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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Georges Gusdorf, “Sur le sens de l’explication.” Un article publié dans la revue Man and World, vol. 1, no 3, août 1968, pp. 323-362. [Autorisation des ayant-droit le 2 février 2013 de diffuser l'oeuvre de l'auteur, en accès libre et gratuit à tous, dans Les Classiques des sciences sociales.]

[323]

Georges GUSDORF

Professeur à l’Université de Strasbourg
Professeur invité à l’Université Laval de Québec

Sur le sens de l’explication.”

Un article publié dans la revue Man and World, vol. 1, no 3, août 1968, pp. 323-362.


La question de la nature et de la portée de l'explication dans l'ordre de la culture est à l'ordre du jour ; le débat est ouvert entre les tenants de l'explication structurale et ceux de l'explication historique ou génétique. Ces polémiques, parfois sybillines, s'éclaireraient sans doute quelque peu si, avant d'affirmer la validité exclusive de tel ou tel type d'explication, on s'attachait à examiner la nature, le sens et la portée du processus explicatif en général. L'ordre de la connaissance ne constitue pas un domaine indépendant et autonome, qui trouverait en lui-même son principe et sa fin ; il intervient comme un moment et un aspect de la présence humaine dans l'univers.

L'apparition de la vie sur la planète Terre consacre l'avènement d'un ordre nouveau. La vie ne peut subsister que par le regroupement d'un certain nombre de possibilités disponibles dans le milieu matériel. L'ordre vital utilise les éléments géologiques épars dans l'environnement selon les exigences qui lui sont propres. Chaque être vivant intervient comme un centre à partir duquel une finalité rayonnante se surimpose aux déterminismes physiques, chimiques et minéraux. Si les conditions d'existence ne sont pas réunies ou cessent de l'être, l'existence organique est, ou devient, impossible.

À cet égard, il est clair que chaque ordre biologique, depuis les formes les plus rudimentaires du végétal et de l'animal, se caractérise par un degré variable d'autonomie par rapport à l'environnement matériel. Au plus bas degré le vivant subit à peu près passivement la causalité de l'environnement, mais dès l'origine interviennent des processus d'adaptation qui surimposent aux déterminismes immédiats la finalité immanente de la vie. S'il n'y a pas de vie sans condition, le propre de la vie est de développer ou d'élargir ses propres conditions afin d'assurer sa permanence. Grâce à ce droit de reprise qui, chez les espèces animales, peut devenir un véritable droit d'initiative, l'environnement physique se trouve transformé en milieu de vie de comportement, ainsi que l'a montré Jacob von Uexküll.

[324]

De proche en proche, à travers la hiérarchie des vivants, les essais et les erreurs de chaque espèce expriment la recherche d'une ordination du monde, c'est-à-dire d'une configuration d'équilibre où soient satisfaits les besoins fondamentaux. L'homme, à cet égard, ne fait pas exception à la règle commune ; il affirme sa présence sur la terre en transfigurant l'environnement matériel en un paysage appelé à devenir le lieu propre de son séjour. Un certain nombre d'espèces animales procèdent déjà à la répartition de l'espace vital commun entre des individus ou des groupes déterminés, capables de jalonner, et même, dans une certaine mesure, d'aménager leur domaine propre en fonction des exigences cycliques de leur comportement ; des limites sont définies, des itinéraires fixés, et des emplacements réservés à la nourriture ou au repos.

L'établissement de l'homme sur la terre ne présente un caractère original que dans la mesure où l'espace vital devient un espace mental. L'intelligence humaine, grâce à la médiation du langage, possède le privilège de redoubler en esprit le paysage. La présence de l'homme déploie sur la terre une sphère d'intelligibilité : la dispersion des objets, les rituels de la conduite se regroupent en un réseau qui rassemble le monde dans une cohérence nouvelle. Il n'y a pas d'ordre des choses, mais un désordre seulement. L'ordre intervient avec l'esprit. Echappant à la pression des situations particulières, le savoir institue une situation nouvelle, une situation de la situation, au niveau de laquelle peuvent se réaliser des opérations abstraites. L'animal, la plante peuvent, dans certaines limites, s'adapter au milieu ; l'homme adapte le milieu en vue de sa propre résidence. Il vit dans le désert et aux pôles ; il se prépare à vivre sur la lune, attestant ainsi sa capacité de créer ses conditions d'existence, grâce à une remise en jeu des possibilités éparses dans la nature.

La succession des conduites humaines ne se constitue donc pas comme une suite désordonnée de réactions à des stimulations externes ou internes. L'adaptation de l'homme au milieu est ensemble une adaptation du milieu à l'homme ; l'action s'organise au niveau de la conscience selon l'ordre du discours. La médiation de la parole institue un débat de chacun avec soi-même et avec les autres, impliquant ainsi un recul par rapport aux exigences immédiates des situations concrètes. Au niveau même des groupements archaïques se réalise le passage de l'existence à l'essence ; les comportements se systématisent selon l'ordre d'un programme [325] qui institue une hiérarchie des urgences. Le présent prend figure grâce à une négociation entre l'expérience passée et la prévision du futur. L'espace-temps s'élargit par delà les évidences du premier environnement. Le monde biologique a fait place à un monde intelligible ; les normes de la pensée fédèrent les besoins. La réalisation d'une action différée, qui est une action à distance, démultiplie les possibilités d'intervention au niveau de ce comportement catégorial, caractéristique de l'espèce humaine, qui consacre la priorité de l'abstrait sur le concret. L'activité pratique des êtres humains consacre une mutation des évidences. L'homme s'ajoute à la nature, il la domine en lui obéissant. L'installation dans le milieu, peu à peu transformée en résidence, revêt la forme d'une conquête méthodique, chaque innovation fondant une institution nouvelle, créatrice de possibilités ultérieures. L'univers humain est un univers de significations qui renvoient les unes aux autres, toute innovation se répercutant de proche en proche et remettant en cause l'ordre établi. Alors que le milieu vital des moustiques ou des éléphants est demeuré ce qu'il était depuis les origines de l'espèce, le visage humain du monde n'a cessé de se modifier selon les accroissements et les vicissitudes de l'histoire.

C'est dans cette perspective que prend son sens la notion d'explication, comme une prise de conscience de l'homme dans son monde, comme un débat de l'homme avec son monde et avec lui-même. L'explication intervient comme un règlement de comptes entre l'ordre de l'homme et la nature des choses. Hegel disait profondément que la culture est un besoin du besoin déjà satisfait ; mais ce besoin second ne doit pas être compris comme une étape chronologiquement postérieure et quelque peu superfétatoire. La pensée, le sens n'intervient pas après l'action, comme une récompense et un loisir, car l'action humaine, dès l'origine, est porteuse de sens, opératrice d'ordre. Les hautes œuvres de la culture ont bien cette valeur d'une recherche de signification déliée des utilités immédiates ; néanmoins les formes les plus humbles d'affirmation de la vie humaine attestent un pouvoir d'ordonnancement et comme un choc en retour de la conscience sur les choses. Les origines mêmes de l'humanité doivent être reportées au moment où un être sort du rang des espèces naturelles et se découvre capable d'ordonnancer l'univers selon son exigence. L'aventure de l'espèce humaine se déploie donc bien dans l'univers [326] matériel, tel qu'il s'offre aux nécessités vitales, mais cet univers matériel est perçu, utilisé et vécu comme un univers pensé, grâce à une constante transfiguration qui constitue à tout moment la réalité humaine comme un ensemble de significations. Comme le dit Erwin Straus, "c'est en tant que questionneur que l'homme s'adresse au monde, au monde de l'environnement et de la communauté (Mitwelt und Umwelt) ainsi qu'à sa propre existence. Il peut avec ses questions, se tourner vers d'autres ; il peut s'interroger lui-même, ou interroger les autres ; il peut se trouver mis par d'autres en face de certaines questions ; il peut écarter des questions ou découvrir certaines interrogations. Dans toutes ces activités et passivités s'affirme et s'accomplit un aspect fondamental de l'existence humaine (...) même lorsque l'homme s'efforce de repousser certaines questions pénibles, en s'affranchissantde toute responsabilité, les questions le suivent et le poursuivent jusque dans son sommeil. Elles se dressent à partir du passé, elles menacent depuis l'avenir, leur tourment jaillit du présent. Le tourment de la question ne s'atténue jamais, parce que c'est le questionnement lui-même qui ne peut connaître de repos." [1]

Une telle analyse donne à comprendre en quel sens et dans quelle mesure l'homme est, par vocation, un être métaphysique. Dès le départ en effet, l'existence humaine ne s'analyse pas comme un ensemble de comportements dont chacun réagirait, sans plus, à la situation actuellement donnée. Les actions et réactions de l'individu dépassent les urgences immédiates. L'espace mental humain ne peut être compris au seul niveau des déterminismes matériels directs ; son horizon se déploie entre l'instance du souvenir et celle du projet, qui orientent la perception des choses et l'accomplissement des conduites. Chaque situation met en cause des situations antérieures et des situations à venir, qui surchargent la présence du présent. Le possible détermine, ou plutôt surdétermine, le réel dans la mesure où l'actualité de la pensée s'efforce constamment de soumettre à sa loi les urgences de l'événement. Le monde humain apparaît comme un monde intelligible où la valeur conteste le fait, où la valeur prend en charge le fait en lui imposant un sens à l'image des nécessités humaines. L'espace intelligible regroupe les aspects du donné selon les possibilités de l'intervention humaine. Toute l'histoire de la connaissance, dans l'ordre de la pratique et de la théorie, dans l'ordre de la religion et de l'art, de la technique, de la science et de la philosophie ne fait que prolonger cette possibilité accordée à l'espèce humaine de déchiffrer les [327] significations du monde, et de les remettre en jeu une fois constituées. L'homme s'affirme en tant que foyer d'intelligence, utilisateur de possibilités que lui-même a suscitées, et qu'il lui appartient d'utiliser, c'est-à-dire de remettre en jeu à tout moment, en les perfectionnant sans cesse.

Cette perspective anthropologique permet de mettre en place les vicissitudes des systèmes d'explication dans l'horizon général de l'aventure humaine. L'espace mental ne constitue pas un pur réseau logique dont le circuit obéirait aux seules exigences des lois de l'intelligibilité. La vérité du monde ne se construit pas en dehors du monde et indépendamment de lui. La dimension épistémologique ne se referme pas sur elle-même ; son déploiement est subordonné au développement des intentions originaires qui définissent les conditions d'existence de l'être humain dans un univers de significations qu'il a créé à son image. Les axiomatiques ultérieures, au niveau de la recherche abstraite, en mathématiques et en physique par exemple, ou dans l'ordre de la logique pure, semblent s'organiser en domaines autonomes, où la pensée ne devrait qu'à elle-même ses principes, ses moyens et ses fins. Une telle indépendance serait abusive et illusoire, si elle prétendait couper le cordon ombilical qui la relie à 1' affirmation première de l'homme dans l'univers.

La diversité méthodologique des espaces mentaux n'exclut pas leur unité fondamentale. La dissociation des univers du discours est en soi une procédure normale, indispensable à la formalisation de tel ou tel domaine particulier, ou de tel ou tel ordre d'intelligibilité. Le danger est que, de dérivation en dérivation, on n'en vienne à oublier la référence indispensable à la situation de l'homme dans le monde, seule susceptible d'assurer la cohérence intrinsèque de la connaissance. Lorsque les hommes de savoir affirment que telle ou telle science possède en elle-même une finalité propre, ils oublient la finalité seconde, ou première, qui rattache toutes les disciplines au grand dessein d'ensemble de l'habitation de l'homme sur la terre.

Gonseth, dans son ouvrage sur les Fondements des Mathématiques, cite avec juste raison l'opinion d'Eddington, physicien et philosophe, telle qu'elle se trouve formulée au dernier paragraphe de Space, Time, Gravitation : "Sur les rivages de l'Inconnu, nous avons découvert de singulières traces de pas. Nous avons édifié de profondes théories, les unes après les autres, pour expliquer leur origine. Finalement, nous avons réussi à [328] construire l'Etre dont les traces proviennent : c'est nous-mêmes..." [2]. Toute recherche d'une explication de l'explication, d'un fondement du fondement, doit aboutir au même résultat. Le mythe anglo-saxon de Robinson aux plages de son île rejoint ici le très vieux mythe grec de l'énigme du Sphinx. À toute question concernant le sens de la connaissance, il faut répondre par une question de la question, qui de proche en proche, renverra à l'exigence originaire de l'homme en quête de son accomplissement dans un univers que sa seule présence suffit à transfigurer. Selon la parole de Dilthey, c'est la culture qui est notre monde.

