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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome XII: Le savoir romantique de la nature. (1985)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Georges GUSDORF, Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome XII: Le savoir romantique de la nature. Paris: Les Éditions Payot, 1985, 345 pp. Collection: bibliothèque scientifique. Une édition numérique réalisée par Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean. [Autorisation des ayant-droit le 2 février 2013 de diffuser l'oeuvre de l'auteur dans Les Classiques des sciences sociales.]

[13]

Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome XII. Le savoir romantique de la nature.

Introduction

LA NATUPHILOSOPHIE,
RESTAURATION D’UNE
SCIENCE TOTALE


L'Encyclopaedia Britannica, dans sa quinzième édition (1974), à l'article Nature (Philosophy of), définit la philosophie de la nature comme une réflexion sur les données des sciences de la réalité extérieure ; l'article est subdivisé en deux sections, l'une concernant la « philosophie de la physique », l'autre la « philosophie de la biologie ». Ainsi comprise, la philosophie de la nature est la contrepartie de la philosophie de l'esprit, elle apparaît comme l'équivalent de l'épistémologie, méditation, en seconde lecture, sur l'activité scientifique, ses modalités et ses résultats dans les divers compartiments du savoir. En 1834 paraît à Paris, en traduction, le Discours sur l'étude de la philosophie naturelle (1830) du savant britannique sir John Frederick William Herschel (1792-1871), fils de l'illustre astronome, lui-même astronome et physicien, qui fut un temps le successeur de Newton à la tête de la Monnaie de Londres. Le Grand Œuvre de Newton s'était intitulé Principes mathématiques de la philosophie naturelle (1687) ; mais il s'agissait là d'un traité scientifique à proprement parler et non pas, comme dans le cas de Herschel, d'une analyse des voies et moyens du travail des physiciens : observation, induction, constitution des théories, « subdivision des sciences physiques en branches distinctes, et relations que celles-ci ont entre elles »... [1].

L'expression « philosophie naturelle », après avoir désigné la théorie scientifique en tant que mise en ordre rationnelle des phénomènes, en est venue à dénommer une philosophie à partir de la science, une « philosophie des sciences », selon la formule retenue dans l'usage français. Pareillement, lorsque Voltaire invente, en 1765, la formule « philosophie de l'histoire », il ne désigne pas par là [14] la connaissance historique elle-même, mais une réflexion à partir de cette connaissance, dont les données deviennent la matière d'interprétations concernant le devenir de l'humanité. Le radical « philosophie de — » signifie que l'homme de science pure cède l'initiative à l'homme de raison ; la spéculation prend acte du savoir existant, et s'efforce de le mettre en perspective au sein de l'horizon d'une rationalité supérieure, ce qui ne manquera pas de susciter des conflits entre le savant proprement dit et le théoricien, soupçonné d'exercice illégal de l'activité scientifique, ou encore d'abus de confiance. Il s'agit de deux usages du discours ou de deux fonctions de la pensée, l'une tournée vers la singularité objective des faits, l'autre soucieuse de généralité. La division du travail intellectuel va de pair avec une division des compétences ; il arrive qu'un authentique savant soit aussi un philosophe de la science, comme c'était le cas pour J. F. W. Herschel, mathématicien, physicien, chimiste et astronome. Mais il ne suffit pas de savoir de quoi on parle pour philosopher génialement sur le sujet ; le petit traité de Herschel n'a pas marqué un moment décisif dans le devenir de la philosophie des sciences.

La formule « philosophie naturelle », ambiguë, semble tombée en désuétude, en particulier dans le domaine français. Le mot « philosophie » est marqué de suspicion, dans la mesure où il oppose l'usage spéculatif et l'usage scientifique de la connaissance. Surtout, le mot « nature », vicié par des équivoques multiples, paraît aujourd'hui démonétisé. Depuis les origines helléniques de la pensée occidentale, chargé de représentations animistes archaïques, il a fait cause commune avec l'aristotélisme scolastique. La révolution mécaniste a remis en question ses implications vitalistes, cependant que le terme glissait du domaine physique au domaine esthétique, se chargeant ainsi d'harmoniques nouvelles, génératrices de nouvelles confusions. Le « sentiment de la nature » dispute le terrain à la « philosophie de la nature ». Et Chateaubriand, romantique anti-romantique, prononce la parole fameuse : « Avec ce mot de nature, on a tout perdu... » [2].

Le concept germanique de Naturphilosophie, expression privilégiée du romantisme allemand, n'a pas d'équivalent linguistique en français ou en anglais. Les historiens préfèrent utiliser le terme original pour désigner une forme de spéculation qui n'a guère franchi les limites de l'aire culturelle dans laquelle elle a connu un développement rapide et fécond. Les romantismes, en dehors du romantisme allemand, furent des mouvements littéraires et artistiques, étrangers [15] au domaine des sciences de la nature, romantismes limités par des résistances qui les ont empêchés de soumettre à leur contrôle la totalité de l'espace mental. La « philosophie naturelle » exposée par J. F. W. Herschel est exempte de toute trace de Naturphilosophie, en dépit des affiliations familiales de l'auteur, dont le savant père était originaire du Hanovre, alors lié à la couronne d'Angleterre. Les classiques de l'épistémologie britannique au XIXe siècle, parus peu après le Preliminary Discourse on the study of natural Philosophy (1830) : The Philosophy of the inductive Sciences de William Whewell (1840) et A System of logic de Stuart Mill (1843), sont également libres de tout choc en retour de la conscience romantique du monde. Tout autant, le Cours de philosophie positive d'Auguste Comte, paru de 1830 à 1842, traité de philosophie des sciences, sans complaisance pour les extravagances spéculatives d'Outre-Rhin. Le polytechnicien Auguste Comte est l'interprète de l'idéal français du savoir, dont le siège social est l'Institut national, création prestigieuse de la Révolution.

L'Allemagne est une île. Dans les années 1830-1840, la Naturphilosophie, apparue dès la fin du XVIIIe siècle, est toujours vivante dans les universités germaniques, bien que sa suprématie de naguère se heurte à certaines oppositions. Bon nombre des inspirateurs du mouvement sont encore vivants ; Schelling, initiateur de cette pensée, dont il s'est ensuite désintéressé, a vécu jusqu'en 1854 ; son lieutenant et continuateur, Henrich Steffens, disparaît en 1845, fidèle à ses convictions premières. De nombreux naturalistes, biologistes, médecins, anthropologues et anthroposophes, perpétuent cette même inspiration dans des horizons divers du savoir pendant le second tiers du siècle, avec une audience suffisante pour que leurs œuvres soient rééditées en un temps même où positivisme et scientisme occupent le devant de la scène intellectuelle. Le naturaliste-médecin Treviranus, l'un des inventeurs du mot biologie, meurt en 1837 ; le penseur gnostique Franz von Baader en 1842, le théoricien organiciste Kielmeyer en 1844, l'historien et polémiste, inventeur de l’organomie, Joseph Görres, en 1848 ; le biologiste et morphologiste Lorenz Oken disparaît en 1851 et Gotthilf Heinrich Schubert, l'un des plus populaires parmi les porte-parole de la Naturphilosophie, en 1860. Cari Gustav Carus, autre champion de cette conception du monde, vit jusqu'en 1869, et le médecin bavarois Ringseis, fondateur de l'université de Munich en 1827, jusqu'en 1880.

D'autres noms pourraient être cités, réputés en leur temps, mais dont l'évocation ne dirait rien aux lecteurs d'aujourd'hui, même germaniques. Cette revue des morts met en évidence la singulière importance d'un courant de pensée à la fois discrédité et méconnu, face cachée du romantisme. Occultation regrettable : elle fait des aspects mieux connus de cette vision du monde, dans le domaine de la [16] sensibilité et des arts, un ensemble de conséquences sans prémisses, résultat d'options irrationnelles ou de partis pris esthétiques. Le romantisme n'est pas une poétique seulement, mais un savoir du monde, une conception de l'économie universelle qui fait sa place à l'être humain dans l'épopée de la création, ainsi que devait le comprendre Michelet, Naturphilosoph à la française, lorsqu'il prolonge l'histoire historienne en une histoire naturelle. Une compréhension totale refuse de séparer l'homme, d'en faire un isolé au sein du Cosmos où il fait résidence. Il serait absurde de dissocier Goethe poète et Goethe savant, et d'admettre que l'auteur du Faust et de la Farbenlehre menait une existence en partie double, l'écrivain trouvant son délassement dans la recherche savante. L'art romantique a continué à bénéficier d'une actualité permanente, refusée à la science romantique, confinée dans l'injuste discrédit à quoi l'a réduite le triomphe du fanatisme positiviste. L'esthétique romantique expose la partie émergée d'un ensemble de significations qui mettent en cause l'univers dans sa totalité.

