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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Georges Gusdorf, Lignes de vie 2. Auto-bio-graphie. (1991)
Préambule


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Georges Gusdorf, Lignes de vie 2. Auto-bio-graphie. Paris: Les Éditions Odile Jacob, 1991, 504 pp. Une édition numérique réalisée avec le concours de Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean. [Autorisation des ayant-droit le 2 février 2013 de diffuser l'oeuvre de l'auteur dans Les Classiques des sciences sociales.]

[9]

Préambule

Livres du Moi, Selfbooks, Selbstzeugnisse composent, au cœur de la littérature d'Occident, une région privilégiée, foyer d'animation et centre d'interprétation pour une recherche d'identité à la faveur de laquelle l'être humain se propose de s'annoncer à lui-même, et d'annoncer aux autres, dans certains cas, la vérité intrinsèque de ce qu'il est. Le livre sur les Écriture du Moi évoque les variétés de ces écritures dans l'espace européen, il retrace leur développement historique, puis s'efforce de dévoiler les intentions secrètes de ces investigations toujours recommencées en dépit des échecs, et qui doivent parvenir dans l'échec même à certaines formes de satisfaction, suffisantes pour maintenir l'exigence initiale et justifier le renouvellement de l'entreprise.

Achevé ce premier essai, je n'étais venu à bout ni de ma documentation ni de ma curiosité. Une nouvelle approche s'imposait, non plus par le cheminement d'analyses et de digressions, mais par la voie directe. Mon ami James Olney, professeur à la Louisiana State University à Bâton Rouge, avait publié dans la revue South Atlantic Quarterly (77-1978) un essai intitulé Autos-Bios-Graphein, The Study of autobiographical Literature, recension d'ouvrages récents concernant ce domaine de recherche. Ce titre simple et lumineux indiquait une approche globale et synthétique, en prise directe avec l'avènement, avec l'événement de la connaissance de soi. Reconnaissance de dette attestée, sinon soldée, par la dédicace de cet ouvrage à l'amitié de James Olney.

Le mot Auto-Bio-Graphie est un vilain mot, artificiellement médical, un mot sans âme, dépourvu de vibration historique et d'enchantement poétique, ce qu'il faut pour les professionnels de la critique dite littéraire. Mais ce mot antipathique [10] a le mérite au moins de dire ce qu'il dit, avec une rare précision. Autos, c'est l'identité, le moi conscient de lui-même et principe d'une existence autonome; Bios affirme la continuité vitale de cette identité, son déploiement historique, variations sur le thème fondamental. Entre l’Autos et le Bios, le dialogue est celui de l'Un et du Multiple, dialectique de l'expression, fidélité et écarts au cœur de l'existence quotidienne, dont l'individualité forme l'enjeu, hasardé de jour en jour au long des fortunes et infortunes de la vie. La Graphie, enfin, introduit le moyen technique propre aux écritures du moi. La vie personnelle simplement vécue, Bios d'un Autos, bénéficie d'une nouvelle naissance par la médiation de la Graphie. L'écriture n'est pas simple inscription, redoublement d'une réalité préalablement donnée; elle ne se contente pas d'enregistrer, elle intervient comme un facteur dans la conscience de l’Autos en son identité et du Bios en son ordonnancement historique.

Un être humain est d'abord une existence organique, dont l'individualité neurophysiologique devra se parachever pendant plusieurs années avant de parvenir à maturité. La conscience de soi, constitutive de l’Autos, n'intervient qu'après un long délai, un retard considérable par rapport à la venue au monde du Bios en sa nudité première. Quant à l'écriture, elle est le fruit d'un apprentissage tardif, commencé, dans une scolarité normale, au cours de la sixième année ; mais le maniement complet de cette technique, la maîtrise de la rédaction sont longs à acquérir. La pratique du journal intime, forme initiale de la connaissance de soi, est l'une des caractéristiques de l'adolescence, âge des premières interrogations existentielles à la faveur desquelles la personnalité se pose la question du sens de la vie.

