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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Georges Gusdorf, INTRODUCTION AUX SCIENCES HUMAINES.
Essai critique sur leurs origines et leur développement
. (1974)
Préface à l'édition italienne, 1972.


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Georges Gusdorf, INTRODUCTION AUX SCIENCES HUMAINES. Essai critique sur leurs origines et leur développement. Paris: Les Éditions Ophrys, Nouvelle édition, 1974, 522 pp. Association des publications près Les Universités de Strasbourg, fascicule 140. Une édition numérique réalisée par Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean. [Autorisation des ayant-droit le 2 février 2013 de diffuser l'oeuvre de l'auteur dans Les Classiques des sciences sociales.]

[i]

Introduction aux sciences humaines.
Essai critique sur leurs origines et leur développement.

Préface à l'édition italienne, 1972. [1]


Cet ouvrage a été publié en France en 1960, dans une conjoncture intellectuelle fort différente de celle d'aujourd'hui. L'auteur lui-même a pris du recul par rapport à son livre ; il s'est avancé sur la voie où il ne faisait alors que s'engager. Les écrits d'un homme sont aussi des moments de sa vie, des étapes de son développement. L'Introduction aux Sciences humaines était une introduction. Il me semble qu'elle doit garder ce caractère ; à vouloir la modifier, je la falsifierais. Habent sua fata libelli ; les livres ont leur destin. Comme les enfants, une fois nés, ils échappent à leurs créateurs et doivent courir leur chance pour leur propre compte.

Mais, tout en respectant l'intégrité de l'œuvre, il est possible à l'auteur de se retourner vers elle, de s'interroger à son sujet, et de préciser les cheminements qui ont conduit le penseur vers la formation de cette pensée. N'importe qui n'écrit pas n'importe quoi à n'importe quel moment. Les livres de science et de pensée, en leur objectivité apparente, peuvent donner à croire qu'ils possèdent une validité intemporelle, mais ils sont aussi les fruits des temps et des circonstances, des humeurs et des passions. On peut donc essayer de préciser leur inscription existentielle.

J'avais publié en 1956 un Traité de Métaphysique, dont le titre avait une valeur de défi. Il n'y était nullement question de la philosophia perennis ; il ne s'agissait en aucune façon d'une réflexion sur l'Etre, sur l'Absolu, où l’Etre exclut les êtres, et où le souci de l'Absolu fait obstacle à toute compréhension de la réalité.

Il n'y a pas d'autre monde que ce monde-ci ; la métaphysique a pour tâche essentielle de dresser l'inventaire des significations du monde. La philosophie retrouve ainsi sa fonction séculaire, qui est de justifier l'existence, comme la plénitude de la présence de l'homme à lui-même, au monde et à Dieu. Les penseurs de toujours, lorsqu'ils s'efforçaient de démontrer les articulations de l'être, trouvaient là une expression conforme à leurs aspirations dans le monde de leur temps. Nos exigences s'affirment autrement, mais, dans un langage différent, elles répondent sans doute à une intention identique.

Le métaphysicien classique cherche à établir le signalement d'une vérité transcendante ; l'opération ontologique du Cogito est le tour de passe-passe qui lui permet de mettre entre parenthèses le monde comme il va, de telle sorte que son affirmation doctrinale n'aura pas à craindre le choc en retour des circonstances d'ici-bas et leurs vicissitudes. Il obtient ainsi en toute sécurité une théorie rigoureuse dont le seul inconvénient est qu'elle ne s'applique à rien ni à personne.

[ii]

Mon ami Merleau-Ponty, dans sa Phénoménologie de la Perception, avait fait voir que la perception est la terre natale de la vérité, le point de départ et le point d'arrivée de toutes les investigations de la connaissance. Ainsi s'ouvrait la perspective d'une philosophie qui, grâce à l'application de la méthode phénoménologique, serait un immense examen de conscience de l'homme percevant, sentant et pensant, mais sans jamais rompre le contact de la présence au monde, sans jamais se démettre ou se désincarner. Telle était bien, me semblait-il, la voie à suivre ; l'entreprise métaphysique représente le seul accès direct à la réalité vécue.

Seulement, Merleau-Ponty est mort prématurément, sans avoir mené à bien la tâche entreprise dans la Phénoménologie de la Perception, il n'a publié, après son grand ouvrage, que des écrits de circonstances, des essais et chroniques, comme s'il s'était heurté, dans la voie où il s'était engagé, à d'insurmontables difficultés. La raison de ce demi-échec est peut-être que, si l'on considère la conscience qui vient au monde comme un commencement radical, elle devient une sorte d'absolu originaire, aussi insaisissable et inépuisable que le Cogito des métaphysiciens intellectualistes. La recherche de l'absolu dans le concret devient une poursuite aussi décevante que la chasse de l'Etre selon l'ordre des idées dans l'ontologie traditionnelle. Consciemment ou non, Merleau-Ponty s'est découragé devant la nécessité de repartir toujours à zéro, de reprendre toujours la même initiative, avec la seule certitude de n'aboutir jamais. Avant lui déjà, son inspirateur, Husserl, avait connu le même découragement.