Il ne saurait être question de réhabiliter la Naturphilosophie dans ses divinations et divagations, dans ses essais, ses excès et ses erreurs. Le progrès des connaissances a mis en échec bon nombre de ses doctrines, et ridiculisé ses certitudes. Il n'y a pas de vérités premières, disait Bachelard, mais seulement des erreurs premières ; aussi bien la vérité d'aujourd'hui est-elle l'erreur, ou du moins l'inexactitude de demain. Le physicien Pierre Duhem, catholique de stricte observance, s'était mis en tête, au début de ce siècle, de sauver l'honneur de son Eglise, compromis, lui semblait-il, par la condamnation de Galilée. Historien des sciences de grande qualité, il soutenait que le savant florentin était bien dans l'erreur et que ses juges étaient meilleurs physiciens que lui. En effet, la théorie galiléenne est confinée dans l'horizon étriqué du système solaire, perdu dans une immensité que le pauvre Galilée, armé de sa lunette ridiculement impuissante, ne pouvait même pas pressentir. Il est absurde de soutenir que le soleil immobile est le centre du monde ; les « systèmes » de Ptolémée et de Copernic ne sont que de fragiles hypothèses sans autre fondement dans la réalité que quelques repères, d'ailleurs suspects [3]. La cosmologie scientifique d'aujourd'hui, après la nouvelle physique de la relativité, après la mise en œuvre de moyens d'observation et d'expérimentation sans commune mesure avec ceux du XVIIe siècle, peut considérer les conceptions de Galilée comme des représentations infantiles.

Duhem en concluait que Galilée raisonnait mal, et qu'il était [17] parvenu à des conclusions sans fondement. Il avait donc été justement condamné par des juges qui voyaient plus loin que lui ! Le même genre d'argumentation pourrait être repris en faveur du savoir romantique ; il ne manque pas de prolongements dans la culture scientifique — ou prétendue telle — de notre temps. Le positivisme, le scientisme, qui ont détruit les prestiges de la Naturphilosophie, se trouvent depuis longtemps dévalués ; la superstition de la « Science », nouvelle idole de la modernité, s'est effacée à son tour ; elle n'a pas tenu ce qu'elle promettait. Il ne s'agit pas de désigner le détenteur du dernier mot en matière de vérité scientifique, car il n'y a pas de dernier mot, les résultats acquis étant des jalons provisoires au long d'un cheminement imprévisible. Les données de fait solidement établies peuvent être remises en question par des méthodes nouvelles d'approximation, ou par un changement de perspective, une révolution épistémologique modifiant le schéma global de l'interprétation, l'échelle même du savoir. Le formidable développement des sciences dites exactes dans la période contemporaine a été acquis grâce à des péripéties de ce genre. Nul ne se hasarderait à prédire ce que sera la configuration des sciences de demain — ou d'après-demain. Le positiviste Auguste Comte prononça un interdit pontifical contre le calcul des probabilités et contre l'astrophysique. Cela ne doit pas nous empêcher de prendre au sérieux sa réflexion épistémologique. Le discrédit que le triomphe des sciences positives a jeté sur la Naturphilosophie dans la deuxième moitié du XIXe siècle a entraîné la méconnaissance de ce savoir, considéré désormais comme un égarement de la raison. Un pan important du devenir de la pensée occidentale se trouve jeté aux poubelles de l'histoire en vertu d'une option contraire à l'esprit historique. L'histoire du savoir ne peut être conçue comme une histoire de la vérité, poursuivie selon la seule norme de la discrimination entre le vrai et le faux. À ce compte, la majeure partie de l'histoire des sciences devrait être considérée comme nulle et non avenue ; « les savants » de l'Antiquité, du Moyen Age et de la Renaissance admettaient toutes sortes de notions et de théories qui furent par la suite reconnues comme irrémédiablement erronées ; ils considéraient comme des réalités de fait les évidences d'un sens commun faussé par des superstitions et des mythologies, génératrices d'illusions grossières dans tous les domaines. La part de « vérité vraie » incluse dans le savoir d'un penseur romain ou d'un docteur scolastique du XIIe siècle est extrêmement restreinte. Ce qui n'empêche pas les historiens sérieux de s'intéresser aux travaux d'Aristote, d'Archimède et de Strabon, de Pline l'Ancien, de Vincent de Beauvais, de Roger Bacon ou d'Albert le Grand. Si d'ailleurs on prend pour critère la part de validité actuelle contenue dans l'œuvre d'un savant, Berzelius, Woehler ou Berthelot ne savaient pas grand-chose [18] de ce que sait n'importe quel étudiant en chimie d'aujourd'hui. Quant à la science géographique de Christophe Colomb, elle était nulle, ou plutôt délirante.

Une histoire des sciences selon la norme du vrai et du faux commence par la fin, l'état présent de la connaissance faisant loi pour les âges précédents, en vertu d'une prédestination épistémologique à l'œuvre dans le cours des siècles, et discernant le bon grain de l'ivraie. Par ailleurs, la situation actuelle ne pouvant être considérée comme définitive, la vérité d'aujourd'hui peut se trouver disqualifiée demain ; les acquisitions nouvelles peuvent remettre en honneur des idées et des « faits » que l'on croyait à tout jamais périmés. La pratique historique oblige ceux qui se donnent pour tâche d'étudier la succession des âges de la connaissance à présenter solidairement les conceptions qui ont cours à un moment donné, sans se préoccuper de discriminer la vérité et l'erreur. L'astronomie ptoléméenne, la géométrie euclidienne, la zoologie d'Aristote, l'alchimie constituent des systèmes bien liés qu'il faut exposer dans leur ensemble, sous peine de les rendre incompréhensibles ; les parcelles de « vérité » qu'ils contiennent se trouvent agglomérées avec des éléments d' « erreur » au sein d'un espace mental solidaire. Et c'est cet ensemble bien lié de significations concourantes que l'historien a pour tâche de reconstituer, en leur rendant la vie. L'histoire du renouvellement des connaissances humaines au cours des temps, liée avec l'histoire des conceptions du monde et avec l'histoire des mentalités, développe un aspect majeur de la présence humaine sur la planète terre. La culture scientifique doit être étudiée en elle-même et pour elle-même, reconstituée avec le même respect des réalités anciennes que la culture religieuse, la culture littéraire ou artistique, ou encore la vie économique, dans le contexte d'un moment de la civilisation. L'histoire positiviste des sciences projette dans le passé les certitudes d'une époque postérieure, à la manière d'une histoire des religions qui imposerait à l'évocation des rites et croyances d'autrefois un jugement dernier conforme aux certitudes personnelles de l'historien.

On a le droit d'estimer que le cannibalisme est une pratique barbare et immorale, parce que contraire aux exigences de l'impératif catégorique et du Décalogue. Une histoire du cannibalisme doit faire abstraction de ces convictions puériles et honnêtes, qui auraient pour effet de déformer les faits et d'en rendre la compréhension impossible. Le cannibalisme est une institution, un ensemble de comportements correspondant à des structures mythiques et mentales dont on constate l'existence dans un certain nombre de groupes sociaux à travers la diversité des espaces et des temps. Ces pratiques, étrangères à nos mœurs présentes, relèveraient aujourd'hui d'une aliénation sadique et homicide. Mais l'historien n'a pas pour tâche de dénoncer [19] l'indignité des populations sous-développées, à la manière des conquérants espagnols du XVIe siècle qui tiraient argument de ces festins contre nature pour massacrer les intéressés (sans les manger ensuite). Avant d'affirmer que le cannibalisme est inhumain, il faut considérer qu'il a existé dans de très nombreux groupes humains, ce qui invite à une étude du phénomène en dehors de tout parti pris. Il n'appartient pas à l'historien de prononcer des condamnations ; sa tâche est de restituer la réalité du passé de la manière la plus exacte et complète possible. Au lecteur, ensuite, de juger, s'il le désire, en fonction des éléments qui lui sont fournis.

Dans le cas du cannibalisme, ce n'est pas son inhumanité qui présente intérêt, c'est au contraire son humanité ; il a été admis d'un consentement unanime au sein de nombreux groupes sociaux. Il doit donc répondre à certaines tendances inhérentes à la réalité humaine, qui justifiaient des comportements dont l'évocation aujourd'hui nous fait horreur. La compréhension historique nous permettrait de retrouver les évidences oubliées, les motivations archaïques suscitant des attitudes intolérables pour le sens commun de maintenant. Il ne s'agit pas là seulement d'une archéologie des valeurs ; les motivations perdues peuvent devenir l'objet de brusques réveils, ainsi que l'atteste la barbarie renaissante au XXe siècle. La torture judiciaire avait fait l'objet de dénonciations en tous genres à l'âge des Lumières ; elle avait été abolie un peu partout au XVIIIe siècle. Mais si elle a disparu des codes de procédure, elle n'a pas cessé d'être en usage sous des formes diverses à l'heure actuelle. Les indignations vertueuses des bons esprits n'y peuvent rien. Et ce pourrait être là une invitation pour l'historien à étudier en profondeur les mobiles et les motifs qui, en dehors de toute référence à la morale puérile et honnête, sous-tendent à travers les siècles des pratiques dont la tenace récurrence défie notre sens commun. L'histoire du savoir est tributaire d'une psychologie des profondeurs, d'une analyse existentielle remontant jusqu'à ces confins mystérieux où s'articule notre présence au monde. L'archéologie de l'intelligibilité s'ouvre en abîme sur des régions peu explorées, où les évidences simplistes de notre entendement se trouvent mises en défaut et parfois prises au piège. L'espace clair de la science n'est pas si clair qu'il y paraît. Lux seipsam et tenebras manifestat, la manifestation de la lumière manifeste aussi les ténèbres, disait l'un des inspirateurs du romantisme allemand, Spinoza.