Or le sens de la culture est celui d'une diversité dans l'unité. Chaque circuit d'intelligibilité semble se fermer sur lui-même, selon le cheminement des demandes et des réponses ; mais en dépit de toutes les clauses de style et de toutes les restrictions mentales, il ne peut s'affranchir de toute référence à l'alliance première de la pensée et du monde. L'horizon de toute science, configuration et justification du savoir et de l'action, demeure le grand dessein d'un aménagement de la terre des hommes.

Il est absurde d'imaginer que la vérité puisse avoir pour fonction de nous faire échapper au monde et à nous-même. La forme humaine ne saurait être un empêchement à la vérité, pour la bonne raison qu'elle est pour nous la condition de toute vérité. Qu'on le veuille ou non, elle est là, dès l'origine de la plus élémentaire conscience ; elle marque la pensée tout au long de son développement. Celui qui prétendrait exonérer sa pensée de cette forme qui l'informe serait semblable à un homme qui tenterait désespérément de se délier de son ombre.

Tout problème susceptible de se poser à l'homme est par là même un problème humain. Les vérités des sciences ne sont que des vérités sous condition, des vérités en condition humaine.

Toute explication, quel que soit le secteur épistémologique considéré et le degré de formalisation atteint, possède donc une valeur psychologique et anthropologique. Une démonstration de géométrie se présente comme une recherche plus ou moins complexe, dont l'origine est un désaccord de l'esprit avec lui-même, et dont la terminaison est une résolution et réconciliation de la pensée. La formule C.Q.F.D. consacre ce retour à l'ordre, pour solde de tout compte, dans l'équilibre rétabli.

Le point de départ est la conscience prise d'un désaccord de l'esprit avec le monde et avec lui-même. Toute question posée énonce une inquiétude : [329] la pensée se découvre en porte-à-faux, devant un vide insolite, qui pèse comme une menace, ou du moins comme un défi. Le besoin d'explication suscite le cheminement qui mènera de la désadaptation à la réadaptation. Il s'agit ici d'une expérience avec la vérité, en quête du repos de l'esprit dans l'acquiescement avec le monde et avec soi-même. Bien entendu, la 'vérité' ici enjeu n'est pas une vérité éternelle et absolue ; elle se définit par les certitudes et évidences préalables du sujet considéré. Chacun lutte pour son propre compte, le savant comme l'homme archaïque, ou l'homme de la rue à telle ou telle époque.

Comme l'écrit un historien anglais, "la clarté d'une explication semble dépendre du degré de satisfaction qu'elle apporte. L'explication la plus satisfaisante est celle qui rejoint un besoin de notre nature, une exigence de sécurité profondément ancrée (...) Considérée en tant qu'événement psychologique, une explication peut être décrite comme un changement de qualité dans notre réaction à un objet ou à une idée. Ce changement se caractérise comme le relâchement d'une sorte de tension, comme il arrive couramment lorsqu'un quelconque mystère est éclairci. L'explication souhaite et suscite, si elle est en accord avec nos besoins conscients ou non, un changement d'attitude à l'égard de l'objet qu'elle concerne. Là où antérieurement nous ressentions peur, peine, curiosité, insatisfaction, anxiété ou respect, nous éprouvons maintenant une détente ; nous considérons le même objet avec une familiarité aisée et peut-être avec un certain mépris." [3] Ce qui est une fois expliqué est ensemble, en un sens éliminé (explained away).

Cette description englobe l'explication scientifique, mais elle vaut aussi bien de toute forme non scientifique d'explication. Les règles du jeu peuvent varier ; elles peuvent imposer des normes plus ou moins rigoureuses, selon l'orientation de la curiosité. Mais qu'il s'agisse de l'axiomatique mathématique ou du sens commun le plus vulgaire, l'expérience parait identique. Une pensée dont l'arrière-plan est constitué par un ensemble de présupposés, se trouve en présence d'une situation, d'un événement ou d'un élément apparemment incompatible avec la situation établie. Le déséquilibre ainsi constaté suscite une négociation de l'esprit avec lui-même et avec l'ordre des choses. La croyance à la possibilité de l'explication se fonde sur la certitude implicite d'une complicité originelle entre la conscience et le monde. Si cette complicité n'existait pas, l'adaptation de l'espèce humaine à ses conditions d'existence [330] aurait été impossible ; l'humanité aurait disparu. Le fait même que l'humanité a pu se développer implique un contrat d'établissement, qui autorise à espérer une solution pour les difficultés à venir, au moins les difficultés essentielles.

Dans cette perspective psychobiologique, il apparait que l'homme est le maître de poser lui-même les conditions de sa propre satisfaction. L'esprit organise le réseau du monde intelligible de telle manière que toute question nouvelle surgit à l'intérieur d'un discours déjà constitué dont elle trouble l'équilibre jusqu'au moment où la réponse intervient, imposant une solution qui soumet la question posée à la discipline générale de l'ordre établi. La science rigoureuse et la rhétorique procèdent à cet égard d'une intuition identique.

Lorsqu'un théologien examine un point de doctrine, lorsqu'un prédicateur en chaire traite tel ou tel problème de casuistique, la solution est en vue lorsque l'orateur produit les textes bibliques répondant à la question. Une citation de Marx, de Lénine ou de Mao Tse Toung produira la même détente et le même apaisement lorsque tel ou tel homme politique s'adresse à son public. Chaque climat d'opinion peut être caractérisé par certains mots clefs dont l'invocation opportune dissipe les contradictions, suscitant à la fois la lumière et l'enthousiasme. Selon le milieu considéré, les notions ainsi douées d'une merveilleuse phosphorescence seront par exemple celles d’“impérialisme”, de “capitalisme”, de “colonialisme”, ou à l'opposé celles de “judaïsme international” de “communisme apatride”, etc.

On objectera, bien entendu, que de tels exemples relèvent, non pas de la connaissance digne de ce nom, mais d'une démagogie passionnelle. La question serait de savoir s'il est possible de déterminer une frontière précise entre l'explication authentique et celle qui ne l'est pas. Bien entendu la science des savants, dûment vérifiée, fournit des justifications exemplaires de son propre discours. Mais si l'explication scientifique est seule valable en droit, elle ne recouvre en fait qu'une très faible partie du domaine humain. Si bien qu'en accordant à la théorie scientifique une validité exclusive, on place l'humanité en dehors du droit commun de l'explication. Telle est l'attitude du néo-positivisme contemporain qui, consacrant le seul langage physico-mathématique, abandonne à l'incohérence et au non-sens la quasi totalité de la réalité humaine.

Maurice Leenhardt a raconté l'histoire de cette communauté insulaire du Pacifique décimée par une redoutable épidémie. Les chefs [331] tribaux, les devins et sorciers ont exécuté sans résultat les procédures de conjuration et d'expiation prescrites en pareil cas. Le mal redouble jusqu'au jour où un promeneur découvre une vieille pirogue échouée à quelque distance du rivage, contre un rocher pointu qui se dresse dans la mer. La lumière se fait dans les esprits : l'épave excite douloureusement la dent d'un dieu, qui se venge à sa manière. La vieille barque est aussitôt enlevée selon les rites ; un sacrifice est accompli ; l'épidémie s'arrête.

On objectera, bien entendu, qu'une telle explication est sans valeur aucune dans la mesure où elle met en jeu des primitifs en état d'arriéretion mentale, qui font preuve d'une complaisance coupable pour la plus basse superstition. À quoi l'on peut répondre que des explications de ce genre ont donné toute satisfaction à l'humanité pendant la majeure partie de son histoire, et que d'ailleurs il s'en faut de beaucoup qu'elles aient vraiment cessé d'avoir cours aujourd'hui. L'important d'ailleurs n'est pas la validité de l'interprétation, mais le fonctionnement psychologique ainsi mis en lumière. L'explication, en face d'un désordre une fois constaté, procure le retour à l'ordre. L'élément non congruent avec le système d'intelligibilité préétabli retrouve sa place dans la discipline générale de l'interprétation. Tout se passe comme si le paysage intellectuel, un moment brouillé, retrouvait sa sérénité. Il s'agit de rétablir la prééminence de la bonne forme privilégiée qui bénéficie d'une évidence intrinsèque aux yeux d'un groupe donné, à un certain moment de son histoire.

L'inexpliqué, le problème se présente comme une mauvaise forme qui détruit l'harmonie de la conscience. Le développement de la connaissance tend à réprimer l'insolite qui affleure. L'intention est de substituer à une situation d'insécurité, où l'ordre est menacé, une autre situation où les intéressés se sentent à l'abri de toute inquiétude. Même s'il s'agit d'une interrogation apparemment secondaire ou de caractère tout intellectuel, ce qui est en jeu, c'est l'équilibre vital de l'être humain. De proche en proche, toute tentative d'explication renvoie à une prise d'être ontologique, fondement de la condition humaine. Ce qui est en question dans toute question, c'est le sens même de la vérité.

Le philosophe Etienne Gilson, dans un écrit autobiographique, célèbre le bonheur d'être thomiste : "C'est peut-être, confesse-t-il, la seule raison légitime qu'on ait de se dire thomiste : il faut se sentir heureux de l'être et vouloir partager ce bonheur avec ceux qui sont faits pour lui. On prend conscience de l'avoir le jour où l'on découvre qu'on ne pourra plus vivre [332] désormais sans la compagnie de Saint Thomas d'Aquin. De tels hommes se sentent dans la Somme de Théologie comme des poissons dans la mer. Hors de là, ils sont à sec et n'ont de cesse qu'ils n'y retournent. C'est qu'ils y ont trouvé leur milieu naturel, où la respiration leur est plus aisée et le mouvement plus facile. Au fond, c'est cela même qui entretient chez le thomiste cet état de joie dont l'expérience seule peut donner une idée : il se sent enfin libre..." [4]

On ne saurait mieux que Gilson ici caractériser cette expérience de l'habitation de l'homme dans la vérité, consécration de l'explication une fois acquise. À condition, bien entendu, de mettre entre parenthèses le mot "thomiste", et de reconnaître qu'il y a pareillement un bonheur d'être rationaliste, marxiste, freudiste ou structuraliste ... Le seul inconvénient est la pluralité même des systèmes explicatifs, dont chacun fournit à celui qui s'en réclame l'explication de toute explication. Dans chaque cas, il semble que l'on se trouve en présence d'un discours cohérent, mais fermé sur lui-même, et tellement assuré d'avoir réponse à tout qu'il se trouve empêché d'avoir question à quoique ce soit. Ce qui apparaît alors, c'est une sorte de circulation fiduciaire des significations, qui renvoient les unes aux autres et se cautionnent mutuellement grâce à une perpétuelle pétition de principe.

Selon une formule célèbre de Marx, "l'humanité ne se pose jamais que des questions qu'elle peut résoudre ; car à mieux considérer les choses, on s'apercevra que la question ne se pose que quand les conditions matérielles de la solution existent déjà, ou du moins se trouvent en cours de formation." [5] Avant Marx, Hegel avait dit : "Sans problème, pas de solution ; mais si le problème est trouvé, par là-même la solution est donnée en même temps." [6] Ce qui revient à affirmer que toute explication est seulement une explicitation, la réponse ne pouvant remettre en question la question, et se contentant de dégager quelque chose qui est déjà là, en une sorte de cercle indéfiniment vicieux.

Il est pourtant difficile d'admettre qu'il n'y ait jamais rien de nouveau sous le soleil de l'explication. L'humanité a une histoire, ainsi que la connaissance ; or l'histoire du savoir humain est faite de questions et de réponses, de problèmes résolus ou irréductibles. Quelque chose se passe, qui n'est pas illusoire : la culture se construit à force d'essais et d'erreurs.