Pour ma part, j'admettais la phénoménologie comme la seule voie d'approche vers la réalité humaine ; mais je ne pouvais accepter, chez Husserl, une sorte de métaphysique de l'intuition des essences, exprimée dans un langage dont l'hermétisme me rebutait. J'admettais l'épistémologie, mais je refusais l'ontologie, qui dégénérait si vite en une scolastique réservée à l'usage de quelques initiés. Je me méfiais de la prétention phénoménologique à la naïveté, à l'évidence ; je refusais l'idée d'un degré zéro de la connaissance, auquel il serait possible de revenir en pensée grâce à une procédure idéale quelle qu'elle soit. Il y a eu des époques où la stabilité des structures politiques, sociales, économiques et intellectuelles permettait au penseur de croire à la stabilité de la vérité. Mais nous vivons, nous autres modernes, sous le régime de l'accélération de l'histoire ; le monde sous nos yeux, ne cesse de se transformer dans ses dimensions matérielles et spirituelles. A tout moment se réalise une remise en jeu des significations. Les transformations de l'image du monde sont corrélatives d'une transformation de la conscience de l'homme.

Mais l'homme, en dépit des apparences, ne dispose pas d'un accès direct à sa réalité intime. Chacun, pour s'approcher de soi-même, doit faire le long détour de sa propre histoire. Il en est de même pour une métaphysique considérée comme l'examen de conscience de l'humanité. Les objets sur lesquels elle porte ne sont pas des réalités transcendantes, définies une fois pour toutes, mais des ensembles de représentations dont l'état présent, toujours provisoire, caractérise un certain moment de la conjoncture épistémologique et spirituelle. C'est ainsi que la voie d'une épistémologie conséquente m'est apparue comme devant emprunter le long détour des sciences humaines. Il faut renoncer à l'espoir de retrouver jamais le dialogue premier et dernier d'un sujet absolu avec un objet absolu. La définition traditionnelle de la vérité comme la [iii] coïncidence entre l'esprit et la chose suppose un troisième terme, un observateur placé lui-même en dehors de la confrontation, avec la possibilité de servir d'arbitre. Ce rôle revient tout naturellement au Dieu du rationalisme. Husserl n'avait pas renoncé pour sa part à faire la philosophie de Dieu. Celui qui cherche la voie d'une philosophie à l'échelle humaine doit accepter de penser la confrontation au sein même de la confrontation. La vérité qu'il cherche est une vérité qui le dépasse, parce qu'elle l'englobe, et parce qu'elle ne cesse de le remettre en question au gré des renouvellements de la situation vécue.

Ces indications ne manqueront pas de choquer les tenants d'une vérité monolithique et millénaire. Où allons-nous, objecteront-ils, si la vérité doit composer avec le temps et les hommes, avec la diversité des époques et la multiplicité des penseurs ? Les accusations de « psychologisme » et d'« historisme » sont toutes prêtes ; la vérité n'est plus la vérité si elle n'est pas immuable ; ce serait une contradiction dans les termes. A quoi je répondrai qu'il n'y a de contradiction qu'entre des termes qu'on a posés arbitrairement. Ce serait plus commode, bien sûr, si nous pouvions poser à la vérité nos propres conditions, mais ce serait présupposer cela même qui est en question. On peut mépriser le devenir de la culture et de l'humanité, si l'on en possède d'avance le dernier mot. Mais si l'on ne détient pas ce secret surhumain et inhumain, le sens de la vérité devient celui d'un chemin vers la vérité. Le penseur doit se frayer un passage à travers la diversité des circonstances, en déchiffrant de son mieux les significations des événements.

On ne peut pas philosopher à vide. Le rêve de l'origine radicale ou de la structure définitive n'est qu'une mystification, dont les échecs répétés, tout au long de l'histoire, auraient dû servir de leçon à ceux qui s'obstinent à reprendre à leur compte les rêveries de la pierre philosophale, but jamais atteint de tous les nostalgiques de la pensée pure. Le thème de la philosophie de l'esprit, qui serait seulement la connaissance de l'esprit par lui-même, ou plutôt la digestion de l'esprit par lui-même, est un produit tardif de la spéculation occidentale. La philosophie ancienne réfléchissait à partir de la réalité divine et humaine ; depuis les Présocratiques jusqu'à Aristote, elle s'est proposée de mettre au point un cosmos des pensées, susceptible de rendre raison du monde réel. Au moyen âge, la scolastique trouve son origine et sa fonction propre dans une méditation et réflexion de la Révélation ; elle s'efforce de concilier les exigences divergentes de la Parole de Dieu et de l'intellect humain.

À l'origine des temps modernes, la révolution mécaniste, dont Galilée fut le grand initiateur, met en honneur la nouvelle autorité de la science rigoureuse, qui prend conscience d'elle-même dans la méthode mathématique, et se lance à la conquête de l'univers, grâce à la théorie physique naissante.

Cette péripétie décisive a eu pour effet de fausser le développement de la conscience occidentale, qui s'est mise à rêver l'application au domaine humain dans son ensemble des procédures qui avaient si bien réussi dans un domaine particulier. Comme si les normes qui avaient fait leurs preuves dans l'ordre des mathématiques et de la physique devaient avoir pleine juridiction sur l'espace vital de l'humanité dans son ensemble.

Le génie de Newton se trouve à l'origine du malentendu positiviste. Newton, achevant l'œuvre de Galilée, met au point, à la fin du XVIIe siècle, un schéma systématique de l'univers physique. Après lui, pendant [iv] plus d'un siècle, les théoriciens vont rêver de faire régner dans tous les domaines de la connaissance, en psychologie, en biologie, en médecine, en sociologie, un ordre analogue à celui qui a prévalu dans le ciel et sur la terre. Cent ans après la publication du grand ouvrage de Newton, Kant soutient que la métaphysique doit pouvoir se présenter comme une science rigoureuse, et que le caractère distinctif de la science est la prépondérance de la méthode mathématique. Il ajoute même, non sans quelque imprudence, que la psychologie, parce qu'elle n'est pas réductible au calcul, ne pourra jamais prétendre à la dignité d'une science digne de ce nom.

