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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome VII: Naissance de la conscience romantique au siècle des lumières. (1976)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Georges GUSDORF, Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome VII. Naissance de la conscience romantique au siècle des lumières. Paris: Les Éditions Payot, 1976, 454 pp. Collection: bibliothèque scientifique. Une édition numérique réalisée par Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean. [Autorisation des ayant-droit le 2 février 2013 de diffuser l'oeuvre de l'auteur dans Les Classiques des sciences sociales.]

[17]

Les sciences humaines et la pensée occidentale.

Tome VII. Naissance de la conscience romantique
au siècle des lumières
.


Introduction

XVIIIe SIÈCLE : SECONDE VUE


Selon un critique anglais, « le vaste mouvement romantique était la réverbération européenne du romantisme anglais du XVIIIe siècle, à la manière du tonnerre d'un écho, dans les Alpes, répercutant un coup de pistolet (...) Mais la puissance du romantisme anglais du XVIIIe siècle revint de son voyage continental en Angleterre à tel point augmentée et transformée que seule une révolution dans la poétique pouvait la rendre acceptable [1] ».

La révolution de France, après celle d'Amérique, consacre le triomphe de la raison éclairée, appelée à contrôler le domaine humain dans son ensemble. L'expérience tourne court ; l'utopie de la raison triomphante prépare les voies du despotisme napoléonien, qui lui-même s'effacera devant la Sainte Alliance. La crise révolutionnaire est une crise de conscience ; mais si l'expérience politique et militaire a consacré l'échec des Lumières, elle n'a nullement suscité l'avènement du romantisme, qui existait dès avant.

On s'accorde pour reconnaître l'existence, à travers le XVIIIe siècle, d'une sensibilité qualifiée de préromantique ; demeurée au second plan, en état de latence, jusqu'à la Révolution, cette sensibilité deviendrait prépondérante à partir de la fin du siècle, avec des décalages considérables selon les pays. Le romantisme espagnol situe en 1833 son année inaugurale, et les pays slaves et danubiens prolongeront leur crise romantique bien après 1848. Il est impossible de fixer la date où le romantisme commence, aussi bien que la date à laquelle le romantisme aurait cessé d'exister. Ce genre de préoccupation correspond à un faux problème ou, en tout cas, à un problème sans solution. On ne rend pas justice à Rousseau, à Ossian ou à Young, en les qualifiant de « préromantiques ». Traiter quelqu'un de précurseur, c'est le juger en fonction de ce qui a suivi, et qu'il ne devait pas connaître, non en fonction de ses propres aspirations. La victime de ce traitement se trouve projetée dans un ensemble de significations qui lui étaient étrangères. Lorsque le suspect est mort, l'action de la justice est éteinte. Rousseau n'est pas responsable [18]

des agissements de ceux qui ont prétendu s'approprier son héritage.

Rien de plus arbitraire que ces alignements rétrospectifs, à la manière des flash back du cinématographe, selon, la logique douteuse du post hoc, ergo propter hoc. Il est aussi absurde de qualifier Rousseau de « précurseur » du romantisme que de le traiter, pêle-mêle avec Voltaire, Diderot, Helvétius et d'autres, de « précurseur » de la Révolution. Nous n'avons pas la moindre idée de ce qu'aurait pu être l'attitude de ces hommes s'ils avaient vécu l'époque révolutionnaire. Ils n'ont ni voulu ni prévu ce qui est arrivé. L'unité artificielle qu'on prétend établir entre les « philosophes » ne correspond guère aux rapports réels entre des gens qui souvent s'entendaient mal, se critiquaient âprement, et parfois se haïssaient. Voltaire et Rousseau, frères ennemis, ne se sont jamais rencontrés, Diderot et Voltaire, pourtant moins éloignés l'un de l'autre, ne se sont probablement jamais entretenus de vive voix. Entre d'Alembert et Voltaire, proches dans l'ordre des idées, les contacts directs se comptent sur les doigts d'une main. Le « club des philosophes », dont on imagine les bustes groupés dans les archives de la Révolution, n'a jamais existé que dans la confusion d'une pensée pseudo-historique ; de telles « vérités » ne représentent guère davantage que des illusions d'optique.

Il faut reporter beaucoup plus tôt l'affirmation de la sensibilité et de la pensée romantiques. L'Europe des Lumières est bouleversée par la Julie de Rousseau (1760) et par le Werther du jeune Goethe (1774), champion, à l'époque, du Sturm und Drang. Une année d'écart sépare Candide (1759) de la Nouvelle Héloïse. Les manifestes des deux systèmes de valeurs antagonistes ne sont pas successifs, mais contemporains. « Esprits éclairés » et « âmes sensibles » coexistent au sein d'un même espace mental ; il arrive que le même individu se trouve pris entre les deux exigences contradictoires qui se disputent en lui la prédominance. Selon René Wellek, « dans une histoire de la critique littéraire, l'avènement d'une conception émotionnelle de la poésie, l'affirmation d'un point de vue historiciste, avec le rejet qui s'ensuit de la théorie de l'imitation, des règles et des genres traditionnels, sont les signes décisifs du changement ; il faut les attribuer au XVIIIe siècle plutôt qu'au début du XIXe. Diderot et Herder sont des figures essentielles. Il n'y a pas de modification profonde dans les positions doctrinales ou dans les concepts de la poétique entre eux et des personnalités « romantiques » (au sens plus étroit du terme) comme Wordsworth ou Hazlitt, Mme de Staël ou Foscolo. Dans la perspective européenne, pour une histoire de la pensée critique, les mouvements romantiques en matière de technique n'apportent aucun changement radical. Quelle qu'ait pu être leur importance dans la stratégie littéraire, ils ne constituaient pas par eux-mêmes une coupure dans les idées de la critique. Celles-ci avaient été formulées longtemps auparavant [2]. » La critique littéraire est corrélative de la [19]

littérature contemporaine ; Diderot et Herder sont des créateurs ; leur critique est le commentaire de leurs œuvres , critique romantique d'une tradition romantique déjà instituée.

L'avènement du romantisme et la fin des Lumières ne sont pas deux périodes successives, mais deux aspects corrélatifs d'une même époque. Du coup se trouvait bousculé le schéma général de cet ouvrage, entrepris il y a une dizaine d'années, et que je pensais avoir mené, avec les derniers volumes, jusqu'à la veille de la Révolution. Au risque de me répéter, il fallait reprendre l'exposé, à partir du début du XVIIIe siècle, selon l'exigence d'une nouvelle perspective d'intelligibilité. Des chevauchements paraissaient inévitables ; la conclusion du volume sur Les Principes de la pensée au siècle des Lumières traite en effet de « L'autre XVIIIe siècle, ou le retour du refoulé ». Et cet « autre » siècle apparaît parfois dans les développements ultérieurs, particulièrement au tome V, à propos de 1'« internationale piétiste », en laquelle je vois l'un des facteurs dominants du romantisme au XVIIIe siècle. Un ouvrage comme celui-ci n'est pas planifié à l'avance selon un ordre inexorable. Il est le fruit d'une croissance organique ; l'auteur mûrit avec l'œuvre ; il ne peut qu'annoncer, s'il y a lieu, les mutations de sa façon de voir. Le mieux qu'il puisse faire, s'il doit réemployer dans un ordre nouveau des éléments déjà utilisés, est d'éviter autant que possible dans sa « rétractation » les répétitions pures et simples.

Non que je répudie ma précédente lecture du siècle des Lumières. J'ai tenté de reconstituer le réseau d'une intelligence européenne qui inspira un grand nombre de philosophes, de savants, d'écrivains au long du XVIIIe siècle ; ces hommes et leur public constituèrent en Occident un espace mental nouveau, caractérisé par une manière originale de parler et de penser, par des mœurs intellectuelles différentes de celles qui prévalaient auparavant. Je ne vois aucune raison de démentir cette description, sinon pour corriger les erreurs et pour combler les lacunes. Mais cette évocation, si elle signalait, au passage, l'existence de parties cachées, ou moins apparentes, ne leur accordait pas une place suffisante ; elles étaient seulement des ombres dispersées dans un paysage qui se refusait à les admettre de plein droit. Or ces éléments épars forment eux aussi un ensemble intelligible, qui mérite d'être présenté en tant que tel. D'où la nécessité d'une seconde lecture, corrélative de la première.