La Naturphilosophie est le fondement de la vision du monde romantique. La vision du monde n'est pas le regard de l'observateur qui glisse sur la surface des choses ; ce n'est pas non plus le regard de l'artiste, du poète, qui prend acte des significations latentes du paysage, consonances et dissonances, pour en opérer dans son œuvre [20] la commutation et transmutation selon les affinités de son être avec la réalité globale. La vision du monde est présence au monde, conscience de l'homme et présence du monde dans le fait fondamental de l'établissement de la réalité humaine au sein de l'univers où elle fait résidence. Cette alliance originaire commémore une prise de terre et ensemble une prise d'être, à partir de laquelle divergeront les modalités diverses de la possession de l'univers. L'œuvre de poésie ou d'art exprime dans son ordre cette prise en charge ; elles ont pour corollaires l'œuvre de pensée, l'œuvre de raison qui, par-delà les apparences, recherche les justifications, en constituant un ensemble intelligible qui substitue à l'incohérence une coordination, un montage de mythes ou d'équations satisfaisant pour l'esprit.

Lorsque le jeune Frédéric Schlegel et son compagnon Novalis donnent pour objectif à leur commun enthousiasme la rédaction d'une « Bible », ils ont en vue un grand Livre de la Création, une Parole de la Vérité créatrice englobant l'univers physique et l'univers moral. Ce livre de la nouvelle alliance de l'homme et du monde, Novalis l'appelle aussi « Encyclopédie » ; ses papiers posthumes contiennent de nombreux fragments de l'ensemble qu'il projetait sous ce titre. L'Encyclopédie scellera l'alliance de tous les savoirs pour la manifestation de la vérité en sa plénitude. Il ne s'agit pas de poésie ou de religion, mais de science proprement dite, au sens d'une mise en lumière des relations qui président à l'organisation de la matière universelle ; Novalis, ingénieur des mines, a fait de sérieuses études à l'académie minière de Freiberg, un des hauts lieux de la science de ce temps. Le maître le plus en vue de cette école, Abraham Gottlob Werner (1750-1815) [4], bénéficie d'une réputation européenne, en tant que théoricien d'une science qu'il appelle géognosie ; sa doctrine, le neptunisme, accorde à l'action des océans un rôle prépondérant dans la constitution géologique de l'écorce terrestre. Il y a dans le roman initiatique de Novalis, Heinrich von Ofterdingen, un maître mineur plein de sagesse nommé Werner... À Freiberg, chez Werner ont étudié Henrich Steffens, théoricien de la Naturphilosophie, et le génial naturaliste, voyageur, géologue, géographe Alexandre de Humboldt. Un autre savant de grande qualité bénéficie d'un respect enthousiaste de la part des jeunes romantiques : Johann Wilhelm Ritter (1776-1810) [5], pionnier de l'électricité et de l'électrochimie, qui a mis en lumière l'électricité animale, découvert les rayons ultraviolets et inventé la batterie électrique. Self made man de [21] la connaissance, bohème, alcoolique, Ritter, penseur inspiré, est une des figures représentatives de la science romantique.

Werner et Ritter, dans les « histoires des sciences » du modèle usuel, sont inscrits au tableau d'honneur avec leurs découvertes, les fragments de leurs recherches qui, vérifiés par la suite, ont été intégrés au patrimoine de la science. Mais ce traitement par dissociation dénature leur œuvre, dont on extrait tel ou tel élément mineur pour l'incorporer à l'ensemble d'une « science » dont ils ne pouvaient avoir la moindre idée. Werner et Ritter développaient, chacun pour son compte, une conception du monde, géognosie pour le premier, galvanisme universel pour le second. Penseurs cosmiques, ils donnaient à voir, ils donnaient à imaginer par-delà l'horizon de leurs travaux. Leur science, dépassant le domaine restreint de leurs investigations positives, fournissait un point d'ancrage pour les inspirations de la poésie et de la religion, auxquelles ils n'étaient nullement étrangers. Le romantisme littéraire et artistique propose une présence au monde limitée à la saisie esthétique de l'univers. La Naturphilosophie approfondit cette intuition en prise directe avec les apparences, non point pour la démentir, mais pour la justifier. La face de la terre cache la vérité aussi bien qu'elle la révèle ; elle montre l'arbre mais pas les racines, qui font aussi la vérité de l'arbre. Le visible s'enracine dans le non-visible ; la limite de pénétration du regard ne fait pas obstacle à la continuité du sens. L'horizon de la vue n'est qu'une membrane non perméable à des formes différentes d'intelligibilité. Notre présence au monde s'effectue par tous les sens à la fois, chacun d'entre eux pénétrant à sa manière au-delà de la limite du visible. Et la pensée aussi est une forme de pénétration, elle déchiffre en transparence les significations qui habitent l'univers et constituent l'âme de ce grand corps.

Les sciences, la raison, la poésie, la religion, les arts, tout comme les organes sensoriels, sont des voies d'approche vers une appréhension de l'univers dans sa totalité. La recherche de cette connaissance globale, de cette conscience unitive en laquelle communient le visible et le non-visible, l'évident et le caché, le dedans et le dehors, est la raison d'être de la Naturphilosophie, et ensemble son postulat initial. Ce postulat unitaire figure sur la page de titre de Kosmos (1844), maître livre d'Alexandre de Humboldt, qui pourtant, lié d'amitié avec les Idéologues français, gardait ses distances par rapport aux excès du savoir romantique. Humboldt emprunte son épigraphe à l'Histoire naturelle de Pline l'Ancien (VII, 1) : « La puissance majestueuse de la Nature en ses divers aspects ne se révèle que d'une manière douteuse à celui qui n'en perçoit que des parties au lieu de l'embrasser dans sa totalité. » Le savant antique protestait déjà contre l'émiettement du savoir, devenu le droit commun de l'épistémologie [22] moderne sous le régime de la division du travail scientifique. La Naturphilosophie veut être la compréhension unitive, la Parole d'un univers saisi dans l'intégralité du sens qui l'anime.

Soit un œil. En quoi consiste exactement la connaissance de cet œil ? On peut imaginer un savant débarqué d'une autre planète et qui découvrirait, traînant sur le sol, un œil humain, séparé du corps, en bon état de conservation. L'examen de ce fragment de matière organique, l'étude objective et minutieuse, ne révélerait pas grand-chose à un observateur attentif, s'il ignore l'appartenance de l'œil à un vivant, la place et la fonction de cet appareil dans un ensemble intégré. L'œil est un organe au service d'un organisme ; le sens de la vue constitue une fonction qui se compose avec d'autres fonctions dans le fonctionnement global d'une individualité humaine, laquelle met en œuvre un ensemble complexe de perceptions et de réactions coordonnées entre elles pour assurer au profit d'un être humain, l'équilibre de la présence au monde. Autrement dit, l'observateur extra-terrestre ne pourrait se contenter d'une analyse matérielle, d'un déchiffrement anatomique du fragment organique découvert par hasard. L'œil lui demeurerait incompréhensible aussi longtemps qu'il n'aurait pas une idée du sens de la vue, et de son insertion dans la réalité humaine qui justifie l'anatomie et la physiologie de cet organe. C'est le sens de la vue qui est le sens de l'œil, sa signification immanente. L'œil n'est rien sans la vision, dont il constitue le moyen matériel ; la vision elle-même n'est possible que par la médiation de l'œil, mais, à partir des informations visuelles, elle suscite une réalité mentale, psychologique, esthétique et spirituelle, sans commune mesure avec les schémas organiques de l'appareil visuel. Il n'y a pas de rapport direct, intelligible, entre un ensemble de cellules nerveuses d'une part et la présence au monde développée à partir des données neurologiques d'autre part.

La Naturphilosophie refuse d'admettre le hiatus établi entre la matière et l'esprit, entre le corps et l'âme, entre le visible et l'invisible. La science positive jalonne des enchaînements de phénomènes repérés dans la réalité matérielle ; elle refuse de prendre en charge les faits mentaux immatériels, qui s'organisent par ailleurs selon leurs normes propres. Ainsi se développent deux intelligibilités incommensurables et néanmoins constamment liées dans l'expérience quotidienne, sans que les intéressés prennent garde au scandale d'une telle dissociation. Ne subsiste que l'option entre l'aliénation matérialiste et l'aliénation idéaliste, les deux attitudes ayant le même effet de dénaturer la nature et de déshumaniser l'homme. Le monisme, qui affirme l'unité de l'âme et du corps, est peut-être irréductible à une analyse physico-mathématique ou intellectuelle cohérente ; du moins est-il conforme aux évidences [23] constantes de la vie. Le dualisme du physique et du mental, disloquant ce que l'expérience unit, n'est pas moins scandaleux et inintelligible. Mieux vaut encore, si scandale il y a de part et d'autre, accepter pour point de départ celui qui prend acte de l'usage constant de la vie humaine. La présence au monde d'un individu quelconque met en jeu les significations qui l'habitent, et qui entrent en composition avec les significations inhérentes au paysage du monde. Comprendre la vie de l'homme et la vie du monde, ce serait ressaisir le dessein qui anime leur développement et scelle leur alliance en chaque moment de leur commun devenir. L'homme n'affronte pas l'univers avec l'objectivité d'un observateur venu d'une autre planète ; être au monde c'est participer à la vie du monde, subir la régulation des rythmes vitaux, agir et réagir selon des modalités inscrites dans les structures constitutives de l'homme et du monde. Le poisson est prédestiné à l'eau, l'oiseau à l'atmosphère terrestre ; de même l'être humain présuppose des conditions d'existence, en fonction desquelles se développeront ses rapports avec l'environnement naturel.