Le triomphe du positivisme et du scientisme, au cours du XIXe siècle, a rejeté au second plan l'apparition d'une nouvelle forme de connaissance qui, dès le milieu du XVIIIe siècle, connaît en Europe un prodigieux développement. Cette connaissance s'attache à la réalité humaine, considérée comme un objet d'enquête objective, et traitée selon les exigences de méthodologies spécifiques. Le XVIIIe siècle n'a pas inventé les sciences humaines ; elles s'étaient déjà annoncées, ici ou là, à travers la diversité des espaces-temps culturels. Mais c'est au XVIIIe siècle que prennent vraiment conscience d'elles-mêmes les sciences historiques et philologiques, l'ethnographie, l'économie politique, la psychologie...

De toute évidence, la constitution des sciences humaines nous touche de plus près que le développement des disciplines physico-mathématiques. Or il ne semble pas que l'on n’ait jamais accordé aux sciences de l'humanité le même intérêt qu'aux sciences de la réalité matérielle. Tout se passe comme si l'intelligence humaine, en retard sur le devenir de la connaissance, n'était pas parvenue à se libérer des schémas mécanistes mis au point depuis le début du xvii' siècle. Les sciences rigoureuses définissent le prototype de toute vérité ; leur prééminence est attestée chaque jour par le développement de la civilisation technique, dont dépendent nos conditions de vie. L'espérance cybernétique (ou plutôt la désespérance), sous ses formes multiples, représente la dernière en date, et non la moins dangereuse incarnation de ce primat intellectuel de la machine.

Si l'on s'en tient à ce point de vue, les sciences humaines, pour autant qu'elles échappent encore à la juridiction des machines électroniques, demeurent des sciences inexactes et approximatives, sciences fort peu scientifiques en réalité. Renan, l'un des témoins français du mouvement des sciences historiques en Allemagne, après avoir lui-même glorieusement consacré sa vie à la philologie et à l'histoire des religions, finissait par douter de la valeur de ces disciplines. Il les traitait de « petites sciences conjecturales, qui se défont sans cesse après s'être faites, et qu'on négligera dans cent ans ». Et Renan, sensible au prestige de son ami Berthelot, regrettait de n'avoir pas choisi la voie droite et utilitaire de la chimie, science du réel et bienfaitrice de l'humanité. Autrement dit, on ne sait pas trop si les prétendues sciences de l'homme méritent cette appellation, ou si elles ne sont pas en réalité des disciplines littéraires et approximatives, simple domaine de culture, dont le seul intérêt serait de perpétuer les rêves et les erreurs des générations disparues.

Tel fut à peu près le point de départ de mes réflexions sur le renouvellement de la métaphysique. Pourquoi la métaphysique devrait-elle demeurer prisonnière d'un moment dépassé de l'histoire du savoir ? Il n'y a pas lieu d'en vouloir à Descartes s'il édifie une métaphysique de la physique, des mathématiques. Le système cartésien reflète l'image du nouveau monde mécaniste, tel qu'il est sorti de la révolution de 1630.

[v]

Mais il serait absurde de perpétuer à jamais la vérité épistémologique des années 1630. La métaphysique en tant qu'examen de conscience de l'humanité, doit être recommencée au fur et à mesure des renouvellements de la conscience que l'humanité prend d'elle-même. Depuis le XVIIIe, siècle, l'homme est devenu pour l'homme un objet de connaissance objective ; du même coup, l'être humain a découvert que rien ne lui est plus étranger que sa propre nature. La pensée humaine ne peut se dérober devant la responsabilité de prendre comme objet d'enquête le règne humain dans son unité et dans ses diversités.

La condition de l'homme est de vivre dans un monde humain, dont les seules sciences humaines peuvent nous livrer les différents aspects. L'homme, qui établit la vérité des choses, relève d'une intelligibilité spécifique, dont les modernes sciences de l'homme s'efforcent de retrouver les configurations. Il faut dénoncer l'antique malentendu perpétué par le mot même de métaphysique. Ce vocable, enfant du hasard, est un mot mal fait. À cause de physique, comme si toute vérité humaine devait nécessairement se situer dans la perspective de la connaissance de la nature matérielle, qui se voit ainsi reconnaître une injustifiable primauté sur la réalité humaine. De plus, le préfixe méta est également dangereux, car il donne à entendre que la vérité de l'être vient après celle du monde et de la nature, correspondant ainsi à un autre domaine, indépendant du premier. Or la vérité philosophique n'est pas une vérité ultérieure, intrinsèquement différente des vérités initiales de la nature et de l'homme. Son contenu, c'est la totalité des indications que fournit à travers les espaces-temps historiques l'inventaire de la condition humaine, réalisé par l'ensemble des savants qui travaillent dans tous les secteurs de la connaissance. L'entreprise métaphysique correspond à l'effort pour lier la gerbe des savoirs à travers lesquels s'annonce la réalité de l'homme et la réalité du monde.

C'est ainsi que j'en vins à l'idée de tenter l'entreprise d'une théorie des ensembles culturels, attachée à révéler les renouvellements des significations de la conscience. Mais la prise en charge des sciences humaines par la philosophie entraîne une reconversion des sciences humaines. Les sciences de l'homme ont suivi jusqu'à présent la ligne de plus grande pente de l'histoire du savoir. Peu nombreuses à l'origine, elles se sont éparpillées au fur et à mesure de l'éparpillement de l'espace épistémologique. Prises au piège de leur propre technicité, victimes de leurs procédures et de leur langage, elles sont devenues de plus en plus sciences et de moins en moins humaines ; elles ont perdu en cours de route l'intention d'humanité qui les animait au départ.