L'approche raisonnée de l’Auto-Bio-Graphie, décomposée en ses facteurs premiers, suggère donc, selon l'ordre des priorités chronologiques, la série Bio-Auto-Graphie, l'écriture étant la dernière venue. Retard apparent; c'est elle qui exerce un droit de priorité dans les écritures du moi, en vertu de son initiative, de son pouvoir constituant pour la détermination de l’Autos et du Bios, et pour la négociation de leurs rapports. L'ordre réel de l'étude doit donc être Graphie-Bio-Auto. Si j'avais été un de ces esprits novateurs et audacieux qui font faire à la science de prodigieux bonds en avant, ce livre s'intitulerait GRAPHIBIAUTO, ce qui lui vaudrait la sympathie immédiate de tous les provocateurs qui rêvent de « casser » la langue française. Un mot fameux de Goethe dit à peu près qu'une injustice vaut mieux qu'un désordre; plutôt une entorse à la logique qu'un barbarisme. J'ai choisi de rester fidèle à un vocable médiocre, vieux de deux siècles, mais dont les composantes ont le mérite de mettre en lumière les trois couches de sens dont la coexistence et l'enchevêtrement justifient les difficultés et contradictions toujours renaissantes auxquelles se heurtent les écritures du moi.

On imagine d'ordinaire l'identité personnelle comme une réalité fixe, donnée une fois pour toutes dans un espace abstrait et absolu. Victor Hugo, [11] l'Homme et l'Œuvre, titrent sans problème des livres scolaires qui se flattent de faire le tour, dans le champ littéraire ou artistique, de n'importe quelle œuvre ou de n'importe quel homme. Autour du Moi de cet homme, autour de son Autos, figé en manière de statue, graviteraient les écritures, les siennes et celles des autres, à des distances plus ou moins grandes; et petit à petit, par approximation progressive, les descriptions parviendraient à coïncider avec cet objet idéal, prisonnier des déterminations d'un discours adéquat.

Or l'être personnel d'un humain n'est pas assuré dans le temps; il varie avec le temps. Depuis le garçon ou la fille de 15 ans jusqu'à l'adulte de 30 ou 50 ans, jusqu'au vieillard de 75 ans se poursuit l'inscription successive de l'expérience acquise, choc en retour du Bios sur l’Autos. Rien ne permet d'imaginer que la ligne de vie d'un individu est prédestinée dans son horoscope ou dans ses gènes ou dans son caractère intelligible. Les opportunités varient, mais l'image le fige en un moment de ce parcours sur la terre des vivants, censé représentatif de tous les autres. Hugo, le barbu sénateur inamovible de la démocratie humanitaire et sociale, prix Nobel de la paix et président honoraire d'Amnesty International, n'a pas grand-chose de commun, à première vue, et même à la seconde, avec le jeune poète lauréat des jeux floraux, chantre du trône et de l'autel sous le roi absolu Charles X.

Le Bios, la vie, correspond à l'amplitude totale du champ existentiel défini par le déploiement de l’Autos, de l'individualité dans la diversité des espaces et des temps. Mais nous ne sommes jamais tout ce que nous sommes; jamais nous n'utilisons simultanément le potentiel total de disponibilités qui sommeillent en nous, informulables et informulées, en attente d'occasions; occasions trouvées, occasions perdues, occasions manquées. L'histoire des individus comme celle des nations s'inscrit à la surface de l'Océan du sens, arabesques en transparence sur d'insondables possibles, évocations de développements inaccomplis qui se disent à travers nous, ombres fugaces, sans que nous en soyons les maîtres. Ainsi le Bios, l'histoire réelle et accomplie, déborde à tout instant la capacité de la conscience actuelle (autos); mais ce sens historique de notre destinée intervient comme un lest ontologique de la présence au monde, formule développée de l'être personnel dont les initiatives, surgies des profondeurs dans les moments critiques, peuvent bouleverser l'ordre coutumier d'une vie.

