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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Georges Gusdorf, “RÉTRACTATION 1983.” In Georges Gusdorf, MYTHE ET MÉTAPHYSIQUE. INTRODUCTION À LA PHILOSOPHIE, pp. 7-49. Paris: Flammarion, 1984, 366 pp. Collection: Champs. Une édition numérique en voie de réalisation par Loyola Leroux, bénévole, professeur de philosophie retraité du Cégep de Saint-Jérôme, près de Montréal. [Autorisation des ayant-droit le 2 février 2013 de diffuser l'oeuvre de l'auteur dans Les Classiques des sciences sociales.]

Georges GUSDORF

Professeur à l’Université de Strasbourg
Professeur invité à l’Université Laval de Québec

RÉTRACTATION 1983.”

in Georges Gusdorf, Mythe et métaphysique. Introduction à la philosophie, pp. 7-49. Paris : Flammarion, 1984, 366 pp. Collection : Champs.

[7]

Mythe et Métaphysique, ces deux mots, et leur rapprochement, ne surprennent personne aujourd'hui. Il y a trente ans, les deux termes faisaient l'objet de suspicions légitimes, et leur conjonction pouvait paraître attentatoire à la conception immaculée d'une philosophie digne de ce nom.

En dépit de ses titres de noblesse, la « métaphysique » avait été éliminée des programmes officiels. Seule avait cours légal la « philosophie générale », en vertu d'une terminologie qui remontait à Condorcet, aux Idéologues, et à Auguste Comte, patrons d'un positivisme attentif aux progrès des sciences exactes plutôt qu'aux fascinations suspectes de l'ontologie. En la même année 1953 où paraissait Mythe et Métaphysique, Jean Wahl donnait un Traité de Métaphysique, reprise courageuse d'une formule désuète par un esprit curieux et irrégulier que l'ange du bizarre avait marqué de son sceau.

Quant au mot « mythe », il avait aux yeux des philosophes un caractère marginal. Selon le Vocabulaire de Lalande, qui faisait autorité — dans sa première édition de 1926 —, il s'agissait d'un « récit fabuleux, d'origine populaire et non réfléchie » mobilisant les forces de la nature sous forme d'êtres personnels dont les comportements ont un caractère « symbolique ». Par analogie, on pouvait y voir « l'exposition d'une idée ou d'une doctrine sous une forme volontairement poétique et quasi religieuse où l'imagination se donne carrière et mêle ses fantaisies [8] aux vérités sous-jacentes ». Les mythes exposent l'état d'arriération mentale des sauvages ; ils permettent de remédier à une défaillance de la raison, non sans courir le danger d'une perversion imaginative, dans les cas limités où le penseur ne peut accéder à une vérité pleine et entière sous la garantie de l'intellect.

La métaphysique, l’ancienne philosophie première, avait perdu depuis Kant son contenu spécifique. L'alliance de cette discipline indécise avec la connaissance mythique, en rupture de rationalité puérile et honnête, aurait pu passer pour un outrage aux bonnes mœurs de la conscience réflexive. Sans doute les temps étaient-ils mûrs pour des révisions déchirantes de l'espace mental ; le scandale n'eut pas lieu. Le bon M. Lalande, attentif aux renouvellements de son troupeau de concepts, me demanda les éléments d'une définition réactualisée du mythe. Depuis lors, tout est allé très vite. La métaphysique ose désormais dire son nom, même si elle n'est guère capable de décliner son identité. Et le mythe, dont la réhabilitation philosophique est admise de plein droit, a envahi le domaine ontologique.

Davantage même, on a pu assister, en l'espace d'une génération, à un raz de marée mythologique submergeant les formes traditionnelles de la spéculation. Il serait absurde, aujourd'hui, de plaider pour le mythe ; on serait tenté, bien plutôt, de préconiser le retour à la raison, tant il apparaît, aux yeux de nos contemporains, que toutes les mythologies sont bonnes à prendre. Sous l'impulsion de Freud, de Jung, et de leurs disciples de toutes observances, le patrimoine mythique de l'Occident et de l'Orient a connu une inflation subite et brutale, véhiculant des intelligibilités inédites dont les configurations se sont imposées à l'expérience vécue. Les pulsions subliminales de l'imaginaire dévastent la présence au monde dans l'explosion, ou l'implosion, des transcendances obscures qui fermentent aux soubassements de l'identité psychobiologique. Nous avons vu surgir la figure moderne de l'Homme Médecine, du Grand Sorcier, psychothérapeute et psychothaumaturge, dont le personnage de Lacan propose un exemple particulièrement spectaculaire. L'analyste s'annonce et s'énonce lui-même comme un mythe [9] vivant, sublimé à la seconde ou à la troisième puissance, vaticinant sur le mode eschatologique son délire paranoïaque, au milieu des fidèles assemblées pour la grand-messe du Séminaire.

Quant à l'ethnologie, naguère considérée comme une parente pauvre de la connaissance, elle a bénéficié, dans le contexte de la révolution culturelle et esthétique, d'une très flatteuse promotion. Les Occidentaux ont été les premières victimes de la décolonisation ; ils ont fait amende honorable devant leurs anciens sujets, et leur ont demandé les secrets de l'art, de la vérité et de la sagesse, oubliés par les Européens dans leur avidité stérile pour les sciences et les techniques, génératrices du malheur de/ l'humanité. Les sauvages d'hier sont devenus les Supermen d'aujourd'hui ; ils peuplent désormais de leur, présence prestigieuse le théâtre d'ombres de la conscience blanche, écœurée par les conquêtes de sa civilisation dominatrice. Figures emblématiques des démissions, déchéances et culpabilités de l'Ancien Monde, défilèrent alors les Bororos et les Araras, les. Mambikwaras et les Tupinambas, les Trobriandais, les Haidas, les Tlinkit, les Kwakiutl, sans oublier les Bamilékés et autres Dogons, tous superbes et généreux dans leurs parures de feuilles, de plumes et de coquillages, maîtres de sagesse et d'humanité pour colonisateurs repentants. Et le Grand Sachem Lévi-Strauss célébra les noces du Sauvage et de l'Ordinateur, après avoir découvert que nos frères inférieurs les primitifs étaient équipés de naissance des dispositifs cybernétiques de l'ordre mental, moral et social. Sous les yeux émerveillés des intellectuels du Cinquième Arrondissement et de ses grandes banlieues à travers le monde, les mythologies archaïques, décortiquées selon les méthodes de l'herméneutique structurale, révélèrent en transparence les prodigieux arcanes de la table de multiplication.

Je n'ai pas participé à l'embrasement des vocabulaires et des images, au carnaval des mythologies qui a submergé le domaine philosophique dans les dernières décennies. Par la grâce de Freud et de Lacan, le savoir psychiatrique, ou du moins le Verbe de la pathologie mentale, a été distribué à [10] tout venant. Lévi-Strauss a diffusé une ethnologie du pauvre qui permet au premier venu, ou au second, de trancher de tout sans connaître ce qui est en question. La politique est devenue le lieu privilégié des mythes eschatologiques ; l'utopie ritualiste alimente des ferveurs sociales nourries d'intimations, transcendantes ; elle déferle dans les rues en forme de slogans brailles par des gamins qui s'imaginent détenteurs du pouvoir de changer le monde par la vertu de quelques formules magiques. Devenues des produits de consommation courante, véhiculées grâce aux moyens omniprésents et tout-puissants de la communication de masse, toutes sortes de superstitions infantiles mises au goût du jour composent le paysage rituel de l'existence contemporaine, qui roule dans ses charrois tumultueux des individus complètement désorientés. Images emblématiques de ces délires communautaires, les célébrations musicales, ou prétendues telles, qui rassemblent par milliers les jeunes gens d'aujourd'hui pour le culte de leurs « idoles », ou encore l'univers cinétique de l'autoroute, où l’homo circulator se déchaîne dans la vaine poursuite de ses fantasmes. Car la vitesse aussi est un mythe, une limite qui se dérobe, comme la cible devant la flèche dans l'argument de Zénon.

Un certain nombre de « penseurs », ou prétendus tels, de notre époque, et non des moindres, se sont jetés, à corps et esprit perdus, dans ce carnaval idéologique qui a dévasté le domaine philosophique au cours des dernières décennies. Les paradis artificiels des drogues, de l'érotisme, des délires naturels ou provoqués, sont devenus les lieux d'élection des doctes entretiens qui jadis avaient pour théâtre le Portique ou le jardin d'Academos. L'embrasement des images, la rage déchaînée des vocabulaires forcent le consentement émerveillé d'un public amateur de feux d'artifices ; quant aux célébrants du paroxysme, une fois achevées leurs dyonisies, ils se comportent en fonctionnaires réguliers et soucieux de leurs droits d'auteurs.

J'ai détesté ces orgies ; je n'étais pas possédé par un génie approprié à ce genre d'exercice, et je n'imaginais pas qu'il fallût, pour entrer en philosophie, commencer par [11] perdre la raison. Notre culture est intoxiquée par le déferlement de pensées sauvages qui sont à la sagesse proprement dite ce que les bandes dessinées sont à la littérature. Mais les arbitres des élégances intellectuelles professent la plus vive dévotion pour cette forme d'art qui, jadis réservée aux enfants de sept ans, s'impose désormais à l'admiration des septuagénaires, avec d'autant plus d'autorité qu'elle s'orne des attraits supplémentaires de l'obscénité et de la pornographie. Le désaveu de l'esprit critique, l'abandon aux basses œuvres de l'instinct, l'herméneutisme systématique et la turpitude intellectuelle des spéculateurs mentaux d'aujourd'hui relèvent d'une anarchie intime', en complète rupture avec le devoir de la pensée et la mission permanente de la sagesse.

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*     *

Publié en 1953, ce livre était l'œuvre d'un penseur encore jeune, formé dans les pénibles incertitudes de l'Entre-deux-guerres. La philosophie universitaire était représentée, dans les années 1930, par les gloires vieillissantes d'une Sorbonne où professaient des maîtres comme l'historien Émile Bréhier, le logicien André Lalande et le penseur Léon Brunschvicg, triade laïque, démocratique et républicaine, incarnant une idéologie radicale-socialiste, confiante dans le progrès du savoir et dans la victoire irrésistible de la raison raisonnante pour le plus grand bénéfice d'une humanité réconciliée. Leur collègue Lucien Lévy-Bruhl avait mis en lumière l'irrésistible promotion de cet idéal de vérité universelle parmi nos frères inférieurs les sauvages du monde entier, cependant que Jean Piaget révélait un avènement parallèle chez les enfants en bas âge qui, grâce aux bons soins de l'école gratuite et obligatoire, parvenaient vers l'âge de douze ans à l'éclatante maturité de la conscience rationnelle. Le même évangile, teinté de réminiscences saint-simoniennes et quarante-huitardes, était diffusé dans l'ordre social, historique et politique sous l’influence de maîtres estimables comme les regrettés Emile Durkheim, Charles Seignobos, Célestin Bougie et leurs disciples.