Ce dédoublement de la perspective a été réalisé, pour des aires géographiques limitées, par d'éminents spécialistes. Dans le domaine français, Pierre Trahard a étudié en divers ouvrages l'autre XVIIIe siècle ; son œuvre principale présente Les Maîtres de la sensibilité française au XVIIIe siècle (1933). André Monglond, reprenant une appellation suspecte, a rassemblé les éléments d'un livre fort utile sur Le Préromantisme français (1930, réédité en 1966). Le vieux maître Daniel Mornet n'avait pas hésité à décrire, en 1912, Le Romantisme en France au XVIIIe siècle. Parallèlement, on trouvera en Angleterre des études sur la formation et le développement de « l'homme du [20] sentiment » (tnan of feeling) [3], et en Allemagne une évocation de l'homme sentimental (der sentimentale Mensch) [4] dans la sphère d'influence germanique.

Ces visions parcellaires masquent le phénomène fondamental en se cantonnant dans une aire linguistique donnée. Dès le XVIIIe siècle, il existe un marché commun de la culture européenne, et l'on ne saurait parler sans des restrictions mentales considérables du romantisme dans un seul pays. La littérature, expression de l'être humain, ne se laisse pas prendre au piège des frontières. Ici s'ouvre la perspective de cette littérature non nationalisée, de cette littérature générale, que l'on dénomme en France, bien improprement, « littérature comparée », car si quelque chose est incomparable, c'est, d'un pays à un autre, la littérature. Toute question de dénomination mise à part, l'élargissement de la perspective permet une meilleure approche de la réalité culturelle. On peut alléguer l'ouvrage de synthèse publié à partir de 1924 par Paul van Tieghem sous le titre général, et regrettable : Le Préromantisme.

On assiste donc au déploiement parallèle de deux lignées de spécialistes, les uns voués à l'étude du siècle des Lumières, au sens propre du terme, c'est-à-dire au progrès de la conscience intellectuelle, tandis que d'autres se consacrent à l'étude du domaine des émotions et de l'affectivité. Cette division du travail, si elle permet aux intéressés de suivre chacun leurs préférences, risque d'obliger celui qui veut connaître le XVIIIe siècle à un périlleux exercice de diplopie épistémologique. Il lui faudra refaire ce que les spécialistes ont défait, et replacer dans l'unité d'un même espace mental des partis pris opposés. Un recueil d'essais de Roland Mortier a pour titre : Clartés et Ombres du Siècle des Lumières (1969) ; il faut faire tenir ensemble les clartés et les ombres, ce qui est d'autant plus difficile qu'on ne saurait dire avec certitude ce qui est clarté et ce qui est ombre. Chaque aspect, selon la perspective choisie, peut être considéré alternativement comme l'envers ou l'endroit. L'appellation de Préromantisme situe le Romantisme dans le siècle à venir, le XIXe; les « précurseurs », dont le lieu propre est encore en attente par-delà l'horizon de l'histoire, font figure de personnes déplacées en leur temps. Hume, Voltaire, Frédéric sont représentatifs du XVIIIe siècle ; Gessner, Ossian, Klopstock ou même Prévost apparaissent comme des marginaux, en avance sur le moment historique en lequel ils trouveront leur justification plénière.

En Candide et Jacques le Fataliste nous voyons des incarnations romanesques du XVIIIe siècle. Mais Manon, mais Clarisse et Paméla, mais Julie, mais Goetz von Berlichingen, Karl Moor et Werther ne peuvent être proscrits, en vertu d'une dogmatique, avouée ou non, d'un XVIIIe siècle où n'auraient droit de cité que des personnages conformes à un signalement défini par le choix d'un spécialiste borné [21] sinon borgne ; le moindre examen révèle la fragilité de ces points de vue perpétués par une tradition qu'on n'ose pas remettre en question. La réalité historique ne tient pas compte de nos difficultés d'analyse ; l’autre XVIIIe siècle, c'est le même ; le devoir de l'historien est de donner à comprendre comment le même et l'autre peuvent ne faire qu'un. Formule encore insuffisante, car rien ne nous assure que le XVIIIe siècle, en sa culture, « fasse un » ; le seul caractère commun à tous les événements de cette période étant qu'ils sont affectés d'un millésime commençant par le chiffre 17.

L'appellation Siècle des Lumières est si bien entrée dans les mœurs qu'il serait sans doute impossible à l'historien de s'en passer. Cette désignation, réservée d'ordinaire à une partie seulement de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, ne possède pas, même dans la zone ainsi délimitée, un sens précis, car la même époque pourrait apparaître à un autre regard comme le Siècle de l'Illuminisme, triomphant avec Hemsterhuis et le cercle de Munster, Jacobi et le Sturm und Drang, les exorcismes de Bavières, Mesmer et la fièvre magnétique, Cagliostro, etc. Jung-Stilling, illuminé d'inspiration piétiste, évoque l'influence en Allemagne des mystiques français de la fin du XVIIe siècle (Mme Guyon, Fénelon, Poiret, etc.) : « À partir de là, la puissance de l'enthousiasme s'étendit à l'Allemagne tout entière. Jusque-là, l'esprit national (der Nationalgeist) avait subi l'influence de la mystique de Jacob Boehme, et aussi de Paracelse. Par esprit national, j'entends cette partie de la nation qui ne se contente pas de la profession de foi ordinaire, qui n'y trouve pas satisfaction ; et cette partie, en vérité, est beaucoup plus importante que ne le croient les Messieurs qui aujourd'hui se figurent que la propagation de la claire lumière de l'incroyance a fait de tels progrès que les sottes chimères du christianisme ne résisteront plus bien longtemps [5]. »

On peut considérer Jung-Stilling, ami de Goethe, comme un marginal de la littérature et de la religion, dont le témoignage ne pèse pas lourd à côté de celui de tous les Messieurs de Paris et de Berlin. Diderot, l'un des Messieurs en question, et non des moindres, n'était pas de cet avis, qui ne dédaigna pas d'entrer en dialogue avec l'illuminé François Hemsterhuis [6], à la différence des dix-huitiémistes d'aujourd'hui qui, pour la plupart, dédaignent le Platon hollandais. Diderot n'est pas d'accord sur la plupart des points ; mais il prend la peine de le dire à quelqu'un en qui il reconnaît et respecte un interlocuteur valable. On a célébré en 1974 un colloque international sur le curé Meslier, brave homme de prêtre athée et communiste qui consignait son objection de conscience dans des écrits clandestins, pendant les loisirs que lui laissait la scrupuleuse gestion de sa paroisse de campagne. La république socialiste d'Arménie, les universités et académies de Prague, Bucarest, Moscou, Varsovie, Princeton, Genève, Berlin, [22] Pise et autres lieux ont participé à ce festival, au cours duquel on a entendu pas moins de quarante communications [7]. Je me garderais bien de protester contre l'hommage éclatant ainsi rendu à cet honnête membre du clergé qui avait une manière très personnelle de mettre ses lumières sous le boisseau. On peut néanmoins trouver étonnant que l'œuvre de Hemsterhuis, dont le rayonnement européen fut considérable, n'ait jamais, même dans une mesure modeste, retenu l'attention des doctes. D'autant plus que le témoignage de Hemsterhuis, comme celui de Jung-Stilling, ne devaient pas rester sans lendemain. Le début du XIXe siècle verra s'affirmer une renaissance religieuse, dont l'un des signes surprenants sera la constitution de la Sainte Alliance, triomphe de l'illuminisme chrétien, sous l'inspiration du tsar Alexandre, conseillé par la piétiste Mme de Krüdener.

