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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Georges Gusdorf, Le crépuscule des illusions. Mémoires intempestifs. (2002)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Georges Gusdorf, Le crépuscule des illusions. Mémoires intempestifs. Préface de Charles Porset. Paris: La Table Ronde, 2002, 391 pp. Une édition numérique réalisée par Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean. [Autorisation des ayant-droit le 2 février 2013 de diffuser l'oeuvre de l'auteur dans Les Classiques des sciences sociales.]

[7]

Le crépuscule des illusions.
Mémoires intempestifs

Préface

par Charles Porset

Il aura donc fallu attendre la disparition de Georges Gusdorf pour que ces Mémoires intempestifs paraissent. Je m'étais pourtant employé à ce qu'ils sortent voici une dizaine d'années, mais inutilement. Ils dérangeaient alors et ils dérangeront encore car nous entrons dans le temps du Crépuscule des illusions. Les voici maintenant, légèrement abrégés, mais finalement tels quels.

Gusdorf ne s'en faisait pas, des illusions, lui qui écrivit sa thèse dans un Oflag pendant les années noires de la collaboration ; mais, jeune normalien pris dans la tourmente, il croyait cependant que le bon usage de la raison conduirait à celui du cœur, ou, pour faire bref, que le travail mené sur soi profiterait à tous les autres. C'est le sens de ses premiers travaux : La Découverte de soi, 1948 ; L'Expérience humaine du sacrifice, 1948 ; Traité de l'existence morale, 1949 ; Mémoire et personne, 1951.

L'époque était celle de l'engagement. Mais Gusdorf, qui sort des camps, refuse de s'engager dans un combat douteux : il ne se retire pas pour autant sur l'Aventin car il conserve le souvenir vif d'un philosophe maréchaliste zélé, propagandiste du [8] régime de Vichy, à l'endroit même où il est interné ; plus tard, quand Jean Guitton est élu à la Sorbonne, il dénonce dans les colonnes du Monde le déficit de mémoire d'une France qui tente d'exorciser son passé. En vain d'ailleurs, puisque, après s'être installée, la collaboration se fait installante : les exemples ne manquent pas depuis. Il faut replacer La Vertu de force, qu'il donne en 1957, dans ce contexte pour en comprendre la signification, et mettre en rapport cet opuscule avec le Traité de métaphysique (1956) pour voir que la métaphysique n'est pas pour Gusdorf la science de l'Être en tant qu'être - selon la formule aristotélicienne –, mais une anthropologie fondamentale. Comme il s'en explique dans la « retractatio » (1983) de Mythe et Métaphysique (1953), le philosophe est un donneur de sens : « Sa mission n'est pas de perdre ses contemporains dans les labyrinthes du non-sens, ou de tel ou tel égarement choisi avec soin, mais de les aider, selon la mesure de ses moyens, à s'orienter dans la confusion générale. À travers les vicissitudes de la culture, les questions demeurent, celles à partir desquelles il appartient à chacun de définir son identité propre. La question posée à Œdipe, aux origines de la mythologie d'Occident – la question de l'Homme. Et, corrélativement, la question du Monde et celle de Dieu. »

Dans les années soixante, le professeur de philosophie générale qu'est Gusdorf pense qu'il est temps que l'intellectuel intervienne dans les affaires de la [9] cité : il donne alors deux textes, caustiques, provocateurs, mais profondément humanistes : Pourquoi des professeurs, 1963 ; L'Université en question, 1964. Peut-être Gusdorf imaginait-il que son heure était venue et que, passé des généralités bien senties, mais finalement abstraites, le philosophe devait intervenir sur le terrain. Le ministre de l'Éducation, Christian Fouchet, tôt rallié à De Gaulle, le reçoit, mais l'audience reste sans suite, et Gusdorf comprend, comme l'avait compris Platon en son temps, que le philosophe ne saurait être le conseiller du prince sans perdre son âme. D'où sa méfiance, qui ira grandissante, du politique, d'où ce je-ne-sais-quoi de réactionnaire qui s'abritait derrière les formes ordinaires de la provocation.

J'étais en 1987 à Damas en compagnie de Jean Gaulmier – l'historien de l'Idéologue Volney et l'éditeur de Gobineau – qui me racontait que son ami Gusdorf l'avait un jour consulté parce qu'il envisageait de se présenter à la Sorbonne ; Gaulmier, en ami fidèle, avait « tâté le terrain » auprès du directeur de l'Institut de philosophie, Ferdinand Alquié, pour se faire une idée de ce qu'il pouvait espérer ; Alquié, qui entretenait pourtant d'excellents rapports avec Gusdorf, lui répondit avec son accent rocailleux : « Gusdorf, jamais ! » Je le répétai avec l'accord de Gaulmier à Gusdorf un jour de promenade que nous faisions au Pyla : Gusdorf en resta abasourdi ! Naïveté du philosophe – et amitiés incertaines !

