans les sociétés modernes. L'analyse de tout système technique ne peut se dispenser d'une description minutieuse où le langage joue un rôle prépondérant, pour le saisir en tant que totalité sociale. 

SUMMARY

 

The analysis of technical systems is giving rise to considerable dangers in the field of all social sciences. Analysts are faced with the obligation to study them in perspective, taking account of the variety of societies in view of the connotations of the term in modern societies. The analysis of any technical system cannot leave aside a scrupulous and detailed description, in which language is playing a leading part, so that it can be fully understood as representing a whole social entity. 


Il est reconnu de longue date que l'analyse des « systèmes techniques » fait surgir des difficultés redoutables pour toutes les sciences sociales. Il importe ici d'en prendre la mesure, en commençant par définir ce qui est désigné par « système » et « technique » dans l'optique de ces savoirs théoriques. Bien qu'il ne soit nullement question de mettre en chantier une généalogie et la genèse historique de ces mots au sein de ces savoirs, il convient néanmoins de remarquer que leur réunion introduit l'idée de travail, d'un procès de travail entendu en un sens générique de chaînes d'opérations mobilisées aux fins d'une action sur la nature, sur la matière. En vue d'extraire et de transformer des ressources naturelles, une société détermine et met en oeuvre des moyens et procédés ayant pour spécificité, aujourd'hui, d'apparaître réductibles à des propriétés physiques et instrumentales. Or, dans la perspective d'une analyse destinée à définir théoriquement un système technique, force est de reconnaître qu'une telle conception de la technique est un avatar moderne qu'il faut prendre en considération dès qu'il s'agit d'analyser les systèmes techniques constitutifs des sociétés visées par l'anthropologie. 

Car, au plan analytique, il est requis de prendre acte d'un fétichisme de la technique pour reprendre des mots célèbres [1], suivant lequel la technique apparaît sous forme d'un système et d'un régime purement physiques et instrumentaux. Ce fétichisme de la technique, sur lequel nous aurons bientôt à revenir, est en fait une ruse propre à la nature des rapports sociaux constitutifs des sociétés modernes dont la forme d'élection est une séparation entre la technique et la société, l'économie et la culture pour tout dire, distinction apparaissant de droit et désormais incontestée. Or, il convient de la mettre en cause dans ces brèves remarques sur l'analyse des systèmes techniques. Cette mise en question de la spécificité apparemment autonome de la technique, spécificité découlant -il importe de le noter - de la différenciation sociale caractéristique des sociétés modernes, ne doit pas être opérée de façon aveugle, ni s'inscrire en faux devant la valeur de la technique comme il est aujourd'hui de rigueur [2]. La recherche d'un âge d'Or de la société exempte de la « perversion technicienne » est rien moins à notre avis qu'un point de vue réactionnaire qui ne fait que rajouter aux difficultés rencontrées dans l'analyse de la technique et, donc, de sa maîtrise.

 

I. - « Système technique »
et « procès de travail »

 

