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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IX: Fondements du savoir romantique. (1982)
Situation historique du romantisme


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Georges GUSDORF, Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IX: Fondements du savoir romantique. Paris: Les Éditions Payot, 1982, 476 pp. Collection: bibliothèque scientifique. Ouvrage publié avec le concours du Centre National des Lettres. Une édition numérique réalisée par Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean. [Autorisation des ayants droit le 2 février 2013 de diffuser l'oeuvre de l'auteur dans Les Classiques des sciences sociales.]

[57]

Tome IX. Fondements du savoir romantique.

Situation historique
du romantisme


romantisme et révolution


Le romantisme historique a permis la révélation du romantisme éternel qui, une fois incarné dans les œuvres des hommes, se projette vers le passé et vers l'avenir, et propose une nouvelle dimension de l'intelligibilité culturelle. Avant le début du XIXe siècle, la situation du monde humain n'était pas propice à l'interprétation romantique de l'existence ; un renouvellement de la situation de l'humanité a rendu possible la prise de conscience de la perspective axiologique aujourd'hui désignée par l'appellation « romantisme ».

La conscience romantique est la configuration mentale correspondant au remembrement du domaine européen sous l'effet de la Révolution française. L'ordre des sociétés humaines correspond à une structure formulée par l'aménagement juridique institué et par les traditions établies ; les pensées, les croyances, les comportements et les mœurs s'articulent dans l'agencement stable du genre de vie propre à un milieu, à un peuple en un temps donné. L'ancien régime, à travers l'Europe, imposait à tous les hommes un ordre vertical, doté d'une consistance ontologique ; le pouvoir émanant de Dieu, incarné dans la personne du souverain, patronnait une structure immémoriale garantie par la Providence. L'individu trouvait, dès sa naissance, la place qui lui était assignée par l'hérédité ; il assumait à son tour, dans le grand jeu social, le rôle qu'avaient joué avant lui ses ancêtres. Bossuet avait été l'un des derniers théoriciens de cet ordre transcendant soumis aux seules finalités imposées par la volonté divine, et où toute intention de progrès, toute velléité de changement paraît non seulement inutile, mais blasphématoire.

Cet ordre quasi-platonicien se trouve mis en question au XVIIIe siècle par l'empirisme rationnel, qui rejette la transcendance, et, substituant à la toute-puissance divine l'arbitrage d'une raison militante, se découvre capable d'aménager selon ses propres normes le domaine humain. L'armature ontologique cède la place à une armature intellectuelle, plus souple, susceptible de retouches qui tiendront compte des [58] progrès de la connaissance. L'immobilisme de naguère est remplacé par une mentalité où la possibilité du changement mobilise le sens de l'existence. L'idée de progrès continu s'impose comme un impératif de la conscience militante. Illuminés par les neuves lumières, les souverains de bonne volonté entreprennent de réformer le statut politique, social, économique de leurs États. L'humanité marche vers un monde meilleur, d'où seront bannies les coutumes irrationnelles, les erreurs et injustices, dans une atmosphère générale de confiance et d'euphorie.

La révolution de France se situe dans cette perspective philanthropique et cosmopolitique. La France n'a pas eu de souverain éclairé, comme la plupart des pays d'Europe. Faible et irrésolu, le jeune Louis XVI ne manquait pas de bonne volonté, mais de volonté. Il n'eut pas la fermeté suffisante pour soutenir son ministre Turgot qui, s'il avait pu aller jusqu'au bout de ses projets, aurait pu assurer à la France l'économie de la Révolution. La chute de Turgot, l'aggravation d'une crise financière dont la solution aurait exigé autant de hardiesse que d'imagination, jettent le pays dans l'aventure d'un changement radical de l'ordre établi. En prenant l'initiative d'introduire eux-mêmes les lumières dans l'administration de leurs États, les souverains éclairés se réservaient la possibilité de contrôler le changement. En France, le roi n'a pas voulu réaliser les réformes ; la révolution se fera sans lui, contre lui. D'où le caractère totalitaire de la mutation. Pour la première fois, la raison prend le pouvoir dans une des plus puissantes nations d'Europe, sans se heurter à une résistance sérieuse.