Emile Meyerson, trop oublié aujourd'hui, avait consacré sa vie à [333] l'étude de l'explication scientifique. Ses ouvrages étudient le mécanisme de l'intelligence dans le domaine où son exercice est soumis aux conditions les plus rigoureuses. Il apparut à Meyerson que toute recherche a pour but de rétablir l'unité et l'identité dans la diversité apparente. La loi scientifique sanctionne l'institution d'un ordre immuable, constitutif de la réalité physique ou chimique, dont la discipline s'impose à la totalité des phénomènes. Une affirmation du mathématicien Poinsot, qui sert d'épigraphe à Identité et Réalité résume cette thèse : "Nous ne connaissons en toute lumière qu'une seule loi, c'est celle de la constance et de l'uniformité. C'est à cette idée simple que nous cherchons à réduire toutes les autres et c'est uniquement en cette réduction que consiste pour nous la science." [7] Tel serait aussi, selon Meyerson, l'aboutissement ultime de la recherche de l'absolu explicatif ; la raison humaine se déploie comme un gigantesque principe d'identité acharné à démentir, selon les normes les plus strictes, la diversité indéfinie des apparences.

L'opération de l'explication scientifique a pour point de départ et pour point d'arrivée l'appréhension première de la réalité, dont il s'agit de rendre compte grâce à la mise en œuvre de schémas universels en nombre aussi restreint que possible. Le monde sensible et pratique, le monde du sens commun, est caractérisé par la variété, la diversité indéfinie des apparences. La science réduit cette diversité à une unité intelligible. La parabole cartésienne du morceau de cire caractérise parfaitement cette prise en charge du réel par l'intelligence scientifique. Sous le regard de l'esprit, la cire concrète offerte à notre perception se dépouille de tout revêtement sensoriel, son identité profonde, son essence se révèle comme celle d'un élément de matière étendue, présentant certaines particularités de structure dont rendra compte l'analyse physique et chimique. Le passage du monde sensible à l'univers de la raison fournit une justification plénière de ce qui pouvait sembler au premier abord capricieux et aberrant.

Reste à savoir si une telle explication est pleinement satisfaisante. De réduction en réduction, l'analyse et la synthèse dissipent le mystère des apparences de la cire ; néanmoins la formule chimique des savants ne peut se substituer purement et simplement à la substance concrète élaborée par les abeilles. La cire d'abeilles est le produit d'une donation originaire ; elle subsiste, en première lecture, dans l'expérience commune, même après le coup de baguette magique qui l'a dépouillée de son identité ; cette cire première est ce qu'elle est parce que nos yeux, nos [334] mains, notre odorat sont ce qu'ils sont. Le savant peut à bon droit considérer ces qualités sensibles comme accidentelles et négligeables. Seulement la substance chimique, dans son idéalité, ne vaudrait que dans le cas d'un aveugle-né, affligé en outre de diverses atrophies ou paralysies sensorielles qui feraient de lui une sorte de sous-homme.

C'est pourquoi l'entreprise de rationalisme intégral tentée par Meyerson devait aboutir à la reconnaissance que le réel demeure irréductible au rationnel. "Aucun phénomène conclut-il, même le plus insignifiant, n'est complètement explicable. Nous avons beau 'ramener' le phénomène à d'autres, lui en substituer de plus en plus simples : chaque réduction est un accroc fait à l'identité, à chacune nous en abandonnons un lambeau..." [8] Tout se passe comme si l'explication scientifique se développait à contresens de la réalité, ainsi que Meyerson lui-même le disait très bien : "la raison n'a qu'un seul moyen d'expliquer ce qui ne vient pas d'elle, c'est de la réduire au néant..." [9]

L'intelligence scientifique, dans son rêve de formalisation totale, poursuit l'achèvement d'une connaissance sans présupposé. Mais la dissolution radicale du concret dans l'abstrait parait impossible à mener à bien dans la mesure où, quel que soit le domaine considéré, l'homme en sa présence charnelle, intervient toujours à la fois comme moyen de connaissance et comme objet de la connaissance. Il ne peut pas ne pas se présupposer lui-même.

Une fois reconnue l'impossibilité d'une explication radicale, qui serait d'ailleurs destructrice de son objet, on admettra que le domaine propre de l'intelligibilité se déploie entre deux situations limites, définies par le parti-pris de tout expliquer ou de ne rien expliquer du tout. Dans la première hypothèse, la raison se digérerait en quelque sorte elle-même et, sous prétexte de transparence, s'évanouirait dans la pure et stérile identité. La seconde attitude consisterait à reconnaître partout, l'opacité, le mystère irréductible. Puisqu'en fin de compte rien ne sera vraiment élucidé, puisqu'on se heurtera partout à l'irrationnel de toute présence au monde, dans la sensation, dans la conscience, dans la vie et la mort, alors autant reconnaître que toute prétention à expliquer quoi que ce soit n'aboutit qu'à un trompe-l'oeil, ou plutôt un trompe-l'esprit, beaucoup plus nuisible qu'utile. Les extrêmes opposés semblent donc se rejoindre dans un même nihilisme.

[335]

À vrai dire, c'est le propre des seuls philosophes que de prétendre parfois à une explication (ou à une non-explication) totale. Les hommes de science mettent en œuvre des ambitions plus limitées, sauf le cas où ils se livrent à des extrapolations, généralement regrettables, en dehors de leur domaine propre, se posant ainsi en philosophes. En règle générale, le terrain de manoeuvre de l'intelligibilité se situe entre les extrêmes, selon l'hygiène mentale d'une saine relativité. Le progrès de l'explication est jalonné par la dissociation de champs épistémologiques bien déterminés, de structure homogène, où puisse s'appliquer un système déterminé d'opérations mentales. L'histoire des sciences tout entière apparaît ainsi comme un lent démembrement du champ unitaire de la connaissance, tel qu'il existait dans l'Antiquité et encore au Moyen Age. Des secteurs spécialisés apparaissent, dont chacun doit être étudié avec un équipement épistémologique approprié.

L'explication se précise au fur et à mesure que s'enrichit la classification des sciences ; mais la précision ainsi gagnée est la contre-partie d'une restriction de l'espace mental considéré, qui précise les postulats de chaque axiomatique particulière et renonce à toute recherche d'une explication de l'explication. Il paraît néanmoins possible de tenter une sorte d'épistémologie générale, qui se proposerait de dénombrer et de décrire les procédures d'explication ainsi que les voies et moyens mis en œuvre dans chaque cas.

Sans doute la géométrie d'Euclide propose-t-elle le premier système explicatif entièrement formalisé et tout à fait cohérent. Sa perfection exemplaire en fait le prototype jusqu'à nos jours de la plus radicale intelligibilité. À la lumière de cet exemple, il apparaît que l'explication est un instrument de pensée qui permet de réduire le complexe au simple, puis de reconstruire le complexe à partir du simple dans un espace mental articulé de manière systématique. Le savoir se referme sur lui-même au niveau des principes définis d'entrée de jeu ; et si quelque inintelligibilité subsiste dans le système des postulats, il est juste de reconnaître qu'Euclide en avait lui-même une conscience très nette, ce qui permet de voir en lui le premier des non-euclidiens.

Dans le champ clos de la géométrie euclidienne, une fois admis les présupposés, tout se tient, tout s'enchaîne, aucun événement ne peut survenir qui ne soit parfaitement justifiable. L'ouvrage classique d'Euclide était intitulé les Eléments ; il semble bien que la décomposition de l'ensemble, [336] réduit aux éléments qui le constituent, représente pour l'esprit humain un type constant de procédure destiné à assurer le triomphe de l'intelligibilité dans un domaine quelconque. Une situation intellectuelle étant donnée, qui fait problème, la difficulté se trouvera éclaircie lorsqu'on sera parvenu à retrouver dans cette situation, ou dans cet objet auquel la pensée se trouve confrontée un ordre déjà familier, ou une combinaison de principes et de notions plus simples, dont la mise en œuvre combinée permet de maîtriser la première impression de désarroi.

L'explication dans ce cas est du type analyse-synthèse ; elle constitue par décomposition et recomposition une sorte de modèle épistémologique, une maquette ou un simulateur de la réalité. L'esprit ne rencontre plus de résistance dans un objet de pensée qu'il est capable de reconstruire selon son propre procédé. Bien entendu, un schéma de ce genre ne fait que reculer la difficulté : la synthèse chimique de l'eau, ou de l'éthylène est une explication qui s'arrête aux éléments mis en œuvre par le chimiste. Elle démasquera un jour le nouveau problème de la synthèse des éléments eux-mêmes, puis de celle des éléments de ces éléments. Toute explication est provisoire ; elle s'établit à un certain niveau d'analyse, en attendant que se démasque un niveau ultérieur de lecture. L'origine première plonge dans la métaphysique ; elle rejoint de proche en proche la question leibnizienne de savoir pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien.

En pareil cas, c'est le simple qui explique le complexe, l'explication se présentant sous la forme d'une combinatoire. Il s'agit de retrouver le permanent dans le divers, le constant et l'uniforme dans le passager. Le mécanisme qui domine la pensée de XVIIe siècle prétend réduire la variété indéfinie des phénomènes à des combinaisons de matière et de mouvements selon le schéma général de l'hypothèse corpusculaire. Tout est expliqué lorsqu'on a pu mettre en lumière des combinaisons de particules matérielles qui s'associent et se dissocient selon les lois du mouvement et du choc des corps. La physique cartésienne, telle qu'elle est exposée dans les Principes de la Philosophie, fournit un excellent exemple de ce schéma d'intelligibilité, dans sa prétention totalitaire et dans son insuffisance. La théorie des tourbillons, la mise en œuvre, pour justifier les qualités sensibles, de grains de matières présentant des formes aiguës ou polies, tout cela atteste le caractère allégorique de l'explication, qui se contente de transférer la pensée d'un univers du discours dans un autre, où l'esprit trouve des satisfactions que la physique aristotélicienne de la [337] scolastique ne lui fournissait plus. Des évidences se dégagent, qui d'ailleurs feront problème à leur tour. L'essentiel est la découverte d'un nouveau champ mental, abordé avec des moyens nouveaux, et qui apparaît revêtu des prestiges de l'autorité et de la simplicité. Le mécanisme se définit comme un ensemble d'altitudes mentales et de comportements, qui présupposent une transformation radicale du mode de lecture du réel.

Cette mise en équation du donné garde un caractère statique. L'esprit se sent en mesure de décomposer et de recomposer les phénomènes selon leur essence intelligible, mais le devenir de la réalité lui échappe. Ce qu'il faudrait expliquer, c'est la genèse même de la connaissance : pourquoi et comment le monde et la pensée sont-ils ce qu'ils sont ? À partir de la fin du XVIIe siècle, la recherche de schémas explicatifs s'applique à la constitution progressive du savoir. Pendant plus d'un siècle, dans le contexte de la mentalité empiriste, prédominera une explication de type génétique dont la forme la plus parfaite sera sans doute la méthode d'analyse préconisée en France par l'école idéologique.

La loi du 20 Frimaire an III sur l'organisation de l'enseignement, à l'article Des Ecoles Normales définit ainsi la méthode à employer. "Cette méthode sera sans doute fondée sur l'analyse. Locke, Helvétius, Condillac ont suffisamment montré que c'est uniquement par le moyen de l'analyse que nous pouvons pénétrer avec assurance dans le domaine de la science (...) Grâce à cet art, qui dirige l'esprit, qui l'empêche de s'égarer ; qui le fait monter sans fatigue de l'observation la plus simple à la vérité la plus sublime ; qui lui apprend à former des collections d'idées qu'il sait retrouver au besoin, à ne faire aucun pas inutile (...), on fera plus de progrès en une année dans les connaissances humaines qu'autrefois en dix ans..." [10] Sans pour autant supprimer le mécanisme, ce qu'on appelle l'analyse des sensations et des idées devient un schéma explicatif privilégié [11], qui trouvera d'ailleurs sa place marquée, lors de la création de l'Institut National, dans la classe des Sciences morales et politiques. Il faut ajouter que Lavoisier, fondateur de la chimie moderne appartient au groupe des Idéologues ; l'introduction du mot analyse dans le vocabulaire de la science chimique atteste l'influence de la théorie de la connaissance, de la psychologie, sur la constitution du nouveau savoir.