Cette mésaventure du savoir est l'un des drames majeurs de la culture contemporaine. Le philosophe peut retrouver ici un rôle à sa mesure : face aux spécialistes de toutes les spécialités, il peut devenir le spécialiste de l'humanité. Il lui appartient de remonter la, pente de la dégradation de l'énergie épistémologique, et de regrouper ce que l'analyse a dissocié. Le philosophe doit reprendre l'immense recueil des informations accumulées au cours des siècles par toutes les disciplines humaines, afin d'y découvrir le visage de l'homme.

La situation actuelle des sciences humaines n'est qu'un moment dans une enquête à jamais inachevée. Ces sciences ne nous apportent pas une photographie d'un réel extérieur et définitif ; elles interviennent comme des facteurs dynamiques dans le mouvement de la civilisation. Les sciences de l'homme contribuent à l'édification de l'humanité. Celui qui court après son ombre ne la rattrapera pas ; mais il se transforme [vi] lui-même au fur et à mesure des résultats acquis et du chemin parcouru.

C'est pourquoi le philosophe ne doit pas se laisser captiver par la plus récente actualité. Il y a des modes dans le domaine des sciences humaines comme ailleurs ; un certain snobisme s'imagine toujours que la dernière idée ou la prochaine enquête vont arrêter la recherche à tout jamais, et révéler la solution. Si la suite des temps a dissocié les sciences humaines, la recherche historique permettra de retrouver le sens de l'unité perdue, et peut-être d'indiquer le sens de l'unité à retrouver.

Telle m'apparaissait, vers 1957, la tâche à entreprendre. Tâche de philosophie, mais qui aurait pour matière l'épistémologie et l'histoire. Le projet était de suivre à la trace cette connaissance de l'humanité par elle-même, poursuivie par tous ceux qui ont essayé de déchiffrer le mystère de l'existence à travers les aventures de la culture.

*
*      *

Les sciences humaines ont l'homme pour objet. La méthodologie physique ou mathématique est aussi déplacée dans le domaine humain que le serait dans les sciences physiques ou mathématiques, une méthodologie de type psychologique. La physique positive est née lorsque Galilée a déblayé le champ expérimental des significations trop humaines qui y traînaient depuis les origines de l'humanité. Mais si les significations humaines sont déplacées en physique, il est stupide de soutenir qu'elles ne sont pas à leur place en psychologie, en histoire ou en économie... L'anthropomorphisme, qui est un obstacle épistémologique dans l'ordre des sciences de la nature, devient le fondement même de l'épistémologie dans le domaine humain.

On peut faire une anatomie et une physiologie du sourire, en décrivant des circuits sensori-moteurs, des réseaux de nerfs, des systèmes de muscles mis en mouvement par une excitation extérieure déclenchant une réponse du sujet. On peut tenter de calculer le sourire en intensités électriques ; on peut mesurer la tension artérielle et analyser les urines. On établira ainsi que le sourire met en oeuvre un appareillage extrêmement compliqué, si bien que la production d'un sourire apparaîtra comme un phénomène hautement improbable, à moins que l'on ne dispose d'un ordinateur de taille moyenne. Puis viendra un cybernéticien, qui construira un modèle électronique du sourire, lequel permettra à une calculatrice à grand rendement de débiter plusieurs millions de sourires à la seconde. Je ne dis pas que tout cela soit sans intérêt ; il se pourrait que l'on ajoute ainsi quelque chose à notre connaissance du sourire. Mais un sourire est un fait humain qui appartient à la réalité humaine. Le sourire de la fille amoureuse, le sourire de la mère à son enfant, le sourire de la Joconde ont leur sens et leur valeur dans l'ordre des significations humaines, irréductible à la physiologie ou à l'électronique. Pour comprendre un fait de ce genre, il faut s'établir dans le domaine humain, dont toutes les implications se trouvent dès le départ présupposées.

L'homme ne peut être compris qu'en langage humain ; cette constatation fut pour moi la clef d'un savoir nouveau. Un jour, comme je feuilletais Les Ruines, le curieux livre de l'idéologue français Volney, une note me frappa, qui suggérait aux autorités révolutionnaires de Paris la création d'un Musée de l'Homme, et ajoutait qu'une institution de ce genre existait déjà à Saint Pétersbourg. Puis je trouvai chez l'Ecossais David Hume l'expression « science de l'homme », et la suggestion [vii] d'une « géographie mentale ». Ces formules me frappèrent comme ayant un accent neuf en leur temps. L'homme de la métaphysique traditionnelle, créature de Dieu égarée en ce bas monde, mais bénéficiant d'un statut ontologique, n'est pas un objet de science. Pour parvenir à l'idée d'une science de l'homme, il fallait surmonter une contradiction dans les termes et remettre en question avec l'intrépidité de Hume, les évidences les plus sacrées.

Je tenais deux anneaux d'une chaîne. Hume, c'était la tradition de l'empirisme anglo-saxon, depuis Francis Bacon et Locke ; c'était la philosophie expérimentale d'inspiration newtonienne, qui devait susciter en France le mouvement de l'Encyclopédie. Mais Hume est aussi le contemporain de Linné, qui fait figurer l'espèce humaine dans son tableau général des espèces animales, ouvrant ainsi la possibilité d'une histoire naturelle de l'homme. Quant à Volney, il appartient à l'équipe des Idéologues, continuateurs de l'Encyclopédie, qu'ils s'efforcent de faire passer à l'acte dans la France révolutionnaire. Or l'idéologie, selon son théoricien Destutt de Tracy, veut être une branche de la zoologie, et l'idée de science de l'homme se trouve au cœur de la préoccupation idéologique.