Sous le regard admiratif de l'intelligentsia européenne, les événements de 1789 déploient une expérimentation concrète à l'échelle d'un peuple de vingt-cinq millions d'habitants. L'espace mental des lumières, ordonnancement intellectuel abstrait, s'incarne en un espace vital. Le droit naturel descend du ciel des idées sur la terre des hommes ; chaque Français, sous le règne de l'égalité, s'offre aux yeux de l'univers comme la figure de l'homme et du citoyen, substituable à chacun de ses semblables, dans l'ordre clair d'une vie sociale axiomatisée par la constitution, qui assure à tout individu la garantie de ses droits fondamentaux... De la réussite de l'entreprise dépend le jugement final sur la grande espérance des lumières. La Révolution sera l'accomplissement des temps, le passage à la limite dans la conquête de la vérité et son instauration définitive parmi les hommes ; ou bien elle sanctionnera l'échec de l'espérance : une nouvelle période de l'histoire devra prendre acte de cette faillite, et recourir à des principes différents de ceux en lesquels les hommes du XVIIIe siècle avaient découvert le sens de l'avenir. Dans les deux cas, 1789 doit être une fin et un commencement, un seuil une fois franchi, et qui n'autorise pas de retour en arrière. Dès les premiers débats des assemblées révolutionnaires, l'apparition de la formule « ancien régime », pour désigner le système politique et social de la France d'hier, implique l'avènement d'un régime nouveau sans commune mesure avec l'ordre aboli. Rien désormais ne sera plus comme avant, ni personne.

[59]

L'abolition des privilèges, la suppression des institutions qui formaient la structure archaïque et complexe de l'ancien régime, permet aux législateurs de repartir à zéro, pour substituer au désordre né des hasards de l'histoire un ordre conforme aux normes de l'intellect. L'expérience fera autorité pour l'Europe entière ; triomphante ou ratée, la révolution de France sera un modèle dont les diverses nations auront à tirer, chacune pour sa part, les conséquences. Or il apparaît, dès 1791, que la Révolution ne tient pas ce qu'elle promettait. Elle ne parvient pas à instituer un ordre rationnel, fondé en justice et en vérité, où les droits de chacun seraient intégralement respectés. La simplicité radicale des revendications engendre, à l'usage, des complications imprévisibles, des révolutions dans la révolution. Les hommes de bonne volonté qui voulaient faire de cette volonté bonne la loi des rapports humains découvrent les contradictions irréductibles de l'existence engagée parmi les remous obscurs de l'histoire. Sous le choc de l'événement, les convictions se défont et se refont ; les acteurs, les témoins passent du pour au contre ou du contre au pour, brûlant ce qu'ils avaient adoré, et plutôt deux fois qu'une. La réalité semble se dérober aux prises de l'intellect ; les révolutionnaires au cœur pur découvrent un peu partout l'opiniâtre résistance du Mal, qui exaspère leur fanatisme du Bien.

Au lieu de l'apothéose de la Raison, la France a vécu la Terreur, apothéose de la passion fratricide. Le tribunal révolutionnaire et la guillotine sanctionnent l'échec du droit naturel ; l'échec du cosmopolitisme est manifesté par les guerres toujours recommencées de la France révolutionnaire contre ses voisins, l'échec de la démocratie rationnelle est mis en pleine lumière par le rétablissement du despotisme en la personne du général Bonaparte. Le peuple souverain, incapable de mettre en œuvre sa souveraineté, se jette dans les bras d'un sauveur militaire, chargé de gérer à sa place les responsabilités de la liberté. Napoléon sera, avec quelque retard, le despote éclairé qui avait manqué à la France du XVIIIe siècle. Éclairé, parce que lui-même issu de la Révolution, dont il sauvegarde certains principes essentiels, dans l'ordre juridique et administratif — mais despote, en ce que la raison d'État l'emporte à ses yeux sur les droits de l'homme et du citoyen. L'Empereur ne rétablit pas l'ancien régime, mais il se fait sacrer par le pape, renoue avec l'Église catholique l'alliance traditionnelle, et met en place de nouvelles catégories de privilégiés. Les survivants de la Révolution seront faits comtes ou barons d'Empire, membres de l'ordre de la Légion d'honneur, nantis de riches dotations, qui les attachent à l'ordre nouveau.