Pourquoi Meslier et pas Hemsterhuis ? La question est celle de l'arbitraire des choix historiographiques, par la vertu desquels tel personnage plutôt que tel autre paraît représentatif de son temps. Ce sont les vainqueurs qui écrivent l'histoire ; ce sont les préoccupations dominantes dans le présent qui suggèrent à l'historien les options de sa recherche. On ne saurait attendre de l'Académie des Sciences de la République socialiste d'Arménie qu'elle patronne un programme d'études sur le doux et discret Hemsterhuis. Parmi les configurations possibles du XVIIIe siècle, elle choisira celles qui lui paraissent en harmonie avec sa propre vision du devenir de l'humanité. Chaque église s'intéresse aux saints de son obédience. Toute historiographie est rétrospective ; elle paraît aller du passé au présent, mais elle s'écrit en réalité du présent au passé.

Montesquieu, dans sa jeunesse, observait : « Dans toutes les sociétés, qui ne sont qu'une union d'esprit, il se forme un caractère commun. Cette âme universelle prend une manière de penser qui est l'effet d'une chaîne de causes infinies, qui se multiplient et se combinent de siècle en siècle. Dès que le ton est donné et reçu, c'est lui seul qui gouverne, et tout ce que les souverains, les peuples et les magistrats peuvent faire ou imaginer, soit qu'ils paraissent choquer ce ton, ou le suivre, s'y rapporte toujours, et il domine jusques à la totale destruction [8]. » Cette réflexion, dès 1725, permet de comprendre la formule « esprit des lois » ; Voltaire intitule son histoire de l'humanité : Essai sur les mœurs et l'esprit des nations (1756), parce que, dit-il au chapitre LXXX, « mon but est toujours d'observer l'esprit du temps : c'est lui qui dirige les grands événements du monde ». Diderot écrira en 1777 : « Chaque siècle a son esprit qui le caractérise [9]. »

[23]

Ces formules définissent ce que seront le Zeitgeist et le Volksgeist des romantiques allemands. Dès 1769, le jeune Herder observe : « De l'esprit du temps (Geist der Zeit) dépendent les langues autant que les gouvernements. La chose frappe jusqu'à l'évidence, si on compare. Le même esprit des mœurs monarchiques (Geist der monarchischen Sitten) que Montesquieu décrit si évidemment en sa personne, domine aussi la langue française. Vertu, force intérieure, on fait avec le minimum le plus d'effet qu'on peut, comme dans une machine fonctionnant par une roue motrice. Vigueur nationale, originalité, elle n'a pas beaucoup de tout cela ; mais ce qu'on appelle ici l'honneur, le préjugé de toute personne, de tout livre, de toute parole, voilà le principal. Une certaine noblesse de pensée, une certaine liberté d'expression, une politesse dans la manière de penser et dans la tournure, voilà le cachet de la langue française comme des mœurs françaises (...) Mais où sont le génie, la force, la vertu [10] ? »

Si Herder croit ainsi pouvoir caractériser l'esprit de la culture française en son temps, en opposant la France à l'Allemagne, d'autres estimeront qu'un même Zeitgeist, d'une magnitude supérieure, rassemble les nations occidentales dans l'unité d'un seul esprit. Selon Shelley, « il doit y avoir une ressemblance, qui ne dépend pas de leur volonté propre, entre les écrivains de chaque époque. Ils ne peuvent éviter la dépendance à l'égard d'une commune influence, suscitée par une combinaison infinie de circonstances relatives au temps dans lequel ils vivent [11] ». John Stuart Mill trouvera la formule qui ne se présente pas sous la plume de Shelley, lorsqu'il intitulera, en 1831, l'un de ses livres The Spirit of the Age, traduction exacte du Zeitgeist allemand.

Sainte-Beuve, évoquant l'accusation de plagiat, ou du moins d'inspiration non avouée, lancée par Chateaubriand contre Byron, retrouve le Zeitgeist, en version française : « Ces grands poètes n'ont pas besoin de s'imiter l'un l'autre ; ils ont trouvé en eux-mêmes et dans l'air du siècle une inspiration suffisante qu'ils ont chacun appropriée et figurée à leur manière, en y mettant le cachet de leur talent et de leur égoïsme. Tous ces types sont éclos, en Allemagne, en Angleterre et en France, sous un même souffle, sous un même courant atmosphérique général qui tenait à l'état du monde à ce moment. Il y a de ces grandes zones d'idées et de sentiments dans lesquelles plongent des quarts de siècles ou des demi-siècles tout entiers. Cela s'est vu au moyen âge, à la Renaissance, à la fin du XVIIIe siècle, au moment de toutes les grandes rénovations de la société [12]. »

La théorie des climats culturels, l'un des fondements de l'esthétique romantique, n'est qu'une application de la catégorie du climat, en [24] matière de géographie et de biologie, que Montesquieu avait empruntée au docteur Arbuthnot. Elle remettait en question la doctrine classique de l'intemporalité et de l'universalité des valeurs littéraires ; il faut renoncer au thème des humaniores litterae, qui seraient ensemble des litterae perennes. La culture est l'incarnation temporelle, relative, de l'intelligence et de la sensibilité ; chaque individu trouve au fondement de sa conscience, un cahier des charges, un pacte d'alliance entre l'humanité et le moment historique qui rassemble les contemporains dans une identique invocation des valeurs. « Il n'y a d'autre connaissance de soi que la connaissance historique, écrit le jeune Frédéric Schlegel. Nul ne sait ce qu'il est, qui ne sait ce que sont ses compagnons, et, avant tous, le compagnon suprême au sein de l'alliance, le maître des maîtres, le génie de l'époque [13]. »

Schlegel personnalise le Zeitgeist, dont il fait à la fois un « compagnon » et un « maître ». Cette mythologie est elle-même un thème du temps, depuis Hegel, théoricien de l'esprit objectif, jusqu'à Mazzini, qui invoque pour son compte l’idea dell' epoca, en passant par Bonald, dont l'une des idées maîtresses est celle de la littérature « expression de la société ». Le problème demeure de savoir si c'est l'esprit de l'époque qui façonne la sensibilité intellectuelle des individus, ou si cet esprit n'est pas plutôt une résultante des pensées individuelles. La querelle scolastique des universaux reparaît, avec les affirmations concurrentes des réalistes et des nominalistes.

Sainte-Beuve ne se contente pas d'affirmer une climatologie littéraire qui façonnerait les esprits du dehors au-dedans. Le déterminisme, si déterminisme il y a, est à double entrée ; le génie artistique marque l'époque de son empreinte, et oriente le cours de la culture à venir. Chateaubriand raconte qu'en 1792, à l'armée des émigrés, il a failli mourir de maladie, dans un fossé près de Namur. « S'il avait péri, que de trésors littéraires nous manqueraient, commente Sainte-Beuve (...) On parle toujours, comme d'une force fatale et comme d'une cause souveraine, de l'esprit du siècle, de l'esprit du temps : cet esprit du temps, à chaque époque, il faut bien le savoir, n'est qu'un effet et un produit. Ce sont quelques hommes supérieurs qui le font et le refont sans cesse en grande partie et qui le déterminent, cet esprit du temps, en s'appuyant sans doute sur ce qui est à l'entour et en partant de ce qui a précédé, mais en renversant aussi d'ordinaire tout un état de choses, même au moral, et en le renouvelant. À chaque tournant du siècle, il y a de ces hommes puissants qui donnent le signal — c'est trop peu dire — qui donnent du coude à l'histoire et lui font changer de voie. Supposons Bonaparte noyé dans la traversée en revenant d'Egypte, ou Chateaubriand mort de la fièvre à quelques lieues de Namur, et demandons-nous ce que deviendra la double forme initiale du XIXe siècle, la direction nouvelle dans l'ordre politique et subsidiairement dans l'ordre poétique et littéraire ? (...) Il y [25] a eu, il y aura toujours, dans cette vaste loterie humaine, de ces chances contraires et de ces malheurs [14]. »