Tout « système technique » est constitutif du rapport qu'une société entretient envers la nature afin d'assurer ses conditions d'existence, défini en acte, pourrait-on dire, au sein de ce qu'il est convenu d'appeler un procès de travail, si tant est que la modernité de ces termes soit admissible ici [3]. Entendu comme rapport à la nature, un procès de travail est donc une chaîne d'opérations individuelles ou collectives destinées à extraire, à arracher à la nature des ressources qui, sous leur forme immédiate ou après avoir subi un certain nombre de transformations de formes et d'états, deviennent des biens sociaux, quels qu'ils soient. Ce rapport à la nature, réduit au « travail » dans ses conditions d'effectuation, a donc une valeur anthropologique et « préside aux échanges métaboliques entre l'espèce humaine et la nature » (Marx, 1979, 70). Ce procès de travail envers la nature est constitutif de rapports sociaux, Le. est mis en forme au sein de rapports sociaux dont les propriétés déterminent au premier chef la spécificité de ces chaînes opératoires envers la nature. Sur ce point précis, il a été mis en relief dans des ouvrages anthropologiques qui font autorité [4] que les chaînes opératoires envers la nature étaient constitutives des rapports de parenté ou ramenées à des actes poético-religieux déterminant la nature originale, spécifique, du rapport de diverses sociétés à la nature environnante. Il importe donc ici de tirer un premier enseignement : les actions envers la nature revêtent une extrême richesse Irréductible à un registre physique et instrumental dont la mise au jour peut néanmoins être opérée au sein d'une analyse réalisée dans ce but [5]. Cultiver la terre, faire pousser des ignames, faire un beau jardin n'est aucunement - selon Michel Panoff [6] - pour les Maenge vivant aujourd'hui en Nouvelle-Bretagne, produire ou transformer la nature. L'horticulture, dans cette société, n'est point envisagée : faire un jardin, ce n'est nullement transformer la matière, c'est échanger et maintenir, dans et par ces actions envers la nature, une relation fondamentale avec les forces invisibles de la nature, de l'univers, comprenant les morts encore vivants et les dieux toujours puissants. Les soins apportés sans relâche à la beauté, à la disposition des cultures, jusqu'à la bonne odeur émanant du jardin ne sont ici en rien, aux yeux des Maenge, considérés comme des actions envers la nature mais comme des actions propices au recueil de mérites qu'ils savent d'ailleurs fort bien reconnaître dans l'abondance ou la pauvreté des récoltes, définissant soit les vertus soit les sanctions qui leur sont ainsi attribuées par les ancêtres et les dieux. 

Il devient clair que le rapport d'une société à son environnement constitutif de tout procès de travail doit être étudié sous deux plans : a/ D'abord, en tant que chaîne opératoire envers la nature par laquelle une société définit les conditions de son maintien et de sa perpétuité ; b/ Ces chaînes d'opérations s'expriment sous une forme sociale, i.e. des rapports sociaux dont la nature spécifique détermine l'originalité du rapport qu'une société entretient avec son environnement. Le procès de travail, ainsi compris, est donc un observatoire privilégié pour la saisie d'une société dans sa généralité, une espèce de prisme où une société déterminée peut être considérée dans ce qui la caractérise, notamment du point de vue des voies et moyens mobilisés dans son rapport à la nature, à condition de ne pas réduire les qualités techniques du rapport ainsi défini à une matérialité physique propice à la détermination de ce que serait véritablement un système technique. 

Car, considérer un système technique du strict point de vue d'une matérialité présumée physique c'est opérer un découpage épistémologique dont il faut prendre acte puisque sa nature renvoie directement aux propriétés des rapports de production capitalistes dont la prégnance au sein des procès de travail constitutifs de ces sociétés a engendré une différenciation où le système technique apparaît sous une forme physique, en tant qu'outils, dispositifs matériels dont les caractères sociaux se soustraient à la connaissance pour apparaître en tant que « choses ». C'est en ce point précis qu'il convient d'évoquer le « fétichisme de la technique », puisque, dès lors que les chaînes opératoires envers la nature acquièrent ce caractère fortement différencié de toute autre facette de la vie sociale - la religion, le politique, la famille - les qualités techniques du rapport d'une société à la nature peuvent désormais apparaître dans une sorte d'irréductibilité dont le « système technique » serait l'expression par excellence. La fortune d'une pareille expression peut, par un usage immodéré, autoriser une analyse des « systèmes techniques » où les rapports divers et multiples des sociétés à la nature peuvent être placés sous le seul éclairage des sociétés modernes et, en ce cas, la technique peut être réduite à un état de « chose matérielle » exempte de qualités symboliques, voire de tout attribut relatif à la vie sociale, à l'organisation de la vie en société. 

Cette réification est désormais courante et intervient jusque dans le savoir savant, par exemple, dans les sciences sociales - dont le développement a été fortement déterminé par l'époque moderne - qui se sont édifiées sur des oppositions paraissant aujourd'hui trop évidentes pour être discutées mais qui en sont néanmoins des expressions directes : forces productives - rapports de production ; efficacité technique - efficacité symbolique ; travail-interaction [7]. Ce n'est pas ici le lieu de discuter des limites et des inconvénients de ces oppositions, qui ne peuvent que trop aisément être entendues comme irréductibles : leur mise en cause a donné lieu à des formules, certes commodes - « les forces productives sont sociales », « les forces de production n'existent que combinées à des rapports de production », « les forces productives sont assorties de rapports de production » - mais au demeurant tout autant problématiques. Il ne s'agit nullement de mettre en échec ces formules fort opportunes dans ces circonstances mais de constater qu'elles reprennent sur nouveaux frais cette séparation entre « technique » et « société », effet sans nul doute des ruses de la technique [8] dont l'expression par excellence est assurément de la considérer comme déterminante au premier chef, à l'exemple de ce passage de Marx, pourtant averti des pièges relevant du caractère « fétiche » de la technique. 