Les élites de l'Europe assistent avec surprise, avec consternation, avec ironie, à la rapide succession des événements. L'intelligentsia internationale doit se soumettre à l'évidence : la Révolution dévore ses enfants ; elle emploie les pires moyens pour arriver à ses fins et sombre dans d'inexpiables contradictions. Les peuples voisins de la France se trouvent d'ailleurs bientôt entraînés dans la tourmente, acteurs d'un drame dont ils sont appelés à faire les frais. Ceux-là [60] mêmes qui éprouvaient de la sympathie à l'égard de la Révolution doivent reconsidérer leur jugement lorsque les troupes républicaines et impériales occupent les villes et les villages, et, si elles ne les brûlent pas, les soumettent à de lourdes contributions. Le rêve d'une république universelle des citoyens du monde est démenti par l'expérience ; la politique extérieure de la République, sous couvert d'émancipation des peuples opprimés, poursuit l'intérêt bien entendu de la nation française. Les républiques sœurs du Directoire et les États vassaux dont Napoléon confie la gestion à des membres de sa famille, sont des protectorats français, appelés à seconder la politique de Paris. L'œcuménisme révolutionnaire, qui suscitait un peu partout des Français in partibus infidelium, ne résiste pas à l'épreuve des faits. Aboutissement de ces espérances initiales, la Grande Armée napoléonienne rassemblera des contingents d'un certain nombre de pays d'Europe, embrigadés au service d'une cause qui n'était pas la leur, et jetés pêle-mêle sur la route de Moscou.

La Révolution française met en cause l'ensemble du domaine occidental. Seule auparavant la Réformation, autre coupure irréversible, avait eu un retentissement comparable. Le XVIIIe siècle avait mis en honneur dans la politique internationale la notion d'équilibre européen, inspirée par le souci de maintenir entre les puissances un régime de stabilité. Ce système de sécurité est détruit par les révolutionnaires, comme un héritage de l'ancien régime. Les armées françaises, instrument neuf et redoutable, bouleversent la carte politique de l'Europe. Les confins de la République deviennent des terrains de parcours pour les « missionnaires bottés », qui changent la figure de l'Italie, et s'enfoncent jusqu'à Naples. Napoléon supprime d'un trait de plume la structure archaïque du Saint-Empire romain germanique, vieux de huit siècles, rendant possible la constitution de l'Allemagne moderne. Le tsar est chassé de Moscou, le roi de Prusse repoussé jusqu'à Kœnigsberg, des contingents espagnols occupent le Danemark, les Bourbons de Naples et la famille royale d'Espagne sont réduits à l'exil. Le roi Jean VI du Portugal, chassé de Lisbonne, s'embarque pour Rio de Janeiro, en 1808, avec sa cour, son armée et sa bibliothèque ; le Brésil est redevable à Napoléon de sa croissance et de son indépendance. L'Angleterre indomptée, mise au ban de l'Europe, traverse l'une des périodes les plus périlleuses de son histoire.