Le moment inaugural d'une vie, ce n'est pas, comme l'imaginait Condillac, l'instant où la conscience d'un être déjà adulte s'éveille à des sensations, messagères d'une réalité extérieure constituée comme un jardin d'agrément. Le degré zéro de la connaissance doit être reporté jusqu'à ce commencement du commencement où la réalité universelle a commencé d'être, portant dans son sein les promesses de tous les développements à venir, parmi lesquels il faut compter l'espèce humaine, déjà comprise dans l'immense programme de ce chant du monde dont le déploiement retentit à travers les millénaires. L'homme n'est pas pensable en dehors du monde ; l'homme n'est pas dans le monde un accident, un étranger ; il est le fils de la Terre, lié à la terre par des liens d'appartenance, de sympathie et d'antipathie, dont il ne cesse de ressentir les effets tout au long de son existence. Réduire l'homme à la pensée, à la conscience claire, comme le font Condillac et les intellectualistes, c'est amputer la vie de tous les moments d'où la conscience est absente, le sommeil par exemple, ou la période embryonnaire et encore la petite enfance, au cours desquels l'être humain existe sans avoir de soi une notion claire et précise. Leibniz disait que nous sommes automates pendant la majeure partie de notre vie ; la présence d'esprit est l'exception plutôt que la règle. Descartes, selon son propre témoignage, avait atteint l'âge de 23 ans lorsqu'il eut le pressentiment du « je pense, donc je suis », et nous ne sommes pas obligés de le croire sur parole lorsqu'il prétend que son esprit était déjà en action alors qu'il se trouvait dans le ventre de sa mère. La Naturphilosophie englobe la philosophie de l'homme et la philosophie du monde, tous deux pris dans le dessein d'une même [24] intelligibilité, non pas transcendante au réel, univers du discours superposé à l'univers réel à la manière d'un double fantasmatique, mais immanente à l'ordre des choses dont elle anime le devenir.

Un tel parti pris apparaît comme un outrage aux bonnes mœurs scientifiques et intellectuelles qui avaient prévalu depuis la révolution mécaniste, menée à bien par Galilée, Newton et leurs émules. Depuis un siècle et demi, la raison de l'homme s'est posée en arbitre souverain du vrai et du faux, en organisatrice de l'univers du discours, au sein duquel chaque entité doit trouver sa place fixée dans un réseau de relations correctement ordonnées. La nouvelle philosophie, à l'école de la science nouvelle, n'est plus une philosophie du point de vue de Dieu, mais une philosophie du point de vue de la raison humaine. L'homme s'est attribué la place naguère occupée par Dieu, lequel, s'il n'est pas nié purement et simplement, se trouve réduit à la fonction de roi fainéant, ou de clause de style.

La transmission des pouvoirs de la connaissance ne va pas sans une dénaturation du savoir. La science de l'homme substituée à la science divine, ne peut prétendre à la plénitude, à la perfection de ce qu'elle remplace. Dieu, qui a créé l'univers, le connaît dans l'intégralité de son essence ; le savant galiléen observe les phénomènes du dehors et se contente de rechercher, et d'établir si possible les lois qui régissent leurs enchaînements, sans en pénétrer les significations profondes. Chef-d'œuvre de cette science, l'attraction de Newton n'est qu'une formule mathématique, dont l'auteur des Principia proteste hautement qu'il ne faut pas chercher au-delà de l'équation proposée une intelligibilité refusée à la connaissance humaine. Le génie newtonien définit du même coup sa limite ; il propose l'investigation d'un dehors sans dedans ; il se referme sur une immense interrogation, à laquelle Newton ne trouvait de réponse que dans l'invocation du Dieu Pantocrator, retranché dans le mystère de sa divinité.

Un siècle après l'œuvre maîtresse de Newton, Emmanuel Kant publie les Premiers principes métaphysiques de la science de la nature (1786). Newtonien de stricte observance, Kant élabore le statut épistémologique d'une science susceptible de se présenter comme exacte et rigoureuse. Des conditions strictes président à l'attribution de cette qualification, qui désigne une parfaite réduction de tel ou tel secteur de la réalité à la discipline de l'intelligibilité radicale. « Une théorie rationnelle de la nature ne mérite le nom de science de la nature que si les lois naturelles sur lesquelles elle se fonde sont a priori et ne sont pas de simples lois d'expérience » [6]. L'histoire naturelle et même la chimie, disciplines d'observation et d'expérimentation, ne [25] doivent pas être considérées comme des sciences proprement dites. « Dans toute théorie particulière de la nature, dit encore Kant, il n'y a de science proprement dite qu'autant qu'il s'y trouve de mathématique. (...) Et comme dans toute théorie de la nature, il ne se rencontre de science proprement dite qu'autant qu'il s'y trouve de connaissance a priori, la théorie de la nature ne renfermera de véritable science que dans la mesure où la mathématique peut s'y appliquer » [7]. Moyennant quoi, la chimie — avant Lavoisier — ne se prêtant pas à la formalisation mathématique, se trouve discréditée ; elle « ne saurait devenir autre chose qu'un art systématique ou une théorie expérimentale, mais jamais une science à proprement parler, parce que ses principes purement empiriques n'admettent pas de représentation a priori dans l'intuition et ne rendent pas le moins du monde intelligibles les principes des phénomènes chimiques en ce qui concerne leur possibilité, car ils ne permettent pas l'emploi des mathématiques » [8]. Pareillement frappée d'indignité se trouve la psychologie, « parce que les mathématiques ne peuvent s'appliquer aux phénomènes du sens interne et à leurs lois... » [9] ; la connaissance psychologique ne pourra prétendre qu'au rang inférieur d'une « théorie naturelle historique du sens interne » [10], ce qui demeure bien loin d'une véritable « science de l'âme » [11].

Kant a été mauvais prophète. La chimie du XIXe siècle devait mettre en lumière des lois rigoureuses formulées mathématiquement. La psychologie elle-même, revue et corrigée par Johann Friedrich Herbart (1776-1841), l'un des successeurs de Kant à Koenigsberg, se révélera capable d'une mise en forme mathématique. Mais on ne doit pas tenir rigueur à Kant, pas plus qu'à Auguste Comte, d'avoir été de médiocres pronostiqueurs. Pour la philosophie kantienne de la nature, le domaine exclusif de l'intelligibilité scientifique paraît être la matière dans l'espace. L'étendue du dedans échappe à la formalisation scientifique, vide immense dans le territoire de la connaissance. Davantage, l'étude des mouvements de la matière dans l'espace n'est possible que moyennant certaines restrictions, dont Kant ne cherche pas à dissimuler la gravité. L'espace en question dans la science physique n'est pas la totalité de l'espace possible, mais un espace pur ; car « l'espace privé de matière n'est pas un objet perceptible ; toutefois c'est un concept rationnel nécessaire, donc rien de plus qu'une simple idée » [12]. Cette idée d'un espace qui « ne peut être un [26] objet d'expérience » [13] condamne la science « proprement dite » à demeurer prisonnière de la relativité.

« Puisque la condition pour regarder quelque chose comme au repos ou en mouvement, est à son tour conditionnée à l'infini dans l'espace relatif, il est clair (...) que mouvement ou repos ne peuvent être que relatifs et aucunement absolus, c'est-à-dire que la matière ne peut être conçue comme en mouvement ou immobile que par rapport à la matière, mais jamais par rapport à l'espace pur, sans matière, par suite un mouvement absolu, c'est-à-dire un mouvement conçu sans un rapport de matière à matière, est parfaitement impossible » [14]. L'idéal de la connaissance scientifique trouve en lui-même le principe de sa propre limitation ; sa perfection apparente va de pair avec son incapacité congénitale à embrasser la totalité de ce qui est.

Newton reconnaissait dans ses vieux jours l'étroitesse dérisoire de sa doctrine scientifique, galet ramassé aux plages de l'Océan du savoir. Kant, initiateur de la critique de la raison, affirme pareillement l'incapacité de l'entendement humain à escalader les grilles de la Chose en Soi. Le dernier paragraphe des Premiers principes métaphysiques de la science de la nature souligne le caractère limitatif de sa « métaphysique » de la science dont le dernier mot est l'interdiction de tout espoir de parvenir jamais à une « transphysique ». « Ainsi se termine, écrit Kant, la théorie métaphysique des corps, par le vide et, pour cette raison, par l'incompréhensible ; en quoi elle subit le même sort que toutes les autres tentatives de la raison quand elle fait effort pour remonter aux principes, fondements primitifs des choses ; sa nature est telle, en effet, qu'elle ne peut saisir que ce qui est déterminé sous certaines conditions données ; en conséquence, elle ne peut s'en tenir au conditionné ni comprendre l'inconditionné et si le désir de savoir l'invite à rechercher la totalité absolue de toutes les conditions, il ne lui reste qu'à se détourner des objets vers elle-même pour découvrir et déterminer, au lieu de la dernière limite des choses, la limite ultime de son pouvoir propre, abandonné à lui-même » [15].