Ces pensées éparses trouvèrent leur première expression dans un article Pour une histoire de l'idée de science de l'homme ; publié en janvier 1957 par Diogène, la revue de l'U.N.E.S.C.O. Ce texte qui protestait contre le retard de la recherche dans un domaine capital pour la culture occidentale, était un manifeste en faveur de la spécificité irréductible des sciences humaines. J'avais, à l'époque, plus de bonne volonté que de connaissances réelles ; mais je disposais désormais d'un programme de travail ; je savais de quel côté trouver la matière de la réflexion métaphysique. Car le philosophe qui, tel Montaigne dans sa tour ou Descartes en son poêle, croit disposer d'un accès direct à la connaissance de soi, découvre au profond de lui-même une individualité conforme aux normes de son époque. Montaigne exprime le déclin des grandes espérances renaissantes ; Descartes incarne de tout son génie la passion baroque de l'aventure intellectuelle. Celui-là même qui croit rompre avec les normes établies, ne les domine qu'en leur obéissant. La philosophie, en tant que connaissance et jugement de l'homme par l'homme, présuppose donc une histoire de l'humanité de l'homme, un inventaire des formes successives de cette première conscience et évaluation de soi, que la culture régnante propose à chaque individu, et qui se transforme insensiblement de génération en génération.

Étudiant les origines et les développements des sciences humaines, j'entreprenais un inventaire chronologique de la conscience de soi particulière à l'homme d'Occident. Ce serait un travail historique, portant sur le développement corrélatif de l'épistémologie et de la métaphysique. Jusque-là, l'histoire de la philosophie ne m'avait jamais tenté. J'y voyais un labeur d'érudition, dont les servitudes philologiques me paraissaient peser beaucoup plus lourd que les bénéfices éventuels. Mais subitement, le problème qui s'était imposé à moi me passionna, et je me mis à parcourir avec des enthousiasmes d'explorateur les magasins abondamment garnis de la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg.

Il ne s'agissait plus, en effet, d'une histoire de la philosophie au sens traditionnel, c'est-à-dire d'une analyse logique des systèmes successifs, où l'on s'ingénie à désarticuler les doctrines pour les recomposer, le fin du fin étant de mettre un auteur en contradiction avec lui-même [viii] et avec ses voisins. L'espace de ma recherche n'était plus le no man's land des théories ; c'était le domaine de la pensée humaine en quête d'elle-même, sous toutes les formes que peut prendre l'entreprise de la connaissance. L'histoire des idées, étroitement associée à l'histoire des hommes, prenait le pas sur l'anhistorisme métaphysique. Médecins, philologues, historiens, anthropologistes, juristes et économistes, théologiens sont les témoins, et ensemble les artisans, de la conscience culturelle de l'humanité. Leurs découvertes jalonnent à travers les siècles le renouvellement des valeurs.

Je m'aperçus alors que les instruments de travail pour une telle enquête faisaient regrettablement défaut. L'histoire des mathématiques, de l'astronomie, de la mécanique, de la physique ont donné lieu, en langue française, à des recherches nombreuses, et parfois de grande valeur ; l'histoire des sciences humaines restait encore à écrire. Il existait bien des notices, des résumés, où tel ou tel spécialiste donnait en quelques paragraphes, en quelques noms et en quelques dates, une esquisse de ce qu'il croyait être le développement de sa science. Mais on découvrait assez vite que ces abrégés se recopiaient les uns les autres, et que d'ailleurs leurs auteurs, en règle générale, ne connaissaient ni les livres ni les hommes qu'ils mentionnaient. Il s'agissait seulement d'une sorte de folklore corporatif, en forme de distribution des prix : Un Tel a découvert ceci ; un Autre a révélé cela, et à force de vérités ainsi accumulées, telle ou telle discipline est parvenue à la situation brillante où on la voit aujourd'hui, grâce aux bons offices des spécialistes contemporains.

Cette carence bibliographique atteste le peu d'intérêt dont bénéficiaient en France l'histoire et l'épistémologie des sciences humaines. Ce domaine inexploré n'était nulle part matière d'enseignement ou d'examen. Aussi bien serait-il injuste d'incriminer ici seulement les philosophes, comme si leur incombait le travail méthodologique à propos de toutes les disciplines. Chaque science devrait approfondir sa propre généalogie. Un savant sans histoire est un homme sans passé. À cet égard, la plupart de nos spécialistes sont des amnésiques. « Le savant ne peut légitimement prétendre à une connaissance complète et profonde de sa science, écrivait Georges Sarton, s'il en ignore l'histoire. » [2]. Et Blainville, l'ami d'Auguste Comte, observait en 1845 : « L'histoire de la science est la science elle-même. » [3]. La dimension historique est une voie d'approche vers chaque savoir spécialisé. Selon lord Acton, l'histoire « n'est pas seulement une branche particulière de la connaissance, mais un mode particulier et une méthode de connaissance dans les autres branches (...). La pensée historique est plus que le savoir historique. » [4].

Aucune science de l'homme n'est isolable de toutes les autres ; les idées, les thèmes, les doctrines, et même les savants, circulent d'un compartiment à l'autre, si bien que l'unité et la continuité d'une quelconque branche de l'ensemble résultent d'une illusion d'optique. Chacune des sciences humaines ne trouve sa signification véritable que par référence à une science de l'homme, unitaire et générale. Pour bien comprendre l'histoire d'une discipline, il faudrait connaître l'histoire [ix] de toutes les autres. L'histoire de l'historiographie n'est pas seulement l'histoire des historiens ; l'histoire de la biologie ne se limite pas à l'histoire des biologistes, et l'histoire de l'économie politique se passe en majeure partie en dehors de la vie économique. Rien n'est plus vain que les recueils collectifs où, sous le titre fallacieux d'Histoire de la Science ou, plus modeste, d'Histoire des Sciences, un certain nombre de savants exposent le développement de leur discipline à travers les âges. En dépit de leur bonne volonté, ils sont d'ordinaire dépourvus de formation historique et d'esprit historique ; il leur manque surtout le sens du champ unitaire du savoir. À leurs yeux, la Science est la somme des sciences, chacune d'entre elles se développant indépendamment des autres.