En dehors du piétinement des armées et de la rumeur des batailles, se poursuit le va-et-vient de l'immense foule des personnes déplacées, qui doivent abandonner leur lieu traditionnel et leurs biens pour chercher en terre étrangère un refuge à l'abri de la persécution et de la mort. L'émigration, qui débute au lendemain du 14 juillet 1789, représente un aspect majeur de la mutation matérielle et morale. Dans les pays touchés par la Révolution, la redistribution de l'ordre social met hors la loi une partie de la population, généralement constituée par des privilégiés dépouillés de leurs privilèges. Non seulement les aristocrates et les prêtres français, mais les patriciens suisses, la noblesse italienne, le roi d'Espagne, le pape lui-même se trouvent [61] réduits à la condition d'exilés, sans feu ni lieu. L'émigration entraîne un brassage des élites, une expérience contrastée de la condition humaine. Dépouillé de l'ancrage traditionnel dans les sécurités familières, réduit à l'errance, à la pauvreté, à la suspicion, l'émigré est invité à une réflexion ontologique sur la condition humaine ; le pacte d'alliance tacite qui assurait son équilibre mental au sein du paysage établi se trouve rompu. On peut généraliser ; tous les hommes, même s'ils ne changent pas de place, doivent réaliser pour leur compte l'expérience de l'exil. Si l'environnement spirituel change, si les valeurs établies subissent une mutation radicale, ceux qui ne bougent pas ont conscience de devenir des personnes déplacées au sein de leur propre pays, sous l'effet de la substitution d'un ensemble d'évidences à un autre. Témoins de l'actualité quotidienne, les Européens voient s'effondrer un univers et se trouvent contraints de reconstituer sur d'autres fondements l'ordre intime de leur personnalité.

Dans ses intentions premières, et dans son échec, la révolution de France suscite à travers l'Europe une révolution spirituelle plus profonde que les remembrements politiques. Cette révolution des profondeurs est le romantisme, adaptation aux nouvelles évidences, aux changements dans la configuration de l'Europe. Fernand Baldensperger (Le Mouvement des idées dans l'émigration française, 1925) a montré l'importance de l'expérience de l'exil dans la formation de la conscience romantique en France. L'émigré Chateaubriand, l'émigré Senancour, l'errante Mme de Staël suffisent à justifier cette thèse. La nation polonaise est une nation en exil, dans sa diaspora à travers le monde, ou même à l'intérieur de ses propres frontières, qui n'ont d'existence que dans le cœur des Polonais. En Espagne, au Portugal, le romantisme fait une tardive apparition lorsque rentrent au pays les proscrits, rapportant avec eux les mœurs littéraires de Londres ou de Paris. La merveilleuse histoire de Peter Schlemihl ou l'homme qui a perdu son ombre (1814) d'Adelbert von Chamisso, œuvre d'un enfant d'émigrés français, qui hésitera toute sa vie entre les deux nationalités, met en scène l'insécurité ontologique de celui à qui fait défaut l'enracinement dans la patrie. Le mot Heimweh, catégorie maîtresse du romantisme allemand, évoque l'errance de l'homme qui a perdu son lieu et souffre du « mal du retour », cherchant à réintégrer le centre idéal où la plénitude est possible. Byron et Shelley proposent d'autres exemples d'une émigration pour raisons personnelles jusqu'à ce que mort s'ensuive. Au temps des guerres napoléoniennes, l'Occident entier, de Naples et Lisbonne à Moscou, et du Caire à Copenhague ou à Vienne, a été balayé par la masse cosmopolite des guerriers errants, exilés involontaires au service d'une aventure qui les arrachait aux horizons familiers et leur révélait les richesses d'ailleurs. L'enfant Henri Heine a reçu dans la vallée du Rhin les leçons de l'humble tambour Legrand, et les jeunes officiers de l'armée russe rapportèrent de l'occupation de Paris en 1815 des thèmes dont la fermentation devait alimenter le mouvement des [62] idées politiques et littéraires dans l'empire des tsars au cours du XIXe siècle.

Les mots « Révolution » et « Restauration », en dehors de l'histoire française, désignent des moments de l'histoire européenne, où chaque pays doit s'accommoder comme il peut de la mutation globale qui affecte la communauté humaine. Comme l'écrit Jacques Barzun, « le facteur qui unifie les hommes à un moment donné, ce n'est pas leurs philosophies individuelles, mais le problème dominant que ces philosophies ont pour mission de résoudre. Dans la période romantique, (...) ce problème était de créer un monde nouveau sur les ruines de l'ancien. La Révolution française et Napoléon avaient fait place nette (...). Les penseurs critiques du XVIIIe siècle avaient détruit leur propre résidence. La génération suivante devait construire ou périr. D'où nous concluons que le romantisme est avant tout constructeur et créateur ; c'est ce que l'on pourrait appeler une époque de dissolution [1]. » Le romantisme, dans les diverses régions de l'Europe, est la tentative d'une réponse au défi des circonstances, qui suscitent l'avènement d'une nouvelle conscience de soi.