« La technologie met à nu le mode d'action de l'homme vis-à-vis de la nature, le procès de production de sa vie matérielle et par conséquent des rapports sociaux et des idées ou conceptions intellectuelles qui en découlent » (Marx, 1973, 59). 

Il s'en faut donc de peu pour que cette opposition - issue d'une différenciation sociale, il importe de le répéter - entre les forces productives, résumées ici à la technique, et les rapports sociaux donne lieu à un rapport de cause à effet où, ainsi qu'il apparaît chez Marx, les rapports sociaux découlent d'un état de la technique dont la détermination intervient en premier lieu. Les travaux des anthropologues et historiens sont ici d'un intérêt majeur et fructueux en vue de tempérer ce faux déterminisme. La lecture de L'Europe technicienne de David Landes [9], par exemple, incite à déclarer périmée cette opposition dont la mise en cause ne peut en aucune façon se réduire au renversement des termes, susceptibles de fonder des conclusions opposées. Ce point résumant d'ailleurs le dilemme classique des sciences sociales : technique ---> société ou société ---> technique, voire économie ---> culture ou culture ---> économie dont la hauteur des enjeux ne fait pas de doute. Cependant que, considéré de près, ce dilemme est particulièrement vain dès lors qu'il s'agit de déterminer un ordre de préséance car, note L. Mumford, « pour comprendre le rôle prédominant joué par la technique dans la civilisation moderne, il faut d'abord explorer en détail la période préliminaire de préparation idéologique et sociale. Non seulement il faut expliquer l'existence de nouveaux instruments mécaniques, mais il faut exposer comment la culture était prête à les utiliser et à en profiter si largement » (Munford, 1950, 16). 

Si la technique, dans sa différenciation des autres éléments de la vie sociale, a pour forme d'élection un fétichisme qui la fait apparaître comme une « chose », force est de reconnaître que, pour aussi paradoxal que cela puisse paraître, la connaissance de la technique sous cette forme possède en même temps des vertus cognitives positives puisqu'elle devient un objet précis dans la pensée - savante ou de sens commun - dont le contrôle permet un âge d'Or de l'innovation technique. Il devient ainsi possible d'étudier les techniques en soi et la technologie - qui précisément s'y destine - est rien moins que la mesure de leur différenciation au sein des sociétés modernes dont l'anthropologie et la sociologie doivent obligatoirement prendre acte pour l'analyse de tout système technique. Il ne s'agit aucunement ici, suivant ce qu'il est maintenant convenu, de « replacer la technique (ou un système technique) dans son contexte social », si opportune et féconde que soit cette perspective analytique mais qui perpétue de façon élégante une opposition qui en fait n'existe point. La technique est une médiation sociale, constitutive du rapport d'une société à son environnement, dont les propriétés peuvent être appréciées dans leur spécificité qui, dans l'optique des sciences sociales, ne peut ni ne doit se réduire à un registre purement matériel, technique au mauvais sens du mot.

 

II. - L'analyse des systèmes techniques

 

Si donc la technique est définie en tant que médiation sociale, elle peut ainsi être considérée comme une mise en forme du rapport d'une société à son environnement, au sein de processus résumés par l'expression commode et économique de « procès de travail », où la vie sociale est mobilisée dans sa totalité jusques et y compris dans le langage ainsi que l'a fort bien compris l'anthropologue M. Godelier dans sa définition des forces productives : 

« Font partie des forces productives et donc de l'infrastructure les représentations intellectuelles, les représentations des forces productives matérielles, les règles de leur fabrication et de leur usage. Ces représentations existent socialement et donc sont communicables. Il faut donc inclure parmi les forces productives la totalité des moyens linguistiques qui sont nécessaires pour les exprimer et les transmettre de génération en génération au sein de la culture » (Godelier, 1974, 2). 