On a pu faire honneur à Euclide, parce qu'il avait, dans le postulat des parallèles, marqué la limite de sa géométrie, d'avoir été le premier des non-euclidiens. Pareillement, les Metaphysische Grundzüge der Naturwissenschaft ouvrent la voie à la Naturphilosophie au moment même où Kant se préoccupe d'interdire ce chemin. Le programme du savoir romantique, c'est justement cet « effort pour remonter aux principes, fondements primitifs des choses », ce « désir de savoir » qui recherche « la totalité absolue de toutes les conditions. » La [27] conscience romantique réalise la conversion vers l'intériorité ; elle tente de « se détourner des objets vers elle-même pour découvrir et déterminer » tout ensemble « la dernière limite des choses », en même temps que « la limite ultime de son pouvoir propre ». Kant est le premier des postkantiens ; le programme exposé dans la Critique de la raison pure lui fait défense de pénétrer dans la terre promise ; mais il l'a vue et contemplée de loin, tout en demeurant en deçà de la ligne de démarcation.

Le petit traité de Kant a paru en 1786. Le vieux maître sera encore bien vivant, une dizaine d'années plus tard, lorsqu'un brillant philosophe, âgé de 21 ans, Friedrich Wilhelm Schelling, formule les principes d'une révision des valeurs métaphysiques et physiques tout ensemble. « Je voudrais une bonne foi redonner des ailes (einmal wieder Flügel geben) à notre physique si lente, qui colle laborieusement aux expériences. Ainsi, la philosophie donnant les idées, et l'expérience les faits, nous pourrons disposer de cette physique en grand (die Physik im grossen) que j'attends des époques à venir. Il ne semble pas que la physique actuelle puisse satisfaire un esprit créateur, comme est le nôtre, ou comme il doit être » [16]. L'année suivante, le même Schelling publie ses Ideen zu einer Philosophie der Natur als Einleitung in das Studium dieser Wissenschaft ; cette introduction à l'étude de la Naturphilosophie comme science ouvre l'ère du savoir romantique, appelé rapidement à de considérables développements. Nous sommes en 1797 ; la même année paraissent les Effusions sentimentales d'un religieux ami de l'art, dues à la collaboration fraternelle de Wackenroder et Tieck ; 1798 sera le millésime des Lyrical Ballads de Coleridge et Wordsworth, ainsi que du numéro inaugural de l’Athenaeum des frères Schlegel et de leurs amis. Cette même date de 1798 est celle d'un écrit de Baader, Sur le Carré de Pythagore dans la nature, et du retentissant essai de J. W. Ritter, Démonstration de l'existence d'un galvanisme constant accompagnant le processus vital dans le règne animal. En 1799 paraîtront les Discours sur la religion, de Schleiermacher. L'ère romantique s'annonce dans les dimensions majeures de l'expérience humaine. Les événements littéraires ne proposent qu'une face d'un événement global qui remet en question la compréhension de l'homme par lui-même et son insertion dans le monde où il fait résidence. Une appréciation objective du romantisme doit centrer son étude sur cette mutation de la science.

Retour de son grand voyage de découverte aux Amériques, [28] Alexandre de Humboldt écrit à Schelling, de Paris, en 1805 : « Je tiens la révolution que vous avez suscitée dans les sciences de la nature pour un des plus beaux moments de notre temps, où tout va si vite. Hésitant entre la doctrine chimique (Chemismus) et la théorie de l'excitation, j'ai toujours pressenti qu'il devait y avoir quelque chose de meilleur et de plus élevé, à quoi il devait être possible de tout ramener, et voici que, cette réalité supérieure, nous la devons à vos découvertes. » Schelling ne doit pas se laisser affecter par les critiques violentes dont il est l'objet. « La Naturphilosophie ne peut nuire en rien au progrès des sciences empiriques. Au contraire, elle ramène à des principes ce qui a été découvert, en même temps qu'elle fonde de nouvelles découvertes. » Humboldt ajoute une allusion au mauvais usage que certains font de la doctrine : « S'il existe aussi une catégorie d'individus qui trouvent plus commode de pratiquer la chimie à la force du cerveau plutôt que de se servir de leurs mains, ça n'est pas votre faute, pas plus que celle de la Naturphilosophie en général » [17]. Hommage d'autant plus significatif que Humboldt, savant d'un immense savoir, observateur de génie, théoricien prudent, n'a jamais appartenu à l'école romantique. Selon lui, Schelling a restitué à des sciences réduites à des amoncellements de faits le souffle de la vie, la capacité visionnaire qui restitue l'unité perdue de la présence au monde.

En dépit de l'excuse absolutoire concédée par Humboldt, ceux qui ont volé l'outil ne sont pas les seuls à en faire un mauvais usage. Les spéculations de Schelling, de Baader, de Ritter, de Novalis et autres, y compris Hegel lorsqu'il s'aventure dans le domaine de la philosophie de la nature, nous apparaissent caractérisées par une extrême désinvolture, jusqu'à l'extravagance et au pur délire, à l'égard des codes de procédure de la science puérile et honnête ; n'importe lequel des exposés de la Naturphilosophie peut faire l'objet de poursuites pour outrage aux bonnes mœurs méthodologiques. De là le discrédit dans lequel devait tomber dès le milieu du XIXe siècle ce pseudo-savoir auprès de tous les braves gens qui peuplent les universités et les laboratoires. Une partie de ceux qui avaient été contaminés dans leur jeunesse surent se reconvertir à temps et rectifier la position. La science positive progressait par d'autres voies, et les derniers tenants erratiques d'un savoir périmé parlaient une langue que leurs contemporains ne comprenaient plus. C'est pourquoi la physique romantique, exclue du pedigree de la science officielle, ne figure plus que dans le catalogue des monstruosités épistémologiques.

Humboldt se trouve au-dessus de tout soupçon d'extravagance ; [29] son œuvre considérable conserve une place très honorable dans les archives des sciences naturelles, géographiques et cosmologiques, et son nom, attribué à toutes sortes de réalités géographiques, est un de ceux qui se trouvent le plus souvent commémorés sur la carte du monde. Humboldt s'est reconnu tributaire de Schelling et de la Naturphilosophie ; d'autres savants respectables et respectés se trouvent dans le même cas ; ce qui donne à penser que l'essentiel dans la science romantique de la nature ne se trouve pas dans des spéculations aventureuses ou dans des erreurs de fait. L'existence d'un sottisier, les déviations pathologiques de l'intelligence et de l'imagination proposent des séquelles pittoresques du grand renouvellement des valeurs épistémologiques suscité par l'avènement du romantisme. Après tout, la physique et la chimie « orthodoxes » et positives du xixe siècle, ce qu'on appelle aujourd'hui la « science classique », ne sont plus guère aujourd'hui que des curiosités archéologiques sans validité pratique et sans efficacité actuelle. A peine si on les enseigne encore aux enfants des écoles en manière de propédeutique aux études sérieuses. Au seuil du xxe siècle, les théories de la relativité, les connaissances sur la structure de la matière, les découvertes atomiques, les nouvelles géométries et la transformation des mathématiques, ont complètement renouvelé le paysage de la science. Les dimensions de l'univers dans l'ordre du Grand et dans l'ordre du Petit se sont accrues dans des proportions qui excèdent les capacités de l'imagination ; les dimensions du réel se sont démultipliées en même temps que les échelles de lecture. L'appareillage conceptuel s'est accru dans des proportions considérables en même temps que se compliquaient les moyens d'approche techniques.

Les maîtres de la science objective au siècle dernier ne disposaient que d'un savoir grossièrement approximatif, aussi périmé que leurs instruments de laboratoire, relégués dans les musées de technologie. Le dialogue entre ces savants d'avant-hier et les savants de maintenant opposerait deux individus dont l'un serait armé d'un lance-pierres ou d'un fusil de chasse, et l'autre d'une bombe à neutrons. Les épistémologies concurrentes doivent être examinées en fonction des mentalités différentes qu'elles manifestent plutôt que selon leur validité matérielle, laquelle demeure en tout état de cause loin de compte. Les débats du siècle dernier autour du scientisme, ou encore le combat acharné entre partisans et adversaires de la théorie de Darwin mettent en œuvre de part et d'autre des arguments tellement démodés qu'on serait bien en peine, en toute objectivité, de donner raison ou tort à un camp plutôt qu'à l'autre. L'histoire n'a pas tranché entre les adversaires : la science a changé de lit, démentant les langages qui prétendaient se réclamer d'elle. L'avenir n'est à personne, y compris l'avenir de la science. Ce qui devrait inciter les [30] champions des diverses certitudes à ne pas hypothéquer un futur dont nous savons seulement qu'il ne sera pas le simple écho de nos attentes. Aussi bien les vaillants prophètes de temps nouveaux aux couleurs de leurs espérances contradictoires se trouvent-ils généralement préservés de la déception, parce qu'ils avaient eu la prudence de prévoir une échéance assez éloignée pour être assurés de mourir avant.