Le prestige de l'analyse est lié à l'avènement d'une épistémologie génétique, qui mobilise, en quelque sorte, le mécanisme. Le XIXe siècle [338] verra s'affirmer des schémas explicatifs nouveaux. La constitution d'une biologie comme science de la vie, dans le prolongement du vitalisme du XVIIIe siècle, introduit les concepts d'organisme, de physiologie, puis dévolution au sens darwinien du terme. Le devenir de la réalité se justifie comme une croissance autonome, à l'image du développement de l'être vivant depuis le germe initial jusqu'à la mort, en passant par l'embryon, l'état d'enfance et l'état adulte, puis les divers stades du vieillissement. Tout un matériel conceptuel apparaît ici, qui trouvera des terrains d'application dans les secteurs les plus divers de la connaissance.

Mais parallèlement à la dimension biologique, une autre perspective d'explication connaît au XIXe siècle une vogue considérable. Les sciences historiques, dotées d'une méthodologie objective, répondent aux exigences concrètes de la conscience occidentale après la période romantique. L'histoire est une discipline descriptive, mais, en exposant le comment, elle semble du même coup révéler le pourquoi ; elle met en évidence les influences sociales qui régissent le développement culturel ; elle fait la part des circonstances, des personnalités, des accidents et des institutions ; elle justifie le passage d'une situation à une autre situation. L'explication se propose ici comme une compréhension du sens ; elle atteste le passage d'un moment donné à un moment ultérieur ; le devenir se constitue comme une succession de périodes ou d'étapes. Celui qui assiste à ce devenir, selon le cheminement choisi par l'historien, croit en saisir du même coup les raisons d'être, selon la norme du post hoc ergo propter hoc. Dans bon nombre de disciplines, l'histoire devient ainsi au XIXe siècle le voie royale de l'explication : histoire des religions, histoire de la philosophie, histoire des langues et des littératures, histoire des sciences, histoire des institutions, histoire des arts développent une intelligence autonome. En décrivant les états successifs de tel ou tel secteur du savoir, on pense accéder en quelque sorte jusqu'à la loi de leur succession. On a l'impression en tout cas de dégager ainsi le sens de la marche. La philosophie systématique de Hegel représente dans cette perspective une des tentatives les plus extraordinaires d'explication totale, permettant de faire rentrer le réel sous la loi de l'idéal. L'explication hégélienne engendrera l'explication marxiste telle que la développe la méthode dialectique.

La philosophie de l'histoire réduit l'histoire à la philosophie. Mais l'universelle prétention de ces mouvements d'horlogerie conceptuels suscite le résistance des esprits sensibles à la diversité intrinsèque des [339] aspects et moments du réel. L'intelligence doit suivre l'histoire et non la précéder ; elle doit l'induire et non la déduire. Le XIXe siècle a été, comme l'annonçait Augustin Thierry, le siècle de l'histoire ; mais d'une histoire conçue comme un inventaire méthodique du devenir des sociétés humaines, dans le respect de leurs diversités irréductibles. Toute infidélité au réel empirique, toute invocation d'une nécessité intelligible ou transcendantale apparaît contestable. L'historien cherche à établir ce qui fut, ou à le rétablir wie es eigentlich gewesen, selon le mot de Ranke. Seulement une telle ambition est peut être vouée à l'échec ; jamais sûre en tout cas d'avoir atteint son but en toute rigueur. Elle risque au surplus de se perdre dans la multitude indéfinie des détails. De toute manière, l'explication cède le pas à la description, et c'est seulement au prix d'une sorte d'illusion ou d'autosuggestion que l'inventaire d'une situation ou d'une succession d'événements paraît rendre raison de ce qui s'est passé.

Ainsi se trouve mise en lumière la difficulté majeure de toute compréhension, dont on peut se demander si elle n'a pas un caractère illusoire. L'explication consacre la satisfaction de l'esprit qui, en face d'un élément nouveau et insolite, est parvenu à rétablir une impression de familiarité. Il croit avoir mis de l'ordre dans l'objet, alors qu'il a peut-être seulement reconquis une bonne conscience perdue. L'interprétation historique nous fait assister à la genèse du sens, mais ce sens se développe dans l'intelligence de l'historien et dans celle de son lecteur, beaucoup plutôt que dans la réalité passée, laquelle demeure toujours hypothétique.

Autrement dit, le miroir de la pensée, où l'image du réel est censée s'affirmer, pourrait bien ne refléter que la pensée elle-même. Toute explication ne serait qu'une explicitation de certains présupposés, inscrits à l'avance dans la constitution même de la connaissance. Et ces présupposés eux-mêmes, dans la mesure où ils se révèlent efficaces, attestent une certaine harmonie préétablie entre l'esprit humain et l'univers au sein duquel il se trouve situé. Il doit donc y avoir certains éléments fixes de la connaissance de soi-même et du monde. Autant qu'on puisse en juger, la vogue actuelle des schèmes explicatifs fondés sur l'idée de structure se justifierait par l'insuffisance ou la vanité des thèmes de l'intelligibilité traditionnelle. L'investigation des synchronies, par opposition aux diachronies historiennes, se réfère à une composition originaire de toute connaissance, évoquant à la fois l'ordre des choses et l'ordre de l'esprit. La structure se propose comme un thème de complexité, logiquement et [340] ontologiquement préalable aux éléments dont il assure la mise en correspondance. La structure intervient comme une clef d'intelligibilité, elle-même inintelligible, préalable à toute genèse et indépendante de toute compréhension du sens. La conscience se trouve récusée, dans la mesure où elle ne saurait remettre en cause ses propres soubassements. Tout sens est un faux sens et l'histoire elle-même ne propose qu'un jeu de déviations et d'illusions, puisqu'elle ne possède pas en elle-même sa propre loi. Le structuralisme en tant que doctrine métaphysique, introduit une philosophie de l'identité d'autant plus totalitaire qu'il n'y a rien à comprendre parce que la structure n'a pas de sens. Tout s'explique et se justifie parfaitement, à partir du moment où il n'y a plus rien à expliquer. À la limite, on pourrait se demander pourquoi les théoriciens de la nouvelle école prennent la peine d'écrire de gros livres pour fonder une doctrine du non-sens radical. Sans doute s'agit-il par là de démystifier l'esprit humain, en expliquant clairement l'inanité du besoin d'explication.

Cette brève revue des schémas explicatifs met en tout cas en bonne lumière la relativité des procédures courantes de l'explication. L'idéal de l'intelligibilité serait la constitution d'un système formel, dont le premier modèle achevé serait la géométrie d'Euclide. Mais un tel système axiomatique réduit l'ensemble de son développement à une série de tautologies, la difficulté et l'intérêt se reportant sur l'ensemble des présupposés au départ : conditions de l'analyse, ils opposent un obstacle irréductible à l'analyse. L'explication ne s'explique pas elle-même, et elle explique d'autant mieux qu'elle n'explique rien.

La part de l'irrationnel et de l'inexplicable ne cesse d'augmenter à mesure que l'on passe des sciences abstraites aux sciences du réel ; lorsque la connaissance prend l'homme même pour objet, les activités et les institutions humaines, toute tentative d'axiomatisation semble revêtir un caractère illusoire. On peut alors en prendre son parti, et soutenir que l'ordre humain n'est pas susceptible d'explication ; l'expérience humaine serait une expérience errante au niveau des sentiments et passions, des aspirations ou des valeurs qui ne sont pas objets de science. Telle est en somme, la position du néo-positivisme contemporain. Une autre attitude consisterait à soutenir que la conscience humaine et la développement des signification qu'elle met en œuvre ne sont que des aspects secondaires et désordonnés d'une réalité plus fondamentale, elle-même objet de science. [341] Un certain matérialisme, au XIXe siècle, estimait que la conscience n'est qu'un 'épiphénomène', incohérent et inconsistant, des processus biologiques dont la science pourra rendre compte un jour. Dans le langage actuel, on pourrait dire que l'explication des phénomènes humains se trouve en dernière analyse dans les actions réciproques de quelques acides aminés. L'ontologie structuraliste paraît assez voisine de ces interprétations. Les 'structures' qui fondent toute connaissance, par delà le domaine illusoire des significations, renvoient à une réalité en soi, d'ordre neuro-cybernétique ou physique. Selon Claude Lévi-Strauss, la civilisation dans son ensemble n'est qu'une gigantesque entreprise dont la fonction est de "fabriquer ce que les physiciens appellent entropie, c'est-à-dire de l'inertie." Tout l'ordre humain s'explique aux yeux de Lévi-Strauss, à partir du moment où la science de l'homme, naguère appelée anthropologie, s'écrit entropologie. [12]

Ce jeu de mots atroce met en tout cas en bonne lumière le fait que dans la mesure où l'explication porte sur la réalité plénière, c'est-à-dire sur la réalité humaine, les schémas explicatifs les plus rigoureux en apparence revêtent un caractère rhétorique. On peut formaliser l'arithmétique, on peut tenter de formaliser tel ou tel secteur de la physique ou de la chimie ; mais dès que l'on prétend axiomatiser l'ordre humain, on ne peut le faire que dans un langage humain, les schémas explicatifs les plus rigoureux prenant alors une valeur allégorique et métaphorique, étrangère à leur vocation originale.

Dans un ouvrage récent, d'ailleurs plein d'intérêt, consacré à la Civilisation de l'Europe classique, l'historien Pierre Chaunu fournit de bons exemples de ces dérivations pseudo-explicatives d'un domaine à un autre. À propos du rôle de l'Amérique espagnole au XVIIe siècle, il observe : "Cette grande puissance ajoutée à l'Europe contribue à la constitution, au terme des siècles de la modernité, de la masse critique de transformation qui enclenche la réaction en chaîne de la mutation de croissance de la fin du XVIIIe siècle." [13] Comparaison n'est pas raison, mais le vocabulaire conceptuel de la physique atomique donne au lecteur l'impression qu'il comprend ce qui s'est passé. La biologie peut rendre des services analogues lorsque l'historien évoque "l'Amérique indienne, incomplètement guérie du choc microbien de la conquête". [14]

On voit mal quelle validité les schémas explicatifs de la physique ou de la médecine peuvent exercer dans le domaine des civilisations. Il s'agit là [342] tout au plus d'une phraséologie ; mais il est de fait que cette nouvelle rhétorique procure au lecteur l'impression abusive qu'il a saisi le sens du devenir. Bon nombre des 'principes' ou des 'lois' que certains théoriciens ont prétendu découvrir dans le domaine de l'histoire, de la sociologie ou de la psychologie ne sont ainsi guère autre chose que des truismes ou des figures de style. Mais parce que l'image, le symbole est emprunté à tel ou tel secteur des sciences exactes, il semble que quelque chose de leur rigueur se communique aux sciences humaines. On aurait tort de se laisser prendre à cette illusion, pourtant extrêmement répandue. Lorsque Leibniz lui-même définissait l'idéal du mécanisme en biologie en affirmant : "Tout ce qui se fait dans le corps de l'homme et de tout animal est aussi mécanique que ce qui se fait dans une montre" [15], cette formule allait bien au delà des connaissances établies à l'époque ; elle donnait comme une vérité scientifique une allégorie satisfaisante pour l'imagination, mais nullement fondée en rigueur.

Ou bien l'explication explique quelque chose, mais alors elle n'explique pas grand chose. Ou bien elle essaie d'embrasser la réalité humaine elle-même, en sa totalité ou en tel ou tel de ses aspects, et alors elle n'est pas une explication à proprement parler. Les sciences exactes permettent d'axiomatiser un domaine homogène et délimité que l'activité scientifique a constitué en prélevant un ordre particulier de phénomènes dans la masse du réel. En mathématiques, l'esprit met en œuvre des exigences abstraites qu'il a lui-même définies ; il joue en quelque sorte avec son ombre. En physique, en chimie, en histoire naturelle, c'est le monde extérieur qui se trouve en question, mais ce monde est soumis à une censure préalable ; il est réduit à l'obéissance d'un ensemble de normes, garantes d'objectivité et d'universalité. Les circuits de l'intelligibilité scientifique mettent en cause la réalité, mais toujours par la personne interposée des savants, qui posent les questions et recherchent les réponses selon le droit chemin des méthodes.