La technique est donc une mise en forme de l'expérience d'une société envers la nature, comprise au sens d'environnement incluant les dieux et le cosmos, dont les propriétés particulières renvoient au premier chef à la nature spécifique des rapports sociaux constitutifs de cette société. Si la technique forme système c'est en ce sens précis que le rapport à la nature considéré sous cette qualité mobilise autant le langage, la connaissance, la religion, bref la vie sociale dans toutes ses facettes. Si, dans les sociétés modernes, la vie sociale s'est différenciée sous diverses formes, suivant lesquelles la technique apparaît séparée de la culture, par exemple, il convient toutefois de considérer que cette séparation est néanmoins la médiation sociale spécifique à ces sociétés faite pour l'essentiel de cette apparence [10]. 

Nous parvenons ainsi à une définition de la notion de « système technique » permettant d'éviter les écueils précédemment relevés, où la technique n'est pas d'entrée de jeu réduite à un registre purement matériel mais est de prime abord considérée en tant que rapport d'une société à son environnement dans ses qualités sociales et où le système technique serait, de proche en proche, et le processus envers la nature et son résultat : un ensemble de moyens et dispositifs physiques et opératoires dont la mise en forme renvoie à la nature spécifique de sociétés déterminées. Cette définition ne va en aucune façon à l'encontre d'un point de vue en faveur d'une étude des techniques mais, dans l'optique propre aux sciences sociales, la technique déterminée sous forme de système doit être appréciée dans ses qualités sociales où, admettra-t-on sans difficulté, son émergence dans une pareille figure empirique est relative aux propriétés particulières des rapports sociaux capitalistes. L'émergence et la prégnance de la technique sont aujourd'hui attestées au prix d'un fétichisme suivant lequel les caractères sociaux qui en sont constitutifs se cachent sous sa forme physique et opératoire. Ce dont il convient de prendre acte en vue de l'analyse.

 

III. - Les systèmes techniques :
une perspective d'analyse

 

Si donc la technique, du point de vue des sciences sociales, ne peut ni ne doit être réduite à des objets et dispositifs physiques et opératoires qui forment système, il demeure néanmoins qu'il s'agit ici du point de départ obligé afin de mettre au jour ses qualités sociales, sociologiques au sens de ce qui caractérise une société donnée. À la lumière des précédentes considérations, il est apparu que tout système technique constitutif du rapport d'une société à son environnement est une médiation sociale, une mise en forme de ce rapport déterminant le procès de travail par lequel une société définit ses conditions d'existence ; il est dès lors conséquent de penser que tout système technique dans son organisation physique et opératoire est, de quelque façon, expressif des rapports sociaux au sein desquels il prend forme. En d'autres mots, l'organisation physique et opératoire d'un système technique donné est la figure empirique, matérielle, des rapports sociaux qui en sont constitutifs, dont la description est nécessairement requise en vue d'élucider leur nature particulière, leurs propriétés spécifiques. La description des objets et dispositifs physiques et opératoires constitutifs d'un système technique doit mettre au premier plan les rapports sociaux de production dans leur configuration empirique dont la définition au sein d'une théorie fournira l'explication de ce système technique, saisi dans sa spécificité. Or, une telle description exige de considérer les « dénominations indigènes »pour reprendre une expression qui n'est en rien péjorative [11], i.e. les objets et dispositifs physiques et opératoires tels que définis dans et par le langage des participants à ce « système technique », plus précisément aux chaînes opératoires envers la nature par lesquelles une société définit ses conditions d'existence et de reproduction. Car si le langage est, ainsi que l'a mis en évidence M. Godelier [12], constitutif de tout système technique, il est dès lors requis, pour les fins mêmes de l'analyse, de le prendre en considération puisqu'il en est la mise en forme la plus immédiate. 