[12]

La Sorbonne vivait à l'âge des Lumières, peu attentive à la crise de 1929, mais enthousiasmée par le Front populaire de 1936. Le monde d'alentour n'était pourtant pas rose. À l'horizon s'amoncelaient les sombres nuées du fascisme italien et de ses velléités impériales ; le national-socialisme prenait possession des Allemagnes, envoûtées par le génie démoniaque du Führer. Autre variété du totalitarisme triomphant, la Russie de Staline dévorait ses élites révolutionnaires dans les mises en scènes des procès de Moscou. Recroquevillées sur elles-mêmes, les démocraties occidentales se contentaient d'opposer à tous les témoignages de la barbarie montante des professions de foi vieillottes, en parfaite consonance avec les enseignements de nos maîtres sorbonnards. Pour les autorités intellectuelles comme pour les autorités politiques, un Mussolini, un Hitler étaient des figures sataniques, des incarnations du Mal — Staline bénéficiant encore d'un doute soigneusement entretenu par ses thuriféraires patentés. Or le triomphe du Mauvais Principe est inimaginable, parce que contraire à la dogmatique du progrès. Il suffit donc de laisser faire la providence immanente au cours des choses, et les méchants seront punis. Opposer des préparatifs de guerre à ceux qui préparent la guerre, c'est les suivre sur leur terrain, se soumettre au jugement du Dieu des armées, alors qu'il convient de s'en tenir à l'affirmation des valeurs idéales de la Justice et du Droit, proférées comme des exorcismes. Les jeunes gens de ma génération savaient d'intime persuasion que la guerre s'annonçait — question de quelques années, puis question de mois. Nous n'avions pas d'autre avenir que cette menace suspendue, dont l'obsession récurrente parasitait de sombres nuages les claires perspectives du ciel des idées. Notre jeunesse ne connut pas la grâce de l'insouciance.

Jusqu'à la veille de la guerre, le séminaire de philosophie de l'Ecole Normale se trouvait sous l'influence de Léon Brunschvicg, vieil homme bienveillant et souriant, philosophe authentique, mainteneur de la grande tradition du pythagorisme métaphysique, illustrée par ses principaux ouvrages, piédestal d'une présence qui s'imposait à nos jeunes années. Toute invocation de la vérité doit [13] s'énoncer selon la médiation des certitudes indélébiles de la science rigoureuse. Hors des saines disciplines de la mathématique et de la physique, point de salut ; la raison s'égare dès qu'elle accepte les compromissions de la chair et du cœur, dès qu'elle pactise avec le sentiment ou la foi. L'avènement du savoir rigoureux jalonne de siècle en siècle le devenir d'une raison militante, dont les progrès annoncent le triomphe à venir, dans la communion intellectuelle des hommes de bon entendement. L'histoire de la philosophie, voie royale de la vérité, jalonne le lent cheminement des conquêtes de la connaissance exacte depuis Pythagore, Platon, Euclide et Archimède jusqu'à Galilée, Leibniz et Einstein. Les penseurs étaient notés en fonction de leurs aptitudes dans les disciplines abstraites. Aristote, avec ses complaisances pour l'histoire naturelle et la rhétorique, ne passait pas dans la classe supérieure ; sa condamnation entraînait celle de la période médiévale dans son ensemble, époque de régression infantile, où les maîtres penseurs, ne dépassaient pas l'âge mental de sept ans, selon l'échelle de Piaget. Platon, Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant figuraient au tableau d'honneur des têtes de série, dont Bergson était exclu, en dépit d'une sympathie certaine de Brunschvicg pour ce penseur subtil.

Notre maître, on ne doit pas s'y tromper, était un grand esprit, foncièrement bienveillant, et qui ne jugeait pas sans avoir tenté de comprendre. Il avait consacré des années d'efforts à une magistrale édition des œuvres de Pascal, précisément parce qu'il lui paraissait incompréhensible et scandaleux que ce mathématicien, ce physicien, ce logicien de grande qualité se fût laissé fasciner par la révélation chrétienne. En toute loyauté, Brunschvicg avait voulu ressaisir le comment et le pourquoi de cette haute trahison à l'égard des exigences de l'esprit pur.

Le rayonnement du maître opérait à plein sur ceux qui avaient le privilège d'en être irradiés, dans la petite salle ou se réunissait la poignée de ses élèves normaliens. Rayonnement, comme de juste dans le cas d'un maître authentique, positif et négatif. Les bons élèves, tels Jean Lavaillès et peut-être J. T. Desanti, se risquaient dans l’aventure mathématique. D'autres réagissaient, plus ou [14] moins violemment. Paul Nizan, dans un pamphlet parricide, avait dénoncé dans l'honnête Brunschvicg, radical dont la femme fut ministre dans un cabinet du Front populaire, un « chien de garde » du capitalisme ; ce représentant de la riche bourgeoisie juive n'avait évidemment pas le profil du militant prolétarien. Nizan non plus, d'ailleurs, en dépit de ses efforts plus ou moins sincères pour persuader les autres et lui-même qu'il en était un.

Pour ma part, en dépit de mon indignité mathématique, je fus d'abord dominé par l'ascendant du seul penseur vivant qu'il m'était donné de rencontrer et qui lui-même m'honorait d'une affection particulière. Mais vint le moment où je me mis à douter du « positivisme spiritualiste », en lequel je crus découvrir une contradiction dans les termes. "Les mathématiques, la physique fournissent le sens d'une vérité selon les choses, asservie à la réalité du monde matériel ; la vérité des choses ne peut être la mesure des vérités humaines ; une telle réduction entraîne une diminution capitale de l'existence personnelle, dont les expériences majeures, celles de l'art, de la religion, de l'amour, se situent en dehors du domaine des axiomatiques scientifiques. Brunschvicg refoulait du champ philosophique les enjeux d'une destinée humaine, qui se cherche et se trouve ou se manque, se gagne ou se perd en des accomplissements étrangers aux pures spéculations des savants.

La rupture se fit à l'occasion d'un mémoire d'études supérieures que je consacrai, sous la direction de mon maître, à la pensée religieuse de Kant. Ma conclusion, qui s'inspirait quelque peu de Karl Barth, affirmait qu'il n'est pas possible de faire tenir la religion « dans les limites de la simple raison », ce qui excluait du paradis des justes, pour insuffisance d'actif, Kant et Spinoza, les saints patrons de Brunschvicg. Celui-ci, qui m'aimait bien, souffrit de ce désaveu ; son regard déçu et peiné n'a jamais cessé de me hanter depuis le moment où je pris ainsi congé de sa pensée. J'avais tué mon maître et, bien sûr, je ne pouvais pas faire autrement ; mais je ne m'en suis jamais consolé. Tout au long de ma carrière, j'ai conscience d'avoir essayé de me justifier devant l'ombre de Léon [15] Brunschvicg, en lui faisant comprendre l'insuffisance de sa position.

Le mauvais élève, parfois, c'est le bon ; non pas celui qui récite la leçon, mais celui qui, même dans la différence, honore le maître qui l'a éveillé à la connaissance, fût-ce en le conviant à suivre une autre voie. Maurice Merleau-Ponty, qui fut répétiteur à l'Ecole Normale alors que j'y préparais l'agrégation, avait été lui aussi l'élève de Brunschvicg. La Phénoménologie de la perception m'a toujours paru s'adresser directement au vieux maître, dont elle critique le rationalisme scientifique, au nom d'une approche compréhensive, sans exclusive, de la réalité humaine. Brunschvicg est le destinataire, invisible mais présent, de ce plaidoyer pour un nouvel enracinement de la conscience pensante, maître-livre de notre temps. Mythe et Métaphysique était donc, à mes yeux, un essai de justification vis-à-vis du maître disparu, et ensemble un hommage à la mémoire d'un digne témoin de la philosophie éternelle. Ce ne fut pas un Pour Prendre Congé, car je n'ai jamais cessé de traiter Brunschvicg en interlocuteur valable. Si j'ai fini par consacrer la partie la plus massive de mes travaux à l'histoire et à l'épistémologie des sciences humaines, c'est peut-être parce que Brunschvicg avait dédié ses plus importants ouvrages aux Etapes de la philosophie mathématique et à celles de la théorie physique. Je voulais montrer que les sciences humaines offrent un fil conducteur non moins décisif pour l'étude du devenir de la conscience philosophique. Plus proches de 1 homme, directement révélatrices de son identité, elles méritent, à plus forte raison que les sciences formelles ou les sciences de la réalité matérielle, d'être les témoignages fondamentaux de cette enquête de l'homme sur l'homme que les penseurs renouvellent de génération en génération. Brunschvicg avait voulu développer une philosophie des sciences exactes, une méta-physique ; ce que je projetais, c était une méta-humanité, une philosophie des humanités. « Il faut expliquer les choses par l'homme, a dit Saint-Martin, et non l'homme par les choses. »

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[16]

Brunschvicg s'était absenté dans la mort bien avant la publication de mon livre. Il avait disparu, avec beaucoup de discrétion, pendant l'occupation allemande. Ce démocrate, si assuré de son succès final de la raison grâce au progrès des valeurs intellectuelles et à l'universalité de la Vérité scientifique, avait trouvé refuge, au temps de la persécution des Juifs, sous le nom de M. Brun, dans le Midi de la France. Sa bibliothèque pillée par l'envahisseur, il en était réduit, de crainte d'être reconnu, à emprunter ses propres livres à la Bibliothèque Universitaire d'Aix-en-Provence, par l'intermédiaire d'une ancienne étudiante. Je ne sais s'il avait gardé jusqu'à la fin sa foi dans le Verbe mathématique.

Pour ma part, j'eus le loisir de poursuivre mes pensées dans les Oflags d'Allemagne, où séjournèrent pendant cinq années une bonne partie des intellectuels de ma génération, ceux du moins qui eurent la chance de ne pas achever leur vie sur les champs de bataille, dans les camps de concentration, ou sous les balles des pelotons d'exécution. Ceux de mon âge ont eu leur enfance bercée par les échos du premier conflit mondial ; ils ont grandi dans la hantise du second, qui barrait devant eux l'horizon. Devant la pression croissante des nationalismes de proie, les régimes démocratiques se réfugiaient dans un pacifisme veule qui s'imaginait acheter la sécurité au prix de concessions toujours renouvelées, comme si, à force de reculer, on pourrait éviter de sauter. Cette politique de l'infériorité et de l'humiliation nous valut d'être convaincus avant même d'être vaincus. Et la guerre, lorsqu'elle s'imposa enfin à ceux qui avaient, pour l'éviter, renié leur raison d'être, n'en fut ni moins longue ni moins atroce.

Le XXe siècle est le siècle le plus barbare de l'histoire universelle — le siècle de la faillite de la raison. Il est vrai que la raison n'a jamais gagné la partie ; elle s'octroie seulement la fonction de redresseur des torts de l'humanité. Mais l'humanité n'a jamais eu autant de torts, qui n'ont jamais été aussi peu redressés, qu'en ce siècle, où les avances de la technologie donnent à la folie des puissances dominatrices des capacités de destruction qui peuvent aller jusqu'à l'anéantissement total de la civilisation. [17] S'il est vrai, comme le disait Hegel, que la lecture du journal est la prière du matin de l'homme moderne, les lecteurs de notre époque sont les témoins chaque jour de la Terreur sur la face de la terre. Les massacres industrialisés du XXe siècle relèguent au rang d'un modeste artisanat les performances réalisées par les invasions du Moyen Age, ou même par les conflits armés et les répressions des siècles passés. Les bonnes âmes en sont encore à faire pénitence pour les victimes de la colonisation, alors que personne ne songe à faire le compte, à quelques millions près, des morts de la décolonisation, dont la masse s'accroît de jour en jour dans l'indifférence générale. Les peuples libérés de l'oppression coloniale sont maîtres chez eux. Leur situation intérieure n'a plus rien à voir avec les droits de l'homme, c'est une question de statistique.

