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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Tradition, modernité et aspiration nationale de la société québécoise. (1990)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Hubert Guindon, Tradition, modernité et aspiration nationale de la société québécoise. Traduction de Suzanne Saint-Jacques Mineau. Textes réunis et présentés par Roberta Hamilton et John L. McMullan. Montréal: Les Éditions Saint-Martin, 1990, 233 pp.

[1]

INTRODUCTION

Par Roberta Hamilton et John McMullan


Hubert Guindon a été notre professeur, notre mentor et notre ami et nous en sommes venus à l'aimer profondément. Comme beaucoup d'autres, nous avons profité de son enseignement au petit déjeuner dans sa cuisine, pendant de longs dîners bien arrosés, à l'occasion de simples conversations et parfois au cours de discussions passionnées. Il nous laissait également lui enseigner certaines choses, mais ce que nous lui enseignions se transformait toujours quelque peu au creuset de son ironie, de son expérience et de son humour.

Parce que nous avions avec lui ce genre de relations, et surtout parce qu'il est tout sauf un universitaire comme les autres, il est impossible de présenter son oeuvre sans d'abord le présenter lui-même. Comme ses étudiants et ses collègues l'ont découvert avant nous et après nous, on ne peut séparer chez Hubert Guindon le sociologue de l'homme. Dans son travail et dans sa vie, la passion souvent rattachée au domaine émotif et le rationnel que l'on dit relié à l'intellect sont indissociables. Cela donne un érudit passionné qui se nourrit autant des expériences de sa vie sociale que de ses recherches intellectuelles. Cela donne de la profondeur, de la conviction, et explique en grande partie l'influence de l'oeuvre et la popularité de l'auteur auprès des étudiants en sociologie du Québec et de tout le Canada. Un de ses collègues de Concordia, John Jackson, que nous interrogions sur l'influence de Guindon, nous a [2] répondu par une question : « Combien d'entre nous ont écrit deux articles dans les années 60 et ont été invités ensuite à les commenter partout au pays pendant les dix années suivantes ? J'ai utilisé cette question, a-t-il ajouté, pour m'opposer à des doyens qui mesurent la qualité à la quantité parce qu'ils ne savent pas comment évaluer la qualité. Hubert était invité partout à l'époque et, tout ce temps-là, il développait et testait les idées de son article sur la modernisation qui n'a été publié qu'en 1977 [1]. »

De toute évidence, l'influence de Guindon ne se mesure pas à la hauteur de la pile de ses oeuvres. Peu nombreux et espacés dans le temps, les articles qu'il a publiés ont d'abord été élaborés dans le cadre de cours ou à l'occasion de conférences. Leur donner une forme définitive sur papier a été et continue d'être pour lui une tâche exaltante, mais laborieuse. Comme le disait son collègue et ami, Kurt Jonassohn, à un éditeur frustré d'attendre un article promis par Guindon : « C'est la faute des étudiants - ils ne sont plus comme autrefois. George Herbert Mead n'a guère écrit, mais ses étudiants ont publié leurs notes de cours. C'est ce que les étudiants d'Hubert auraient dû faire [2]. » En fait, Guindon n'a jamais soumis un article à une revue de la façon habituelle ; on les lui a toujours demandés à la suite d'une conférence.

Depuis 25 ans, sa principale contribution à la sociologie est l'élaboration et la diffusion de ses propres interprétations de la société québécoise à l'intention du Canada anglais. Pour des raisons que nous expliquerons plus loin, son influence dans le Québec francophone a été inégale, moins définitive, souvent limitée à de petits groupes et ne s'est pas manifestée avant les années 80. En cherchant à comprendre sa propre société, Hubert Guindon a abordé bien des sujets : l'avènement de la Révolution tranquille, la croissance d'une classe moyenne au service de l'État et son exclusion de la grande entreprise, le caractère politique du malaise des classes populaires, le rôle joué par l'Église pour promouvoir la Confédération et pour protéger l'héritage français, les conséquences du déclin du pouvoir du clergé, le caractère de la Confédération canadienne, le moment choisi pour remettre en question la légitimité de l'État à cause de « l'union inégale [3] », la montée du néo-nationalisme dans les année 60, l'opportunisme politique et la naïveté sociologique des programmes officiels de bilinguisme, les jeux politiques du référendum, la montée et le recul du Parti québécois. Parce que les transformations radicales de la société québécoise ont souvent occupé l'avant-scène de la vie canadienne depuis 25 ans, les interprétations de Guindon se sont révélées non seulement plausibles du point de vue sociologique, mais également satisfaisantes du point de vue politique. Comme l'explique John Meisel, professeur en sciences politiques à l'Université Queen :

[3]