*
*      *

L'Introduction aux Sciences humaines prétendait tenter quelque chose qui n'avait pas été tenté. C'était un livre infaisable. Il ne s'agissait ni d'un traité d'épistémologie, ni d'un livre d'histoire des sciences ou d'histoire de la philosophie, mais d'un peu de tout cela à la fois. Dans cet essai d'histoire des idées, ou plutôt d'histoire de la culture, les philosophes figurent côte à côte avec les savants, et pour cause, parce que longtemps les savants ont été philosophes, et les philosophes savants. La science de chaque époque est reliée à l'art, à la religion, à la philosophie, au style de vie tout entier, au sein d'un même contexte culturel. Chaque événement de la science est un avènement de la conscience, et un élargissement de l'horizon humain.

Pour mener à bien un tel ouvrage, il aurait fallu être spécialiste de toutes les spécialités, médecin et biologiste, anthropologiste, ethnologue, économiste, historien, philologue, etc. ; il aurait fallu, au surplus, être un spécialiste de la généralité. Sans doute ces qualifications multiples ne sont-elles pas compatibles entre elles. De là les défauts de ce travail, ses insuffisances et ses inévitables lacunes. Son principal mérite était sans doute d'exister, et de manifester, par son existence même, les lettres de noblesse des sciences humaines. Je n'espérais pas convaincre les spécialistes, prisonniers de routines invétérées ; j'espérais faire réfléchir les jeunes, les nouveaux venus dans le domaine des sciences ou de la philosophie. Ceux-là pourraient être invités à prendre conscience de l'unité humaine, comme un sens et comme une exigence. Car cette unité est un état d'esprit. Et si elle ne s'affirme pas au départ de la recherche, on peut être certain qu'elle ne se trouvera pas à l'arrivée.

Le domaine de la pensée interdisciplinaire est un no man's land. Mon livre tentait de nier la division du travail intellectuel, de remettre en question les limites, les frontières, les fondements ; il ne respectait pas les chasses gardées et les interdits, il gênait tout le monde. Les spécialistes de l'histoire, de la psychologie, de la sociologie, de la médecine considèrent chacun leur propre discipline comme prépondérante et, à l'intérieur de cette discipline, leur tendance particulière comme exclusive de toutes les autres. On ne modifie pas sans peine les habitudes mentales, solidement étayées par les intérêts bien entendus. Car le domaine des sciences humaines est aussi une féodalité, un réseau de seigneurs de toute envergure, grands princes et petits barons, dont chacun règne sur un territoire qu'il est résolu à défendre contre tous les empiètements, avec le concours vigilant de ses vassaux de tout grade. La recherche scientifique et le haut enseignement universitaire dissimulent derrière leurs nobles façades des conflits souvent sordides, des [x] rivalités sans merci pour la conquête du pouvoir intellectuel et de l'argent.

Dans ces conditions, un franc-tireur, qui ne respectait pas les règles du jeu ne pouvait guère espérer recevoir un bon accueil de la part des autorités en place. J'ai cru qu'il fallait persévérer dans la voie où s'engageait, en 1960, l'Introduction aux Sciences humaines. En cherchant à compléter mon information, j'en vins à rêver d'une sorte de philologie générale de la culture. Je me trouvais conduit à préparer une histoire générale des significations humaines, qui engloberait à la fois l'histoire des différents savoirs, l'histoire des littératures, des religions et des idées, l'histoire du savoir humain et de la pensée en tant qu'établissement de la communauté humaine dans l'univers où elle fait résidence. Il y a d'âge en âge une conjoncture intellectuelle et spirituelle, qui sert de foyer de référence commun aux tentatives des savants, des artistes, des philosophes. L'histoire de la culture serait cette histoire fondamentale des représentations et des valeurs, décor de la pensée et de l'existence, centre de gravitation de toute intelligibilité.

J'ai persévéré, depuis 1960, dans la voie où m'engageait cette Introduction, avec l'espoir de rendre ainsi à la réflexion philosophique son sens et son authentique vocation. Car la dissociation de la philosophie et des sciences humaines est contraire à la grande tradition de la pensée, telle que la représentent un Aristote, un Leibniz, un Kant, un Hegel, entre beaucoup d'autres. L'idéalisme, le spiritualisme, qui poursuivent une méditation solitaire et vide de tout contenu, me paraissent une perversion de la fonction de la pensée. Ce séparatisme métaphysique, sans doute hérité de la théologie catholique, est un caractère particulier de la culture française. Rien de tel en Allemagne, où le travail fécond des universités, depuis deux siècles et demi, maintient les liens entre la philosophie et l'histoire, la théologie, la philologie, l'archéologie, etc. Dans les pays anglo-saxons, la tradition de l'empirisme expérimental depuis Francis Bacon et Locke jusqu'à Hume, Bentham et Stuart Mill, assure un meilleur contact entre la réflexion philosophique et le contenu concret de la réalité humaine.