À la terreur sanglante et tangible, notre époque en a d'ailleurs ajouté une autre, une terreur qui n'ose pas dire son nom, d'autant plus redoutable qu'elle est inapparente, à la manière de certaines maladies. Les techniques de la communication audiovisuelle permettent aux autorités politiques de régir l'opinion en lui imposant une idéologie conforme aux vœux du pouvoir en place. La propagande officielle fabrique une information revue et corrigée, elle possède les moyens de mobiliser les masses en agissant directement sur les émotions et les sentiments. En toute bonne conscience, les citoyens adoptent les stéréotypes, mots d'ordre, valeurs et slogans mis en circulation par les techniciens de la manipulation psychologique, au service des maîtres du moment. La majeure partie de la planète est soumise à des régimes de tyrannie physique et mentale, et, dans les espaces de liberté qui subsistent encore, nombreux sont les individus bien intentionnés qui se proposent d'inféoder leurs concitoyens à des régimes bénéficiant des facilités des disciplines collectives en vigueur dans le reste du monde. Les Etats démocratiques se trouvent en minorité dans l'univers actuel et l'on peut estimer qu'ils fonctionnent de plus en plus mal, leur fonctionnement se trouvant vicié par les effets secondaires du développement technologique et industriel. La machine économique s'est déréglée, suscitant des désordres sociaux que les techniciens [18] de l'organisation ne semblent pas en mesure de maîtriser.

Si l'on se refuse les consolations illusoires du catastrophisme et de l'utopie, dont les argumentations ne sauraient convaincre un individu raisonnable, il semble bien que le monde contemporain a perdu le sens. L'ordre du monde, s'il a jamais existé, ayant disparu dans la catastrophe de l'histoire, on voit mal la possibilité d'un ordre dans l'homme, s'imposant par la vertu persuasive de son intrinsèque souveraineté. On ne peut plus faire confiance à l'histoire, exécutrice des hautes œuvres de ta raison, pour mener l'humanité à bonne fin. Le XXe siècle, c'est ce récit plein de bruit et de fureur raconté par un idiot. Il serait absurde de continuer à philosopher dans l'absolu, en construisant des châteaux de cartes idéologiques inspirés par le loisir d'un optimisme béat. Sans doute peut-on découvrir ici la justification de ce retour à l'état sauvage qui caractérise bon nombre de penseurs d'aujourd'hui ; les délires pentecôtistes inspirés par le sexe, les apothéoses du sadisme, les délices du Mal, les variations sur les thèmes conjugués du sang, de la volupté et de la mort, toutes ces perversions décadentes dont s'enchantent certains de nos contemporains proposent autant de reflets ou d'éclats d'un humanisme suicidaire, ou plutôt d'une implosion de l'humanité.

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Il nous fallait, nous aussi, penser du milieu de la guerre, en cette étrange, relative paix accordée aux bénéficiaires de la captivité, dans l'espace géométrique délimité par les barbelés et les miradors, oasis d'une relative liberté en pays ennemi. L'armée allemande, dans la gestion de ses prisonniers, respectait la convention de Genève. La déportation c'était l'enfer, la captivité, le purgatoire, l'exil. La longue attente dans l'humiliation et l'humilité, la pauvreté, l'amitié — toutes vertus absentes de la société d'abondance au sein de laquelle mûrissent dans l'aigreur les jeunes gens d'aujourd'hui. Quand on a vécu cinq ans sans bénéficier de la joie d'une tomate, d'un [19] œuf frais, d'une orange ou d'un beefsteak-frites, on apprécie à leur valeur les plus humbles biens de la terre. Bénéficiaire d'une pause au sein de la tourmente universelle, gratifié d'une vacance complète et d'un dénuement de la même qualité, le captif, tel Descartes hivernant dans son poêle d'Allemagne, et quoique moins bien chauffé, avait tout le loisir de s'entretenir de ses pensées.

Les réflexions qui venaient à l'esprit des pensionnaires des Oflags dans leurs promenoirs enneigés de Silésie ou de Poznanie ne devaient évidemment rien aux évidences douillettes de la Belle Epoque. Le conflit mondial faisait rage tout autour de notre enclos, dans l'exaspération des dictateurs déments et la mise en œuvre de moyens d'extermination de plus en plus perfectionnés, appliqués sans discrimination à des populations de plus en plus étendues. La réalité humaine sur la face de la terre était désormais conçue selon les normes des statistiques du champ de bataille, ou en fonction des capacités de réaction des composantes de la civilisation aux effets des diverses sortes d'explosifs et de bombes incendiaires. Les prisonniers, par la force des choses, relativement en dehors du jeu, se trouvaient exposés à la tentation de la passivité contemplative. Puisqu'on n'y pouvait rien, mieux valait se résigner à attendre la fin ; on verrait bien, après, à légitimer un ordre philosophique conforme aux vœux du plus fort, de celui qui aurait gagné la guerre. Mussolini, Hitler, Staline, Mao Tse Toung et Amin Dada, toutes ces figures de notre temps n'ont pas manqué de penseurs à leur dévotion, aussi longtemps que le Dieu des armées et la raison d'Etat leur ont été favorables. La nécessité des choses possède une grande force persuasive et j'ai observé que lorsque cette nécessité modifiait brusquement son cours, les théoriciens de service opéraient sans tarder, dans la plupart des cas, les rectifications adéquates, leur conversion s'accompagnant d'une amnésie opportune, ayant valeur d'amnistie pour leurs comportements passés. Lorsque les monstruosités de Staline ont été dévoilées par ses compagnons, qui avaient été fidèlement ses complices, il y eut, parmi les Staliniens de France et d'ailleurs, quelques rares suicides, quelques dépressions mentales [20] honorables, quelques effondrements de santé ; mais la majorité des fidèles se contentèrent d'abjurer les « crimes de Staline », comme si quelques formules d'exorcisme avaient valeur absolutoire ; le génial petit père des peuples avait emporté tous ses crimes avec lui, et ses partisans s'en trouvaient blanchis, exonérés de toute contrition rétrospective, dogmatiques après comme devant. On a poursuivi, on poursuit les criminels nazis ; mais autant qu'on sache, Staline a été criminel tout seul, on n'a jamais découvert ou poursuivi aucun des exécutants de ses forfaits, si forfaits il y a eu, ainsi que certains le prétendent.

Quoiqu'il en soit de ces considérations intempestives, les prisonniers de guerre se trouvaient dans une certaine mesure en dehors de l'événement ; à la manière des Indiens d'Amérique, parqués dans leurs réserves où ils échappent au devenir de la civilisation, marginaux de l'histoire universelle. La captivité autorisait, comme le poêle de Descartes, un désengagement spéculaire ; enfermé dans un espace-temps abstrait, bénéficiaire d'une sécurité précaire, mais réelle, le captif devenait le spectateur d'un combat dont il se trouvait retiré. Privé de liberté matérielle, il accédait à une liberté d'indifférence dans le recul par rapport à une histoire qui se faisait sans lui. Les communiqués au jour le jour des belligérants se situaient dans un autre monde, héroïque et brutal ; dans le camp des prisonniers, il ne se passait rien, ou à peu près, que l'indéfinie répétition des jours, dans l'attente d'une fin qui semblait reculer au fil des années. Les contradictions d'un univers en proie à la démesure, à la démence et à la mort étaient feutrées par la distance. Ceux qui ne voulaient pas céder à la contrainte des évidences adverses, à la pression des propagandes, devaient faire effort pour rassembler les éléments d'espérance, et trouvaient pour eux-mêmes des ressources dans l'élaboration des certitudes qu'ils s'employaient à communiquer à leurs compagnons.

La densité du peuplement à l'intérieur des étroites limites du camp, la concentration spatiale des existences obligées de se coudoyer physiquement et moralement proposait aux bénéficiaires de cette situation une expérience [21] exceptionnelle d'humanité. Le droit commun du dénuement imposé à tous supprimait les différences adventices des grades militaires, des rangs sociaux, des fortunes et des privilèges de toutes sortes. L'uniformité des vêtements, des nourritures et du statut dans l'infortune partagée opérait un décapage en profondeur, d'où résultait la manifestation de l'identité de chacun. L'érosion des raisons d'être ouvrait la voie à la recherche d'un sens de la vie et de la mort, obnubilé d'ordinaire par les affairements et les engagements contradictoires de la vie sociale. Un tel dépouillement avait quelque chose d'anormal ; il proposait une chance à tous ceux, et ils furent nombreux, qui trouvèrent la force d'âme de tirer profit de ce grand temps de loisir imposé par l'Histoire. Leur destin comme un enjeu, et la possibilité d'un choix de soi par soi, non pas selon les opportunités et facilités des réalités socio-économiques, mais en vertu de l'aspiration au meilleur.

J'ai lieu de penser que chacun des captifs des Oflags fut marqué, à sa manière, par cette expérience spirituelle. Une pensée mûrie dans de telles conditions devait, bien sûr, présenter d'autres configurations que les brillants exercices intellectuels menés à bien dans les brumes alcoolisées des cafés du boulevard Saint-Germain ou du boulevard Saint-Michel. Les maîtres penseurs d'à présent dénonceront l'irréalisme de conceptions formées dans les isoloirs germaniques, et non au salubre contact des réalités matérielles et mentales dont les dialectiques ont été mises en lumière par les génies conjugués de Marx, Freud, Marcuse et Lacan, pour ne citer que les défunts. La profession de foi en des valeurs, quelles qu'elles soient, n'est jamais que la récurrence d'un idéalisme périmé, suspect de connivence avec les intoxications religieuses, formes démodées de l'opium du peuple. On remarquera que les amateurs de drogues dures ou douces, s'ils pratiquent volontiers le haschich, le L.S.D. ou la cocaïne, sont résolument hostiles à la pratique religieuse, dont Marx leur a appris la nocivité, tandis que leurs drogues à eux sont de bienfaisantes révélatrices du monde réel et de l'humanité.

Bref, la parenthèse de la captivité fermée, je suis [22] revenu — ou plutôt je ne suis pas tout à fait revenu. Quelque chose de moi est demeuré dans les lointains mythiques de la Silésie, de la Moravie et de la Pologne, où j'avais si longtemps hiverné. La situation était équivoque ; nous nous imaginions attendre la paix, mais il n'y a pas eu de paix, seulement un armistice à tout instant remis en question. Nous nous figurions sortir des barbelés, mais il y avait désormais des barbelés un peu partout. Au moins, dans l'exil d'Allemagne, chacun savait où il se trouvait, de quel côté de l'enceinte ; la situation était claire, et les baïonnettes sans ambiguïté. Depuis la fin de la guerre, la guerre ne s'est jamais arrêtée, et les camps de prisonniers, multipliés un peu partout, obligent chacun à se demander, dans l'équivoque universelle, s'il est dedans ou dehors, et si d'ailleurs, d'ici peu, il né va pas changer de côté, passant du rôle de gardien potentiel à celui de prisonnier potentiel, ou réciproquement. Comparé à ce monde de l'insécurité, l'univers des captifs paraît un lieu de vérité. Mais ceci est difficile à faire entendre à tous les petits maîtres qui jouissent, avec délices des facilités de la civilisation de la consommation, tout en dénonçant avec indignation l'exploitation de l'homme par l'homme dont elle est l'un des instruments les plus efficaces. Les dénonciateurs de l'hypocrisie régnante et des inégalités du capitalisme s'entendent fort bien à profiter des charmes discrets de la bourgeoisie et des avantages en nature qu'elle prodigue à ses détracteurs, en attendant le grand soir où la Révolution vengeresse remettra en place les choses et les hommes — tout en faisant des vœux pour que le grand chambardement survienne le plus tard possible, et de préférence pas du tout. La densité des théoriciens et politiciens extrémistes dans les restaurants de grand luxe et les cabarets à la mode a toujours fait mon admiration.