Ces considérations autorisent la tentative de tirer la Naturphilosophie du purgatoire où elle se trouve reléguée. Elle intervient comme un moment de rupture dans l'histoire du savoir, comme une volonté de disqualifier le modèle en vigueur de la connaissance scientifique. En 1806, Baader écrit à Jacobi pour le rallier à la nouvelle vision du monde introduite par Schelling : « étant intervenu moi-même comme un des premiers augures de cette conception de la nature, écrit-il, il convient sans doute que je vous en dise un mot » [18]. Philosophe et romancier, Jacobi fait le procès de l'intellectualisme à référence rationaliste, incapable de donner sens aux aspirations maîtresses de l'homme ; son irrationalisme prépare les voies du romantisme. Mais Jacobi n'a rien d'un homme de science ; Baader entreprend de lui montrer que la pensée de Schelling est conforme à ses vues. « Le mérite propre de cette Naturphilosophie consiste en ceci seulement qu'elle remet en évidence la nature elle-même, qui avait été complètement niée et oubliée sous l'amoncellement de la matière à l'époque récente depuis les temps de Descartes, de Newton et autres, et depuis que la conception chimique de la nature (chemische Naturansicht) avait été supplantée par la stupide théorie mécaniste-atomistique, etc. Mais celui qui oublie et nie la Nature sous l'amoncellement de la matière, celui-là nie aussi d'autant plus facilement l'homme, et en lui Dieu — et réciproquement. » Baader allègue ici son maître Saint-Martin à propos des « hommes qui se font matière », avec ce commentaire : « à cette matérialisation volontaire de soi a largement contribué cette physique négatrice de la Nature, et donc stupide, que nous devons à Descartes et Newton, ainsi que le démontre l'aberration totale des Encyclopédistes français, etc. Moyennant quoi les hommes sont devenus assez fous pour se mettre au service du Démon. (...) L'assertion kantienne selon laquelle la métaphysique d'une époque porte la marque de la physique de cette époque s'est vérifiée dans son propre cas. Car lui-même se trouvait maintenu dans les liens de plomb du système de l'atomisme et s'efforçait de construire sa dynamique par la voie du mécanisme... » [19].

[31]

Le crépuscule des idoles discrédite pêle-mêle Descartes, Newton, l'Encyclopédie, et même Kant, qui vient de disparaître. Une autre lettre de la même époque complète la mise en accusation de l'auteur des Critiques : « Ce Kant, celui-là ! (Der Kant, der !) Il en a gros sur la conscience ! Il a si bien dédoublé et excité l'un contre l'autre l'entendement et la raison, que l’on en concluait déjà à un divorce en bonne et due forme » [20]. L'entendement est une puissance inférieure, la raison donne accès à la sphère supérieure, mais l'entendement prétend interdire cette communication. « Kant, et avec lui tous ses successeurs, ont porté à l'homme un coup mortel en lui interdisant l'effort pour connaître les vérités supérieures. Sans une mystique — quelle que soit sa forme — pas de morale » [21].

La rupture de continuité n'affecte pas seulement la représentation scientifique des phénomènes ; elle porte sur les conditions de possibilité de l'expérience humaine. L'appréhension des faits n'est pas seule en cause, mais aussi la conscience des valeurs qui sous-tendent la présence au monde. La Naturphilosophie, orientation ontologique, réunit dans une nouvelle synthèse des formes de pensée que les philosophes et les savants du XVIIIe siècle avaient disjointes : science, morale, religion, rassemblées dans une même intuition de caractère mystique. Cette implication des ordres de connaissance les uns dans les autres fait obstacle à une saine compréhension de la Naturphilosophie, jugée non pas dans l'ensemble de son affirmation, mais d'après tel ou tel résultat particulier des procédures qu'elle cautionne. Les présupposés de la pensée moderne se trouvent remis en question, en sorte que les esprits non prévenus sont tentés de crier au scandale avant d'avoir pris la peine de percevoir les motivations d'une attitude mentale et spirituelle qui les déroute.

Le sens commun qui préside à notre usage du monde est régi, tout comme celui de l'empirisme positiviste de l'âge des lumières, par un physicalisme sans doctrine, d'autant plus contraignant qu'il échappe à toute critique. L'espace mental au sein duquel se déploie l'expérience commune admet spontanément l'extériorité réciproque de l'homme et du monde, le monde se trouvant perçu et mis en place par le regard des êtres humains. L'homme intervient comme un objet au sein d'un monde d'objets, la réalité humaine bénéficiant d'une priorité sur les choses matérielles, du fait de la capacité qu'elle possède de se distinguer du reste en discernant, en définissant, en ordonnant les unes par rapport aux autres les entités qui constituent son environnement. Le réseau de l'intelligibilité universelle propose un espace pour le rangement des objets les uns à côté des autres selon [32] des séries régulières offertes à l'inspection de l'esprit. Du fait d'une analogie imposée par le commerce du monde, les pensées tendent à se mettre en place les unes par rapport aux autres, en fonction de normes calquées sur celles qui prévalent dans le domaine extérieur. Toute métaphysique, enseigne Kant, cité par Baader, porte la marque d'une physique. Exemple privilégié : l'association des idées selon Hume, dont les lois sont calquées sur celles de l'attraction de Newton.

L'intelligibilité galiléenne offre au survol de la pensée un univers dont les éléments se composent dans l'espace, partes extra partes, sous le régime de l'extériorité réciproque. La réflexion opère à partir d'un point extérieur au monde ; l'esprit, ayant pris ses distances, arbitre les rapports entre les parties constituantes de l'univers physique et de l'univers mental. Le jeu de l'intelligence permet d'associer ce qui, dans l'expérience, paraît dissocié ; la mise en lumière de relations constantes opère des rapprochements entre des points apparemment opposés ; les lois scientifiques et logiques abrègent les distances, condensent la réalité en forme d'équations ou de principes qui donnent à l'esprit une sorte d'ubiquité, et la maîtrise de l'univers du discours. De là le triomphalisme apparent, qui transparaît dans la pseudo-physique de Descartes, ou même dans la respectable physique de Newton, ainsi que dans les théories de la science classique, reprises par Kant dans les Premiers principes métaphysiques de la science de la Nature.

L'espace mental galiléen se prête aux grandes manœuvres de la philosophie intellectualiste, dont les articulations sont calquées sur les structures géométriques du modèle euclidien. Le point origine de toute pensée est un observatoire situé en dehors du réel, d'où l'on découvre en perspective cavalière la totalité de l'univers du discours. L'homme, le monde et Dieu se mettent en place sous le regard de l'esprit, qui organise le fonctionnement conjugué de ces diverses entités. Une métaphysique ainsi conçue déploie la pensée de personne et de tout le monde, à partir d'un centre d'où l'on découvre la totalité du réel, réduite à un no man's land organisé en raison géométrique. Cette pensée objective et universelle, qu'elle l'admette ou non, prétend rejoindre la perspective absolue d'un Dieu mathématicien et technicien supérieur, prenant plaisir à faire marcher l'univers en vertu de quelques normes abstraites, dont le jeu pourrait être modifié par l'introduction de variables simples.

La Naturphilosophie procède à partir du désaveu de l'acosmisme intellectualiste qui, pour faire place nette à son axiomatisation, dénature la nature et déshumanise l'homme. La pensée par opposition et exclusion mutuelle des composantes du réel, conforme à l'évidence première du physicalisme irréfléchi de l'expérience banale, [33] est démentie par les évidences secondes du sens intime. L'intelligibilité galiléenne ou newtonienne préside à un univers matériel, corpusculaire et mécanisé. La physique mathématique, descendue du ciel sur la terre, impose à l'espace vital humain le régime des relations qui règnent dans le vide céleste entre des corps matériels éloignés les uns des autres. Les savants de l'Antiquité et le grand Aristote, aux yeux desquels les planètes étaient des dieux faisant autorité sur la face de la terre, distinguaient de l'intelligibilité divine régissant les mouvements des êtres divins une autre intelligibilité, seconde et dégradée, à l'usage de la Terre et de ses approches. Entre les êtres sublunaires prévalent des relations approximatives, viciées par l'indignité congénitale caractéristique des êtres d'ici-bas. L'astronomie galiléenne a mis fin à cette dissociation entre une physique céleste et une physique terrestre. Les mêmes lois sont valables partout ; la lune tombe comme une pomme, enseigne Newton, et la pomme tombe comme une lune ; la gravitation universelle fait autorité en Haut et en Bas. Sauf le respect qu'on doit à Newton, il y avait dans la représentation des Anciens plus de sagesse qu'il n'y paraît. La pure mathématique ne permet pas de déchiffrer la réalité humaine ; celle-ci relève d'une intelligibilité spécifique, au sein de laquelle les équations de la science exacte ne possèdent plus qu'une validité approchée, sinon même nulle.