Sainte-Beuve plaide en faveur des deux thèses opposées, selon laquelle ce sont les hommes qui font l'histoire, ou c'est l'histoire qui fait les hommes ; chacune des affirmations opposées détient une part de la vérité. S'il existait des a priori définissant avec autorité les moments de la culture, toute récurrence de l'événement sur l'essence serait inintelligible et l'on ne voit pas comment une modification quelconque pourrait intervenir dans le temps, sinon en vertu d'une prédestination transcendante. Mais alors l'histoire elle-même, l'historicité du devenir, ne serait qu'une illusion, contrairement au témoignage de notre conscience, laquelle semble toujours chercher sa voie dans l'ambiguïté des circonstances et des événements. La philosophie de l'histoire triomphe dans l'ordonnancement du passé ; elle excelle à prophétiser ce qui est déjà arrivé ; elle est la négation même de l'historicité, conscience prise, à mesure, du temps qui se fait dans la perplexité des hommes et la confusion des circonstances. « Dieu écrit droit sur des lignes tordues », la formule inscrite par Claudel en frontispice au Soulier de Satin caractérise assez bien le parti pris des historiens-philosophes, ordonnateurs de perspectives périmées, metteurs en scène d'un théâtre dont tous les acteurs ont dit leur dernier mot, pour la raison qu'ils ont depuis longtemps élu domicile dans les cimetières.

En plein débat romantique, l'écrivain allemand Jean Paul Richter observait : « Aucune époque n'est satisfaite de l'époque (Keine Zeit ist mit der Zeit zufrieden) [15]. » Cette formule, confirmée par l'observation la plus banale, réduit à néant les prétentions des monismes du Zeitgeist ; l'unité de l'époque n'est qu'un désir pieux, revendication d'un totalitarisme, qui n'hésite pas, pour parvenir à ses fins, à défigurer la réalité. « N'admettons pas (...) que l'élégance et l'esprit animaient toute la société de 1739, puisque Voltaire s'est senti mal à l'aise dans sa médiocrité ; n'imaginons pas la fièvre romantique au cœur de toutes les femmes de 1830, puisque nos arrière-grand-mères nous ont laissé des lettres aussi calmes que leurs daguerréotypes sont détendus et reposés (...) Reconnaissons de plus sûrs représentants de la monarchie de Louis-Philippe dans les notaires ou les agents de change de Scribe [16]... »

Ces considérations valent de l'appellation contrôlée Siècle des Lumières appliquée au XVIIIe siècle ou à une partie de ce siècle. La culture du temps en sa pleine actualité est une réalité ambiguë où le regard rétrospectif de l'historien peut déchiffrer des configurations diverses, sinon contradictoires. Herder, s'interrogeant sur « l'esprit du temps » distinctif de la culture française, demande, en 1769 : [26] « mais où sont le génie, la force, la vertu ? » En réponse, un nom suffit, qui atteste à un rare degré ces qualités mêmes que Herder croit étrangères à la culture de France : Diderot. Le jeune observateur allemand, fasciné par l'esprit voltairien, oublie que la France n'est pas seulement la patrie de Fontenelle, de Montesquieu et de Voltaire, mais aussi le terroir de Diderot et le pays d'élection de Rousseau, témoins aussi considérables que ceux sur lesquels il fixe son attention. La mauvaise foi n'est pas en cause, ni même la partialité. Il s'agit de savoir s'il est matériellement possible de rassembler dans l'unité d'un même jugement l'ensemble des aspects d'une époque, caractéristiques d'une nation donnée et, à plus forte raison, de la communauté internationale. Jean Paul, encore, répond : « Chaque peuple particulier, en son temps, constitue un organe climatique de la poésie (ein klimatisches Organ der Poésie) ; il est très difficile de débrouiller la richesse confuse de son organisation, de manière à en faire un système, sans écarter, pour y parvenir, autant de parties vitales (Lebenstheile) que l'on en recueille [17]. »

Un seul regard rétrospectif ne peut faire le plein des significations éparses dans le contexte d'une époque. La perspective d'un coup d'œil unique laisse hors de sa prise certains éléments non compatibles avec le parti pris de l'historien. Ces éléments marginaux peuvent être regroupés avec des éléments inclus dans la figure choisie pour constituer une configuration différente, laquelle exclura à son tour certains aspects qu'elle ne peut prendre en charge. Il y aura toujours des interprétations de rechange, et le progrès des études manifeste ces vicissitudes de la compréhension dans l'intelligence du passé. La meilleure histoire regroupe le plus grand nombre d'éléments dans sa perspective d'intelligibilité, sans qu'aucune histoire puisse jamais prétendre embrasser la totalité dans une « résurrection intégrale du passé ». L'historiographie peut mettre en lumière des données demeurées jusqu'à présent en attente. Nous ne savons pas ce que le passé nous réserve dans l'avenir.

Le piège auquel l'historien ne doit pas se laisser prendre est celui du savoir total, qui lui donnerait l'illusion d'être le maître du sens. Il possède sans doute le privilège de connaître la suite, sinon la fin, de la série des événements. Il sait que le XVIIIe siècle conduit vers la date fatidique de 1789, et que d'ailleurs 1789 sera suivi de 1793 et de 1815. Ce privilège est un obstacle épistémologique. Car les acteurs du passé ignoraient cette destination d'un à venir qui n'était pas encore advenu. L'histoire de l'historien se prononce à coup sûr parce qu'elle arrive après les batailles ; elle sait le mot de la fin ; ses prétentions à l'infaillibilité apparaîtraient plutôt comme une forme d'exploitation de la crédulité publique. L'homme dans le temps, lorsqu'il choisit de donner tel ou tel sens à sa propre existence et au devenir de l'humanité, n'a pas la même facilité de survol ; ses options se heurtent aux options diverses et parfois opposées de ses contemporains. Ses schémas de vie, [27] de pensée et d'action se situent dans une portion limitée de l'espace mental, dont de vastes secteurs lui échappent. Il se bat à l'occasion pour faire triompher une certaine version de la vérité et de la valeur ; mais il n'ignore pas qu'il existe des versions différentes et antagonistes.

Le combat de Voltaire, forme privilégiée du combat des Lumières, ne nie pas l'existence des Ombres, des Jésuites, des superstitions, de 1'« infâme » ; le siècle de Voltaire est solidaire d'un siècle antivoltairien, en dehors duquel le sage de Ferney n'aurait pas eu besoin de mobiliser toutes ses énergies. Lux seipsam et tenebras manifestat, disait Spinoza ; le dynamisme des Lumières prend appui sur les résistances qui s'opposent à sa clarté. Prétendre soumettre le XVIIIe siècle entier à la souveraineté du roi Voltaire, c'est n'en accepter qu'une vue partiale. Simplifications pourtant fréquentes dans le domaine de l'historiographie, au point que l'on peut se demander si l'expression « préromantisme » n'a pas été inventée pour débarrasser le siècle des Lumières de résidus non compatibles avec la perspective maîtresse choisie par certains historiens. Les âmes sensibles, les esprits religieux, tous les individus dont le signalement ne s'accorde pas avec un modèle intellectualiste, raisonneur, critique et adversaire de toute autorité, sont comptabilisés à part. Pour déblayer l'espace mental dont ils dérangent l'ordonnance, on les affecte d'une étiquette indiquant qu'ils se sont trompés de siècle, et doivent être rattachés par anticipation à la période suivante.

Si le Zeitgeist, l'esprit du temps, distinctif du siècle des Lumières, se définit par référence à Voltaire et à Frédéric, à l’Encyclopédie et à l'Académie de Berlin, on ne saurait inscrire dans son obédience Wesley, Zinzendorf et Swedenborg, qui pourtant jalonnent l'une des principales lignes de force du XVIIIe siècle. Si un Voltaire et un Condorcet n'ont pas dédaigné de s'entretenir avec l'auteur des Pensées, comme Diderot dialoguait avec Hemsterhuis, c'est parce que le témoignage de Pascal gardait une actualité en leur temps. Dans sa lointaine Koenigsberg, le professeur Kant publie en 1766 les Rêves d'un visionnaire expliqués par des rêves métaphysiques ; la renommée de l'illuminé Swedenborg a franchi la Baltique. Avant de s'imposer à Balzac, parmi bien d'autres, elle donne à penser au fondateur futur du criticisme philosophique. Kant dit non à Swedenborg, comme Voltaire à Pascal et Diderot à Hemsterhuis ; mais, ce faisant, les maîtres de l'autonomie de la raison reconnaissent de facto l'existence de l'opinion antagoniste, et son autorité sur la pensée de nombre de leurs contemporains. On ne prend pas la peine de combattre ce qui est négligeable.