Il est donc vain de prétendre faire abstraction de la forme humaine, sous prétexte qu'elle n'apparaît plus, à partir du moment où sont définies les procédures de la connaissance rigoureuse. Toute science est œuvre d'humanité ; il serait absurde de prétendre que l'architecte n'apparaît pas dans l'architecture une fois constituée. Les grandes époques de la science ont chacune un style propre, qui est leur marque historique ; il y a une [343] science hellénique, reconnaissable à certains caractères constants ; il y a une science du XVIIe siècle, ou du XIXe, ou du XXe, qui manifeste dans les compartiments les plus divers une même attitude de pensée. Seule une restriction mentale appropriée permet d'admettre un moment la possibilité d'une opération sans opérateur. La distinction entre sciences de la nature et sciences de l'homme apparaît ici comme une simple différence de degré d'abstraction, les disciplines les plus rigoureuses étant celles qui mettent en cause les schémas les plus dépouillés de l'être humain, référence nécessaire du savoir quel qu'il soit, car il ne peut y avoir de savoir sans sujet connaissant.

Toute explication est anthropologique, bien que toute explication soit tentée de s'affirmer comme absolue, c'est-à-dire valable en dehors même de l'espace humain. Toute explication est sous condition et en condition, sous condition de la condition humaine ; elle porte le signe de l'explicateur, lequel est en fin de compte l'indigène intellectuel de ce monde, comme disait Kant. Chaque théorie, chaque savoir particulier développe un aspect d'une conscience de soi qui fait le tour du monde. Il n'est pas possible au savant, quel qu'il soit de repousser d'un coup de talon la terre des hommes, pour planer ensuite dans un espace sans gravitation.

Léo Spitzer, historien de la littérature, proposait l'expression de 'cercle herméneutique' pour décrire la démarche du critique littéraire dans l'explication des œuvres qu'il étudie. Il entendait par là la relativité mutuelle de l'explicateur et de la réalité dont il prétend rendre compte. La recherche du sens part d'un sens présupposé, d'une donation originaire de sens, consubstantielle à l'être humain ; cette intention et intuition première est confrontée avec son objet, qui la vérifie et la dément, qui la renvoie à elle-même, afin que, revue et corrigée, elle puisse enrichir une nouvelle lecture. Ainsi par approximation successive, se constitue une connaissance, jamais parachevée, mais toujours susceptible d'un perfectionnement nouveau.

L'idée de cercle herméneutique, en dehors même de la critique littéraire, pourrait s'appliquer à toutes les formes de la connaissance. Plus exactement, on pourrait évoquer la figure d'une ellipse dont les deux foyers seraient l'interprète et le thème de son savoir. Le savant se projette dans sa science, qui le renvoie à lui-même jusqu'à plus ample informé. Le dialogue épistémologique confronte et affronte, dans le contexte social d'une certaine mentalité, le sujet et l'objet. La connaissance ne progresse que dans [344] la mesure où, en dépit des apparences, ni le sujet ni l'objet ne sont rigoureusement définis ; des attitudes nouvelles pouvant intervenir, des significations se manifester, qui remettent en question l'équilibre une fois acquis. La science faite est une science morte ; la science vivante est celle où l'imperfection de l'explication acquise en appelle à des curiosités nouvelles.

Il faudrait ici renoncer à l'exemplarisme de la connaissance mathématique, selon le schéma quelque peu abusif qui, sous prétexte de consacrer les prestiges de la science, laisse dans l'ombre l'œuvre de l'intelligence vivante, qui est essentiellement recherche. L'ellipse herméneutique est particulièrement sensible dans les sciences humaines, où la personnalité toute entière du chercheur se projette dans son objet. L'axiomatique des régies du jeu épistémologique intervient sans doute comme un filtre, pour garantir l'objectivité des affirmations. Mais la rigueur apparente de cette discipline ne doit pas faire oublier que le savant comprend selon ce qu'il est ; ses sympathies et ses antipathies, ses parti-pris lui servent d'instruments heuristiques. Il paraît hautement improbable qu'un historien marxiste mette en lumière des faits qui ne concorderaient pas avec ses schémas doctrinaux ; et l'on ne doit pas attendre d'un historien catholique des résultats démentant la ligne générale de son orthodoxie. Mais ceci ne signifie pas que les travaux historiques des catholiques et des marxistes soient sans valeur objective ; au contraire, on peut penser que les uns et les autres, du fait même des présupposés qui les inspirent, sont susceptibles de mettre en lumière certains aspects de la réalité historique demeurés cachés aux yeux des savants non prévenus. C'est bien ainsi que les choses se passent : les historiens marxistes ont obligé l'histoire contemporaine à prendre en charge la vie économique et sociale, et l'on peut constater par ailleurs que l'intérêt privilégié manifesté par Pierre Chaunu pour le calvinisme et la jansénisme éclaire d'un jour renouvelé notre connaissance du XVIIe siècle.

L'ennui est que, une fois reconnue la relativité des historiographies, il apparaît impossible de reconstituer une histoire absolue par addition des histoires relatives. Des partialités qui s'excluent ne peuvent composer ensemble une totalité : là est sans doute la difficulté épistémologique majeure des sciences humaines, dans la mesure où leur ambition est de définir non pas le schéma abstrait de tel ou tel ordre de pensée, mais une image de l'homme concret. La multiplicité contradictoire des axiomatiques [345] paraît interdire toute espérance d'un champ unitaire qui soumettrait toutes les hypothèses à l'arbitrage d'une même juridiction. Cette discordance semble d'ailleurs liée à la diversité intrinsèque de l'être humain ; les personnalités humaines ne sont pas rigoureusement superposables, et la diversité des interprétations affirme le même dissentiment qui se projette à la fois dans la réalité humaine à connaître et dans la pensée connaissante.

Expliquer signifie déplier, étaler en pleine lumière tout ce qui se cache dans l'ombre, dans les replis. Toute explication particulière, dans un domaine déterminé, renvoie de proche en proche à une explication totale qui forcerait à l'intelligibilité l'être humain dans son ensemble, aussi bien l'être humain qui interroge que celui qui est interrogé. Or la conscience est faite d'ombre autant que de lumière, ce qui empêche d'espérer l'avènement d'une conscience totale. D'autant que la conscience humaine est dans le temps, la distance temporelle remettant en jeu les significations tout au long de l'histoire, et multipliant les possibilités de malentendu.

Dans ces conditions, il parait difficile de prétendre à une vérité qui serait l'explication totale. Les procédures méthodologiques en usage permettent de contrôler l'exactitude de tel ou tel détail, mais l'interprétation dans son ensemble s'établit, par delà toute exactitude vérifiable, dans l'affirmation d'un certain parti-pris de l'humain. L'ellipse herméneutique correspond toujours à une pétition de principe, c'est-à-dire à une profession de foi où les valeurs propres à l'observateur entrent en concurrence, ou en composition, avec celles de la réalité observée. La donnée humaine en sa présence concrète échappe à la détermination positiviste qui en ferait un objet neutralisé, défini une fois pour toutes et accessible à une investigation sans présupposé. Le phénomène historique de la Renaissance, ou celui de la Révolution française, n'est pas accessible en dehors d'une histoire de l'historiographie, c'est-à-dire d'une récapitulation des principales attitudes spirituelles qui ont donné tel ou tel sens à ces objets épistémologiques. L'historien d'esprit positif peut imaginer qu'il est possible de mener à bien une histoire sans parti-pris d'aucune sorte, qui se contenterait d'accumuler des faits dûment contrôlés. Seulement le nombre des faits est, en droit, infini. Pourquoi choisir de relever celui-ci plutôt que celui-là ? Et surtout, le regroupement des faits pour constituer les grands ensembles de l'interprétation en appelle de toute nécessité à des options individuelles. On sympathise ou non avec l'esprit [346] de la Renaissance ; on est pour ou contre la Révolution, et l'on pourrait même soutenir que le sens de ces événements anciens, multiple, indéfini et contesté en son temps, ne s'établit pour un moment que lorsque l'historien, au bout de son travail, résoud les ambiguïtés dans l'affirmation d'une certaine vision d'ensemble.

L'explication de la réalité humaine serait donc une vérité en situation, la vérité d'une relation. Un événement historique, une période, une personnalité, une œuvre n'existent pas en eux-mêmes, forts d'une vérité toute faite, que le bon historien déchiffrerait comme on déchiffre une inscription gravée dans le marbre. L'artiste, le personnage historique ne détient pas le secret de son œuvre ou de son action ; il n'est pas le maître de sa propre personnalité, au sujet de laquelle il peut se tromper tout aussi bien que n'importe quel témoin extérieur. De là la pluralité des interprétations, dont plusieurs, même apparemment incompatibles, peuvent avoir ensemble leur vérité, sans qu'aucune puisse se poser en explication totale, car une telle explication n'existe pas.

Pierre Bayle, auteur du grand Dictionnaire historique et critique, un des premiers monuments de l'Europe des Lumières, a été longtemps considéré par les historiens comme un libre-penseur, continuateur des libertins érudits du XVIe siècle, et objecteur de conscience à la religion et à la politique de l'Europe classique. Les historiens d'esprit conservateur et traditionaliste voyaient en lui un précurseur lointain de la pensée révolutionnaire, d'accord en cela avec les théoriciens progressistes qui se plaisaient, tels Lévy-Bruhl, Cassirer ou Paul Hazard, à accoupler Bayle et Fontenelle, tous deux grands démystificateurs de l'esprit humain. En 1906, le positiviste Delvolvé publiait un important ouvrage : Religion, critique et philosophie positive chez Pierre Bayle, qui devait imposer pendent plus d'une demi siècle la figure d'un Bayle aussi positiviste que son historien.

Bayle est huguenot français, minoritaire, victime de la Révocation de l'Edit de Nantes, et condamné à vivre la majeure partie de sa vie d'homme de lettres et de publiciste en exil, loin de son pays natal. Ce non-conformiste, qui souffre de la persécution imposée aux siens, attire l'attention de ceux qui voient en lui un précurseur des Encyclopédistes, un esprit incrédule et destructeur, qui ronge du dedans le fruit de l'orthodoxie religieuse et politique. Les choses en restèrent là jusqu'au jour où Bayle trouva en Elisabeth Labrousse un historien anime d'un esprit différent, parce [347] qu'elle appartenait elle-même à une famille de pasteurs et de théologiens réformés. Grâce à l'intervention de ce nouveau témoin, Bayle échappait à l'alternative catholicisme-positivisme, qui ne le concerne nullement ; son combat n'a rien à voir avec le cri de guerre de Voltaire "écrasons l'infâme" L'auteur du Dictionnaire redevient un réfugié pour cause de religion dans cette Hollande qui est alors, hors de portée de l'église romaine, un des emplacements privilégiés de la culture européenne. Le non-catholicisme de Bayle, son anticléricalisme ne sont nullement des formes d'irréligion, ce sont des marques d'un christianisme différent, que la majorité des français, croyants ou incroyants, sont incapables de reconnaître parce que, pour des raisons historiques, la France s'est trouvée placée en dehors de la sphère d'influence de ce christianisme là. La personnalité de Madame Labrousse, sa formation, sa sensibilité intellectuelle, lui permirent de pressentir un Bayle incompris et ignoré ; de là une nouvelle lecture des textes et de la correspondance, une interprétation des faits biographiques qui restituent une réalité historique plus authentique.

Cet exemple met en lumière la réalité de ce que nous avons appelé l'ellipse herméneutique ; une sorte de réciprocité sanctionne l'alliance entre l'historien et son objet. Mais on ne doit pas conclure à une relativité généralisée des interprétations, l'une chassant l'autre en attendant d'être chassée à son tour par la suivante. Pour qu'il y ait vraiment progrès, il faut que l'explication nouvelle, en se justifiant elle-même, justifie ensemble les explications antérieures, dans leur erreur et dans leur vérité. Le Bayle de Madame Labrousse se substitue au Bayle de Delvolvé et de Lévy-Bruhl, mais il en rend compte. La meilleure perspective est celle qui intègre les perspectives qu'elle dépasse. Et si jamais l'auteur du Dictionnaire devait trouver un autre historien d'un esprit différent, il faudra que cet historien situe dans sa nouvelle vision les travaux d'Elisabeth Labrousse, en fournissant les raisons de son éventuel désaccord.