L'explication de tout système technique ne peut donc avoir lieu en dehors de la prise en compte de la définition qu'en donnent ses propres participants, dans l'ordre de leur savoir qui en est sa « théorie en acte », sous peine de laisser dans l'ombre la spécificité de la forme sociale du système technique considéré. Il ne s'agit point ici de reprendre sur nouveaux frais l'explication que se donnent à eux-mêmes les participants, directs et indirects, au système technique ; mais sa description, préalable à son explication dans la perspective d'une analyse socio-anthropologique, ne peut que s'y appuyer et en procéder en vue d'atteindre la spécificité sociale recherchée, ce qui est le but même de cette analyse. Sur ce plan, il s'agit alors de rien moins que de mettre en lumière la forme sociale des objets et dispositifs constituant un système technique, telle qu'elle se trouve empiriquement définie dans ce langage, dans ces dénominations indigènes, dont il convient de prendre la mesure pour les fins mêmes de l'analyse. 

 

IV. - L'analyse d'un système technique :
une expérience de terrain

 

Il convient à présent de proposer un bref exemple d'une pareille analyse. Il s'agit ici d'une étude des pratiques et stratégies économiques francophones au Québec [13], définies de façon classique comme économie dominée, subordonné à une économie anglophone, jadis d'abord anglo-saxonne puis américaine. Si le caractère dominé ne fait guère de doute, quelle est néanmoins cette économie, de quoi sont faites ces pratiques et stratégies francophones ? Que peuvent ou pouvaient être les pratiques économiques francophones dans ces conditions, dans le cadre de cette domination ? Telles sont les questions ici posées, qui ne sont pas de peu d'intérêt, puisque si ce caractère de domination a été amplement mis en évidence, dans des travaux qui ont fait tradition, la nature de l'économie n'a guère été considérée, si ce n'est dans les enquêtes de terrain auxquelles peu de crédit a été accordé [14]. Il s'agissait donc, dans un tel contexte, d'élucider la spécificité de cette économie francophone qu'on avait peine à déterminer puisque c'est sa subordination qui fut en permanence mise au premier plan. En vertu d'une stratégie de recherche dont il importe peu ici de donner les détails, il a été décidé que l'analyse partirait du cas de l'entreprise Forano, de Plessisville, en raison de l'histoire du développement de cette région, exempte d'une industrialisation opérée sous impulsion de capitaux étrangers comme dans la majorité des régions du Québec. Le développement de cette région s'est donc opéré sous initiative purement francophone et la mise sur pied et la croissance de la Forano en ont résumé l'industrialisation, ainsi que l'attestent notamment la taille de l'entreprise, les flux de main-d'œuvre et le volume des capitaux requis engagés dans ses opérations. Ce cas constitue donc un observatoire privilégié en vue de l'analyse des pratiques économiques francophones dont la spécificité allait être mise en lumière par une étude plus fine du procès de travail constitutif de cette entreprise et donc de l'organisation générale du système technique, dont la description devenait dès lors impérative pour l'explication de l'économie francophone. Cependant, cette description du système technique - moyens de travail, chaînes opératoires et connaissances mises en oeuvre dans l'action sur la matière - ne va pas de soi ; elle fut rendue difficile en raison de la quantité extrêmement limitée de pièces d'archives, à l'exception de photographies et cartes d'aménagement, largement exploitées pour parvenir à une reconstitution empirique. 

Sur ce point précis, la stricte présentation d'une série de photographies réunissant à différentes dates la totalité des ouvriers d'ateliers, associée à la laborieuse recherche des divers métiers mobilisés à différentes époques au sein du procès de travail, ne fut pas une opération simple. En effet, au gré des séances, les informateurs choisis ont très vite introduit une variété de sens constitutifs des dénominations dont il a bien fallu tenir compte pour déterminer les divers métiers impliqués dans ce procès de travail et dont le concours, simultané ou successif, définissait en première approximation l'état du système technique. Le mot « mécanicien » s'est imposé dès qu'il s'est agi d'inventorier les métiers exercés par les ouvriers figurant sur une première photographie ancienne (1931). L'examen d'autres photographies, d'époques contemporaines, fit surgir chez les informateurs - sans dessein de leur part de rendre plus difficile un travail qui l'était déjà assez - des dénominations comme « mécanicien-tourneur », « mécanicien-milling », « mécanicien-engrenage », tout d'abord confondus par l'analyste dans le terme réputé générique de « mécanicien » jusqu'à l'entrée en scène du mot « machiniste », concomitant à un usage extrêmement réduit du terme mécanicien qui s'expliquait alors mal ou trop peu. L'introduction, en aucun cas délibérée, de ces nouvelles expressions conjuguée aux mutations des sens d'anciens mots désignant les métiers, imposa alors le concours des informateurs eux-mêmes explicitant les usages privilégiés d'expressions comprises de façon canonique par l'analyste qui n'avait qu'une maîtrise extrêmement standardisée du vocabulaire des métiers de fonderie [15]. Il fallut ainsi rechercher, par exemple, si le mot « mécanicien » utilisé pour désigner un métier durant les années trente avait un sens identique, apparenté, voisin ou fortement différencié de celui de « machiniste B dont la prégnance au sein des propos des informateurs fut amplement marquée lors de la présentation de photographies datant des années 45 à 50. La mise en perspective du vocabulaire des métiers et de ses variations fit bientôt apparaître les propriétés structurales de ce système sémantique renvoyant aux transformations consécutives du système technique - des moyens de travail, de l'organisation du travail sous forme de chaînes d'opérations, des connaissances techniques - donnant lieu, en résumé, à une division et une spécialisation du travail comme il ressort du tableau suivant : 