L'image que nos manuels nous proposent sous la dénomination de siècle des Lumières se constitue à partir des témoignages de Fontenelle, Montesquieu, Voltaire, de l’Encyclopédie, avec en serre-file, Rousseau, l'exception qui confirme la règle. Mais dans le domaine français, une autre version de cette période va de Fénelon à Rousseau et à Bernardin de Saint-Pierre, en passant par le passionné Diderot. Hors de France d'ailleurs, le paradigme des Lumières possède moins d'autorité [28] que chez nous. Le XVIIIe siècle anglais, sensible à la fascination newtonienne, doit autant à l'inspiration de Shaftesbury ; les poètes, les romanciers d'Angleterre sont les éducateurs de la sensibilité européenne. En Allemagne, les Lumières sont importées de l'étranger. En dépit de l'autorité de Frédéric II, tenant de la culture française in partibus infidelium, les indigènes supporteront de plus en plus impatiemment la tutelle de cette colonisation intellectuelle. Jacobi, Hamann, Herder et les contestataires du Sturm und Drang préluderont à l'affirmation du génie germanique selon des normes qui n'ont rien à voir avec les modes de Paris. Le classicisme allemand est né d'une rupture avec le cosmopolitisme des Lumières, ressenti par les meilleurs comme un impérialisme français. Cette révolte culturelle préfigure, avec quelques dizaines d'années d'avance, l'insurrection des patriotes allemands contre les armées de Napoléon.

Toute historiographie, sous les apparences de l'honnêteté, est œuvre d'apologétique ou de polémique. Lorsque Louis Réau consacrait un ouvrage à L'Europe française au siècle des Lumières, il annonçait un projet nationaliste, qui devait le conduire à sélectionner les matériaux utilisés, et à orienter leur interprétation. Les influences françaises en Europe devaient, bien entendu, entrer en composition avec les tendances et traditions locales, et l'on doit imaginer que les artistes français, eux-mêmes tributaires, entre autres, des Italiens, ont subi, dans les Allemagnes, en Scandinavie, en Russie l'influence du génie du lieu et des artistes indigènes. On peut esquisser, au XVIIIe siècle, une Europe anglaise de la science (Newton), de la philosophie (Locke, Shaftesbury), de la littérature (Richardson, Sterne, Young, Ossian), pour ne rien dire des prolongements continentaux du palladianisme britannique. Et pourquoi la Suisse ne revendiquerait-elle pas l'honneur d'avoir été l'éducatrice du siècle des Lumières, avec Rousseau et Pestalozzi, avec Charles Bonnet, avec les savants, poètes et intellectuels dont le rayonnement a joué un grand rôle à travers l'espace germanique et au-delà : Haller, Gessner, Bodmer, Breitinger, Formey, Lavater et bien d'autres ?

Le nationalisme n'est pas seul en cause, mais aussi la récurrence des options idéologiques. La réputation du siècle des Lumières, intellectualiste, critique, irréligieux et « prérévolutionnaire » a été établie après 1815 par les adversaires d'un système de pensée qu'ils rendaient responsable des excès et catastrophes de la période 1789-1815. Les vainqueurs de la Restauration ont écrit à leur manière l'histoire d'un siècle coupable des malheurs de l'Europe. La Révolution de France leur apparaissait comme l'aboutissement d'un complot satanique élaboré par les mal-pensants du XVIIIe siècle. L'Anglais Burke et le Savoyard Joseph de Maistre ont été parmi les premiers à affirmer, avant beaucoup d'autres, cette théorie, reprise par le jeune Lamennais dans le réquisitoire de l'Essai sur l'indifférence en matière de religion contre le « prodigieux égarement » de la conscience contemporaine [18]. [29] Face à cette offensive des réactionnaires triomphants, les vaincus, se faisant un honneur de cela même qui leur était reproché, acceptèrent cette image du passé récent, caution de leurs espérances. Contre les Jésuites, contre les obscurantistes de toute observance, ils reprirent le combat de Voltaire, d'Helvétius et d'Holbach, des grands ancêtres révolutionnaires, fraternellement confondus dans un cliché stylisé.

Ces querelles alimentent le combat politique, au XIXe et au XXe siècle, dans le domaine français. De là le fait que l'historiographie culturelle du XVIIIe siècle, en France, se trouve être l'apanage à peu près exclusif des libéraux, des progressistes de toute espèce, et actuellement des marxistes. Dans une telle perspective, le minuscule abbé Meslier prend des proportions cosmiques, alors que Hemsterhuis n'intéresse personne, et que le pauvre Swedenborg, classé comme halluciné et extravagant, est jeté, sans autre procès, aux poubelles de l'histoire. N'importe qui ne devient pas spécialiste du XVIIIe siècle, ni d'ailleurs du moyen âge, ou de l'antiquité grecque. Il y faut une vocation spéciale, fondée sur des sympathies présupposées. Ce sont les esprits d'ordre et d'équilibre qui se consacrent au siècle classique ; quelqu'un qui n'aurait aucune affinité avec la vie religieuse chrétienne ne tentera pas sa chance dans la période médiévale. En France, le combat républicain, laïque, maçonnique se déploie dans les études consacrées au siècle des Lumières depuis cent cinquante ans ; et si quelque exception se présente, dans le cas d'un Faguet ou d'un Brunetière, c'est sous la pression d'une dogmatique opposée qui retrouve l'inspiration des théocrates du xixe siècle. L'exception confirme la règle.

De telles vérités ne sont pas bonnes à dire. Elles devaient être dites, ne fût-ce que pour l'instruction des dix-huitiémistes des autres nations, qui parfois s'étonnent des curiosités et des incuriosités de leurs collègues français. La non-compatibilité entre les versions de cette période présentées par les spécialistes des divers pays dans les revues et les congrès internationaux mériterait un examen systématique. L'image moyenne du XVIIIe siècle occidental varie sensiblement avec la nationalité de l'historien ; les configurations de l'Europe culturelle se modifient selon qu'on les observe depuis Paris, Oxford ou Goettingen, depuis Moscou, Naples, Upsal ou la Californie. Les mêmes faits, les mêmes textes font l'objet de regroupements, d'interprétations différents, selon les présupposés inavoués qui orientent l'attention des doctes.

Il n'y a pas lieu de crier au scandale, ni même à la mauvaise foi. Aucune version du XVIIIe siècle ne saurait prétendre s'imposer comme le déchiffrement revu et corrigé, ne varietur, de la réalité telle qu'elle fut. Car la réalité ne fut pas « telle qu'elle fut » ; rien ne nous autorise à affirmer qu'elle eut un sens unique, capable de rassembler dans sa cohérence unitaire la totalité des hommes et des événements, telle qu'elle apparaîtrait de très haut à un Dieu spectateur de nos vicissitudes. Le Dieu des historiens aiguille les sociétés humaines selon les voies qu'il a choisies depuis l'origine des temps. On peut déplorer que cette théologie des historiens ne leur ait jamais permis d'agir efficacement [30] sur le présent, et d'annoncer le futur avec un peu d'avance sur l'événement. Il convient de renoncer au préjugé invétéré d'un espace mental unifié, dont un savant plus avisé que les autres pourrait prétendre retrouver la clef. La logique de l'histoire n'est pas soumise au principe de contradiction, puisque la réalité de l'histoire fournit à l'observateur de quoi autoriser le oui ou le non, sans exclure une tierce position et peut-être d'autres encore. En matière historique, c'est le fait qui tranche, pour autant qu'il est bien établi. Le droit de la raison, les normes du possible et de l'impossible doivent céder le pas à la priorité du réel. Une démonstration trop parfaite, qui mettrait en lumière une géométrie immanente aux comportements humains, éveillerait une légitime méfiance. L'« explication » historique doit reconnaître ses limites et réserver la place des « explications » diverses, sinon opposées.