L'époque révolutionnaire a mis en circulation des thèmes et des valeurs, brusquement dotés d'une retentissante actualité. Ce qui n'était jusque-là que spéculation abstraite, objet de complaisance solitaire pour quelques intellectuels isolés, s'incarne dans le cri d'un peuple soulevé, au début, d'un enthousiasme quasi unanime. Ce cri emplit l'espace jusqu'aux limites de l'Occident. Liberté, Égalité, Justice, Constitution, Droit à l'insurrection deviennent les mots d'ordre d'une revendication pour la reconnaissance des droits de l'homme et du citoyen. Cette définition axiologique de la condition humaine possède une évidence intrinsèque, une puissance persuasive si forte qu'elle sera reçue, sans distinction de frontières et sans limite de temps, à travers l'espace humain. La « révolution » sera désormais une catégorie de l'histoire, avec laquelle devront compter ceux-là mêmes qui la combattent. Le précédent de 1789 introduit une espérance qui résistera à toutes les réactions, à toutes les répressions. Les révolutionnaires de Paris avaient tenté d'imposer au devenir politique et social de la France les rythmes d'un nouveau calendrier ; l'échec de cette initiative symbolique n'a pas empêché 1789 d'être le point origine d'une ère nouvelle, à laquelle se référeront des générations d'hommes prêts à donner leur vie pour le service de la liberté. L'impérialisme napoléonien sera tenu en échec par la résistance opiniâtre de peuples, petits ou grands, qui se réclameront du droit à l'insurrection, et de la souveraineté nationale, contre l'oppresseur étranger, au Tyrol et en Prusse, en Russie, en Espagne.

La révolution de Paris n'a pas créé un Nouveau Monde conforme à son espérance messianique. À l'épreuve de la dure réalité, la communauté française s'est dissociée ; des conflits inexpiables ont entraîné [63] une confusion des valeurs, une dégradation des bonnes volontés. Vingt-cinq années de violences et de guerres, des millions de morts ont mis sur le trône de Louis XVI le roi Louis XVIII, dont la souveraineté se fonde sur les principes de 1791, ce qui s'est produit entre 1791 et 1815 n'ayant constitué qu'un immense et coûteux détour. L'Europe post-révolutionnaire, reconstituée à Vienne, se donne sa charte sous la forme de la Sainte-Alliance, inspirée au tsar Alexandre Ier par l'aventurière illuminée Mme de Krüdener. Sur la base d'une fraternité chrétienne hautement affirmée, les principaux souverains européens, y compris le roi de France, s'engagent à maintenir la communauté internationale dans le corset de fer d'un absolutisme conservateur. L'espérance révolutionnaire, étouffée, déshonorée est réduite à se terrer dans l'ombre des sociétés secrètes. Des dizaines d'années s'écouleront avant que les principes de la démocratie libérale reprennent le dessus, en 1830, en 1848. Les journées françaises de juillet 1830 proposeront aux Européens le modèle d'une révolution propre, non sanguinaire, et pourtant rapide et efficace, puisqu'elle assure la passation des pouvoirs de Charles X, roi de France par la grâce de Dieu, à Louis-Philippe, roi des Français par la volonté des citoyens insurgés. Espérance déçue, car le nouveau roi retombera dans l'ornière du conservatisme bourgeois. Un nouveau sursaut de l'opinion européenne provoquera les révolutions de 1848 qui s'efforceront d'imposer un peu partout l'avènement d'une démocratie sociale. Cette fois encore, après toutes sortes de vicissitudes, la réaction l'emportera.