Goethe a consacré une partie de sa vie à des recherches scientifiques de caractère non galiléen. Son traité Zur Farbenlehre (1810) se propose de réfuter l'optique géométrique de Newton en montrant que la vision humaine réelle demeure irréductible aux normes de la physique géométrique. Il est absurde d'imaginer que notre œil fonctionne comme une chambre noire ou un appareil photographique ; les éléments géométriques de la perception visuelle s'inscrivent dans le contexte global de notre monde humain, perpétuellement sous-entendu, et qui réagit sur la donnée physique abstraite. La projection géométrique des objets sur le fond de l'œil en donne une image inversée ; or cette image géométriquement exacte demeure à l'état d'abstraction, car le monde que nous voyons et dans lequel nous vivons est un monde à l'endroit, retourné grâce à l'intervention d'instances neurobiologiques qui n'ont pas leur place dans l'optique mathématique. La fonction visuelle est une forme privilégiée de la présence au monde ; elle se constitue grâce à l'intervention de toutes les dimensions régulatrices de notre être qui viennent surcharger l'image objective [22]. Les couleurs, les formes, les dimensions de l'image concrète se réfèrent à l'ensemble de notre expérience [34] sensorielle, affective, existentielle ; la fonction visuelle associe à l'impression du dehors des projections du dedans, mettant en cause le passé d'une vie. Les prétendues données des sens ont une signification symbolique plutôt que physique ; à la limite, on pourrait soutenir que l'image physique n'existe pas, sinon par abstraction et artifice. Même une photographie est une expression du photographe autant qu'un reflet du monde extérieur ; s'ajoute encore au cliché matériel l'apport personnel de celui qui déchiffre l'image une fois réalisée. Le regard du peintre sur le monde possède plus de validité, d'authenticité que la chambre noire de l'appareil photographique ; regard révélateur d'un monde habité par une présence humaine qui lui impose un sens à sa ressemblance. Si l'on parvenait à dépouiller une photographie des significations qui la surchargent et en font une « image », on se trouverait sans doute en présence de quelque chose qui ressemblerait à ces clichés transmis des lointains du cosmos par des fusées en croisière, et qui prétendent représenter la surface de Mars, ou de Vénus. Un œil non exercé n'y distingue rien que des ombres confuses, des clartés et des obscurités, dispersées sans ordre apparent sur une surface dont l'inspection ne « dit rien » à un esprit non prévenu.

La Naturphilosophie, comme Goethe dans la Farbenlehre, dénonce la mystification scientiste qui voudrait nous faire prendre l'ombre pour la proie. La critique romantique demeure plus que jamais d'actualité en notre temps où les progrès techniques multiplient les possibilités de falsification de l'expérience humaine. La fameuse doctrine des réflexes conditionnés, établie le plus scientifiquement du monde par le célèbre physiologiste Pavlov au début de notre siècle, a servi de point de départ à une anthropologie par extrapolation du chien à l'homme, grâce à un autre tour de prestidigitation théorique. Pavlov opérait sur un certain nombre d'animaux, captifs dans les cages de son laboratoire et soumis à des séries de manipulations impitoyables. Les malheureuses bêtes, brutalement soustraites à leur milieu naturel, emprisonnées dans les cellules d'un chenil, se trouvaient précipitées dans un univers abstrait où rien ne ressemblait à rien de leurs expériences antérieures ; elles étaient soumises à des traitements barbares, affamées et nourries selon les rythmes arbitraires imposés par les opérateurs. Angoissé, affolé, le chien de Pavlov, dès le principe, est un chien aliéné, que l'observateur prétend réduire à des mécanismes neurologiques, tout le reste de l'expérience canine se trouvant mis entre parenthèses. Non pas chien savant, mais chien persécuté et dénaturé, qui s'adapte comme il peut à une situation aberrante, au prix parfois de réactions catastrophiques. Autant vaudrait expérimenter sur les malheureux captifs d'un camp de concentration, terrorisés, mourant de faim et dégradés de toutes [35] les façons, pour en tirer des conclusions concernant l'être humain normal et son comportement habituel. Le biographe de Pavlov raconte que le savant poursuivait imperturbablement ses travaux pendant la révolution soviétique, étranger à l'événement qui ne l'intéressait pas. Tout au plus protestait-il parce que cette révolution suscitait des difficultés pour la nourriture des animaux, et entraînait parfois des irrégularités dans l'assiduité du personnel du laboratoire. Pavlov, lui aussi, s'était enfermé dans une cage, celle de l'intelligibilité galiléenne ; il avait néantisé l'espace vital humain.

Le modèle physicaliste, épistémologie de la restriction mentale, évacue du domaine humain les significations humaines ; la présence de l'homme est perçue comme un empêchement à la vérité ; opinions et sentiments relèvent de l'ordre de la pensée confuse qui fausse le jugement et fait obstacle à la réalisation d'une intelligibilité universelle. Contre quoi proteste la Naturphilosophie, consciente de l'insuffisance d'une vision du monde désincarnée, oublieuse de la réalité concrète. La vérité doit reprendre terre pour retrouver un visage humain ; elle doit commémorer l'ancienne alliance de la pensée avec la terre des hommes, rompue par l'irruption de l'intelligibilité physico-mathématique. Jusqu'au XVIIe siècle, la tradition de la connaissance avait été régie par le modèle astrobiologique, principe d'un savoir unitaire dont l'intelligibilité se diffusait de proche en proche à travers la totalité du Cosmos, en vertu de normes à la fois axiologiques et esthétiques, sous les garanties protectrices des providences sidérales ; les liens des analogies, affinités et harmonies assurent l'unité des phénomènes proches et lointains, visibles et invisibles. Le microcosme humain se règle sur le macrocosme cosmique ; il propose la cellule originaire d'où naîtra le savoir, l'œuf, le germe en lequel s'annonce, en puissance, la totalité. L'astrologie, l'alchimie, les sciences traditionnelles mettent en œuvre l'unité du dessein cosmique, d'où elles font dériver des technologies salutaires et fructueuses. La science mécaniste dénonce l'arriération absurde des savoirs archaïques, superstitions incontrôlables, triomphe de la pensée confuse. La physique mathématique analyse l'univers comme un agrégat de particules matérielles dans l'espace, qui se composent selon des lois rigoureuses, perméables à la pensée. Le Cosmos éclaté, démembré, livre ses secrets aux expérimentateurs et calculateurs, dont les conclusions peuvent être vérifiées par tout un chacun. Triomphe chèrement payé ; le discours de l'univers n'est qu'un univers du discours. Les savants qui ont mis le monde en équations se sont exclus eux-mêmes, par hypothèse, du terrain de parcours de leur science. Celle-ci parle d'un monde de l'absence humaine. L'individu de chair et de sang découvre qu'il est de trop dans un univers où il n'a pas sa place.

[36]

La dispersion analytique des champs épistémologiques en vertu de la division du travail intellectuel est contraire à l'évidence. Le spécialiste doit se rendre aveugle et sourd, pour n'appréhender du réel que la face étroite à laquelle il consacre son attention exclusive. Or l'unité de la nature est le fondement de notre rapport au monde ; au départ et à l'arrivée de toute pensée, il y a l'insertion de l'homme dans l'univers où s'affirme sa présence. La nature n'est pas ce gros objet matériel, ou cet amoncellement d'objets, devant nos yeux ; la nature n'est pas l'impassible théâtre, le réceptacle de nos activités. Elle corrobore à tout instant nos sensations et nos mouvements, elle facilite ou elle fait obstacle. La science mécaniste rompt avec l'alliance élémentaire du poisson avec l'eau, de l'oiseau avec l'air. L'homme se trouve en suspension dans le milieu humain, en réciprocité d'action, en communauté de vie. Continuité rompue lorsque le sujet pur prend ses distances, manipule le monde en idées et prétend le soumettre à des normes abstraites, comme si le monde existait en dehors de lui, et lui en dehors du monde. L'homme est un indigène de la planète Terre. La première alliance de l'être humain avec l'environnement convoque l'anatomie et la physiologie, la mécanique de la motricité et du comportement, la chimie, la physique, la biologie, la psychologie — formes d'intelligibilité qui peuvent paraître non compatibles entre elles, et qui pourtant communient pour fonder à tout instant notre présence au monde.

L'obscurité, la confusion ne traduisent pas le dérèglement d'une pensée qui s'abandonne aux délices pathologiques de la subversion mentale, de la mystique ou de la poésie. L'obscurité, non perméable aux impératifs des axiomatiques intellectuelles, se trouve au principe de la nature des choses et de la nature de l'homme ; la réalité humaine poursuit au long de la vie le cheminement entre l'obscurité d'avant et l'obscurité d'après. L'erreur rationaliste a toujours été de prétendre assurer à l'homme, au niveau de l'entendement, une autonomie plénière qui contraste avec l'inachèvement, la dépendance de l'existence en condition humaine. Le système, qui se suffit à lui-même, est le miroir déformant, ou plutôt reformant, d'une réalité perpétuellement incomplète, puisque l'individu quelconque ne possède sur cette totalité du réel que des ouvertures latérales. Une vision du monde présuppose un monde, arrière-plan d'une présence qui prélève certains aspects, toujours partiels et fuyants, d'une irréductible et inapprochable immensité.

Aucune de nos pensées, en dépit de nos prétentions, n'est une pensée première, pensée de Dieu. Chaque pensée sourd du sein de la confusion vitale, en un point d'émergence qu'elle n'a pas choisi ; elle ne s'appartient pas à elle-même, mais perpétuellement s'échappe, se fuit, se cherche, sans pouvoir s'isoler du reste suffisamment pour en [37] prendre une vue d'ensemble et comme en dresser la carte. Chaque pensée est à la fois portante et portée, engendrante et engendrée, naturante et naturée ; elle détruit sa signification dans le moment où elle renie le lien de solidarité qui assure sa dépendance vitale avec le Tout. Au triomphalisme des métaphysiques rationalistes, on peut opposer l'image de la bulle d'écume, à la surface de l'Océan, message fragile et furtif issu des profondeurs marines, parcelle de l'immensité où se mire la lumière au rythme cosmique de la houle. La Naturphilosophie se propose d'être la cellule germinative de la vérité du Monde, non pas l'équation du monde, mais le chant du monde. Car le monde est une parole divine, l'incarnation d'une Parole, une parole faite monde. Et la Naturphilosophie, plutôt qu'une transcription de ce langage sacré dans un autre langage désacralisé, propose comme une incantation, la vibration émanée de la présence totale, à la surface du monde, en cette surface de contact où s'échangent les intentions de la pensée et du monde. La Naturphilosophie voudrait dire le sens de la nature, comme la vision dit le sens de l'œil ; manifestation de la nature, dont l'homme est une part, et ensemble manifestation de la divinité qui se révèle en se cachant sous le voile des phénomènes.