La chronologie propose un ordre de succession des faits, dûment mis en place, où ce qui suit semble résulter de ce qui précède. La précision des dates fournit une garantie d'objectivité. Malheureusement, la chronologie ne peut enregistrer que certaines catégories de faits, concernant les événements qui jalonnent l'existence des individus et des peuples. Beaucoup d'autres faits, peut-être les plus importants, échappent par nature à la datation rigoureuse. Les orientations de l'humanité, les sentiments, les attitudes à l'égard de la vie, les mutations de la conscience se situent dans un ordre qui transcende les filières de la chronologie. On peut dater certains symptômes, manifestations significatives d'un état d'esprit, d'une tendance culturelle. Mais le fait, en dépit de sa précision apparente, n'entretient avec la valeur en cause qu'un rapport ambigu et indirect, la difficulté étant de préciser la signification, ce qui ne peut se faire que d'une manière approximative. Il est impossible de repérer avec rigueur le moment où finit l'Antiquité, celui où commencent le Moyen Age, la Renaissance, la Réforme, l'âge baroque ou le Romantisme. La micro-histoire événementielle consignée dans la chronologie ne concorde nullement avec la macro-histoire à long terme, l'histoire essentielle des cultures et des idées qui seule fixe l'horizon dans lequel les hommes ont vécu leur existence authentique.

Un alignement de dates plus ou moins rapprochées fournira toujours la base la meilleure à une argumentation ; l'attention, qui saute d'un millésime à un autre, croit obéir à l'impulsion d'un vecteur épistémologique régissant le devenir historique ; l'éloquence des chiffres semble justifier à mesure l'ordre des événements. Malheureusement, on pourra dresser, face à une chronologie, une chronologie concurrente, en puisant dans la réserve des données laissées de côté. Il ne saurait y avoir de chronologie complète, qui enregistrerait la totalité des événements intéressant la totalité des individus ayant vécu à la surface de la terre depuis les origines. Un tel projet fait apparaître l'impossibilité de discerner entre une date historique et une date qui ne l'est pas. Les critères seront arbitraires, et dépendent de la perspective choisie. La masse des données constitue un infini actuel, au sein duquel tout historien [31] a le droit de prélever les éléments, en nombre infime, susceptibles de l'intéresser.

Il est possible de proposer plusieurs grilles chronologiques du XVIIIe siècle, selon qu'il sera considéré, par exemple, comme le « Siècle des Lumières » ou le « Siècle du Préromantisme ». La masse des faits comptabilisés de part et d'autre paraît impressionnante ; année après année, les œuvres et les hommes viennent porter témoignage en faveur de la ligne générale choisie par l'auteur ; la rhétorique des chiffres force l'adhésion, pour peu que l'on oublie l'argumentation contradictoire. Le XVIIIe siècle scientifique et rationnel s'ordonnera à partir de Locke et Newton, s'imposera avec l’Encyclopédie et l'Académie de Berlin, triomphera en même temps que la Révolution française avec les Idéologues, pour se prolonger ensuite avec Bentham, Saint-Simon ; Marx assure la liaison avec l'actualité d'hier et d'aujourd'hui. Mais si l'on choisit cette ligne il faut rejeter dans l'insignifiance la voie parallèle où le respect des valeurs du cœur inscrit successivement Fénelon et Shaftesbury, les maîtres du roman et de la poésie, Rousseau, Ossian et le Sturm und Drang, l'internationale du sentiment, Hamann, Jacobi, Herder et les jeunes Gœthe et Schiller. La chronologie enregistre sans expliquer, aussi désordonnée et contradictoire que la réalité elle-même ; elle autorise tous les trompe-l'œil, sans jamais se prononcer elle-même.

La Révolution est loin de proposer à l'analyse une figure simple et univoque. Jaillissement irrépressible d'une raison géométrique inspirée par le droit naturel, elle découpe le territoire, unifie et égalise les individus selon la même inspiration qui lui fait définir un système universel des poids et mesures. Mais la Révolution, pour d'autres et pour les mêmes, est ensemble une passion de l'âme, suscitée par l'affirmation quasi religieuse d'une espérance eschatologique. Les tenants de l'Encyclopédie et d'Helvétius affrontent les fils spirituels de Jean-Jacques. Une volonté de rationalité qui, pour triompher, s'appuie sur les voies et moyens de la Terreur, semble avoir perdu la raison. L'exigence rationnelle se convertit en son contraire. Et l'heure sonnera bientôt de Bonaparte, héros stendhalien ; le temps a travaillé pour le romantisme de l'énergie et de la volonté de puissance, appelé à se déployer tout au long du XIXe siècle, avant de justifier les totalitarismes du XXe.

Faire droit à l'une des revendications antagonistes serait céder à des exigences sans rapport avec la norme de la connaissance positive. L'historien qui se refuse aux facilités de la théologie, camouflée ou non, doit se prononcer dans l'incertitude des hommes et des temps. L'ambiguïté se situe d'ailleurs dans la personnalité des personnages du drame historique. L'intellectuel Voltaire est un militant, un combattant ; il a aimé d'amour la marquise du Chatelet ; il a aimé d'une amitié difficile Frédéric de Prusse ; il a passionnément lutté, par les moyens les plus passionnels, pour la bonne cause ; cet anticlérical apparaît ensemble un homme religieux, comme en témoigne son affection pour les évangéliques Quakers, serviteurs désintéressés [32] des commandements divins. Le romantisme de Diderot ne saurait être mis en doute ; et si Jean-Jacques Rousseau est le patriarche européen du primat du sentiment, l'auteur du Contrat social se montre pétri de rationalité dogmatique. Aucun des grands noms du XVIIIe siècle ne semble exempt de cette dualité, qui ne saurait être interprétée comme une duplicité. Herder, Schiller et Goethe, qui ont contribué plus que personne à l'affirmation du romantisme en Allemagne, ont fini par trouver leur place dans l'histoire littéraire en tant que figures représentatives du classicisme germanique.

L'historien doit respecter le droit à la contradiction comme l'un des droits de l'homme. Tout paraît plus simple une fois que l'on a renoncé au postulat rationaliste de l'unité du sens. Le tissu enchevêtré de l'histoire offre une continuité indécise en chacun de ses moments. En l'absence d'un dernier mot définitif, qui supprimerait l'objet même de la curiosité historique, l'incertitude doit être reconnue comme constitutive de ce qui est en question. Un savant conscient de ses limites peut avoir l'impression qu'un confrère mieux informé que lui, et génial, parviendrait à mener à bien un déchiffrement total. Il faut renoncer à cette vue illusoire, et accepter l'insuffisance définitive du travail historique.

L'interrogation de l'homme sur l'homme, individu ou société, est un dialogue interminable, où le mot de la fin ne sera jamais dit. À la manière de la physique depuis les théories quantiques, l'histoire de la culture doit adopter une épistémologie de la complémentarité. Chaque interprétation proposée doit être consciente de ses limites ; la portée de son intelligibilité ne couvre pas la totalité du champ, réservant une place libre pour d'autres réseaux de compréhension, qui puiseront dans la masse des significations inemployées. D'autres configurations de sens pourront être mises à jour, qui pourront englober dans leur unité certains éléments déjà incorporés par la première synthèse.