 

(1) Le système Bedeaux, du nom de son instigateur français, était basé sur la détermination de « point » : à la fois unité d'estimation des tâches et de détermination du salaire. L'introduction de ce système au sein de l'entreprise, à des fins d'organisation du travail, n'a pas donné lieu à proprement parler à un perfectionnement du pare des machines. C'est d'ailleurs en raison de son coût modique qu'il fut alors privilégié. 

 

Les mutations du vocabulaire des métiers évoquées à l'instant ont donc donné accès aux transformations de l'organisation du travail, de la connaissance technique et jusqu'à celles du système technique sous sa forme physique et opératoire dont la description dans l'ordre de ce vocabulaire, de ce savoir ouvrier, a permis de mettre au premier plan la nature spécifique des rapports sociaux qui se trouvent à son fondement. Ainsi, cette description montre que la division et la spécialisation du travail, observées en premier lieu dans le vocabulaire, étaient relatives à des changements d'ordre technique (ici, au sens de caractéristiques physiques et opératoires du pare des machines), dont cependant la mesure exacte était difficile à atteindre : la mobilisation et la confrontation de photographies - matériaux pourtant propices à la saisie directe d'objets et de leurs transformations - ne faisant aucunement apparaître une figure fortement différenciée du pare des machines. La description proprement dite des machines révéla ultérieurement un mode général [16] de gestion des changements techniques suivant lequel le perfectionnement des machines fut acquis par le strict remplacement de la partie opératoire des machines déjà en service, rendue désuète par les exigences de précision dans l'exécution des diverses opérations, réputées obligatoires chez les clients canadiens-anglais susceptibles de passer commande. L'achat d'équipements techniques de pointe ne fut aucunement envisagé : le reconditionnement de machines usagées est, sur ce plan, caractéristique de l'économie francophone définie ici en tant qu'économie dominée aspirant à devenir concurrentielle [17].

 

V. - Brève conclusion

 

La nature spécifique de l'économie francophone au Québec, les propriétés particulières des rapports sociaux au sein de cette société sont donc constitutives du système technique étudié ici, comme on vient de le voir. Cet exemple montre assez qu'un « système technique », quel qu'il soit, n'est jamais réductible à un ordre purement physique et instrumental et que son évolution ne peut aucunement s'opérer suivant ce strict régime. Si l'expression « système technique » évoque d'entrée de jeu - et à juste titre - une cohérence et une compatibilité de cet ordre, ainsi que l'a remarqué naguère Bertrand Gille, force est d'admettre, à son exemple, « qu'il existe des règles de cohérence entre système économique et système social fondant la compatibilité entre un système technique en évolution et un système social » [18]. Si ces termes ne sont guère convaincants, puisqu'ils imposent encore la distinction réifiée technique-société précédemment dénoncée, ils suggèrent néanmoins que la technique forme système au sens d'une totalité sociale dont la découverte doit être sans contredit mise à l'ordre du jour.

 

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[1]    Il est ici bien évidemment fait allusion au « fétichisme de la marchandise » de Marx, caractéristique à ses yeux de l'économie capitaliste, suivant lequel le caractère social de sa valeur se dissimule sous la propriété qu'acquiert la marchandise dans ce cadre d'apparaître comme une « chose », et non plus un rapport social.