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Le retour à la terre me fut facilité. D'un monastère l'autre, je passai du camp de prisonniers au couvent de la rue d'Ulm ; la bienveillance posthume de mon maître Bougie m'avait réservé le petit logement du rez-de-chaussée [23] sur le jardin, où me succéda Louis Althusser, que j'avais aidé entre-temps à préparer l'agrégation. Je disposais de trois années pour élaborer mes thèses. Dans mon sac à dos de captif libéré, il y avait, fruit de mes loisirs studieux, un gros cahier sur les essais et les erreurs de la connaissance de soi, et une étude plus petite dont le noyau était constitué par une méditation pascale sur le sacrifice. Ecritures pour tromper l'ennui et la faim des derniers mois, pour gagner ma vie spirituelle, tout à fait étrangères, bien entendu, aux disciplines et techniques, aux bonnes mœurs universitaires. Sur un coin de table, à vingt par chambre, dans la fumée, le brouhaha, l'agitation, j'essayais de suivre le fil de ma pensée, en m'appuyant sur les maigres ressources des camps en matière de bibliographie.

La première question était de savoir si ces écrits réchappés d'Allemagne pouvaient passer pour des thèses de doctorat. Ce n'était pas à moi d'en décider ; il me fallait un Directeur. La génération de mes professeurs s'était effacée ; Brunschvicg n'était plus là ; je ne connaissais plus personne, en dehors de Merleau-Ponty, qui n'enseignait pas à la Sorbonne en 1945. Je procédai par élimination, et me résolus à confier mon destin universitaire à Gaston Bachelard, que je n'avais jamais rencontré. Mon choix honorait son ouverture d'esprit, sa générosité intellectuelle, et aussi le caractère pittoresque d'une personnalité exempte de cette constipation mentale et de cette jalousie latente, expressions d'un sentiment profond d'infériorité, qui se rencontrent d'ordinaire chez les professeurs d'Université. Mes écritures ne se situaient aucunement dans le domaine propre de Bachelard, et c'était une raison supplémentaire pour me fier à sa liberté d'esprit, à cette génialité que diffusait sa présence. Ma confiance ne fut pas déçue.

Bachelard n'était pas, comme Brunschvicg, un grand bourgeois libéral. Il y avait en lui quelque chose de populaire et de terrien, qui renvoyait irrésistiblement à sa Bourgogne natale. Sa bonhomie allait de pair avec une grande finesse de jugement et une extrême perspicacité intuitive. On le sentait curieux des hommes et des choses, [24] en vertu d'une vitalité de sympathie constamment en éveil. Sa carrière intellectuelle d'autodidacte s'était développée à partir de l'étude des sciences exactes, entreprise dans les loisirs d'une modeste activité professionnelle de postier ambulant, si je ne me trompe. Mais son rationalisme scientifique, à la différence de celui de Brunschvicg, se gardait du triomphalisme qui, pariant sur l'avenir, prétend en savoir plus que les savants. Avec une sagacité paysanne, Bachelard se contentait de suivre à la trace physiciens, chimistes et mathématiciens, tentant à mesure d'expliciter leurs entreprises ; épistémologie militante, qui suivait l'événement sans se flatter de le dépasser, attitude d'éveil dont le rationalisme était prêt à se démultiplier, à infléchir ses voies selon le renouvellement de la spontanéité créatrice de l'esprit.

Cette réceptivité non dogmatique, ce pluralisme spirituel se manifestait aussi dans la surprenante dualité des travaux du penseur. Son présupposé de départ avait dû être celui de l'unité de la raison, le savoir scientifique devait avoir le dernier mot en tous domaines selon les enseignements du positivisme ; l'histoire des sciences attestait l'épuration croissante de la connaissance, débarrassée dans le cours des temps de ses réminiscences archaïques, empiétements superstitieux du sensible sur l'intelligible, de l'occulte sur la transparence des normes intelligibles. L'histoire du savoir possédant une valeur exemplaire et libératrice, Bachelard avait entrepris d'appliquer son paradigme à la croissance de l'individualité personnelle. La conscience des hommes longtemps prisonnière des images sensibles, des participations archaïques devait faire son éducation en abjurant ces préliaisons infondées par la magie desquelles la conscience humaine demeure trop souvent prisonnière de la magie des sentiments, de l'ensorcellement des figures et symboles. Autrement dit, Bachelard avait voulu être le Lévy-Bruhl de la mentalité primitive, maintenue chez l'Occidental civilisé adulte par la conscience poétique. Or il lui était arrivé la même aventure qu'à Lévy-Bruhl ; la réalité des êtres avait résisté à sa tentative d'exorcisme rationnel.

Bachelard avait appelé « psychanalyse des éléments » [25] sa tentative pour conjurer les puissances de la poésie. Plus clairvoyant que Freud, il devait se heurter à des résistances irréductibles, et reconnaître sans aucune mauvaise honte l'impossibilité de mener la tentative à son terme. Le fonds archaïque de la réalité humaine est irréductible, parce que la présence poétique de l'âme à l'univers n'est pas illusion, mais vérité. Les positivismes prétendent en vain effacer cette prise d'être, la source du sens, le sens des sens, qui cautionne la présence de l'être humain sur la terre des hommes. Bachelard dénonce l'aliénation rationaliste, d'où résulte la perte de la communication de l'homme avec le paysage. Homme du terroir, il redécouvre ses racines dans la complicité de l'inspiration poétique avec les éléments constitutifs de la présence humaine au monde des choses et des êtres. Le feu, l'eau, l'air, la terre, sont bien, comme le pensaient les premiers penseurs grecs, les composantes fondamentales de l'univers vécu, les éléments substantiels de la vie et du rêve. Les dissociations ultérieures, les analyses de la chimie, de la physique, de la biologie ou même de la psychologie peuvent bien, au niveau de leurs axiomatiques, déchiffrer certains aspects de cette incarnation primitive par la vertu de laquelle l'homme vient au monde. Mais ces formulaires abstraits, conformes aux utilités scientifiques et techniques, ne mettent en cause que l'écume de la réalité. Il ne faut pas lâcher la proie pour l'ombre, et se laisser distraire, par ces hallucinations vraies, de la contemplation savoureuse de l'Etre, telle que les poètes nous la proposent.

Tel le géant Atlas qui reprenait ses forces lorsqu'il touchait du pied la Terre Mère, Gaston Bachelard se donnait pour tâche de maintenir, face aux développements du génie scientifique, le lest ontologique de l'enracinement de toute pensée dans cet inconscient rêveur de l'imaginaire, substance première de la vie des hommes. Parti pour assurer le triomphe du rationalisme analytique, il avait reconnu avec joie l'irréductibilité du poétique dans l'homme. Il goûtait la poésie comme on goûte le vin, et poursuivait sans mauvaise conscience le double chemin de sa carrière de penseur. Quand je lui demandais comment s'opérait pour lui la jonction entre la réflexion d'épistémologie [26] scientifique initiale, et cette épistémologie poétique dont il avait ouvert la voie, il répondait avec sa bonhomie souriante : « C'est là un problème pour vous, pas pour moi ; c'est à vous de trouver la solution, s'il y en a une. Pour moi, je me plais à suivre les pentes de mon esprit. J'ai beaucoup d'intérêt pour les mathématiques ; j'aime la poésie (...). Respectez ma liberté. »

Dès lors, il n'était plus question d'inscrire les parcours de plus en plus complexes de la connaissance scientifique dans le grand dessein d'un programme unitaire du savoir humain. Il n'y avait plus de voie royale de la vérité mathématique en marche vers l'accomplissement eschatologique de la Raison universelle, laïque et démocratique. D'ailleurs les méthodologies des mathématiques nouvelles et des physiques récentes démultipliaient les dimensions d'une science à géométrie variable, aux échelles de lecture de plus en plus nombreuses dans le Grand et le Petit. Sous le coup de cette explosion, ou de cette implosion, de l'intelligibilité, les dimensions de l'analyse se dispersent en tous sens, s'enfonçant d'une manière quasi indéfinie dans les profondeurs d'une abstraction sans plus de rapport avec le monde dans lequel les savants eux-mêmes, pourtant, continuent à faire résidence. Le discours scientifique possède une exactitude intrinsèque ; il offre aux initiés toutes les structures formelles de la rigueur. Mais, en toute rigueur, il ne veut plus rien dire pour les indigènes de la Terre, un peu comme la bombe atomique n'est pas compatible avec le séjour des hommes, qu'elle détruit radicalement. La défense de la poésie, telle que la proposait Bachelard, expose le fondement d'une objection de conscience au terrorisme des hommes de science, inconscients des finalités de leurs recherches, aveugles, aliénés par rapport à l'homme, qui ne savent pas où il vont, mais y vont tout droit.

Léon Brunschvicg était venu trop tôt pour connaître l'ère atomique et ses redoutables dissociations ; sa physique était celle de Newton, revue par Einstein. En mathématiques, il n'était pas entré dans l'ère Bourbaki. Déjà Jean Cavaillès, le bon élève, se plaignait à moi dans les couloirs de l'Ecole Normale, vers les années 1935-1936, de ce que [27] notre maître commun, son directeur de thèse, lui avait fait confidence de son incapacité à comprendre les aspects techniques de son travail sur les fondements des mathématiques. Dès ce temps, Brunschvicg, le spécialiste de la philosophie des sciences, se trouvait en retard d'un âge mental par rapport à l'état réel du savoir en acte. L'un des fondateurs du mouvement Bourbaki m'a d'ailleurs confié qu'à l'époque Cavaillès lui-même, dont il avait été l'un des initiateurs, avait beaucoup de peine à comprendre, en partie, ce qu'on lui expliquait...

La philosophie de la Science a volé en éclats, fragmentée en épistémologies spécialisées, de plus en plus restreintes, enfermées dans les cadres de technologies particulières. Il n'y a plus d'univers du discours scientifique, mais des axiomatiques particulières qui n'ont d'intérêt que pour les spécialistes. De quoi l'on peut trouver confirmation dans le mouvement philosophique, ou prétendu tel, du néo-positivisme logique, développé à partir des affirmations radicales des penseurs de l'Ecole de Vienne au début du XXe siècle. Cette forme renouvelée du scientisme devait bénéficier des persécutions nationales-socialistes, qui dispersèrent ses inspirateurs à travers l'espace occidental ; de nombreux adeptes furent ainsi recrutés grâce à cette diaspora dans les territoires nordiques, britanniques et nord-américains, où l'esprit philosophique sait se contenter de peu et emprunte volontiers sa nourriture aux importations étrangères.