L'espace de la connaissance constitue un domaine unitaire. Depuis un siècle, les événements intellectuels majeurs, dont les philosophes eux-mêmes ont dû tenir compte, en dépit de leurs résistances opiniâtres, ont été le fait de chercheurs qui n'étaient ni des métaphysiciens ni des universitaires, mais qui ont renouvelé notre connaissance de l'être humain. Marx est d'abord un économiste, conduit par ses recherches à des vues d'ensemble sur le devenir de l'humanité. Darwin est un biologiste qui, renouvelant le sens du concept traditionnel d'évolution, a ouvert des perspectives fécondes dans tous les secteurs de la connaissance. Freud enfin, neurologue et psychiatre, a fourni des instruments épistémologiques pour la compréhension de la réalité humaine dans l'ensemble de ses manifestations.

Freud, Darwin, Marx, en dehors de tout dogmatisme étroit, ont transformé les significations du savoir humain. Tout en travaillant chacun dans son domaine propre, ces trois grands noms ont été les maîtres de cette pensée interdisciplinaire dont il faudrait maintenant élaborer le statut. Leur exemple prouve que les grandes découvertes, niant la division du travail intellectuel, se répercutent de proche en proche à travers l'espace mental dans son ensemble. Il n'y a là rien de surprenant si l'être humain est le point de départ et le point d'arrivée de toutes les interprétations qui le concernent. La science de l'homme [xi] est le foyer de toutes les sciences humaines, qui sans cesse communiquent et communient dans leur projet.

Ce que je souhaitais, ce que souhaite, c'est l'entreprise d'une recherche fondamentale dans le domaine des sciences humaines. Les disciplines actuellement existantes présupposent un découpage de notre espace mental, dont il faudrait essayer de dégager la cohérence interne et les rythmes d'ensemble. La nouvelle recherche s'efforcerait de définir l'unité de l'homme dans sa spécificité ; elle aurait pour tâche d'élaborer une théorie des ensembles culturels.

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Depuis 1960, des faits nouveaux sont intervenus dans la vie intellectuelle. Ils ne me paraissent pas de nature à modifier la position que j'avais adoptée.

Des études plus nombreuses que naguère sont consacrées à l'histoire des sciences humaines : psychologie, ethnologie, linguistique, etc. Certains de ces travaux sont fort estimables ; d'autres ne sont guère que des notices de seconde main, qui ne se donnent pas la peine de remonter aux sources. Mais le défaut le plus fréquent de ce genre de livres est qu'ils sont d'ordinaire l'œuvre de spécialistes qui entreprennent d'éclairer les origines de leur discipline. Celle-ci leur apparaît comme un devenir autonome et continu dans la suite des temps. Il s'agit là d'une illusion d'optique ; une science quelle qu'elle soit, ne s'appartient pas à elle-même ; son devenir est, à tout moment, solidaire du devenir général du savoir, auquel elle est liée par la mutualité des significations, des valeurs, des schémas empruntés et reçus. Si bien que le spécialiste qui ne connaît que sa spécialité, et la referme sur elle-même, ne connaît pas sa spécialité.

En dehors de ces histoires particulières, une forme nouvelle de recherche interdisciplinaire s'est développée en France ces dernières années. Les penseurs dits « structuralistes » ont présenté une conception originale de la pensée, qui s'applique à l'histoire des sciences humaines. Claude Lévi-Strauss et Michel Foucault, en particulier, mettent l'accent sur la logique interne qui régit l'ordonnancement des représentations individuelles en un certain moment de l'histoire. A l'idée d'une vision du monde consciente, que chaque homme adopterait, en accord avec les présupposés régnants dans le milieu culturel (Weltanschauung), les structuralistes substituent la conception d'un système inconscient, principe régulateur s'imposant souverainement à toutes les démarches de la pensée. Cette pensée de toute pensée est une pensée sans pensée, d'une parfaite rigueur logique, condition de toute réflexion, mais non objet de réflexion pour ceux qui sont soumis passivement à l'influence de ce premier moteur de la connaissance.

L'épistémologie structurale est valable à travers l'espace mental d'une époque donnée, sans distinction de compartiments spécialisés. Le système du savoir déploie un réseau de relations rigoureusement articulées, qui constituent le « code » du savoir, à la manière d'une axiomatique interdisciplinaire. Celui qui se rendrait maître de ce code détiendrait la science suprême, clef de toute intelligibilité dans quelque domaine que ce soit ; la biologie et la médecine, la linguistique, l'économie, la sociologie, etc. se tirent déductivement des principes suprêmes, une fois ajoutées les quelques variables relatives au territoire considéré. L'ordre des structures définit un inconscient collectif, d'autant plus parfaitement cohérent qu'il échappe à l'arbitraire des initiatives individuelles. La « pensée sauvage » des primitifs, analysée par Lévi-Strauss, révèle une [xii] merveilleuse algèbre, une combinatoire dont les ressources surpassent en finesse les schémas les plus retors des logiciens modernes.

Au niveau d'abstraction suprême ainsi atteint, les difficultés, incertitudes et contradictions de l'histoire du savoir s'évanouissent d'elles-mêmes ; les vicissitudes phénoménales se résorbent dans l'ordre essentiel, dont la contemporanéité idéale n'a pas à tenir compte des dates et des noms propres, des incohérences apparentes. La suite des accidents importe peu, car la vérité est manifestée dans son autorité anhistorique ou transhistorique, d'autant plus et d'autant mieux souveraine qu'elle échappe, en principe, aux prises de la conscience réfléchie. Nous apprenons néanmoins qu'il existe des « coupures épistémologiques » ; il arrive qu'un « système » en remplace un autre, sans qu'on sache trop pourquoi, en vertu d'une sorte de tremblement de terre épistémologique. La configuration de l'espace mental se trouve subitement transformée ; les« structures » constituent un nouvel ordonnancement, sans doute ni plus vrai, ni moins, que le précédent.