Ce cas particulier de l'historiographie manifeste le caractère totalitaire de l'explication ; il ne s'agit pas d'une opération limité portant sur tel ou tel secteur, tel ou tel aspect de la réalité. De proche en proche, en dépit de toutes les restrictions mentales, l'explication s'illimite ; elle met en cause toute la personnalité de l’explicateur et le domaine entier de l'univers explicable. Même dans le cas d'un problème scientifique bien déterminé, la recherche et la solution mobilisent tous les principes de la pensée, [348] toutes les attitudes mentales qui garantissent les procédures épistémologiques. Cet arrière-plan est sous-entendu lors même qu'il n'est pas directement mis en cause. Une explication s'établit dans le contexte d'ensemble du dialogue d'une pensée avec l'univers et avec elle-même ; elle intervient comme un moment d'équilibre dans un règlement de comptes, où l'intelligibilité n'apparaît pas seulement comme une préoccupation d'ordre logique, mais revêt aussi une valeur vitale. L'historien qui consacre quinze ou vingt années de sa vie à tenter de retrouver le véritable visage de Pierre Bayle engage dans cette conquête beaucoup plus qu'une simple curiosité scientifique. Il est assez clair que la vérité de Bayle est aussi, en un sens difficile à préciser mais indubitable, la vérité de Madame Labrousse. Pour l'historien de la Révolution ou du Moyen Age, pareillement, Moyen Age et Révolution sont des passions de l'âme. Les choses ne sont pas différentes pour le chimiste ou le biologiste qui, tout respectueux qu'ils soient des disciplines du laboratoire, engagent leur destin personnel dans un jeu qui peut paraître exclusivement intellectuel.

En ce sens aussi, on peut dire que toutes les sciences sont des sciences humaines, car elles figurent des entreprises d'humanité. Au surplus cette humanité n'est pas seulement individuelle ; il faut lui reconnaître un caractère collectif. Nous avons jusqu'à présent considéré l'explication comme le souci d'une personnalité isolée ; or l'histoire des sciences met en lumière l'existence d'une communauté et solidarité des questions et des réponses. Ce n'est pas par hasard, ou par le fait de quelque prédestination injustifiable, qu'un problème apparaît à un certain moment, suscitant une curiosité dont il n'avait pas bénéficié jusque là. On doit admettre une sorte d'actualité épistémologique, en vertu de laquelle les savants d'une époque s'interrogent sur les mêmes difficultés et découvrent parfois, indépendamment les uns des autres, des solutions analogues. "Un problème, écrivait Pierre Brunet, est avant tout collectif, car outre les cas typiques dans lesquels il se pose à la fois dans plusieurs pensées, les conditions, les occasions et les circonstances dans lesquelles il se présente à l'esprit du savant débordent la plupart du temps beaucoup les limites d'une individualité intellectuel. Non seulement le problème a des antécédents connus par celui dans l'esprit duquel il apparaît ensuite renouvelé, en quelque sorte, par un point de vue différent, des aspects jusque là négligés, des rapports insuffisamment mis en lumière par les recherches antérieures ; mais dans les cas les plus fréquents, le problème a pour ainsi dire des [349] concomitants simultanés, parallèles ou concurrents, plus ou moins aperçus, parfois mêmes difficiles à déceler, mais gardant néanmoins leur valeur et leur force." [16]

On ne peut donc considérer que par abstraction la recherche scientifique à l'intérieur d'une aventure personnelle. Si l'on isole ainsi le problème et sa solution de tous les synchronismes qui ont joué un rôle, peut-être essentiel, dans les démarches de la connaissance, on risque fort d'attribuer au "génie" du savant des éléments qui relèvent en quelque sorte du sens commun de l'époque considérée. Celui qui cherche une explication est lui-même constitué dans son identité intellectuelle, informé dans son langage, par un certain état de la question qui est passé dans les mœurs et généralement admis. Chaque état du savoir présente un caractère institutionnel ; il consacre l'établissement de la communauté humaine dans le monde en un moment donné de son histoire. Ce contrat qui fixe la relation des individus avec un univers dont il définit l'intelligibilité, est un contrat collectif. Chaque interrogation nouvelle remet en question l'ordre établi, mais on ne peut reconsidérer tel ou tel aspect particulier que dans le contexte général de la mentalité établie. L'inquiétude scientifique, le doute, la nouvelle enquête se fondent sur un certain état de la science.

De proche en proche, le sens de l'explication revêt ainsi un caractère totalitaire. Avant que puisse se poser une question nouvelle, il existe un système explicatif préétabli qui consacre l'habitation de la pensée dans un univers qu'elle a organisé selon ses ressources et pour la satisfaction de ses exigences de tous ordres. Un problème apparaît lorsque se manifeste une incohérence dans l'ordre des pensées, ou une discordance entre cet ordre et la réalité à laquelle il est censé correspondre. Le plus souvent, la solution sera trouvée dans un réajustement de détail au sein de schéma d'intelligibilité préexistant.

Les grandes époques de la pensée paraissent ainsi caractérisées par la mise au point d'un horizon général de la connaissance, qui joue le rôle d'un système de sécurité pour la pensée humaine. Le monde archaïque de la préhistoire trouve dans le mythe la justification de son existence et comme un fondement nécessaire et suffisant pour toute induction possible. La culture grecque, lorsque s'affirme la souveraineté du logos, définit le modèle épistémologique du Cosmos, dont l'ordonnancement régit le devenir des phénomènes en sa totalité. L'explication médiévale se réalise grâce à un compromis entre la révélation chrétienne et l'intellectualisme hellénique. [350] Des discordances interviendront, dans la mesure où ces deux exigences ne sont pas parfaitement compatibles ; mais il semble bien que la scolastique avait trouvé dans la doctrine aristotélicienne des quatre causes un schéma de rationalité difficilement égalable. La cause finale, la cause formelle, la cause matérielle et la cause efficiente offraient un cadre parfaitement satisfaisant à la philosophie de la nature telle qu'elle existait alors.

À l'intérieur du cadre d'une épistémologie générale préexistante, l'explication d'un cas particulier consiste à ramener l'incident, ou l'événement qui fait problème à la discipline de l'ordre communément admis. La pirogue échouée contre un rocher explique l'épidémie, dans l'exemple rapporté par Maurice Leenhardt. La conscience mythique retrouve son équilibre selon l'enchaînement causal qui lui est propre. Il aurait été évidemment inutile d'invoquer devant les anciens de la tribu la responsabilité d'un bacille ou d'un virus, qui appartiennent à notre univers mental mais non à celui des Océaniens archaïques. De même nous jugeons stupides les médecins par Molière qui attribuaient le pouvoir soporifique de l'opium à la 'vertu dormitive' qu'il détiendrait. Une telle explication n'explique plus rien aux yeux de Molière lui-même ; témoin d'un âge de transition où le système explicatif est remis en question dans son ensemble. On doit néanmoins reconnaître que la doctrine astrobiologique a donné satisfaction pendant vingt siècles aux exigences de la conscience occidentale. Le schéma antique du Cosmos régi par la souveraineté des astres-dieux fonde la science astrologique ; il inspire les manipulations de l'alchimie, ainsi que la médecine théorique et pratique jusqu'au début du XVIIe siècle. Aujourd'hui, bien entendu, ce schéma est discrédité, et ne saurait être remis en valeur. Mais on doit lui reconnaître une singulière cohérence ; sa vertu d'intelligibilité totalitaire lui a permis d'assurer l'ordre dans les esprits et dans le monde à la satisfaction générale pendant la majeure partie de l'histoire de la science et de la pensée, alors que l'explication mécaniste qui nous paraît aujourd'hui évidente par elle-même ne date guère que de trois siècles.

Le problème de l'explication peut donc se poser à deux niveaux différents, selon que la question peut être résolue à l'intérieur du cadre intelligible préexistant, ou qu'elle remet en question ce cadre lui-même. Dans la plupart des cas, le problème peut être traité dans le langage même de [351] l'axiomatique au sein de laquelle il s'est trouvé formulé. L'interrogation n'a suscité qu'un désordre transitoire ; l'ensemble du savoir absorbe et digère l'élément aberrant. La médecine astrologique du Moyen Age trouvait toujours le moyen d'interpréter selon ses normes les symptômes et syndromes qu'elle constatait chez les patients ; cette réduction de l'insolite s'est opérée sans difficulté aussi bien selon l'ordre de la médecine que dans le domaine de la philosophie naturelle ou de la théologie.

Le phénomène des comètes risquait de remettre en question la conception traditionnelle de l'astronomie puisque ces astres dans leur errance à travers le ciel auraient dû se heurter aux sphères solides sur lesquelles roulaient les planètes. Les comètes n'étaient apparemment pas compatibles avec le système des orbes généralement reconnu. La difficulté était néanmoins résolue par la thèse selon laquelle les comètes étaient des exhalaisons de feu, issues de la terre et circulant à basse altitude, sous le couvert de la première voûte céleste que leur trajectoire ne rencontrait jamais. Au surplus, comme les comètes apparaissent et disparaissent, il est clair qu'elles appartiennent au monde de la génération et de la corruption, c'est-à-dire au monde sublunaire, car le monde supralunaire ne comprend que des êtres incorruptibles. Cette interprétation des comètes parut satisfaisante jusqu'à la fin du XVIe siècle. Tycho-Brahé, l'un des fondateurs de la nouvelle astronomie, établit alors par le calcul et l'observation que les trajectoires des comètes se situaient bien au delà de la lune, et que d'ailleurs elles coupaient les orbites des planètes, c'est-à-dire que celles-ci n'étaient pas supportée par des sphères solides.

Autrement dit, si Tycho-Brahé avait raison, c'est toute l'astronomie d'Aristote et de Ptolémée qui se trouvait condamnée. Le mystère du monde, système explicatif universellement admis, devait céder la place à un ensemble intelligible radicalement différent. L'audace de Tycho-Brahé ne se comprend que dans la mesure où il est déjà l'un des témoins de la crise de conscience dont sortira bientôt l'image de nouveaux cieux et d'une nouvelle terre. La révolution copernicienne n'a d'ailleurs pas encore cause gagnée ; elle trouvera son héros et son martyr en la personne de Galilée, dont le procès n'aura lieu qu'une trentaine d'années après la mort de l'astronome danois. Mais ce procès lui-même apparaît rétrospectivement comme un combat d'arrière-garde ; les Inquisiteurs s'ils se firent illusion à eux-mêmes, défendaient une cause déjà perdue, et la condamnation qu'ils prononcèrent ne pouvait rien y changer.

[352]

Autrement dit, le sens de la révolution copernicienne est celui d'un renouvellement complet du système explicatif. La philosophie naturelle de la scolastique doit céder la place à une nouveau système de monde qui sert de décor général à la science moderne, ce qui explique la résistance obstinée de la plupart des gens, lettrés ou non, qui ne se résignent pas aisément à modifier leurs habitudes mentales. On ne doit d'ailleurs pas oublier que Tycho-Brahé lui-même en dépit de ses découvertes, et du courage qu'il manifesta en les publiant, ne se résigna jamais à une représentation proprement copernicienne de l'univers. Il avait en effect calculé que si la terre tournait autour du soleil, la distance entre ces deux planètes devait être plusieurs milliers de fois plus considérable qu'on ne l'avait admis jusque là. Les calculs de l'astronome danois étaient corrects, mais les résultats lui parurent inadmissibles, car, estimait-il Dieu ne pouvait avoir créé un espace aussi immense et vide, qui n'aurait servi à rien. Tycho recule devant la révélation de la première distance astronomique et il préfère mettre au point un nouveau schéma, par complication du système traditionnel, celui de Ptolémée, qui permet de sauver les apparences célestes, sans remettre en question les dimensions de l'ordre cosmique. On mesure ici l'intrépidité de Galilée, qui accorde à la réflexion scientifique une autorité sans restriction, en dépit des interférences et des chocs en retour entre la nouvelle intelligibilité et les systèmes de valeurs préétablis. Avec le savant florentin, une situation de rupture est atteinte ; la révolution copernicienne est accomplie, au sens d'un remembrement général de l'espace mental et de la spiritualité.