Le néo-positivisme part de l'affirmation de principe que seules les sciences exactes sont maîtresses de vérité ; les axiomatiques des disciplines formelles et les codes de procédure des méthodologies expérimentales attribuent une validité inconditionnelle aux affirmations émises par les savants, lorsqu'ils se prononcent en tant que tels. Le reste des paroles humaines, dans l'usage quotidien de la vie, dans la littérature et la poésie, dans la philosophie et la religion, mais aussi dans ces disciplines inexactes et sans rigueur que sont les prétendues « sciences humaines », tout cela se révèle à l'analyse comme un enchaînement erratique de propositions non fondées, invérifiées et d'ailleurs invérifiables. Seules sont valides les formulations [28] plus ou moins affinées sur le modèle de « 2 + 2 = 4 », et encore leur validité se trouve-t-elle restreinte dans les limites de l'espace mental défini par les postulats d'un champ axiomatique déterminé. Autrement dit, le penseur néo-positiviste prétend nous obliger à choisir entre une vérité sans le monde et sans l'homme, ou un homme et un monde étrangers à la vérité scientifique. On pourrait évidemment faire un pas de plus et conclure que la vérité de l'homme et du monde n'est pas simplement identifiable avec la vérité selon la science rigoureuse. Mais ce pas, les néo-positivistes ne le franchissent pas, ils s'en tiennent à un terrorisme intellectuel, qui d'ailleurs se retourne contre ceux qui le professent. Seul le discours scientifique a un sens ; mais la profession de foi dans la science est un vœu pieux, car l'idée de science n'est pas une proposition scientifique. C'est une utopie, pas plus consistante, rigoureusement parlant, que la Justice, la Liberté ou Dieu. Les néo-positivistes sont des nihilistes, incapables de voir plus loin que le bout de leurs équations. En toute réalité, la part de vérité contenue dans ce mode de pensée correspond à l'affirmation de la pensée négative, qui reconnaît l'inaptitude de la parole humaine à penser l'absolu. La pensée négative n'est pas un nihilisme, mais exactement le contraire, ainsi que devait le reconnaître Wittgenstein, la seule tête philosophique de l'Ecole de Vienne, que les néo-positivistes ont pris pour un des leurs, alors qu'il réduisait à néant leur position théorique, opérant pour son compte, avec humour, un repli stratégique de la logique extrême, par un retournement du pour au contre, au silence mystique.

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La philosophie de la Science a donc volé en éclats. La duplicité poético-mathématique de Bachelard, jouant sur les deux tableaux, sans aucune mauvaise conscience, trouvait sa confirmation dans les argumentations primaires du prétendu positivisme logique, lequel aboutit à démontrer par l'absurde la non-positivité d'une logique développant sa rigueur dans un vide d'humanité. Mais du même [29] coup se trouvait, en France, désintégrée la philosophie quasi officielle du spiritualisme universitaire, fondée sur la sainte alliance entre la tradition galiléo-newtonienne et un rationalisme vaguement cartésio-kantien, imposée à l'enseignement sous le pontificat de Victor Cousin, puis revue et corrigée par la Troisième République. Brunschvicg, Lalande, Bréhier étaient parmi les derniers représentants de cette bonne parole, affirmation d'un irénisme incurable, appuyé sur la paisible contemplation d'un Verbe nourri de spéculation intellectuelle et de raison mathématicienne ou prétendue telle.

Ce contrat de confiance, teinté d'un optimiste béat, a été brutalement dénoncé par les jeunes générations, formées à la dure épreuve de l'atroce XXe siècle. On s'étonne de la violence destructrice de certains penseurs, de l'exaspération sacrilège de leur nihilisme, destructeur de l'ordre social, et même de la réalité humaine dans son ensemble, y compris le langage puéril et honnête. Mais ces courants de pensée rendent à notre époque ce qu'elle leur a donné ; ils proposent des images et reflets d'un univers sans foi ni loi, désenchanté, désorienté, déchiré contre lui-même jusqu'à l'extermination réciproque. Au temps de la Révolution de France, la Terreur, sous les yeux horrifiés des nations civilisées, avait fait quelques milliers, quelques dizaines de milliers de victimes, en un nombre limité de mois. De notre temps, les victimes se comptent par dizaines de millions, et la terreur banalisée s'exerce un peu partout dans le monde, y compris dans la rue d'à côté, sans que personne puisse en prévoir la fin. D'ailleurs on s y fait, et c'est sans doute le pire.

Les thèmes de la mort de Dieu et de la mort de l'homme ne développent malheureusement pas les inventions délirantes de quelques déséquilibrés. Le dépérissement de la théologie et l'extinction de l'humanisme font partie des thèmes de consommation courante. La frénésie des pentecôtistes philosophiques s'accorde avec la frénésie de l'actualité quotidienne. Aucun individu dans son bon sens ne peut faire confiance, pour mener l'humanité à bonne fin, à 1 ordre des choses, à la philanthropie divine ou aux bons sentiments des politiciens éclairés qui régissent les États. [30] La dérision des valeurs, l'hypocrisie et le mensonge, la violence nue, au sein des nations particulières comme dans l'ordre international, sont les principes directeurs du devenir. On n'ose plus enseigner la morale aux enfants des écoles parce que même les enfants des écoles seraient capables de percer à jour l'imposture d'un pareil enseignement.

L'humanité du XXe siècle, sans trop s'en rendre compte, vit dans le Grand Interrègne des valeurs, condamnée à une traversée du désert axiologique dont personne ne peut prévoir la fin. Le conflit des idéologies, étendu à la planète entière, a atteint à l'exaspération passionnelle des guerres de Religion ; la mauvaise foi domine dans les relations humaines aussi bien à l'intérieur des nations que dans le domaine international. Le fait n'est pas nouveau ; Machiavel n'est pas un auteur du XXe siècle ; le fait nouveau, c'est l'énorme pression exercée sur le for intérieur de chaque individu par les diverses techniques de la communication de masse. L'invention de l'imprimerie avait multiplié les possibilités de l'information et de la propagande, mais les effets persuasifs de la culture audiovisuelle sont sans commune mesure avec ceux de l'imprimé. La perception et la compréhension de l'écriture mobilisent les ressources de l'intellect, c'est-à-dire la possibilité de la critique. La photographie, le cinéma, la radio, la télévision ont un effet direct sur les facultés émotives de l'individu, soumis sans résistance à des fascinations qui agissent sur les instincts, dans le domaine des pulsions inconscientes. Tous les régimes totalitaires ont eu pour maîtres des enchanteurs, capables d'envoûter les masses grâce à leurs dons de metteurs en scène et à la puissance oratoire d'un Verbe dont les incantations subjuguaient des millions d'hommes réduits à la plus simple expression de leur humanité. Or les publics immenses de la radio et de la télévision peuvent être comparés à ces foules domptées par la magie verbeuse d'un Hitler, d'un Staline ou d'un Castro. La puissance motrice de la rhétorique traditionnelle était limitée par la portée restreinte de la voix humaine ; cette portée, aujourd'hui, est illimitée, et la rhétorique des images multiplie la nocivité potentielle de la rhétorique du discours.

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Nous sommes les témoins impuissants d'une diminution capitale de l'intelligence ; un signe banal pourrait être trouvé dans la vogue actuelle de la bande dessinée, dont l'album tend à supplanter le livre ; on ne lit plus, on parcourt du regard, en s'abandonnant à la facilité superficielle des images, qui provoquent les émotions primaires d'une sensibilité à fleur de regard, prompte à s'exaspérer sous les provocations passionnelles. L'obscénité, la pornographie s'insèrent tout naturellement dans cet avilissement du sens, qui invite l'individu à se complaire dans sa propre déchéance. L'abaissement intellectuel et spirituel de chacun en particulier est concomitant d'une disqualification globale des relations humaines dans la vie sociale, politique et économique. Le laisser-aller général du langage et des mœurs exprime dans son ordre le relâchement de toutes les disciplines ; la passivité des autorités est la marque d'une impuissance fondée sur la mauvaise conscience et la mauvaise pensée. Personne n'est responsable, tout le monde est coupable ; le criminel est plus à plaindre que la victime. L'irrésolution des bonnes âmes se conjugue avec le laxisme des pouvoirs à base d'incohérence et d'inconsistance.

On se scandalise parfois devant la violence délirante de certaines expressions littéraires, artistiques, philosophiques de notre temps. Cette exaspération est en harmonie avec une époque honorant parmi ses personnages représentatifs un Amin Dada, un Bokassa, un Khomeiny et d'autres rois et roitelets qui font régner sur des portions plus ou moins étendues de la planète des tyrannies en comparaison desquelles celles des chefs barbares et des empereurs romains les plus décriés passeraient pour des formes de philanthropie. La culture occidentale avait proposé la figure prophétique d'Ubu-Roi, pourquoi n'aurait-elle pas ses Amin Dada, ses anges exterminateurs de toutes les valeurs ? Que les philosophes aient perdu la raison, il n'y a rien là qui doive étonner, puisque la raison semble de plus en plus déserter la terre des hommes.

Les modèles, les systèmes d'idées semblent avoir fait faillite ; les marchands d'orviétan idéologique n'inspirent plus confiance à personne. La dogmatique inspirée de [32] Marx patronne aujourd'hui toutes sortes d'échecs socio-économiques et de perversions totalitaires. Le moins que l'on puisse dire est que Marx, dont l'inspiration était fortement marquée d'humanisme, aurait refusé avec horreur de se reconnaître dans ses disciples prétendus. Dans l'ordre théorique, au surplus, les progrès des technologies industrielles ont rendu caducs les schémas marxiens, évocateurs d'une situation depuis longtemps périmée. Les intellectuels français, fascinés par cette doctrine au lendemain de la Libération, l'ont peu à peu abandonnée, et ne savent plus à quel saint se vouer. Des philosophies diverses se sont proposées pour occuper le terrain ; on a assisté depuis 1945 à la vogue successive de l'hégélianisme, de la phénoménologie et de l'existentialisme, du freudisme, du structuralisme, du néo-positivisme, de la sémiotique, puis de ce qu'on a appelé la « nouvelle philosophie », appellation curieuse, car les philosophies précédentes n'étaient pas bien anciennes. Il est vrai qu'elles vieillissaient très vite, dans la mesure où elles se trouvaient incorporées de gré ou de force dans l'inflation galopante d'une culture soumise à la pression forcenée des instruments de communication de masse : journaux, magazines, radio, télévision.

La consommation culturelle, alimentée par une production imprimée et audiovisuelle en constante augmentation, doit sans cesse presser la cadence, renouveler la curiosité grâce à des produits nouveaux. L'actualité s'use vite, et la déflation suit de près l'apothéose. Des luttes d'influence impitoyables se livrent entre les divers clans qui se disputent le contrôle du marché intellectuel. L'invasion du structuralisme est un bel exemple de conquête rapide du terrain, suivie d'une non moins rapide éviction. La linguistique structurale a résisté, grâce à la maîtrise des infrastructures pédagogiques. Mais cet obscurantisme sera éliminé à son tour par une mode nouvelle, qui vaudra à ses initiateurs honneurs et profits pendant la durée précaire de sa domination. L'accélération des rythmes intellectuels est aggravée par la tendance des maîtres en place à suivre le mouvement, faute de pouvoir le précéder, tant ils sont anxieux de manquer le prochain train ; ils s'imaginent [33] pouvoir se rajeunir en courant derrière les plus jeunes, ou en se livrant à de constantes surenchères. Les « nouveaux philosophes », pour leur part, ont vieilli à toute allure ; ou plutôt ils étaient vieux dès leur naissance. Ils voulaient tenter une cure de désintoxication par rapport aux poncifs régnants ; mais, pris au piège de moyens de communication, ils n'ont abouti qu'à lancer une mode nouvelle, aussi fugitive que les précédentes. La philosophie est devenue denrée périssable.