La chronologie fournit un ordre pour l'enregistrement des données, ce qui lui confère une valeur de garde-fou contre les excès de l'imagination ou de la ratiocination, en maintenant les événements et les hommes à leur place dans la durée. Mais la chronologie entasse ses réserves sans discrimination aucune ; elle est absurde comme la réalité elle-même. Ce n'est pas la succession des dates qui justifie aux yeux de l'observateur le Romantisme ou les Lumières ; c'est le concept présupposé de Lumières ou de Romantisme qui met dans la diversité historique de l'ordre et du sens. Le travail de l'historien tient de l'artifice du ventriloque ; il fait parler une réalité sourde et muette, en reliant entre eux des éléments qui, au sein des configurations ainsi dessinées, suggèrent des parcours de pensée. La postérité de Marx a transfiguré le passé de l'humanité en donnant une valeur prioritaire aux phénomènes sociaux et économiques. En dehors des chemins, tracés depuis deux siècles, de l'histoire politique, diplomatique et culturelle, les historiens ont été fascinés par l'aveuglante clarté des interprétations qu'ils projetaient dans les faits. L'histoire [33] s'est mise à parler le nouveau discours des luttes de classes, de l'exploitation de l'homme par l'homme, de l'impérialisme et du primat de l'économie et de la technique. Une grille chronologique a été mise en place, utilisant un grand nombre de faits jusque-là inaperçus par les savants. D'autres catégories de faits, en honneur hier, ont par contre été mis au rebut, en attendant leur redécouverte par des utilisateurs futurs, équipés d'une sensibilité intellectuelle différente. Mémoire collective de l'humanité, l'histoire est solidaire de la conscience de l'humanité, dont elle accompagne et justifie le développement au fur et à mesure. L'historiographie s'écrit toujours au présent, ou plutôt dans le présent.

D'où plusieurs discours cohérents, dont chacun regroupe un ensemble de faits qui se chevauchent les uns les autres ; il serait chimérique d'imaginer un discours des discours, une Somme des interprétations. La république des doctes, l'armée des dix-huitiémistes n'en aura jamais fini avec le XVIIIe siècle. La limite entre la théorie historique, qui fait profession de respecter les faits, et le fantasme qui les utilise à ses propres fins d'une manière capricieuse, n'est jamais aussi nette que certains se le figurent, même dans les rangs des historiens professionnels. L'histoire romancée qui prolifère à l'étalage des librairies ressemble parfois comme une sœur inférieure à la grave discipline sous l'invocation de laquelle les spécialistes s'affrontent dans leurs congrès et leurs revues.

Il faut renoncer à considérer l'espace mental du XVIIIe siècle comme un champ unitaire soumis à l'obéissance d'une seule intelligibilité. Le segment de l'histoire européenne qui s'étend de 1700 à 1799 ne fait pas nécessairement système ; il convient de l'explorer en suivant les perspectives utilisables, qui permettent de constituer des ensembles significatifs plus ou moins étendus. Jacques Proust étudie la nébuleuse de l'Encyclopédie, rassemblement d'hommes et d'idées dans une entreprise commune, qui d'ailleurs ne se laisse pas réduire à l'unité rigoureuse d'un système de pensée en lequel communieraient tous les collaborateurs et tous les utilisateurs de cette entreprise. Sur la carte de l'Europe, de Moscou à Lisbonne, d'Edimbourg à Zurich, le rayonnement de l'œuvre est considérable. Mais la cartographie mentale des Lumières passe aussi par cette autre nébuleuse de l'Académie de Berlin, institution internationale, refondue et animée par Frédéric II, centre d'une influence non négligeable. Or, en dépit de l'admirable ouvrage d'Adolf Harnack, l'importance de cette Académie est généralement méconnue en Allemagne parce qu'elle s'exprimait en français, et en France parce que les intellectuels de Berlin paraissent des lilliputiens dans la perspective du snobisme parisien. Les universités, les sociétés savantes des divers pays jalonnent le marché commun de la culture, centres primaires et secondaires, irradiant leur esprit propre ou relayant les initiatives venues d'ailleurs.

Comme les institutions, les hommes et leurs œuvres ont à travers l'espace un retentissement à plus ou moins longue portée, dont les [34] échos interfèrent avec les échos apparentés ou concurrents des personnalités contemporaines. Le XVIIIe siècle s'éclaire d'une lumière différente selon qu'elle émane de la planète Shaftesbury ou de la planète Newton, de la planète Voltaire ou de la planète Rousseau. Mais on aurait tort de méconnaître l'influence de ces astres nouveaux que sont, à l'horizon de l'Est, un Kant, un Herder, un Goethe, pour ne rien dire de ces étoiles de deuxième ou de troisième grandeur, dont les lumières secrètes peuvent agir à distance : Hemsterhuis, Swedenborg, Saint-Martin, qui sont loin d'être seuls de leur espèce. Leur champ magnétique s'étend au-delà des limites du proche espace-temps. Mais qui s'intéresse aujourd'hui au fait que le père du philosophe William James et du romancier Henry James était le pasteur d'une paroisse swedenborgienne aux Etats-Unis ?

Pour comprendre le XVIIIe siècle, une géométrie plane ne suffit pas ; si l'on tente de projeter l'ensemble des hommes et des œuvres sur un seul plan, celui de l'ordre chronologique par exemple, on n'obtiendra qu'une cohérence illusoire. Il faut tenter d'acquérir une vision en relief. Entreprise d'autant plus difficile que l'étude sérieuse d'une seule institution ou de l'œuvre d'un seul homme suffit amplement aux travaux et aux jours d'une vie de savant. Mais celui qui consacre sa vie à un seul objet d'études est conduit à l'isoler de son contexte ; cette priorité qu'il lui accorde dans ses préoccupations, il la lui reconnaîtra dans la réalité historique. On peut considérer le XVIIIe siècle à partir de Zurich, d'Edimbourg, de Saint-Pétersbourg, de Paris ou de Berlin ; on peut le voir se déployer en fonction de Voltaire ou de Rousseau. Ces intelligibilités partielles sont obtenues au prix de l'obscurcissement des aspects non compatibles, sur lesquels s'étendra un silence prudent.

Les corps célestes que nous venons d'évoquer s'inscrivent dans un champ de gravitation au sein duquel ils s'attirent ou se repoussent selon les principes d'une mutualité d'influence qui risque de défier les possibilités de la compréhension humaine. Lorsque se rassemblent les spécialistes d'une époque donnée, chacun tenant pour son saint patron ou pour sa perspective particulière, ils ne parviendront jamais à s'accorder sur une formule de concorde, où la vérité de chacun se confondrait dans l'unanimité de tous. Le dieu des philologues, disait le savant Ary Warburg, se trouve dans les petits détails. De là, ce polythéisme du sens qui caractérise la religion des spécialistes, chacun se contentant de brûler son encens sur l'autel de la divinité qu'il honore. C'est pourquoi la messe de l'athée, le colloque du curé Meslier, est concélébrée par quarante officiants :

Pour compenser le travail en miettes de la spécialisation, notre temps met son espérance dans les gros bataillons de la « recherche programmée » et de l'investigation « quantitative », comme dit une formule qui, appliquée au domaine culturel, paraît surprenante. La technologie de la connaissance emploie le vocabulaire des « équipes », des « laboratoires », des « ateliers » et des Tables Rondes ou Colloques. Cette division du travail permet un heureux partage du fromage des [35] crédits et subventions ; la question se pose pourtant de savoir si la seule utilisation du langage des sciences exactes fournira la solution de nos insolubles problèmes. Il semble que le remède à la spécialisation soit recherché dans une exaspération de cette spécialisation. En augmentant le nombre de ceux qui ne savent pas grand-chose, ou presque rien, on pense qu'on finira par savoir tout sur tout.

Pour tel ou tel des ouvriers de l'entreprise, le XVIIIe siècle se limitera à quelques tomes des Mémoires de la Royal Society ou de l'Académie des Sciences, à la table des matières des Mémoires de Trévoux, à la liste des sujets de concours proposés par l'Académie de Berlin, ou encore au recensement des magazines éclos dans le domaine germanique de 1718 à 1783. Dénombrements et statistiques pourront s'accumuler avec une rigueur chiffrée à la décimale près. La science acquise sera d'autant plus rigoureuse que le chercheur, pour établir ses bilans, n'a pas besoin de lire les articles, mémoires et livres dont il se contente d'additionner les titres, sans s'occuper de savoir s'il n'entasse pas pêle-mêle des pommes, des cailloux et des cochons de lait.