« Au Canada anglais, les intellectuels tentaient désespérément de comprendre ce qui se passait au Québec et Hubert savait merveilleusement expliquer. Il était un messager qui n'a pas été tué à cause du message qu'il apportait parce que c'est en véritable savant qu'il traçait le tableau des événements au Québec. »


Hubert Guindon était jeune professeur à l'Université de Montréal lorsqu'il a présenté son premier exposé sur la société québécoise, à l'occasion de la réunion annuelle de l'Association canadienne des sciences politiques à Kingston, en juin 1960. C'était un exposé polémique. En apparence, il s'agissait d'une défense nuancée de l'« école de Chicago » qui avait présenté le Québec comme une société archaïque. Horace Miner et Everett Hughes avaient publié deux monographiques qui avaient fait autorité, le premier sur Saint-Denis et le second sur Drummondville. Au milieu des années 50, Philippe Garigue, alors professeur à l'Université McGill, avait critiqué ces ouvrages. En 1959, Garigue avait été nommé doyen des Sciences sociales à l'Université de Montréal, devenant ainsi le doyen de Guindon. En se portant à la défense de l'école de Chicago, Guindon attaquait de front la thèse de Garigue et donnait une interprétation de l'évolution de la société québécoise qui allait bien au-delà des recherches de l'école de Chicago. La veille du jour où il devait présenter son exposé, Everett Hughes avait suggéré à son ancien étudiant de faire un début de carrière moins fracassant et de présenter des faits plutôt qu'un aperçu global. De telles analyses d'ensemble revenaient à des maîtres reconnus et les jeunes devaient faire des débuts moins prétentieux !

L'exposé, « Réexamen de l'évolution sociale du Québec », fut publié dans The Canadian Journal of Economics and Political Science et Guindon s'acquit une grande réputation au Canada anglais. Selon les chercheurs de l'école de Chicago, le Québec vivait la même transition qui s'était déroulée plus tôt dans presque toute l'Amérique anglophone et passait d'une société rurale à une société urbaine. Dans les années 30, Horace Miner avait publié une étude ethnographique sur Saint-Denis, « une paroisse entièrement rurale », dans laquelle il soutenait que jusqu'à tout récemment, le monde urbain extérieur en voie d'industrialisation avait peu modifié les coutumes économiques, religieuses, politiques, sociales et sexuelles des habitants de Saint-Denis. Les terres étaient transmises d'une génération à l'autre sans perturbation. En étudiant le milieu urbain de Cantonville (Drummondville), Everett Hughes avait confirmé les constatations de Miner : « L'évolution actuelle de la vie et des problèmes des Canadiens français est reliée à l'industrialisation et à l'urbanisation provoquées par l'expansion actuelle du monde anglo-américain. La paroisse entièrement rurale décrite par Horace Miner dans St. Denis, [4] a French-Canadian Parish, peut être considérée comme le prototype des communautés québécoises encore très peu touchées par cette évolution [4]. »

Ces études ne convainquirent pas Philippe Garigue. En se fondant sur sa propre analyse de Saint-Justin, il soutenait que le Canada français, rural et urbain, faisait partie intégrante d'une société industrialisée moderne. Parce qu'elle ne tenait pas compte de la riche histoire urbaine du Québec, qui remontait à la Nouvelle-France, l'école de Chicago en arrivait à trouver une rupture au lieu d'une continuité, des différences au lieu de similitudes. Selon Garigue, les Canadiens français constituaient une population vraiment « moderne » dans ses idées, ses coutumes, sa vie familiale et ses entreprises économiques. Loin d'être attachés à leurs terres, ils étaient extrêmement mobiles et réagissaient pleinement aux impératifs économiques d'une société industrialisée. « L'étude du processus d'intégration, disait-il, a montré que les Canadiens français des régions rurales partageaient avec les Canadiens français des régions urbaines certaines convictions et que l'évolution des structures sociales a empêché que se crée une culture proprement rurale [...] la culture canadienne-française s'était déjà assimilé tous les éléments qui pouvaient lui permettre de s'engager plus profondément dans le mouvement moderne d'urbanisation, et [...] de ce fait le changement s'est effectué sans contraintes graves [5]. »