Les philosophies de la frénésie prennent appui sur la frénésie du temps ; cailloux roulés par le courant. Il s'agit d'être l'homme du moment, celui qui dit le mot de la situation au bon moment, c'est-à-dire sous l'œil des caméras de la télévision et des reporters des magazines. La pensée doit claquer comme un flash photographique ; peu importe si son éclat s'abolit dans l'instant qui suivra. D'où l'indifférence à la contradiction, considérée d'ailleurs comme un signe d'originalité supplémentaire. Les divers prophètes de la mort de l'homme, idée arbitraire et périmée, se sont fait une belle réputation, en accord, il faut le reconnaître, avec la baisse générale de la valeur de la vie humaine sur la planète Terre au XXe siècle. Mais l'un des brillants propagateurs du requiem pour le sujet prend violemment la défense des fous, des criminels et autres génies méconnus et réprimés par l'ordre social. Si l'homme n'existe pas, pourquoi des droits de l'homme ? et pourquoi le criminel ou le fou existeraient-ils davantage que tout un chacun ? Un autre illustre négateur de la première personne publie son autobiographie tropicale dans l'inspiration de Jean Jacques, puis, ayant modestement fait valoir ses mérites, se fait admettre au Collège de France et à l'Académie Française, sans doute pour mieux se prouver à soi-même son inexistence. Un troisième tue sa femme, ce qui atteste qu'il lui reconnaissait un minimum de réalité.

Et que l'on ne vienne pas me dire que la philosophie n'a rien à voir avec la vie privée des gens. Si le philosophe ne se philosophe pas lui-même, à quoi bon sa philosophie ? Lorsque le pontife libertaire, victime de voies de fait, cambriolé ou persécuté par un malade mental, va se plaindre au commissaire de police, je déplore qu'il [34] enseigne aux autres une doctrine qu'il n'applique pas lui-même. Cela s'appelle la mauvaise foi.

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Mais j'ai anticipé. Vers 1950, les génies des années 1960 et 1970 ne s'étaient pas encore manifestés. Les penseurs ne pouvaient compter sur les moyens de communication de masse qui font et défont aujourd'hui les célébrités, grâce à la mise en oeuvre de promotions des ventes qui transforment l'actualité intellectuelle en une foire-exposition permanente. Les penseurs vivaient dans la pénombre, en un certain retrait par rapport aux passions et au tintamarre des gazettes. Les livres de philosophie ne prétendaient pas aux gros tirages ; seul Sartre, qui passait pour un philosophe, attirait les foules ; il y eut une bataille rangée à l'entrée de la salle trop modeste où il devait donner sa conférence célèbre, bien à tort, sur le thème : « L'existentialisme est un humanisme. »

Je fus nommé, après mes thèses, sans brigue ni compétition, à la Faculté des Lettres de Strasbourg, où je devais passer ma carrière de professeur, n'ayant pas l'échiné assez souple ni le caractère assez accommodant pour accéder à de plus glorieux emplois. Le seul penseur en exercice avec qui je me sentisse en consonance était Maurice Merleau-Ponty, qui m'honorait de son amitié depuis le temps où il avait été mon tuteur dans la maison de la rue d'Ulm. Il s'était engagé dans la voie de la phénoménologie, qui l'avait conduit à son grand ouvrage sur la Perception ; il devait ensuite demeurer bloqué, prisonnier d'une méthodologie réflexive dont il ne parvint pas à se libérer avant le moment de sa disparition prématurée. Je m'étais éloigné du pré carré de la raison raisonnante et cherchais une autre entrée en philosophie, un fondement qui permît à la pensée de prendre en charge la réalité humaine, dans l'ampleur de son intelligibilité intrinsèque, comme établissement de l'homme dans l'univers où il fait résidence, corps et âme, avec les puissances de son esprit, mais avec les ressources du sentiment, avec son inconscient autant qu'avec sa conscience. L'inventaire [35] de la présence de l'homme réel au monde réel ne peut se réaliser en choisissant certaines configurations mentales et en excluant toutes les autres. La phénoménologie mise en œuvre par Max Scheler et Merleau-Ponty s'orientait vers une telle prise en charge sans exclusive de tous les aspects du vécu, de toutes les modalités, fonctions et valeurs qui justifient l'expérience humaine dans son unité et dans sa diversité. Je souhaitais orienter ma recherche de ce côté, sans allégeance à une orthodoxie quelconque, en toute indépendance de doctrine et d'humeur.

J'avais par chance bénéficié de l'amitié d'un personnage hors du commun, dont l'influence est assurément pour beaucoup dans l'inspiration de Mythe et Métaphysique. Etranger à l'appareil universitaire, Maurice Leenhardt était un self mode man de la science ethnologique. Ce patriarche barbu et débonnaire, dont le physique et le mental n'étaient pas sans rappeler ceux de Bachelard, avait consacré sa vie au service des missions protestantes en Nouvelle-Calédonie. Chargé d'évangéliser les indigènes, il avait appris leur parler et leurs coutumes, traduit les Evangiles dans leur langue, et, partageant leur vie, s'était au fil des années identifié à ses paroissiens, au point de voir le monde avec leurs yeux et de le concevoir selon leur mode de pensée. Il ne s'agissait pas là d'une pure connaissance théorique ; l'enjeu du dialogue portait sur les raisons d'être des communautés canaques. Le traumatisme de la colonisation, la confrontation avec la supériorité matérielle et intellectuelle des Occidentaux détruisait les équilibres traditionnels, et réduisait au désespoir les autochtones ; les maladies apportées par les étrangers, et l'alcool, faisaient le reste. En Nouvelle-Calédonie comme ailleurs dans le Pacifique, la population locale dépérissait lentement, se mourait de désespoir, parce qu'elle était dépouillée de sa nourriture spirituelle, des vérités dont elle avait toujours vécu, sans même que les administrateurs et les colons prissent conscience de ce drame dont ils étaient responsables.

Le mérite, peu, reconnu, des missions chrétiennes fut d'offrir aux autochtones une spiritualité de substitution, de leur rendre des raisons d'espérer, moyennant des compromis [36] locaux entre les croyances archaïques et la foi des envahisseurs. Nombre de missionnaires, souvent soupçonnés d'être des agents de l'impérialisme, ont ainsi assuré la survivance des communautés dont ils avaient la charge, en leur permettant de résister au conflit des cultures, qui risquait de les écraser. Assumant cette mission, Maurice Leenhardt s'était converti aux évidences, à la vision du monde et au style de vie de ceux qu'il devait convertir. Sans cesse, dans sa conversation, revenaient des idées et des mots, des images propres au peuple houailou, qui s'étaient imposés à lui. Le missionnaire avait rejeté la personnalité du vieil homme occidental pour adopter l'identité canaque, assimilée au cours de nombreuses années de vie commune. Sa tâche professionnelle, sa vocation religieuse lui imposaient d'être un agent de liaison, un médiateur entre la culture européenne et" la culture archaïque, non seulement dans l'ordre de la philologie et de la grammaire, mais aussi et surtout au niveau des racines spirituelles de la présence au monde. Au sentiment de supériorité du colonisateur, fort de sa technologie et de son ignorance de l'humain, s'opposait l'humilité du missionnaire, capable de rendre justice à la sagesse des traditions millénaires qui assurent la conservation des communautés archaïques.

L'ethnologie française, instituée par Durkheim, Lévy-Brühl et Marcel Mauss, avait été une connaissance de seconde main ; elle s'était établie sur la base de lectures encyclopédiques, rassemblant les documents et témoignages rapportés par les voyageurs et les missionnaires qui sillonnaient les mondes exotiques depuis l'âge des découvertes. Le dépouillement de ces relations permettait de constituer d'immenses fichiers, à partir desquels les savants établissaient le signalement de tous les sauvages de l'univers, sans avoir pris la peine de sortir de leur cabinet de travail et sans avoir jamais vu de leurs yeux ailleurs qu'au cinéma un seul de ces primitifs auxquels ils consacraient de nombreux volumes. Sa carrière missionnaire terminée, Maurice Leenhardt fut le premier sauvage en chair et en os que Lucien Lévy-Brühl eût rencontré sur sa route. Le savant auteur de tant d'ouvrages sur la [37] mentalité primitive fut profondément ébranlé par cette révélation qui bouleversait ses préjugés positivistes. On pouvait être un sauvage, penser en sauvage, sans être pour autant un sous-développé mental, plongé dans les ténèbres de l'obscurantisme logique. Il fallait même admettre que les sagesses primitives contenaient un patrimoine de vérités irréductibles, que le prétendu civilisé conserve au fond de lui-même, lest ontologique d'un sens de la terre qui oriente l'homme profond. Lévy-Brühl était un grand esprit et un honnête homme. Il eut la loyauté de reconnaître l'insuffisance de ses conceptions premières. Après sa mort, Maurice Leenhardt fut chargé de publier les papiers posthumes de son ami disparu.

L'ancien missionnaire, entre-temps, avait trouvé place dans l'enseignement officiel ; il avait publié de savants travaux de philologie et d'ethnologie des Canaques. Sa compétence en effet ne prétendait pas s'étendre aux sauvages de tous les temps et de tous les pays, à la manière de celle des fondateurs de l'école française dont les prétentions relevaient du slogan : « Qui trop embrasse mal étreint. » Leenhardt ne connaissait que les Canaques, au prix de vingt-cinq années de sa vie, mais il les connaissait bien, il les connaissait d'autant mieux que l'instrument de son épistémologie compréhensive était la charité chrétienne, alors que derrière l'immense savoir abstrait et les computations algébriques d'un Lévi-Strauss se profile la froide désolation de l'athéisme [1]. Maurice Leenhardt résumait son expérience de l'existence primitive dans un livre paru en 1947 sous le titre Do Kamo, La Personne et le mythe dans le monde mélanésien. La formule du vocabulaire indigène ainsi mise en honneur désigne l'authenticité de l'être humain ; il s'agit en effet d'un essai d'anthropologie canaque, regroupant les divers éléments de la culture qui contribuent à définir le signalement de l'individualité humaine. L'ordre mental des communautés indigènes est reconstitué sous la forme d'un traité de métaphysique où il [38] est question de la vie et de la mort, de l'espace, du temps, de la parole. Heureusement pour lui, Leenhardt ne savait pas que l'homme n'est qu'une idée fausse et que la pensée sauvage se réduit au fonctionnement d'une calculatrice servant de cerveau artificiel aux sous-développés de naguère, promus surdoués d'à présent.

Pour ma part, je découvrais là l'assise mythique d'une présence au monde, l'univers transrationnel qui cautionne l'équilibre ontologique d'une pensée en son humanité. J'ai souvenir d'une célébration du 14 Juillet dans un village de la brousse canaque, évoquée par Leenhardt. Le maître d'école, un évolué fier de son évolution, a dressé dans la clairière, théâtre de la cérémonie, un arc de triomphe arborant la fière formule républicaine et laïque : 2 + 2 = 4, destinée à éclairer ses compatriotes rétrogrades. Contemplant les évolutions des enfants scolarisés de la tribu, le vieux chef du village confie au missionnaire, présent à son côté : « Depuis qu'ils vont à l'école, ils ne savent plus rien... » C'est-à-dire qu'ils ne connaissent plus les traditions ; coupés de leurs racines, initiés à des savoirs théoriques qui les rendent étrangers à leur monde propre et familier, ils sont voués à toutes les formes d'aliénation qu'apporte avec elle la civilisation de l'Occident, même sous les aspects les moins apparemment nocifs. L'univers du mythe, tel que l'expose le cas particulier de Do Kamo, est un système de sécurité, et ensemble un principe de conservation pour la communauté à qui ce système assure ses raisons d'être comme aussi la possibilité d'un accord harmonieux avec les puissances de l'univers.