[10]

C'est que Gusdorf était capable de faire de l'ombre à beaucoup de minute philosophers - selon l'heureuse expression de Berkeley -, et que Ferdinand Alquié, tout estimable philosophe qu'il ait été, pouvait redouter la liberté de ton, la causticité d'un penseur intempestif autant attaché à Nietzsche qu'à Kierkegaard. Car le conformisme n'était pas le fort de Gusdorf. Reprenant le plan annoncé en 1960 dans son Introduction aux sciences humaines, entre Strasbourg et le bassin d'Arcachon, il se lance alors dans la rédaction de ce monument qui totalisera quatorze forts volumes : Les Sciences humaines et la pensée occidentale (1966-1988). Le savoir de Gusdorf s'y révèle considérable, et sa hauteur de vue exemplaire. Rien ne lui échappe et il se promène sur toutes les branches de Yarbor scientiarum avec une aisance qui étonne aujourd'hui encore. À l'ordo rerum des positivistes, il substitue l'ordo idearum, principe d'intelligibilité qui restitue au monde sa signification. Cette somme sera l'ouvrage qui restera ; on n'en saurait prendre la mesure sans la rapporter à l'itinéraire d'un homme qui, sa vie durant, a cherché à donner un sens à la vie ; sa grande connaissance de la culture allemande, des romantiques en particulier, l'inclinant vers une approche de la raison incarnée ; sa pratique de Léon Brunschvicg et d'Émile Bréhier le reconduisait vers la tradition intellectualiste. Installé à Poitiers pour se représenter à l'agrégation de philosophie où Laporte l'avait refusé, Gusdorf évoque la belle figure de J.-R. Carré, ce [11] philosophe pictave, bien oublié aujourd'hui, mais à qui l'on doit une belle thèse sur La Philosophie de Fontenelle, ou le Sourire de la raison (1932). Ce maître donnait à comprendre que la raison souriait à ceux qui savaient l'entendre, quand certains, tel Jean Laporte, professeur à la Sorbonne, riaient froid.

Comme tout le monde, Gusdorf n'avait pas prévu Mai 68 ; mais ses réflexions sur l'Université et la fonction professorale se lisent rétrospectivement comme un avertissement et ses analyses n'ont pas pris une ride. La démission des adultes, le copinage des professeurs avec leurs étudiants, témoignent de l'effondrement des valeurs et de l'oubli du rôle de l'Université qui est le lieu privilégié où le savoir se transmet. L'exaltation soixante-huitarde, ses eschatologies sauvages, voire aberrantes, sont analysées par Gusdorf comme La Pentecôte sans l'Esprit saint (1969). Le sens s'est évanoui, le non-sens en tient maintenant lieu. On en mesure aujourd'hui encore les effets.

Toute vie est une boucle : en 1991, Gusdorf revient sur la question fondamentale qu'il s'est posée pendant son internement en Allemagne : Que suis-je ? Que fais-je ? Où vais-je ? Le chemin qui conduit à soi fait le tour du monde, aimait-il à répéter en reprenant le mot de Keyserling. Et il n'est pas facile de se raconter sans sombrer dans les banalités de l'ordinaire et du trivial. Gusdorf, que taraudaient ces questions, avait, au-delà de ses thèses, balisé le parcours dans un article [12] programmatique de 1956 intitulé « Conditions et limites de l'autobiographie ». On peut considérer les deux volumes Lignes de vie (1991), 1. Les Écritures du moi, 2. Auto-bio-graphie, comme son testament philosophique. Au soir de sa vie, dans sa solitude du Pyla-sur-Mer, Georges Gusdorf lisait les lettres de Balzac à Madame Hanska, symbole d'une correspondance où l'esprit rejoint le corps, et l'immanent le sacré !

Le thésard de Gaston Bachelard, l'ami de Merleau-Ponty, le « caïman » de Michel Foucault et de Louis Althusser, nous a quittés ; au moment de sa mort, j'ai rédigé un petit texte pour le Bulletin de la Société française d'études du dix-huitième siècle (janvier 2001). Le voici :

« Georges Gusdorf (1912-2000). — Georges Gusdorf vient de nous quitter. Retiré depuis quelques années au Pyla près d'Arcachon, il était parti de l'Université de Strasbourg, où toute sa vie il avait enseigné, après les événements de 68, qui n'eurent pas sa faveur. Auteur d'une œuvre immense [...], Georges Gusdorf n'aura pas eu dans ce monde la place qui lui revenait. L'homme était secret, caustique et refusait tout compromis. Mais ce n'était qu'apparence, car, la confiance établie, il savait se livrer. Au départ, une blessure d'enfance : “orphelin virtuel élevé par une mère inquiète, fils d'un soldat lointain, et lorsqu'il fut revenu, aussi lointain qu'avant” – écrit-il en 1956. Khâgne à Bordeaux, puis École normale, Strasbourg enfin. [...] Ces [13] ouvrages [j'évoque Les Sciences humaines et la pensée occidentale] de franc-tireur n'ont pas pris une ride et demeurent mieux que Cassirer la référence quand on veut aborder le dix-huitième siècle sous toutes ses coutures. Car, non seulement Gusdorf avait tout lu – comme me le confiait un jour Yvon Belaval –, mais, par ses partis pris, sensibles dans ses Révolutions de France et d'Amérique (1988), il donnait à penser. Il fut l'invité d'honneur du congrès de Yale que présidait Georges May, et ce n'était que justice. C'est là que je l'ai connu et, depuis, toujours fréquenté. G.G., comme il aimait à signer ses lettres, n'est plus : il a laissé des Mémoires intempestifs qui ne ménagent personne, mais qui contribuent à l'intelligibilité du paysage politico-universitaire de l'après-guerre : on ose espérer qu'ils paraîtront, car je n'y suis pas parvenu de son vivant. Un libre-penseur d'obédience protestante a disparu, mais l'œuvre demeure, et le souvenir en plus. »

Charles Porset.

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 29 décembre 2015 11:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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