Il est difficile de se prononcer sur ces conceptions ; d'ailleurs, par hypothèse, la pensée humaine se trouve exclue de la vérité ; elle se déploie, semble-t-il, en dehors de la vérité, ou à l'envers de la vérité. L'intervention de la conscience ne peut que troubler l'ordre du système, dont l'inaltérable validité ne saurait admettre le choc en retour des fantaisies et illusions des subjectivités individuelles. L'homme n'est qu'un empêchement à la vérité, si bien que Michel Foucault est conduit, en toute logique, à prononcer que l'homme n'existe pas. Les philosophes de l'âge des Lumières ont inventé de toutes pièces ce fantasme, propre seulement à troubler le bel ordre cybernétique de l'appareillage conceptuel. Les sciences de l'homme se résorbent en un univers du discours dont la circonférence est partout et le centre nulle part ; les sciences de l'homme parvenues à leur apogée seront des sciences sans l'homme.

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La mort de l'homme, proclamée par les nouveaux prophètes, est la conséquence logique et ontologique de la mort de Dieu, annoncée à l'Occident depuis bientôt un siècle et demi par toute une série de penseurs. Mais il ne s'agit plus ici seulement d'épistémologie, de théorie de la science. Ce qui est en question, c'est la destinée même de l'humanité dans le moment présent de la civilisation. La doctrine de la mort de l'homme convient parfaitement à un siècle qui a inventé les fascismes, les totalitarismes de toute espèce, au siècle d'Hitler et de Staline, des camps de concentration et de la bombe atomique. En dehors même de toute référence à ces paroxysmes eschatologiques, il est clair que le développement incontrôlé des déterminismes techniques et économiques ne peut considérer la personne humaine comme un centre d'intérêt et de valeur. La mort de l'homme s'inscrit chaque jour sous toutes sortes de formes dans les journaux.

Le problème serait alors de savoir si la fonction du philosophe se réduit à s'incliner devant le tragique quotidien, en lui conférant de surcroît la bénédiction de la logique. Une telle attitude revient à une démission de l'existence humaine devant la force des choses ; le domaine humain n'est qu'un jeu d'illusions et de fantasmes, ainsi que l'enseignaient déjà les matérialismes scientistes à la mode du XIXe siècle. Or il est absurde de soutenir que les intentions et significations, les projets de l'humanité sont sans effet aucun sur l'ordre des choses ; toute [xiii] l'histoire de la civilisation s'inscrit en faux contre cette thèse. L'instauration de la puissance technique affirme le droit de reprise de l'ingénieur sur les déterminismes qu'il utilise ; la médecine accroît les possibilités de la vie. De génération en génération, l'homme ne cesse de transformer la nature en lui obéissant, en reprenant à son compte des mécanismes de mieux en mieux connus. Il faut un singulier aveuglement, une volonté d'automutilation poussée jusqu'au suicide, pour refuser de telles évidences.

Selon Novalis, « le monde de l'homme est maintenu par l'homme, comme les particules du corps humain sont maintenues par la vie de l'homme. » Les sciences humaines constituent des affirmations du vouloir-vivre propre à la communauté humaine ; le fait qu'elles sont mal comprises et mal utilisées ne doit pas dissimuler qu'elles sont aussi susceptibles d'un bon usage, qui peut contribuer à préserver l'humanité des maux dont elle souffre, et dont elle risque de périr.

La connaissance interdisciplinaire doit assumer la tâche de constituer une anthropologie fondamentale, regroupant les données fournies par les disciplines particulières. Elle doit dégager la forme humaine d'ensemble, et définir les schémas de condensation autour desquels s'organise toute compréhension de la réalité humaine. Bien entendu, il ne s'agit pas de créer de toutes pièces une anthropologie doctrinale a priori, une philosophie de plus, aussi vaine que toutes les philosophies. La science de l'homme, est une science qui cherche l'homme, et non une science qui l'a trouvé. Elle se perd elle-même dès qu'elle croit s'être trouvée ; mais elle ne se chercherait pas si elle ne s'était déjà trouvée.

La connaissance de l'homme et du monde est la tâche de l'homme. La connaissance de l'homme et du monde est ensemble l'édification de l'homme et du monde. Dans l'enquête des sciences humaines, c'est l'homme qui fait les demandes et les réponses. Mais celui qui a trouvé la réponse n'est pas le même que celui qui a posé la question ; car la position de la question est déjà une prise de conscience, et la recherche, puis éventuellement la découverte, de la réponse, entraînent modification de l'interrogateur.

Le drame de la culture moderne, c'est que, sous la pression de déterminismes et d'intérêts contradictoires, l'image de l'homme s'est brouillée. C'est cette image dissociée qu'il s'agit de restaurer, selon le langage de notre époque. Il faut reconnaître aujourd'hui à l'anthropologie cette priorité de signification que la scolastique accordait à la théologie. Aux exigences méthodologiques des sciences humaines particulières, l'exigence anthropologique doit superposer une réclamation, toujours la même, et qui pourrait s'exprimer par la formule : « Qu'as-tu fait de ton frère ? ».

[xiv]


[1] Introduzione alle scienze umane, trad. Rolando Bussi, Bologna, Societa editrice II Mulino, 1972.

[2] Georges SARTON, L'Histoire de la Science, Isis, no 1, Gand 1913, p. 33.

[3] H. DE BLAINVILLE, Histoire des Sciences de l'Organisation, Paris, 1845, t. I, p. VIII.

[4] BUTTERFIELD, Man on his Past, Cambridge University Press, 1955, p. 6.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 19 février 2014 12:54
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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