L'idée génératrice de Mythe et Métaphysique se situe dans le sillage de Do Kamo. Cette influence fut complétée, consolidée par la lecture des études de phénoménologie religieuse dues à l'Allemand Rudolf Otto, au Néerlandais Van der Leeuw et au Roumain Mircea Eliade. Je me sentais plus proche de ces auteurs, qui n'étaient pas des philosophes de profession, que des maîtres de l'Université française, enfermés dans le pré carré de la tradition intellectualiste. Je rêvais d'évasion ; je songeais à un élargissement du champ métaphysique, à la faveur duquel [39] le métaphysicien pourrait reprendre son bien partout où il se trouve, c'est-à-dire dans l'ensemble des témoignages de la présence humaine sur la terre des hommes. Une philosophie n'a pas le droit d'exclure de sa recherche tel ou tel aspect de la réalité, sous prétexte qu'il ne s'accorde pas avec ses présupposés ; la réflexion philosophique doit s'appliquer sans exclusive au domaine entier de l'expérience vécue, non pas en vue de le réduire aux normes d'un calcul mental, mais dans l'intention d'en élucider autant que faire se peut les significations implicites et l'intelligibilité latente.

Quinze ans après Mythe et Métaphysique, l'occasion me fut donnée de reprendre ce thème dans un texte intitulé Ethnologie et Métaphysique, paru en 1968 dans l'Ethnologie générale de l'Encyclopédie de la Pléiade. « L'unité humaine apparaît comme l'unité d'une vocation commune à tous les peules de la terre, depuis les origines et pour toute la suite des temps (...). Il appartient à la philosophie de préciser le sens de ce dessein et de ce destin de l'homme dans le monde. (...) Ainsi se définit la tâche d'une métaphysique bien différente des réflexions abstraites sur le Vrai, le Beau et le Bien, qui s'efforcerait d'être une métaphysique de l'incarnation. (...) L'investigation systématique de l'humain aboutirait à révéler l'existence d'une sorte de budget des exigences fondamentales. L'établissement de l'homme quelque part sur la terre a pour condition préalable la détermination d'un espace vital où l'existence de chacun et de tous puisse se dérouler dans la sécurité. Toutes les structures sociales et individuelles s ordonnent en fonction de ce besoin d'assurance, et la pensée réfléchie elle-même, lorsqu'elle apparaît, ainsi que l'assurance rationnelle, ne font que relayer cette nécessité primitive, en élargissant les possibilités de manœuvre de la conscience, sans jamais pouvoir prétendre à un affranchissement total » (loc. cit., p. 1813).

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La tradition du grand rationalisme occidental, depuis la révolution socratique et le passage du muthos au logos, [40] fondateur de l'intellectualisme hellénique, avait cru pouvoir donner congé aux puissances archaïques, fondatrices de la présence au monde. Le domaine mythique avait été rejeté comme correspondant à un moment infantile de la pensée, abandonnée aux délices suspectes d'une imagination dans le déploiement de laquelle aucune valeur de vérité ne saurait être impliquée. La vérité authentique fait cause commune avec la rigueur spéculative et la science exacte ; la philosophie s'engage ainsi sur le chemin de tous les positivismes à venir. Le mouvement, esquissé dès la théorie platonicienne des nombres, se trouve néanmoins compensé par la récurrence des révélations religieuses ; les traditions mythiques surchargent la réflexion métaphysique dans le domaine judéo-chrétien, jusqu'au moment où la révolution galiléenne impose la séparation de corps et de biens entre la pensée rigoureuse et le message biblique. Libérées de toute autorité extrinsèque, la science et la philosophie scellent une nouvelle alliance qui doit aboutir au triomphe de la connaissance exacte, seule capable de progrès évidents, et qui désormais entraîne dans son sillage une métaphysique privée de tout contenu spécifique. Exécuteur des hautes œuvres de Galilée, et ensemble son vengeur, Newton impose le paradigme d'une vérité fondée sur l'intelligibilité physico-mathématique. Fasciné par l'exemplaire réussite newtonienne, l'âge des Lumières développe un positivisme empirique dont la généralisation gagnera de proche en proche au cours du XIXe siècle, depuis les premières synthèses de Saint-Simon et d'Auguste Comte jusqu'aux vaticinations scientistes d'un Marcelin Berthelot.

La Science, Verbe des temps nouveaux, est sa propre philosophie ; elle est en mesure d'assurer par elle-même le plein des significations valables dans le domaine de l'humanité, éliminant les résidus et déchets d'ordre émotif et imaginatif que la mythologie met en forme dans ses instances régressives. Lévy-Brühl, Brunschvicg, Piaget célèbrent chacun à sa manière le même triomphalisme de l'entendement adulte, libéré de la débilité mentale qui fleurit chez le sauvage, l'enfant, le malade mental et le poète.

[41]

Le néo-positivisme de l'École de Vienne apporte la démonstration par l'absurde de l'impossibilité du positivisme. La Science n'est pas le Verbe des temps nouveaux, parce que la notion d'un Verbe nouveau n'a pas plus de sens que celles des prétendus Verbes d'autrefois. Une formule qui emploie le mot Verbe n'est pas une proposition scientifique susceptible de vérification. On peut ajouter que, de même que Lévy-Brühl n'avait jamais rencontré un vrai sauvage, Piaget n'avait de toute évidence jamais eu affaire à un enfant réel. Les théoriciens ne parlaient pas d'expérience ; ils imaginaient des objets abstraits.

L'erreur de la philosophie classique était d'isoler dans la conscience une zone restreinte, une pellicule de rationalité consciente et organisée, le reste de la réalité humaine se trouvant rejeté dans les poubelles de la connaissance. Le domaine mythique embrasse dans une même perception ontologique l'ordre des choses et l'ordre dans l'homme, rassemblés et pris en charge par des intentions qui donnent sens et valeur au réel sans exclusive ni résidu. Le mythe concerne la vie et la mort, le langage, le vêtement, la nourriture, les relations familiales et l'économie interne du monde physique, moral et social. Il interprète l'identité humaine, il en authentifie les fondements, il impose le respect, il situe la communauté humaine sous la protection des puissances supérieures, grâce à la sacralisation de l'ordre rituel qui préside à la bonne marche du monde. La mythologie met en cause une vérité conjointement anthropomorphique, cosmomorphique et théomorphique ; bien loin d'être, comme le soutiennent les positivistes, des empêchements à la vérité, ces coefficients sont au contraire constitutifs d'une vérité à l'échelle humaine, la seule à laquelle nous puissions prétendre.

Les plus éclatants triomphes de la science ne produisent que des vérités inhumaines, dont on sait aujourd'hui qu'elles risquent, en vertu de leurs applications technologiques, d'avoir des conséquences catastrophiques pour l'humanité. Les connaissances exactes sur la structure de la matière et la maîtrise des processus de la désintégration atomique représentent assurément l'un des triomphes majeurs de l'esprit scientifique ; au bout de la perspective [42] s'annonce le feu d'artifice eschatologique par la magie duquel se réalisera la suprême flambée de la civilisation. Il ne s'agit pas de science-fiction, les savants et les techniciens actuels sont capables de produire ce résultat dans les minutes qui viennent ; il suffit qu'un de ces déments, comme il s'en est rencontré plusieurs dans l'histoire contemporaine, se trouve en mesure d'appuyer sur le bouton.

Il est difficile désormais de considérer la philosophie comme la conscience de la science ; la science n'a pas de conscience. Si elle en avait une, les inventeurs de la première bombe atomique auraient détruit leur invention ou, pour plus de sûreté, ils se seraient suicidés. L'humanité ne vit pas dans un univers de vérités scientifiques, mais dans un monde de valeurs, c'est-à-dire dans un séjour dont les orientations et configuration s'organisent en fonction de la présence d'individus concrets. On peut établir une description physique de la réalité, analysée comme un champ de forces, avec le concours des lois de la mécanique et de la dynamique, de l'électricité, de l'optique géométrique, de la mécanique des fluides, de la thermodynamique, de la physique atomique, etc. On peut aussi réduire la planète Terre aux normes de l'intelligibilité chimique ou biologique, etc. Mais ces schémas abstraits, si utiles qu'ils puissent être à l'occasion, ne prennent sens et valeur que sous condition de leur insertion dans le monde concret de la présence humaine.

Le propre de la fonction mythique est d'opposer à la métaphysique de la physique, mise en honneur par la tradition rationaliste, une ontologie de la réalité humaine. Bien entendu, les mythes ne doivent pas être pris au mot ; l'immense production des puissances imaginatives ne désigne pas une réalité de fait, historiquement définissable. La mythologie propose les essais et les erreurs d'une présence au monde sur le mode fantasmatique ; le conscient s'y entrelace avec l'inconscient ; le désir et l'angoisse s'y projettent librement selon la libre expression du songe. L'interprétation ne peut adopter les modalités d'un déchiffrement littéral, comme s'il s'agissait de dévoiler un sens caché derrière les images ; la clef des mythes [43] n'est pas un vocabulaire terme à terme, ou un système de computation, expression d'un intellectualisme rémanent. Le mythe ne doit pas être pris au mot, mais pris au sens. Le contenu latent des productions mythiques expose une analogie générale des valeurs à l'échelle humaine.

« Le monde de l'homme, a dit Novalis, est maintenu par l'homme, comme les particules du corps humain sont maintenues par la vie de l'homme. » Les mythes sont chiffres d'humanité ; ils sous-tendent l'univers de la présence en vertu d'une architectonique immanente à la parole, à la sensibilité mentale et aux productions imaginatives dont l'ensemble constitue le paysage rituel de l'existence propre à chaque communauté établie quelque part sur la terre. Lorsqu'un groupe quelconque fixe sa résidence en un point de la planète, il transfigure l'emplacement naturel et sa géographie physique en un lieu humain ; il superpose à la réalité matérielle un espace et un temps qui lui sont propres, au sein desquels se déploieront les activités coutumières. Première alliance de l'homme et du monde, indispensable à la sécurité de la vie, ce fondement ontologique de la présence s'énonce sous la forme de mythes, qui justifient les rythmes de l'existence communautaire. Le corpus mythique peut revêtir des formes très variées, mais la fonction mythique est partout la même ; elle intervient comme le principe de conservation de l'ordre communautaire.