Il y aurait donc deux formes de progrès pour l'explication scientifique. Dans le cas le plus fréquent, le problème et sa solution se situent à l'intérieur d'une perspective déjà acquise ; il s'agit d'annexer un nouvel élément à un ensemble préexistant. Une fois constituée la classification de Linné, le botaniste, le zoologiste qui découvrent sur un terrain de mission telle ou telle espèce nouvelle, lui donnent un état civil et un emplacement à l'intérieur de l'horizon épistémologique unanimement admis. À ce progrès selon la continuité s'oppose le progrès, beaucoup plus rare, en discontinuité, lorsque le cadre même de l'intelligibilité est remis en question. Il ne s'agit plus cette fois d'une précision dans le détail, mais d'une révolution au niveau des ensembles du savoir. Le changement du système explicatif institue un nouveau rapport entre la pensée scientifique et son objet. De cette négociation naîtra un nouveau modèle du [353] savoir, un paradigme qui se servira de schéma d'organisation pour la connaissance passée et à venir.

On fait souvent honneur à Lavoisier, non sans juste raison, de ses recherches sur l'oxygène. Mais le point important n'est pas ici la découverte de cet élément lui-même ; plusieurs chimistes contemporains l'ont signalé en même temps que Lavoisier, ou même avant lui. "Lavoisier, écrit T. S. Kuhn, vit l'oxygène là où Priestley avait vu de l'air déphlogistiqué, et où d'autres n'avaient rien vu du tout. En apprenant à voir l'oxygène, Lavoisier eut aussi à modifier ses vues concernant bon nombre d'autres substances plus familières (...) Au bout du compte, et comme un résultat de sa découverte sur l'oxygène, Lavoisier vit la nature différemment (...) Une fois qu'il eut découvert l'oxygène Lavoisier travailla dans un monde différent." [17] On aperçoit clairement ce qui distingue Lavoisier de savants comme Priestley ou Scheele ; le génie de Lavoisier ne lui vient pas de telle ou telle recherche particulièrement féconde ; il est d'avoir constitué une nouvelle intelligence chimique, à laquelle ses continuateurs du XIXe siècle donneront une prodigieuse expansion. "Apercevoir l'oxygène à la place de l'air déphlogistiqué, le condensateur au lieu de la bouteille de Leyde, ou le pendule oscillant au lieu d'une chute entravée, c'était seulement un aspect d'une modification radicale dans le regard du savant sur un grand nombre de phénomènes chimiques, électriques ou dynamiques apparentés. Les paradigmes déterminent en même temps de vastes zones d'expérience." [18]

L'explication à l'intérieur du cadre d'intelligibilité préétabli se contente de tirer les conséquences des principes en vigueur. La mutation du schéma explicatif implique un renouvellement de l'esprit lui-même. Il y a un destin des explications, et l'on peut se demander pourquoi telle ou telle, qui a paru satisfaisante pendant longtemps, perd pour un jour sa valeur probante. Sans doute, il arrive que la nouvelle explication fasse ses preuves du premier coup, comme la chimie de Lavoisier. Mais ce n'est pas toujours le cas : lorsque le mécanisme, au XVIIe, bouscule la philosophie traditionnelle de la nature, ce mécanisme en tant que vision d'ensemble de l'univers, était loin d'avoir fourni des justifications à la mesure de ses prétentions. Il prétendait tout expliquer, mais en fait, il n'expliquait pas grand chose. La dynamique de Galilée n'a qu'une portée restreinte ; le mécanisme biologique s'appuie sur la découverte du système circulatoire par Harvey, mais il ne progressera guère au-delà, et la doctrine de [354] l'homme machine mise en œuvre par les iatro-mécaniciens et par Descartes, n'est qu'une caricature sans avenir. L'explication mécaniste triomphe bien au-delà de ses positions réelles ; elle s'impose à la majorité des esprits, par la force persuasive de l'allégorie de la machine, laquelle fonde une rhétorique dont on trouve des applications dans les domaines les plus variés, en morale, en politique et en théologie, ou encore dans l'apologétique de Bossuet. En d'autres temps, la doctrine biologique de l'évolution, ou la mécanique ondulatoire ont connu un succès analogue, le schéma scientifique ou prétendu tel, étant exploité dans les régions les plus éloignées de son lieu d'origine, et où sans doute il n'avait rien à faire.

On peut objecter que la science n'est pas responsable des abus que l'on commet en son nom. L'explication scientifique explique ce qu'elle explique ; elle est vraie ou fausse, mais il n'y a pas lieu de lui imputer les généralisations rhétoriques, même si certains savants authentiques se laissent aller à des extrapolations inadmissibles. L'ennui est qu'il est difficile de déterminer en rigueur, dans le contexte de la mentalité, une limite précise où s'arrêterait la science et commencerait l'abus de confiance. On peut opposer science et scientisme, par exemple ; il paraît beaucoup plus difficile de les distinguer. Les résultats de la recherche scientifique, mais aussi les attitudes mentales, les procédures qu'elles ont inspirées, les habitudes intellectuelles passées en forme de préjugés s'inscrivent dans les mêmes circuits de pensée qui composent les grands ensembles de l'intelligibilité. Un homme comme Lavoisier appartient au groupe des Idéologues, maîtres à penser de l'époque révolutionnaire française. Il y a parmi eux des psychologues empiristes, disciples de Condillac, des médecins, des philosophes, des économistes, des historiens, des mathématiciens et physiciens, des théoriciens de la littérature, aussi bien que des hommes politiques. La chimie de Lavoisier peut évidemment être considérée en elle-même et pour elle-même ; on peut aussi par une abstraction supplémentaire, le réduire, revue et corrigée, à ce qu'elle contient de vérité définitivement acquise. Mais alors, il n'en restera pas grand chose, et sans doute pas l'essentiel dans la mesure où ces quelques propositions et théorèmes, bien dévalorisés aujourd'hui, apparaîtront déliés de leurs justification maîtresses, sans le contexte d'une mentalité qui orientait l'enquête, suggérait des méthodes et inspirait l'ordre des exposés.

Ce sens de la solidarité de la connaissance intervient beaucoup plus nettement dans le cas des sciences humaines, enquêtes de l'homme sur [355] l'homme, où l'image de l'homme, la conscience qu'il a de lui-même, sert de moyen d'investigation. Mais les sciences exactes, bien qu'elles se réfèrent à un univers du discours plus abstrait ne sont pas pour autant douées d'un privilège d'exterritorialité par rapport au devenir de l'histoire. Chaque époque intègre son patrimoine scientifique à la conception générale qu'elle possède du monde et de l'homme. Dans ce contexte, les données proprement scientifiques communiquent avec le sens commun de l'intelligibilité établie, lui fournissent des images et des schémas qui peuvent être employés en dehors de leur lieu propre, donc avec une signification impropre, allégorique.

L'explication retrouve ici son caractère totalitaire, et sa fonction d'adaptation mentale de l'homme à l'univers. Les résultats scientifiques dûment établis fournissent des points de contact avec le réel, mais le réseau très lâche de ces points ne fournit pas à lui tout seul une image du monde. Il faut le compléter par une masse de tissu interstitiel, où les généralisations, les analogies plus ou moins fondées tiennent une place prépondérante. Pour constituer un univers humain, le système des évidences doit être achevé par des matériaux de remplacement d'inégale qualité. Les éléments proprement scientifiques forment des centres autour desquels s'irradie une intelligibilité de valeur décroissante. L'univers aristotélicien de la scolastique s'organisait ainsi autour d'un certain nombre de certitudes rationnelles. L'univers du mécanisme imposera une autre forme d'intelligibilité, après avoir discrédité l'intelligibilité antérieure. Le passage d'une image du monde à l'autre ne se fonde pas en raison rigoureusement scientifique, mais, dans la mesure où le deuxième univers ne peut, pas plus que le premier, fournir des justifications objectives et universelles, il s'agit là plutôt d'une sorte de conversion de l'intelligence et de la spiritualité, où la recherche scientifique et les résultats acquis jouent un rôle inducteur. Leur intervention est nécessaire pour promouvoir le changement d'attitude ; mais réduite à elle-même, elle ne serait pas suffisante.

Bien qu'une telle affirmation puisse paraître insatisfaisante et désagréable, on en viendrait donc à admettre que la disparition d'un système d'intelligibilité traditionnel et son remplacement par un système nouveau ne peuvent s'expliquer selon les normes de procédures exclusivement rationnelles. Il y a une usure des systèmes généraux d'intelligibilité, qui, après avoir prévalu pendant un certain temps, perdent leur valeur probante [356] et cette force de conviction dont ils bénéficiaient naguère. Les évidences qu'on avait accueillies avec ferveur, parce qu'elles possédaient une valeur de révélation, n'apparaissent plus que comme des platitudes, des truismes sans pouvoir explicatif. Par suite d'une fatigue épistémologique, ces certitudes qui certifiaient trop ne certifient plus rien. On s'est lassé du mot mécanisme, du mot organisme, du mot physiologie, comme plus tard des thèmes de l'évolution ou de la dialectique, et la génération suivante ne comprend pas comment la génération précédente a pu à tel point se laisser fasciner par telle ou telle de ces notions confuses.

En fait, la valeur de persuasion d'un schéma explicatif n'est jamais aussi grande que dans les débuts, lors des matins triomphants de la science et de la pensée. Les premiers succès obtenus permettent d'escompter le triomphe à venir de la jeune épistémologie qui paraît capable d'occuper l'horizon du savoir dans sa totalité. Francis Bacon annonce l'occupation totale du globus intellectualis grâce à la méthode inductive ; Descartes ne doute pas que l'explication mécaniste ne soit capable de rendre compte de la totalité des phénomènes grâce à une déduction a priori réalisée à partir des quelques principes simples de sa philosophie naturelle. La physique cartésienne sera bientôt mise en faillite, et si l'induction baconienne devait avoir un avenir dans la philosophie expérimentale anglaise, c'était selon des directives singulièrement différentes et beaucoup plus modestes que les programmes du général chancelier.

Un éminent ethnologue américain protestait il y a déjà une vingtaine d'années, contre la vogue naissante du mot structure. "La notion de structure, écrivait-il, n'est probablement rien d'autre qu'une concession à la mode : un terme au sens bien défini exerce tout à coup un singulier attrait pendant une dizaine d'années - ainsi le mot aérodynamique - on se met à l'employer à tort et à travers parce qu'il sonne agréablement à l'oreille. Sans doute une personnalité typique peut-elle être considérée du point de vue de sa structure. Mais la même chose est vraie d'un agencement physiologique, d'un organisme, d'une société quelconque ou d'une culture, d'un cristal ou d'une machine. N'importe quoi, à condition de n'être pas complètement amorphe, possède une structure. Ainsi semble-t-il que le terme de structure n'ajoute absolument rien à ce que nous avons dans l'esprit quand nous l'employons, sinon un agréable piquant..." [19]

La critique de Kroeber est d'autant plus intéressante qu'elle concerne un concept dont la vogue bien loin de se démentir, n'a cessé de s'affirmer [357] depuis 1948. La fascination structuraliste s'est étendue de proche en proche à la totalité de l'espace mental de notre temps. À partir de quelques secteurs épistémologiques - dans l'ordre de la phonétique ou de la linguistique - où le nouveau type d'explication paraissait fournir des lumières originales, le nouveau schéma s'est propagé par des transferts analogiques et des conversions rhétoriques, si bien qu'il paraît jouir aujourd'hui d'un privilège de juridiction universel, du moins aux yeux des initiés. On ne saurait en conclure que la science est désormais achevée, ni même qu'elle est beaucoup plus avancée, en dehors de quelques succès très localisés. Ce qui apparaît, c'est l'affirmation d'un nouveau langage et d'une nouvelle intelligence ; les questions ont changé, sinon les réponses. Tout se passe comme si les points d'application de la curiosité n'étaient plus les mêmes.