Reste à « traiter » le matériel des résultats obtenus par ces gens qui ne savent pas ce qu'ils savent ; la technique fournit l'espérance d'une nouvelle médiation, en la personne de l'ordinateur, appelé à multiplier la puissance de l'esprit. Grâce à l'ordinateur sera constituée une « banque de données » dont les capacités de capitalisation paraissent indéfinies. On lui confiera tous les titres de tous les articles et de tous les livres, tous les noms de tous les hommes, tout le vocabulaire de toutes les œuvres, etc. La déficience congénitale de l'esprit humain ne constitue plus un obstacle ; une fois qu'il a obtenu du C.N.R.S. les crédits nécessaires à l'acquisition d'un terminal d'ordinateur, le chercheur lilliputien devient un insatiable Gargantua. Un solitaire ne connaît qu'une faible partie du XVIIIe siècle, mais si chacun y met du sien en confiant à l'ordinateur ses petites économies scientifiques, l'ordinateur rassemblera un savoir totalitaire fait de la cumulation des apports de tous. Laboratoires, équipes, ateliers, tables rondes engouffrent leurs fiches dans le cerveau électronique ; si tous les savants du monde veulent se donner la main et fournir leur contribution, l'ordinateur sera le maître des maîtres en qui la Science parfaite sera parvenue à ses fins, distributeur automatique de la connaissance suprême que recèlent ses entrailles. Les chercheurs, après avoir nourri le monstre avec leurs récoltes de faits de toute espèce, espèrent qu'il se chargera à leur place du travail d'élaboration de la science. La machine à penser pensera pour l'homme, qui se contentera de toucher les dividendes de la fortune amassée dans les coffres et armoires de l'ordinateur.

La perspective des nouvelles technologies de la connaissance s'ordonne sous l'invocation d'un mythe de l'ensemble des ensembles du savoir, selon le modèle cybernétique. Il n'est pas question de nier les facilités offertes par la mécanisation de certaines procédures du travail intellectuel. Mais, si la machine a effectivement réduit la peine des hommes, sa contribution est d'ordre matériel ; elle se contente de [36] répéter ce qu'on lui a appris, en fonction de schémas qu'elle n'a pas inventés. L'ordinateur peut programmer le montage d'une automobile ; ce n'est pas lui qui a créé l'automobile, ni dessiné le modèle dont la construction lui est confiée. La machine se substitue à l'ouvrier, mais non à l'artisan, à l'ingénieur, à l'artiste, créateurs de formes dont la réussite se trouve dans une harmonie interne, dans une qualité unique, celle-là même qui fonde l'équilibre du chef-d'œuvre. On peut confier à l'ordinateur le code du langage de Jean-Sébastien Bach, établi d'après ses partitions, et les normes régissant la constitution des formes musicales. Ainsi équipé, l'ordinateur fournira, pour peu que l'on modifie les conditions de base, des centaines ou des milliers de cantates, de fugues et autres compositions en un temps record. Dans cette énorme quantité de partitions en langage de Bach, aucune ne sera une œuvre de Bach. L'ordinateur ne semble pas avoir plus de chance de « produire » une cantate de Bach que les singes dactylographes de taper le texte de l’Odyssée. Même dans le cas où la machine donnerait un texte de quelque valeur, ce texte ne serait qu'un pastiche. La machine peut imiter Bach, mais parce que Bach est venu avant la machine, fournissant le modèle initial. L'orgue aussi est une machine, et lorsque Bach se mettait à l'orgue, personne n'aurait eu l'idée que c'était l'orgue qui jouait, et non pas Bach. D'ailleurs, l'orgue ne s'était pas construit lui-même ; il était fait de main d'artisan, tout comme l'ordinateur fige un certain état de la pensée technologique en attendant que les ingénieurs conçoivent une nouvelle « génération » de machines, aux capacités encore plus étendues.

L'ordinateur, en ce qui concerne le XVIIIe siècle, ne proposera pas la science totale qui se dérobe aux savants isolés. Il ne peut sortir de l'ordinateur que ce qui y est entré. Il facilite les manipulations, classements et triages ; il prend à sa charge les servitudes matérielles de la pensée, mais non la pensée elle-même. Il serait incapable d'assumer par lui-même aucune responsabilité puisqu'il est asservi aux consignes inscrites dans ses structures. La cybernétique propose un mythe eschatologique, dernier recours d'une intelligence qui, devant l'immensité de la tâche, rêve d'abdiquer, et de confier à n'importe qui, à n'importe quoi, le rôle décisif qu'elle est incapable de jouer. Mais l'ordinateur n'est personne. Il abrège les distances dans l'exécution des travaux de l'esprit ; il va très vite, il va tout droit, mais il ne sait pas où il va. Rien ne saurait décharger ceux qui étudient le XVIIIe siècle de se faire par leurs propres moyens une image aussi satisfaisante que possible, dans son inévitable inachèvement, de cette époque passionnante et contradictoire. L'ensemble des ensembles du XVIIIe siècle ne sera jamais que la vue précaire d'une intelligence individuelle, rassemblant, dans les limites d'une présence d'esprit de plus ou moins large envergure, une somme toujours incomplète de connaissances, d'hypothèses et de divinations.



[1] Lascelles Abercrombie, Romanticism (1926) ; seconde édition, London, High Hill Books, p. 26.

[2] René Wellek, A history of modem criticism, t. II, The Romande Age, New Haven, London, Yale University Press, 6th édition, 1966, p. 2.

[3] Cf. R. S. Crane, Suggestions toward a genealogy of the « Man of feeling », Journal of the English literary History, I, 1934.

[4] Cf. Max Wieser, Der sentimentale Mensch, gesehen aus der Welt holländischer und deutscher Mystik im 18. Jahrhundert, Gotha — Stuttgart, 1924.

[5] Jung-Stilling, Theobald oder die Schwärmer, 1785, p. 27.

[6] François Hemsterhuis, Lettre sur l'Homme et ses rapports (1772), avec le commentaire inédit de Diderot, publié par Georges May, New Haven, Yale University Press, 1964.

[7] Il convient d'ajouter que ce festival Meslier était le deuxième du nom. Un premier colloque savant s'était tenu, sous l'invocation du même patronyme, à Aix-en-Provence en 1964. Bis repetita placent.

[8] De la politique, partie d'un Traité des Devoirs, lu à l'Académie de Bordeaux, mars 1725, Œuvres de Montesquieu, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 114.

[9] Diderot, lettre à la princesse Dachkoff, 3 avril 1777 ; Correspondance, éd. de Minuit, t. XI, p. 19.

[10] Herder, Journal meiner Reise im Jahre 1769 ; Werke, hgg. v. Suphan, Bd. V, p. 425 ; trad. E. Bréhier.

[11] Shelley, Préface à The Revolt of Islam (1817), Works, Centenary Edition, Boston New York, 1892, vol. I, p. 120.

[12] Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire (1849), début de la 15e leçon, éd. Allem, Garnier, 1948, t. I, p. 299.

[13] Friedrich Schlegel, Ideen, 139 (1800) ; trad. R. Ayrault ; Werke, Kritische Ausgabe, Band II, p. 270.

[14] Chateaubriand et son groupe littéraire, 5e leçon ; éd. citée ; t. I, pp. 115-116.

[15] Jean Paul, Vorschule der Aesthetik, 1804, V, 21 ; Werke, hgg. von der Preussischen Akademie der Wissenschaften, I, Bd. XI, 1935, p. 70.

[16] Fernand Baldensperger, La littérature, « moyen de défense », Revue de littérature comparée, 1930, pp. 715-716.

[17] Jean Paul, op. cit., ibid., p. 75.

[18] Lamennais, Essai sur l'indifférence en matière de religion, t. I ; 3e éd., 1818, p. 3.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 8 février 2015 13:48
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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