L'intelligibilité mythique qui assurait la cohésion des sociétés archaïques a été supplantée par l'avènement de la rationalité appuyée par l'efficacité technique. La fonction mythique refoulée a cédé le terrain à l'universalité de l'intellect ; la pensée philosophique se développe à partir de ce goulot d'étranglement qui frappe d'indignité les puissances fondatrices de la présence au monde. Mais le triomphe de la raison spéculative, scientifique et technique devait être payé au prix d'un désétablissement de l'humanité, coupée de ses racines, de plus en plus étrangère à son terroir, aliénée par rapport au monde et à elle-même. La dénaturation de la nature va de pair avec la déshumanisation de l'homme. Il est possible que la vérité scientifique d'un individu, en dernière instance, s'analyse [44] en quelques équations de chimie biologique, en une formule génétique illisible pour un profane. Réduite à elle-même, une telle « vérité » est une vérité folle ; elle évoque les pratiques des bourreaux nazis qui, dit-on, dans les camps d'extermination, fabriquaient du savon à partir des ossements de leurs victimes. Le savon aussi est une vérité de l'homme. Après tant d'expériences épouvantables, nous commençons à soupçonner qu'il ne peut y avoir de vérité, en ce qui concerne l'homme, qu'une vérité humaine.

Le progrès des sciences rigoureuses conduit inexorablement à une désintégration de l'image de l'homme. La fonction mythique sous ses expressions les plus diverses s'efforce de sauvegarder la cohésion du sens ; elle préserve l'intégration nécessaire de l'homme au paysage global de la présence ; elle ne parle pas le langage des faits,' elle impose aux données de fait la discipline supérieure engendrée par la familiarité de l'être. Le monde moderne se trouve en voie de dépérissement ontologique ; les significations semblent s'émietter, chacune gardant pour elle la fraction d'information qu'elle contient sans parvenir à s'incorporer dans le dessein d'ensemble d'une vérité à visage humain. L'intelligibilité technique ou rationnelle fait écran à l'avènement d'une intelligibilité d'ordre supérieur où se manifesteraient les valeurs, qui seules peuvent justifier l'existence. L'ordre humain ne se constitue que dans la mesure où l'ensemble des déterminismes à l'œuvre dans le réel se soumettent à une eschatologie du sens, en l'absence de laquelle l'univers retourne au chaos.

Or le chaos, l'absurde, aujourd'hui, ne proposent pas des possibilités abstraites ; ils traînent partout, non par insuffisance de rationalité, mais par surabondance et excès de logique, de technique, d'intellectualité parcellaire, dans un univers où l'immense accumulation de détails contradictoires occulte, ou même détruit, l'ordre humain. Le recours à la fonction mythique apparaît alors comme une ressource, l'intention d'un retour au terroir élémentaire des significations humaines, oubliées ou niées du fait d'une confiance excessive dans la manipulation de l'ordre des choses selon les procédures de la rationalité [45] technique. Dieu est mort, l'histoire est devenue folle, l'homme est mort, autant de formules désespérées qui expriment la conscience prise, et le ressentiment, de l'absence du sens.

Kierkegaard conte qu'on peut voir dans les rues de Copenhague un personnage qui, tout en se promenant, joue du bilboquet. Chaque fois qu'il a réussi à ficher la sphère de bois sur son support, il s'écrie : « Boum ! La terre est ronde » ; et, poursuit Kierkegaard, « c'est vrai que la terre est ronde. Mais ça n'empêche pas qu'il est fou ». Les philosophes rationalistes et positivistes de toute obédience se croient assurés de demeurer dans la plus rigoureuse vérité en ne formulant que des propositions empruntées aux spécialistes des sciences exactes. De deux choses l'une : ou bien le philosophe répète simplement ce qu'a dit le savant, sans rien y ajouter, et alors cette répétition en écho n'apporte rien de neuf. Ou bien le philosophe y met du sien, et cette surcharge abusive de signification ne se justifie pas ; elle s'imagine emprunter au propos du savant quelque chose de sa crédibilité, mais, ce faisant, elle commet un abus de confiance.

Les métaphysiques de la physique, les philosophies à référence scientifique sont des philosophies du vide ; elles ont évacué du séjour des hommes les qualités sensibles, les configurations concrètes de la présence, afin que puisse y régner la parfaite transparence de l'intelligibilité. Au bout de la perspective s'affirme le nihilisme contemporain de la perte du sens. Il n'y a pas d'autre issue que le choix entre une philosophie du vide, acosmique, inhumain, et une philosophie à visage humain, attachée à mettre en évidence les configurations essentielles de l'Homme, du Monde et de Dieu, telles qu'elles s'annoncent dans la pratique de la vie individuelle et communautaire. Les mythes exposent ces vérités à fleur d'existence, ces orientations fondamentales qui permettent à chacun d'inscrire sa présence au jour le jour dans le paysage familier de l'Etre. L'univers de la science est le désert des valeurs ; la réalité humaine se déploie dans le berceau d'une axiologie, qui s'élargit et s'affine au fur et à mesure de la croissance de l'individu. Les systèmes mythiques développent [46] des programmes de la vie communautaire, selon les indications locales de la culture ; l'individu y découvre des formules développées de l'existence, constitutives de l'ordre social existant. Toute pédagogie a pour intention d'assurer le maintien d'une mythologie, paysage spirituel selon le vœu d'une société qui tend ainsi à assurer sa persévérance dans l'être, en accord avec les traditions établies.

La crise de l'univers contemporain est liée au fait que les quadrillages géométriques des savants et les déterminismes mécaniques des technologies ont oblitéré le monde des valeurs. La science, en vertu des puissances énormes qu'elle met en œuvre, a supplanté les sagesses, et les métaphysiciens ont commis l'erreur de suivre à la trace les savants, dont l'autorité leur paraissait dotée d'une validité absolue. Ils ont dès lors professé une vérité sans visage, dont le nihilisme contemporain sous ses diverses formes n'est que l'ultime aboutissement. Face aux tenants de la perte du sens, le métaphysicien d'aujourd'hui doit se donner pour tâche d'être l'annonciateur du sens. Mythe et Métaphysique, en proposant la réhabilitation de la fonction mythique, invitait à un ressourcement de la conscience. Le retour au terroir des traditions peut remédier à cette perte du lieu dont souffrent les hommes d'aujourd'hui, aliénés par rapport au monde et à Dieu, par rapport à eux-mêmes. Les mythes nous renvoient au royaume des ombres, des rêves et fantasmes ancestraux ; il ne saurait être question de se laisser ensorceler par eux, car ils évoquent la puissance des extrêmes, mais il faut les interroger, écouter à travers eux le rappel à l'ordre de l'humanité oubliée. L'homme qui a perdu son ombre n'est plus qu'un vagabond erratique sur la face de la terre. Ainsi de ces foules vacancières qui déferlent sur les autoroutes de la planète, sans espoir ni d'ailleurs volonté d'arriver où que ce soit, parce que tous les emplacements sur l'immense ruban de béton sont équivalents et indifférents. Et parce qu'ils sont eux-mêmes le but, non conscient, de leur quête — eux-mêmes, le seul objet qu'ils soient assurés de ne pouvoir jamais atteindre ; parce que la motivation réelle de leur fuite en avant éperdue est l'impossibilité où ils se trouvent [47] de s'accepter eux-mêmes et de se poser les vraies questions.

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Il m'arrive d'être interrogé, à l'étranger, sur l'état présent de la philosophie en France. Je suis dans l'incapacité de donner une réponse satisfaisante. J'ai l'impression qu'il n'existe pas, en France, de champ philosophique, ni de langage unitaire, qui assurerait une certaine cohésion de la pensée, fût-ce dans l'opposition des points de vue. Le dialogue n'existe nulle part ; on aperçoit seulement de petites familles, des chapelles d'admiration mutuelle au sein desquelles se perpétuent des recherches ésotériques, limitées à des problématiques localisées, dont l'intérêt n'est pas évident pour les non-initiés ; l'obscurité du langage protège d'ailleurs ces spéculations contre les curiosités éventuelles. La linguistique a ses fervents, le sexe a les siens, on peut s'enfoncer dans la biologie, dans les fondements des mathématiques, cultiver patiemment son jardin secret avec l'aide de quelques complices, en attendant la grande fête du colloque qui réunira en quelques points de la planète les quinze ou vingt affiliés de la gnose en question, qui n'en sont que plus à l'aise pour se reconnaître mutuellement un génie occulté au profane.

Dans les temps obscurs du haut Moyen Age, les barbares de tous les horizons ayant submergé le territoire de la culture hellénique après avoir crevé le limes de l'Empire, l'universelle désolation laissa subsister, au fond des hautes vallées montagneuses, quelques petits cénacles détenteurs de parcelles du patrimoine disparu. Coupées du reste du monde, ces communautés gardaient jalousement les miettes de la Vérité perdue, essayant tant bien que mal de préserver ce qui restait, en vue de possibles restaurations en des temps plus propices. Et de fait, la diligence fervente de ces clercs ne fut pas vaine ; elle permit les renaissances à venir, où les fragments dissociés du sens se rassemblèrent dans l'unité d'un dessein d'humanité. Peut-être subsiste-t-il, dans la nuit philosophique d'à présent, [48] de vrais philosophes, gardiens du sens dont la fidélité sera un jour récompensée.

Pendant que j'écris ces lignes, dans le printemps de 1983, se déroulent à Paris les championnats internationaux de tennis. Un chroniqueur relate un événement surprenant. Contrairement à toutes les prévisions, la championne favorite pour le tournoi féminin de cette année a été éliminée par une jeune inconnue, âgée de dix-sept ans à peine. Le fait est d'autant plus bouleversant que la perdante, numéro un du tennis mondial, avait mis dans sa préparation toutes les chances de son côté. Elle bénéficiait des conseils éclairés d'une entraîneuse transsexuelle et travaillait son match avec l'aide d'un ordinateur. Je ne vois pas ce que le sexe des entraîneurs (ou entraîneuses ?), ou même le sexe des ordinateurs, peut avoir à faire dans un match de tennis ; je suis porté à croire que la victoire doit revenir au joueur le plus fort, le meilleur et le plus inspiré.

Le propos du commentateur me paraît révélateur de la confusion mentale du temps présent. Nous avons aujourd'hui des philosophes qui spéculent sur le sexe, et d'autres qui jouent avec les ordinateurs ; tous les accessoires du discours humain sont bons à prendre. Pourquoi pas une philosophie du point, de la virgule, ou du point-virgule ? Un jour, en Grèce, j'ai vu passer un camion qui portait sur son flanc l'inscription Metaphorai ; et je me pris à rêver à un gros traité sur la Métaphore du Déménagement et le Déménagement de la Métaphore — à partir de l'arche de Noé, dont on peut considérer qu'elle fut le premier camion de déménagement dans l'histoire de l'humanité. Un camion à la capacité considérable et, de plus, amphibie et insubmersible. Je dédie ce thème à plus génial que moi.

Le philosophe, tel que je le concevais au temps de Mythe et Métaphysique et tel que je le conçois encore aujourd'hui, est un donneur de sens. Sa mission n'est pas de perdre ses contemporains dans les labyrinthes du non-sens, ou de tel ou tel égarement choisi avec soin, mais de les aider, selon la mesure de ses moyens, à s'orienter dans la confusion générale. A travers les vicissitudes de la culture, les questions demeurent, celles à partir desquelles [49] il appartient à chacun de définir son identité propre. La question posée à Œdipe, aux origines de la mythologie d'Occident — la question de l'Homme. Et, corrélativement, la question du Monde et celle de Dieu.



[1] Cf. mon essai Situation de Maurice Leenhardt. ou l'Ethnologie française de Lévy-Brühl à Lévi-Strauss, 1964, dans le recueil Les sciences de l'homme sont des sciences humaines. Ophrys, 1967.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 31 mai 2014 9:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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