[2]    Voir le galop d'essais publiés récemment : Michel Henry (1987) ; Gilbert Hottois (1984) ; Abel Jeannière (1987) ; pour une note critique, voir Dominique Bourg (1987).

[3]    Les notions de travail et de procès de travail devraient être encadrées en permanence de guillemets tellement ici leur usage se veut générique et général, propre à une abstraction désignant un point commun entre sociétés : les actions envers la nature. Ces termes ne sont donc pas strictement définis au sens empirique prévalant dans les sociétés dites modernes. Il faut contourner le piège, que Pierre Clastres se tend à lui-même dans sa querelle avec M. Godelier, en affirmant que, en raison de l'absence d'une notion spécifique de travail ou de production au sein des sociétés « primitives », il n'y a donc pas ou peu d'actions envers la nature et de voleur conférée à ces mêmes actions (voir P. Clastres, 1981).

[4]    Voir la lecture des travaux de Radcliffe-Brown, E. Will et L. Dumont faite, de ce point de vue, par M. Godelier (1985).

[5]    L'analyse du « système technique » est tout à fait autorisée dans les cas de sociétés où la technique ne se présente pas sous cette forme fortement différenciée de la vie sociale. Ces sociétés peuvent être considérées sous cette qualité dont la mise à jour de la spécificité, de l'irréductibilité est due sans contredit aux Temps modernes. Cette notion de « système technique »est bel et bien une abstraction - au sens où la technique s'est abstraite, différenciée de la vie sociale - donnant lieu dès lors à un point de vue analytique propice à la saisie de cette qualité du rapport d'une société à son environnement, constitutif de toutes les sociétés, et en rien réductibles à la figure empirique du « système technique » propre aux sociétés dites modernes.

[6]    Voir Michel Panoff (1984).

[7]    La première expression est de Marx ; la seconde se retrouve dans la critique de P. Bonte (1985) tandis que la dernière appartient à Jurgen Habermas (1974).

[8]    Voir Christian Miguel et Guy Ménard (1988).

[9]    Voir David Landes (1980).

[10]   Voir G. Markus (1982) et les pages extrêmement suggestives que l'on trouve chez Georg Lukcás (1960), notamment ce passage : « C'est seulement dans cette perspective que les formes fétichistes d'objectivité, engendrées nécessairement par la production capitaliste, sont dissoutes en une apparence que l'on comprend en tant qu'apparence nécessaire, mais qui n'en reste pas moins une apparence... les formes d'objectivité dans lesquelles le monde apparaît nécessairement et immédiatement à l'homme dans la société capitaliste, cachent également, en premier lieu, les catégories économiques, leur essence profonde comme forme d'objectivité, comme catégories des relations inter-humaines ; les formes d'objectivité apparaissent comme des choses et des relations entre choses » (p. 32-33).

[11]   Voir Bonte (1985).

[12]   On ne remarque jamais assez que Maurice Godelier est un des trop rares théoriciens - marxistes et non marxistes – à avoir adopté et défini ce point de vue, précurseur à plus d'un titre, qui n'allait pas de soi dans le marxisme consécutif à la pensée althussérienne.

[13]   Voir Jacques Hamel, Gilles Houle et Paul Sabourin (1980).

[14]   Notamment les travaux monographiques faits par les anthropologues-sociologues de l'École de Chicago et aussi l'étude de Norman W. Taylor de l'économie canadienne-française. Voir les remarques fort sévères de Arnaud Sales (1985, 343) et lire aussi les commentaires non moins sévères adressés à ce dernier par Gérard Bélanger (p. 361).

[15]   L'analyste avait pris soin de maîtriser tous les fascicules « techniques » concernant la métallurgie connus sous le titre Aménagement et techniques de l'industrie de la métallurgie.

[16]   Qui ne concerne pas strictement que les décisions proprement administratives de la direction de l'entreprise, mais est affaire autant de l'ouvrier d'atelier que du « technicien » et du président ; une gestion donc générale.

[17]   Voir Jacques Hamel et Gilles Houle (1987).

[18]   B. Gille, cité par L. Lemonnier (1983), p. 111.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 27 janvier 2013 10:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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