Nos mœurs intellectuelles sont fascinées par l'assurance du discours scientifique, et tentées par l'agnosticisme positiviste. Pourtant, dans le domaine français, une lignée de penseurs mettent en œuvre une biologie cosmique apparentée aux inspirations romantiques. Ravaisson et Lachelier, au siècle dernier, suivaient la voie ouverte par Schelling ; après eux Bergson mit à la mode une Naturphilosophie nourrie d'informations scientifiques récentes, puis vint Edouard Le Roy (1870-1954), qui emprunta aux doctrines de l'évolution une épistémologie et une pensée religieuse résolument novatrices. Le Roy assure la liaison entre son maître Bergson et son ami Teilhard de Chardin (1881-1955), dont les audaces spéculatives, associant les données de la géognosie, de l'anthropologie et de la théologie dans une synthèse originale, font un Naturphilosoph à la française.

Merleau-Ponty lui-même, philosophe de tradition universitaire, parti de la phénoménologie, paraissait s'orienter, à la fin de sa vie, vers le dépassement de la philosophie de la conscience en direction d'une philosophie de la nature. « La nature n'est pas seulement l'objet, le partenaire de la conscience dans le tête-à-tête de la connaissance. C'est un objet d'où nous avons surgi, où nos préliminaires ont été peu à peu posés jusqu'à l'instant de se nouer en une existence, et qui continue de la soutenir et de lui fournir ses matériaux. Qu'il s'agisse du fait individuel de la naissance ou de la naissance des institutions et des sociétés, le rapport originaire de l'homme et de l'Etre n'est pas celui du pour soi à l'en soi. Or il [38] continue dans chaque homme qui perçoit. Si surchargée de significations historiques que puisse être sa perception, elle emprunte au primordial sa matière de présenter la chose et son évidence ambiguë. La nature (...) « est au premier jour ». Elle se donne toujours comme déjà là avant nous, et cependant comme neuve sous notre regard. Cette implication de l'immémorial dans le présent, cet appel en lui au présent le plus neuf désoriente la pensée réflexive » [23]. Merleau-Ponty, longtemps demeuré dans la voie sans issue de la phénoménologie, nouvel avatar de l'idéalisme, découvrait dans ses dernières années la nécessité de rejeter l'alternative traditionnelle entre l'idéalisme et le réalisme matérialiste. La nature est à la fois sujet et objet ; et cette fusion des opposés se retrouve dans l'homme au moment de cette prise d'être constitutive de sa présence au monde. La référence au « primordial », à « l'immémorial » manifeste que l'entendement réfléchi n'est pas le maître du jeu ; la compréhension de la condition humaine doit remonter jusqu'à ces orientations originaires que la conscience réfléchie ne connaît pas, et sur lesquelles elle n'a aucune prise. Si l'on veut commencer par le commencement, il faut dépasser le point abstrait et indéterminable où une conscience individuelle naît à elle-même dans l'immense contexte du monde, bulle d'écume sur la vague.

La Naturphilosophie ne veut être ni une philosophie de l'esprit, ni une philosophie de la matière, ni une philosophie de la raison, ou de Dieu, mais à la fois tout cela et autre chose que tout cela, pensée du monde, mais non pas possession et réduction du monde par la pensée, pensée dans le monde, en situation de monde, mal capable de se fermer sur elle-même, en situation d'infériorité, obligée d'appeler le pressentiment, la divination au secours de la raison. Celui qui parle et qui pense se parle et se pense lui-même en même temps que le monde, il parle de lui à lui-même et ensemble il est cette partie qui prétend circonscrire et définir le tout, alors qu'elle ne peut sortir du tout pour le mesurer de quelque façon que ce soit. Une telle pensée s'échappe à elle-même ; l'hétéronomie est de règle, puisque le projet est d'avance voué à l'inaccomplissement. Nous ne pouvons avoir, en ce qui concerne la réalité totale, que des aperçus fragmentaires, des perspectives latérales ; la divergence est de règle ; l'idée même d'une élucidation totale de la nature implique contradiction. Chaque penseur n'en saisit que la part qui lui est accessible. Les concordances sur des thèmes généraux sont plus significatives que les oppositions subalternes.

[39]

La Naturphilosophie se présente comme une doctrine préalable, un corpus philosophique antérieur aux diverses sciences, une préintelligibilité avant toute intelligibilité, une méta-science et une métaphysique. Le champ mental du monde met en cause non pas seulement l'univers, mais aussi l'homme et même Dieu. Car la conscience du réel est elle-même incluse dans le réel. Dieu n'est pas pensable dans le monde ; notre langage est lié au monde ; tout ce que nous disons de Dieu présuppose un homme en situation de monde, qui parle du monde lors même qu'il parle de Dieu et de soi. L'unité en question dans la doctrine romantique de la nature s'étend bien à la totalité du réel, mais elle se trouve immergée dans cette réalité qu'elle évoque et invoque ; elle met en cause la réalité du dedans même de la réalité, ce qui représente, du point de vue d'une logique extensive de l'univers du discours, une position de faiblesse. L'épistémologie romantique pratique une logique de l'implication et de l'inclusion mutuelle des composantes de la réalité, logique intensive qui refuse de se plier aux réquisitions d'une intelligibilité discursive, calquée sur les articulations d'une matière inerte, déployée dans un espace à trois dimensions.

C'est pourquoi la Naturphilosophie ne doit pas être considérée seulement comme un savoir, ou un ensemble de savoirs, comme un système de philosophie ou comme une synthèse des sciences naturelles. A certains égards, elle est bien cela, mais elle est aussi autre chose ; elle se présente comme un ensemble doctrinal à plusieurs dimensions. Elle propose des voies d'approche vers la connaissance selon les modalités des procédures de l'observation et de l'expérimentation objectives ou de la théorie mathématique et rationnelle. Mais elle réserve la place de la divination, de la contemplation mystique sous les formes diverses de la gnose et de la poésie, ou encore de la religion. Cosmologie et anthropologie font alliance au niveau d'une surréalité secrète où s'annonce la transcendance du sens. La Naturphilosophie convoque les savants authentiques et les philosophes, mais aussi les mages et les poètes, assemblage surprenant qui déconcerte les esprits non prévenus et nuit à la respectabilité de la doctrine.

[40]



[1] Trad. citée, p. VII.

[2] Sur l'histoire du concept de Nature, cf. G. Gusdorf, Dieu, la nature, l'homme au siècle des Lumières, Payot, 1972, pp. 299 sqq.

[3] Cf. Pierre Duhem, Sôzein ta phainomena, Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée, Annales de philosophie chrétienne, 1908.

[4] Cf. Antoine Faivre, Entre l'Aufklärung et le Romantisme, A. G. Werner ou la Géognosie, Les Etudes philosophiques, n° 1, 1977.

[5] Cf. Ant. Faivre, Physique et Métaphysique du Feu chez Johann Wilhelm Ritter, Les Etudes philosophiques, n° 1, 1983.

[6] Kant, Premiers principes métaphysiques de la science de la nature (1786), trad. Gibelin, Vrin, 1952, Préface, p. 9.

[7] Op. cit., pp. 11 et 12.

[8] Ibid., p. 12.

[9] Ibid.

[10] P. 13.

[11] Ibid.

[12] KANT, op. cit., ch. IV, Remarque générale sur la phénoménologie, trad. citée, p. 154.

[13] Ibid.

[14] P. 155.

[15] Kant, op. cit., p. 165 ; ce sont les dernières lignes du traité.

[16] Texte du printemps 1796, publié par Rosenszweig dans les Sitzungsberichte de l'Académie de Heidelberg ; in Schelling, Philosophie, hgg. v. Otto Braun, Deutsche Bibliothek, Berlin, s.d., p. 52.

[17] Lettre citée dans E. Hirschfeld, Romantische Medizin, Kyklos, Jahrbuch fur Geschichte der Medizin, III, Leipzig, 1930, p. 9.

[18] Baader à Jacobi, 16 août 1806 ; Sämtliche Werke, Leipzig Bd. XV, p. 200.

[19] Ibid., pp. 200-201.

[20] Baader à Jacobi, 27 juin 1806, p. 203.

[21] Ibid., p. 204.

[22] Sur la Farbenlehre de Goethe, cf. notre ouvrage : Fondements du savoir romantique, Payot, 1982, pp. 211-220.

[23] Maurice Merleau-Ponty, Annuaire du Collège de France, 1956-1957 ; cité dans Claude Lefort, L'Idée d'Etre brut et d'Esprit sauvage, Les Temps Modernes, octobre 1961, p. 273.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 31 octobre 2014 12:54
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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