La Révolution, en tout état de cause, a suscité l'avènement d'un monde différent. Si les réquisitions des programmes révolutionnaires ne sont pas entrées en usage pour définir le droit commun des sociétés, elles subsistent comme thèmes imposés à la réflexion, fascinants pour les uns, dangereux pour les autres. Ce qui est arrivé à la France et à l'Europe à partir de 1789 fait partie désormais de l'univers mental, que l'on soit pour ou que l'on soit contre. La coupure de l'événement impose une conscience de modernité, une conception nouvelle de l'individu et de la société, une réévaluation du statut de l'homme dans le monde. Les nostalgiques de l'ancien régime, un Burke, un Joseph de Maistre, un Adam Müller, un Joseph Görres, un Bonald, lorsqu'ils préconisent le retour à l'ordre traditionnel, font entrer dans leurs doctrines des thèmes réactionnaires ; prenant leur temps à contretemps, ils veulent remonter la pente de cette dégradation imposée au monde par la corruption révolutionnaire. L'ancien régime, vivant, ne se savait pas ancien ; il représentait une réalité de plain-pied, immédiatement accessible. Au contraire, les théoriciens du romantisme conservateur ne peuvent définir leur modèle de société qu'en opposant le droit historique au droit naturel révolutionnaire. Une doctrine traditionaliste s'efforce de faire revivre des traditions, ce qui présuppose que les traditions sont mortes.

Le Romantisme est une spiritualité post-révolutionnaire ; la Révolution pèse sur la conscience romantique, qu'elle lui soit favorable [64] ou défavorable. La conscience romantique doit prendre parti à l'égard de cet événement par lequel elle se trouve appelée à l'attention ; l'urgence de l'histoire oblige à une neuve conscience de soi. Selon le jeune Frédéric Schlegel, « il n'est pas de plus grand besoin à cette époque que d'un contrepoids spirituel à la Révolution et au Despotisme, un contrepoids des suprêmes intérêts terrestres. Mais où allons-nous trouver un tel contrepoids ? La réponse n'est pas difficile : incontestablement en nous-mêmes, et quiconque aura compris que là est le centre de l'humanité aura par là même aussi et instantanément trouvé le centre de la civilisation moderne, et l'harmonie vraie de toutes les sciences et de tous les arts jusqu'ici séparés et contradictoires [2] ».

Le romantisme implique une conversion de la culture, dont le centre de gravité se déplace de l'extérieur vers l'intérieur. Ce caractère essentiel permet de surmonter la difficulté suscitée par la diversité des attitudes romantiques, lesquelles s'opposent du pour au contre. L'unité d'intention n'exclut pas la diversité des partis pris ; la référence à la révolution est fondamentale, mais le jugement porté sur la révolution peut varier. Souvent, chez les Anglais et les Allemands, l'enthousiasme pour les premières journées révolutionnaires fait place à une hostilité de plus en plus marquée à l'égard des excès, des exactions des « Jacobins » et terroristes assoiffés de sang. Le parcours inverse existe aussi ; Lamennais, d'abord réactionnaire, adopte, à la lumière de 1830, une attitude progressiste, apparentée à celle de la plupart des grands romantiques français ; Victor Hugo, Lamartine évoluent de la droite conservatrice vers la démocratie sociale. Byron et Shelley sont des libéraux aux idées avancées ; Coleridge et Wordsworth glissent vers un traditionalisme de plus en plus résolu. Ces discordances ne remettent pas en question l'unité de la conception romantique de la vérité.

Le romantisme correspond à l'habitation en pensée dans la nouvelle Europe née de la Révolution. L'expérience a été faite de la fragilité de l'ordre établi, quel que soit cet ordre. Le monde a changé ; il peut changer ; l'initiative des hommes est susceptible de provoquer des transformations radicales. La révolution est cette grande peur qui terrifie les uns, cette grande espérance dont s'enchantent les humiliés et les opprimés. Les systèmes de sécurité traditionnels ne suffisent plus pour maintenir les individus à la place que leur assigne leur rang hiérarchique et leur fortune. Dans l'Europe du XIXe siècle, de nouvelles élites se dégagent de la libre entreprise, de la compétence et de l'ambition. La compétition de tous contre tous définit le droit commun de l'ordre libéral, perpétuelle remise en question des situations acquises. Privé d'assurances extérieures, exposé aux remous d'une situation sociale, économique et politique dont les équilibres se trouvent [65] constamment menacés, l'individu doit prendre en charge la gestion de sa vie personnelle. La Révolution a été un immense délire imaginatif de la communauté humaine. Les messianismes du XIXe siècle, les spéculations eschatologiques ne sont plus, comme autrefois, des fantaisies gratuites ; le précédent révolutionnaire donne aux utopies modernes une validité neuve ; le possible et l'impossible, le réel et l'irréel ont vu leurs significations varier du tout au tout, leurs limites respectives devenir floues, sinon même disparaître.