Un système d'explication une fois établi correspond à un état de relatif équilibre de la mentalité. La force persuasive de ce système permet de rectifier et compenser les aberrations lorsque les déviations se produisent par rapport à l'état d'esprit régnant. Mais lorsque les éléments incompatibles, les interrogations sans réponse, les doutes, les soupçons se multiplient, la figure du système devient ambiguë ; et le moment vient où, les écarts s'accumulant, la forme générale de l'intelligibilité bascule, pour se recomposer selon un ordre nouveau. Ce changement de configuration est facilité par le fait que les vieux schémas ne sont maintenus que par la force des inerties traditionnelles, tandis que les suggestions révolutionnaires bénéficient de tous les prestiges de la jeunesse et de la nouveauté. Ce qu'on a trop entendu, ce qu'on a trop cru ne persuade plus personne ; l'attention se tourne de préférence vers l'inédit, qui donne aux esprits l'allégresse d'une nouvelle naissance ; les tourbillons cartésiens fascinent les femmes savantes, et la circulation du sang a pour elle la cour et la ville, contre les réactionnaires du Parlement et de Faculté de Médecine.

Il est évidemment fâcheux que, dans cette histoire de la vérité, le pire se mêle au meilleur, le savoir authentique à l'absurdité. Mais le devenir de l'explication n'est pas séparable de la sociologie de la connaissance. La science d'une époque donnée est une des formes de la conscience que la société humaine peut avoir d'elle-même. Or il arrive que cette science, réduite à elle-même, limitée aux résultats justifiés en esprit et en vérité, ne serait pas suffisante pour produire une représentation au monde satisfaisante. [358] Il faut compléter le certain avec du possible ou du probable ; il faut faire appel à l'imaginaire, car jamais les hommes ne se sont contentés de savoir seulement ce qu'ils savaient.

Autrement dit, s'il est possible de passer d'un système explicatif à un autre, c'est précisément parce qu'il n'y a pas d'explication totale ; celle-ci supprimerait la question, en donnant une figure définitive à l'espace mental en son entier. Dans cette hypothèse d'ailleurs, c'en serait fini de l'homme comme être qui questionne, et l'humanité courrait le risque de s'endormir dans le pire des sommeils dogmatiques. Mais l'éventualité demeure improbable en ce qui concerne le domaine de la culture ; car s'il peut y avoir des réponses à une question, cette réponse n'empêche jamais que se pose à un autre niveau et de proche en proche une question de la question et ainsi de suite. C'est pourquoi, tout en laissant de côté la grande masse des explications qui n'expliquent rien, on peut admettre que toute bonne explication est ensemble une explication incomplète ; elle respecte la possibilité d'explications annexes, adventices et complémentaires, dont aucune ne recouvre la totalité du domaine épistémologique.

La notion de complémentarité des explications serait elle-même insuffisante, dans la mesure où elle semble admettre la possibilité d'une addition des interprétations dont on pourrait espérer que la somme un jour finira par constituer la totalité cherchée. Or il y a des plans et des ordres d'explication, selon la perspective épistémologique particulière de chacun des schémas envisagés. On peut rechercher l'intelligibilité selon la réduction analytique ou la reconstitution synthétique, selon l'élément, la structure, la genèse logique ou l'histoire du sens de la conscience. Ces explications peuvent se contredire et s'exclure sans pour autant s'annuler mutuellement ; elles interfèrent les unes avec les autres, elles se soustraient parfois, ou s'additionnent et se multiplient sans pour autant pouvoir atteindre la plénitude qui définit leur limite idéale.

Il paraît absurde d'en conclure que toutes les explications se valent, ou que, de l'une à l'autre, il n'y avait pas progrès dans la connaissance. Il est vrai que le savoir s'accumule avec le temps, et que cette accumulation des données des sciences doit entraîner un remaniement de l'image du monde. Mais aucune image jusqu'à présent n'est parvenue à regrouper l'ensemble des données disponibles ; et même, l'énorme accroissement des informations capitalisées par les spécialistes de toutes les disciplines pendant l'histoire récente semble défier toute possibilité de les réduire un jour à [359] l'unité d'une seule conscience humaine. L'excès des connaissances finit ainsi par devenir un obstacle épistémologique tout autant que jadis leur insuffisance ou leur fausseté.

Le problème de l'explication change ainsi de sens à partir du moment où l'on comprend la nécessité de renoncer à l'espérance d'une systématisation à la fois unitaire et totalitaire. Dans l'immensité indéfinie, dans l'irréductible pluralité des savoirs, les schémas d'intelligibilité peuvent recueillir une masse variable d'informations disponibles, bien que cet ensemble lui-même soit plein de lacunes et d'insuffisances par rapport à la réalité telle qu'elle est.

On ne doit pas en tirer argument en faveur d'un scepticisme définitif ; et cela ne signifie pas pour autant que toutes les explications se valent. Les meilleures demeurent celles qui portent le plus loin le rayon de leur intelligibilité ; mais chacune d'elles laisse en dehors une bonne partie du domaine du savoir, lequel d'ailleurs ne cesse de s'étendre. Ainsi se justifie le passage d'un système explicatif à un autre, lorsque l'attention se déplace vers les zones obscures, irréductibles à la connaissance établie. Des regroupements s'opèrent, correspondant à une mutation de la sensibilité intellectuelle. La révolution copernicienne apparaît ainsi comme un renouvellement de la perception épistémologique, fort bien symbolisé par certaines anecdotes célèbres dans la légende dorée de la science. Galilée dans la cathédrale de Pise, voit subitement changer la figure de la réalité physique, lorsque le lustre lui paraît osciller non plus dans l'espace aristotélicien, mais dans l'espace de la dynamique moderne. Newton, au clair de la lune du verger anglais, perçoit subitement la pomme et la lune dans le nouvel espace de la gravitation universelle.

L'évidence ne surgit pas du dehors au dedans, par une heureuse Visitation ; c'est du dedans au dehors, de l'espace mental au paysage matériel que se propage la certitude. Les lustres et les pommes, et la lune elle-même, devront renoncer à leurs vieilles habitudes, pour adopter le nouveau style de la vérité, en attendant le jour où Einstein remettra tout en question. On aurait tort pourtant de conclure de la relativité des schématisations à un relativisme de la vérité. Car l'espace de Galilée et de Newton rend compte aussi de l'espace d'Aristote ; et l'espace d'Einstein trouve dans celui de Newton un cas particulier d'application. Mais en dépit des révolutions de l'intelligibilité, les hommes d'aujourd'hui, indigènes intellectuels de ce monde, continuent à vivre dans l'univers [360] d'Aristote selon les humbles rythmes de leur vie quotidienne ; à d'autres moments, lors de leurs voyages par exemple, ou dans leur expérience automobile, les mêmes individus visitent l'univers galiléen, et dans des circonstances plus rares, l'univers einsteinien.

La part faite aux vérités scientifiques, il faut les réintégrer dans la vérité humaine. Le préjugé scientiste selon lequel la vérité scientifique est la vérité de toute vérité ne résiste pas à l'examen. Car la vérité scientifique elle-même est une vérité fragmentée, brisée, incohérente ; on invoque sous son nom un amalgame de secteurs variés, plus ou moins réduits, chacun de son côté, à une axiomatique chaque fois différente. L'unité du savoir est un vœu pieux, une grande et respectable espérance ; mais il serait prématuré, illusoire et dangereux de faire comme si cette unité se trouvait déjà acquise, ou si elle était cachée dès à présent dans le monde des choses, à portée du premier savant génial qui mettra la main sur elle. L'unité du savoir est un mythe, le mythe eschatologique de la connaissance. Et cette connaissance du monde des choses, au cas même où on la supposerait accomplie serait encore une connaissance sans l'homme. Or l'homme est à la fois le sujet et l'objet de la science ; c'est-à-dire qu'en dernière analyse il garderait encore sur l'explication totale, si elle lui était jamais donnée, un droit souverain de reprise et de juridiction au nom de la vérité humaine.

L'explication ne se déploie pas dans le vide ; elle organise un champ épistémologique en fonction de certains principes, postulats et présupposés, fournis à l'origine par une conscience humaine. Toute explication est une explicitation. Une démonstration est une monstration, c'est-à-dire la révélation ou le dévoilement d'une évidence.

Celui qui explique accorde plus d'intérêt aux articulations intelligibles qu'il met en œuvre qu'aux certitudes initiales et finales dont il s'inspire ; la forme compte pour lui plus que le fond, puisqu'il élabore la forme sans rien pouvoir sur le fond. Mais les artifices logiques ne doivent pas faire illusion ; leur fonction véritable est de faciliter l'accès aux évidences essentielles, aux assises premières de la pensée.

Comme le disait avec perspicacité le jeune Frédéric Schlegel : "Les démonstrations de la philosophie sont démonstrations dans l'acceptation militaire du terme ; et ses déductions ne valent pas mieux que des déductions politiques. Dans les sciences aussi, on occupe d'abord le [361] terrain et l'on démontre, après coup, son droit (...). Il existe trois sortes d'explications dans les sciences, celles qui nous fournissent une lumière ou une direction, celles qui n'expliquent rien, celles enfin qui obscurcissent tout (...). L'essentiel demeure toujours de savoir quelque chose et de le dire. Vouloir le démontrer, ou même l'expliquer, est, le plus souvent, chose parfaitement inutile (...). Il est incontestablement plus difficile d'affirmer que de démontrer. Il existe des démonstrations à foison, excellentes dans la forme, pour des propositions plates et insipides." [20]



[1] Erwin Straus, Der Mensch als ein fragendes Wesen (1953), dans Psychologie der menschlichen Welt, Springer, Berlin 1960, p. 317.

[2] Dans Gonseth, Fondements des Mathématiques, Blanchard, 1926, p. 185.

[3] Basil Willey, The Seventeenth Century Background, Penguin Books, pp. 10 et 12.

[4] Etienne Gilson, Le Philosophe et la Théologie, A. Fayard, 1960, pp. 220-221.

[5] Marx, Introduction à la critique de l'Économie politique, Préface.

[6] Hegel, Philosophie de l'Histoire dans Morceaux Choisis de Hegel, Lefebvre et Gutermann, N.R.F., 1939, p. 223.

[7] Poinsot, Éléments de Statistique, 1861, p. 239.

[8] Meyerson, Identité et Réalité, 3e édition, Alcan, 1926, p. 459.

[9] Meyerson, La déduction relativiste, Payot, 1925, § 186, p. 258.

[10] Cité dans Johanna Kitchin, Un journal "philosophique", La Décade (1794-1807), Minard, 1965, p. 123.

[11] Cf. Ibid. : "en attendant l'ouverture des cours, les termes analyser, analyse et analytique jouissent d'un prestige immense..."

[12] Cl. Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Plon, 1955, p. 448.

[13] Pierre Chaunu, La Civilisation de l'Europe classique, Arthaud, 1966, p. 76 ; cf. p. 423, à propos du progrès des sciences : "Une masse critique de révolution est constituée. Un processus de croissance enclenché. Voilà la révolution scientifique, la radicale révolution de la représentation du monde et des pensées. Le secteur entraînant, pour emprunter encore à l'économie politique, est l'astronomie..."

[14] Ibid., p. 82. Autre exemple de cette rhétorique, à propos des relations sociales ; "Le milieu est inséparable des choses qui le peuplent ; ensemble, ils constituent un champ de gravitation, où les charges et les distances forment un ensemble coordonné et où chaque élément, en se modifiant, provoque un changement de l'équilibre total du système." C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, P.U.F., 1949, p. 598.

[15] Leibniz, Opéra philosophica, éd. Erdmann, p. 777.

[16] Pierre Brunet, Les Physiciens hollandais et la méthode expérimentale au XVIIIe siècle, Blanchard, 1926, p. 17. Cf. ibid., p. 15 : "Les observations de Richer, faites en 1672 à Cayenne, sur le ralentissement du mouvement du pendule en cette région, auraient pu ne pas attirer de la même manière l'attention de Huyghens et de Newton, si la question de la grandeur de la terre n'avait été récemment à l'étude ; et il n'est guère possible par contre de négliger ces expériences si l'on veut comprendre la transformation à cette époque du problème de la grandeur de la terre en celui de sa figure."

[17] Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions dans Encyclopaedia of Unified Science, II, 2, University of Chicago Press, 1962, p. 117.

[18] Ibid., p. 128.

[19] A. L. Kroeber, Anthropology, nouvelle édition, New York 1948, p. 325 ; cité dans Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Pion, 1958, p. 304.

[20] Frédéric Schlegel, Athenaeum (traduction Lucien Braun), Berlin 1798, pp. 197-198.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 4 mars 2015 14:13
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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