Dans cette conjoncture définie par la réciprocité et les chocs en retour du Bios et de l’Autos, de l'identité personnelle et de ses manifestations dans l'histoire d'une vie, l'intervention de la Graphie joue un rôle décisif. Le devenir de l'individu répète ici le devenir de l'espèce; l'ontogenèse imite la phylogenèse. L'humanité fait son entrée, avec l'écriture, dans une nouvelle ère de civilisation. La technique scripturaire, invention capitale, modifie le régime de l'occupation de la terre par nos lointains devanciers. L'entrée dans l'âge de l'écriture représente une mutation culturelle aussi importante que le passage de la pierre taillée ou polie à l'âge du bronze et du fer, ou que la transition du [12] paléolithique au néolithique. L'invention de la parole articulée jalonne le seuil du règne animal au domaine humain; l'invention de l'écriture marque le passage de la préhistoire à l'histoire.

En l'absence de documents écrits, le préhistorien en est réduit à interpréter les données de l'archéologie et de la paléontologie. L'existence de nos premiers ancêtres est évoquée du dehors, à partir de traces incertaines dont l'interprétation ne peut jamais être confirmée par le témoignage des intéressés eux-mêmes. L'écriture permet un accès direct à la conscience des individus; nous pouvons espérer voir le monde avec leurs yeux au miroir de l'écriture. « Miroir d'encre », selon la formule de Michel Beaujour, miroirs de pierre ou de métal, inscriptions commémoratives, codes et dévotions, empreintes indélébiles pour une remémoration de la gloire des dieux et des hommes, des peuples et des empires qui, à travers les âges, continuent à s'adresser à la postérité dans leur langue.

Dans l'histoire de l'humanité comme dans celle de l'individu, le maniement de la technique scripturaire n'intervient pas seulement comme un outil supplémentaire à la disposition de la pensée, un moyen d'expression, au service d'une pensée préalablement donnée, l'écriture permettant un transfert du dedans au dehors. Au moment où l'homme prend la parole, il donne congé au règne de l'animalité; au moment où l'homme acquiert la faculté d'écrire sa vie, il accède à une dimension neuve de l'existence. L'âge mental archaïque, régi par les traditions mythiques, fait place à un nouvel espace spirituel où la fixation scripturaire de la pensée ouvre la carrière de la mémoire objective, de la réflexion et de la raison. À la civilisation du Muthos succède celle du Logos.

La maîtrise de l'écriture correspond à une montée en puissance de la conscience, qui cesse d'être prisonnière du moment présent, et, désormais capable de tenir registre de ses parcours et détours, se dote d'une consistance neuve. Elle prend ses distances de soi à soi, elle dessine ses configurations à sa propre ressemblance, elle rebondit sur soi-même, elle est en mesure de se suivre, de se perdre et de se retrouver dans les linéaments et retraites du temps. L’homo loquens vaporise sa présence d'esprit dans l'environnement immédiat; l’homo scriptor procède à la matérialisation de la pensée, incarnée dans le document écrit, capable de traverser les espaces et de survivre à l'écoulement des temps. De même que l'homme, par la femme, devient père, de même, par l'écriture, pris au mot de la parole donnée, il devient auteur, c'est-à-dire créateur. Et non pas seulement créateur de l'œuvre littéraire, mais d'abord créateur de soi-même. Le premier mouvement de l'extériorisation par l'écriture suscite un mouvement compensateur en sens inverse, une intériorisation du message écrit; je suis désormais l'homme de cette lettre, de ce livre, de ce contrat, écrits de ma main. Une signature au bas d'un document engage ma vie; elle enregistre l'état présent de ma conscience, elle m'oblige pour l'avenir. Avec un recul, une efficacité plus ou moins grands, la Graphie énonce l'identité du scripteur (autos), en un moment précis dans la perspective de sa destinée (bios).

[13]

C'est l'écheveau embrouillé de ces composantes de l'autobiographie avec les renvois incessants de l'une à l'autre, que nous devons tenter de démêler. Quelle que soit la catégorie particulière des écritures du moi, et quel que soit le rédacteur, son entreprise peut être abordée selon la décomposition en facteurs communs à laquelle nous invite le terme d'Autobiographie.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 3 mars 2020 15:18
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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