L'homme des temps nouveaux développe en lui un moi à la mesure des responsabilités qu'il doit assumer. Les circonstances lui imposent de prendre l'initiative ; une personne déplacée, si elle veut échapper au malheur des temps, doit découvrir en soi le fondement d'une volonté qui la rendra maîtresse des significations universelles. L'idéalisme absolu de Fichte, l'idéalisme magique de Novalis répondent à cette vocation de la personnalité qui doit conquérir dans les incertitudes du monde sa propre souveraineté. Le personnage du poète romantique, prophète et devin, est une illustration de cette nouvelle condition de l'homme ; la poésie, revenant à ses origines orphiques, se veut poiésis, création du monde et création de soi. Les sons de la lyre d'Orphée mettaient en mouvement les animaux même, les pierres et les rochers, dociles à l'inspiration du divin musicien. La mythologie romantique évoque la mutation des évidences dans un univers soumis à l'imagination créatrice de l'artiste ou du penseur. L'enjeu de cette forme neuve de co-naissance au monde est un sens renouvelé de la vérité.

La conscience romantique prend acte de la coupure révolutionnaire en tant que conscience post-révolutionnaire. Les promoteurs de la révolution de Paris ne sont pas des romantiques ; leur entreprise vise à faire advenir sur la terre le règne du droit naturel, à réaliser le programme des lumières. La culture révolutionnaire telle que la développent les Idéologues fait confiance aux puissances rationnelles, refoulant les forces obscures du sentiment et de l'inconscient. De là un style sec, un refus de la poésie et une infériorité certaine dans le domaine des arts, où prédomine la rigidité dorienne. Napoléon lui-même, formé dans l'atmosphère révolutionnaire, est prisonnier du spartanisme à la mode jacobine. Le peintre officiel des gloires de l'Empire, David, après le Serment des Horaces, était devenu le metteur en scène des pompes de la Convention. Triomphante et maîtresse de définir le genre de vie des citoyens, la Révolution française aurait perpétué cette raideur néo-classique, dont l'affectation se retrouve dans les projets de remodelage de Paris par les architectes de l'empereur. Après 1815 encore, les libéraux français, qui ont recueilli l'inspiration des Idéologues, seront les adversaires de la jeune génération, porteuse des premières aspirations romantiques en France.

Le mouvement romantique est contemporain de la ruine de l'espérance révolutionnaire. Roger Ayrault propose comme date initiale du romantisme allemand l'année 1797, qui voit paraître les Effusions sentimentales d'un religieux ami de l'art, du jeune Wackenroder, les [66] Idées pour une philosophie de la nature de Schelling, le Blond Eckbert de Tieck et, de Baader, les Contributions à la physiologie élémentaire ; en cette même année meurt Sophie von Kühn, l'initiatrice, la fiancée de Novalis [3]. On peut préférer à 1797 le millésime 1798, qui correspond à la création de l’Athenäum des frères Schlegel, ainsi qu'à la publication en Angleterre des Lyrical Ballads de Worsworth et Coleridge. En 1797-1798, la « splendide aurore » de la Révolution française des années 1789-1791 n'est déjà plus qu'un souvenir périmé. A partir de l'évasion manquée de Louis XVI, la révolution a du sang sur les mains ; les massacres de Septembre, puis les atrocités de la Terreur, la guerre intérieure et extérieure rendent impossible et absurde toute référence à l'idée de justice et de fraternité. En 1797-1798, la France, délivrée par un sursaut désespéré de la dictature de Robespierre, connaît sous le Directoire une stabilisation relative, où les politiciens essaient vainement de liquider les séquelles du terrorisme de droite et de gauche. La corruption s'étale, les armées de la République pillent les territoires occupés au profit du gouvernement de Paris. C'est le temps des coups d'État, successifs et contradictoires, qui proposent à l'Europe une caricature de Révolution, une preuve par l'absurde de l'impossibilité de la Révolution. Bientôt, en 1799, le général Bonaparte va mettre fin par un coup d'État à l'ère des coups d'État, avec l'assentiment des rescapés de 1789.

Le romantisme européen intervient comme une adaptation spirituelle aux bouleversements survenus dans cette France qui est, de 1789 à 1815, le foyer de l'actualité européenne. Si la révolution de Paris avait permis l'institution d'un nouvel ordre français, étendu au-delà des frontières, alors, sous le règne du droit naturel cosmopolitique, le romantisme aurait été impossible, car il implique un désir d'adaptation à une désillusion. L'échec de 1789 paraît un élément constituant de la situation romantique. L'histoire française a apporté une autre composante à la conscience romantique, un peu plus tard, en la personne de Napoléon, liquidateur de la révolution en France, mais promoteur d'une révolution politique et spirituelle à l'échelle de l'Europe. Le deuxième romantisme allemand, postérieur à l'écrasement de la Prusse à Iéna en 1806, est une réaction à la catastrophe nationale, sursaut dont les conséquences seront décisives pour la constitution de l'Allemagne moderne. La littérature romantique s'inscrit dans un contexte au sein duquel une Allemagne nouvelle accède à la modernité. Le personnage de Napoléon n'est pas moins capital pour l'avènement d'un romantisme italien et d'une Italie moderne. La légende napoléonienne a étendu sa fascination à l'ensemble de l'Europe, les Anglais n'y ont pas été moins sensibles que les Français et la contribution de Henri Heine au romancero napoléonien n'est pas moins importante que celle de Béranger. Le mythe romantique de Napoléon forme un conglomérat où s'allient les thèmes du héros et du tyran, de l'oppresseur étranger et de l'aigle captif sur le rocher de [67] Sainte-Hélène. Fils d'un fonctionnaire de la Compagnie des Indes William Makepeace Thackeray, né au Bengale en 1811, fut envoyé, encore enfant, en Angleterre, pour y faire son éducation. « Pendant le voyage, le navire fit escale à Sainte-Hélène, et le domestique indien emmena l'enfant dans une longue promenade à travers collines et rochers, pour voir un jardin dans lequel un homme se promenait. Le domestique dit à l'enfant : “Le voilà ! c'est Bonaparte ! Il mange trois moutons par jour, et tous les petits enfants qu'il peut attraper !” Telle fut la première vision que Thackeray eut d'un héros ; elle devait marquer, pour toute sa vie, sa conception de l'héroïsme et du surhomme [4]. » Cette marque indélébile devait affecter la majeure partie des contemporains de Thackeray. En France même, la légende napoléonienne fut assez vivace pour ouvrir l'accès du pouvoir, trente-cinq ans après, à un autre Napoléon, en lequel on se plaisait à projeter les vertus du premier. Ainsi la France proposa, ou imposa, au monde les initiatives maîtresses qui devaient susciter la formation de la situation romantique : la Révolution de 1789 et le personnage de Napoléon.

[68]



[1] Jacques Barzun, Classic, Romantic and Modern, New York, Doubleday Anchor Books, 1961, p. 14.

[2] Frédéric Schlegel, Fragments de l’Athenäum (1798-1800), Ideen, n° 41 ; traduction Armel Guerne, in Les Romantiques allemands, Desclée de Brouwer, 1963, p. 271.

[3] Roger Ayrault, La Genèse du romantisme allemand, t. I, Aubier, 1961, p. 40.

[4] Mario Praz, The Hero in Eclipse in Victorian Fiction, trad. A. Davidson, Oxford University Press, 1969, pp. 189-190.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 4 juin 2016 18:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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