Guindon mit quelques années à élaborer sa réplique. Jean-Marie Rainville, un professeur de l'Université de Montréal qui était son étudiant à l'époque, se souvient que « toutes les idées de "Réexamen de l'évolution sociale du Québec", les grandes divisions de l'analyse, étaient déjà en place en 1956. Le texte publié représentait une élaboration de ces premières ébauches et la base d'études futures ». Guindon s'inspira d'ouvrages historiques, des perspectives et des données de l'école de Chicago ainsi que de ses propres recherches à Saint-Denis. Il est vrai que la Nouvelle-France avait été une « société rurale marchande », mais Garigue avait omis de tenir compte des effets dévastateurs de la conquête sur la société française en Amérique. Citant les ouvrages récents de Michel Brunet et de Guy Frégault, Guindon démontra que la bourgeoisie était retournée en France (la thèse de la décapitation) et que le reste de la population n'avait pas eu d'autres choix que de se retirer dans les campagnes. Sous la direction du clergé catholique, inquiet des terribles répercussions de la Révolution française sur l'Église, la population avait perpétué un mode de vie traditionnel, rural et religieux. Chaque génération transmettait à la suivante des terres et une idéologie afférente qui idéalisait le dur labeur, la famille nombreuse et les pratiques [5] religieuses, en opposition au mode de vie séculier et matérialiste des conquérants anglais établis à distance.

Toutefois, dans son analyse des élites canadiennes-françaises, la religieuse et la séculière, ainsi que de leurs tentatives pour définir les conditions du passage au capitalisme industriel tout en maintenant leur pouvoir, Guindon va au-delà des perspectives de Garigue et de l'école de Chicago. Nous discernons là l'influence de C. Wright Mills, qui est peut-être son seul héros en sociologie. En considérant le comportement des élites sous cet angle, Guindon démontre pour la première fois, mais non la dernière, des dons prophétiques étonnants. L'Église se rendait compte que les besoins d'individus qui, comme consommateurs et comme travailleurs, se retrouvaient sur un marché capitaliste instable et impersonnel, dépassaient de beaucoup ses ressources et ses aptitudes administratives. La taille de ses établissements s'accrut énormément ; les prêtres et les religieuses se transformèrent en bureaucrates et durent par la suite recourir au financement de l'État.

Guindon prévoyait qu'en cours de route, les fidèles perdraient de vue la signification de la vie religieuse ; l'Église pourrait bien gagner sa bataille pour acquérir le contrôle administratif, mais perdre la guerre, soit sa propre légitimité aux yeux de la population. « Ces symboles [précieux], dit-il, pourraient se vider de leur sens pour la population, voire même pour une partie du clergé. Ce ne serait pas par la faute d'une culture étrangère aliénante, mais ce serait le résultat direct du contrôle exercé par le clergé lui-même sur la société toute entière [6]. » Nous lui avons demandé récemment, au cours d'une entrevue, si des signes d'une perte de la foi étaient déjà visibles lorsqu'il a fait cette prédiction. « Non, cela rie s'était pas encore produit », dit-il, puis il ajoute d'une façon bien caractéristique : « C'était une menace ! et en fait, c'était prophétique. C'est la logique qui m'a amené à écrire cela, car il n'y avait aucune preuve empirique. je vais jusqu'à dire que la signification sera perdue non seulement pour les fidèles, mais pour les prêtres eux-mêmes. C'était une idée qui me plaisait [7] ! » Cette idée plaisait à Guindon parce que l'un des grands thèmes qui sous-tend ses réflexions écrites ou orales sur la société est son intolérance à l'égard des autorités qui cherchent à outrepasser leur mandat social, agissent avec ostentation et prétendent offrir beaucoup tout en servant visiblement leurs propres intérêts. En tant que sociologue, il pouvait voir que le sens de la vie religieuse finirait par se perdre, tant dans le clergé que chez les laïcs, comme cela s'est produit à une vitesse foudroyante dans les années 60.

L'attitude de Guindon à l'égard de l'autorité a non seulement influé sur ses écrits, en façonnant ses perspectives et son style, mais elle a modifié [6] également sa carrière de sociologue et explique pourquoi il n'a pas eu la même influence au Québec qu'au Canada anglais. En effet, dans son article « Réexamen de l'évolution sociale du Québec », il mettait en doute l'interprétation de quelqu'un qui n'était pas uniquement un autre spécialiste des sciences sociales, mais aussi son doyen ; il s'était déjà énergiquement opposé à la nomination de Philippe Garigue dont il acceptait mal, depuis, le style de direction et les politiques. Une note de son article révèle bien ces divers sentiments : « M. Garigue ne se considère pas comme un soldat de l'armée de la science, mais plutôt comme un général en chef. Une telle ambition n'a rien de particulièrement répréhensible car la plupart des sociologues la nourrissent en secret, mais d'habitude ils ne l'expriment pas si ouvertement et avec tant d'agressivité [8]. »

C'était là des mots osés pour un jeune professeur qui n'avait pas encore un poste permanent. Sa sœur, Jeannine Guindon se souvient qu'une première version de son exposé contenait des mots encore plus durs. « Hubert, lui ai-je dit, tu ne peux pas dire ça ; tu ne dois pas oublier qu'il s'agit quand même de ton doyen. » De toute évidence, c'était là une partie du problème et il est nécessaire d'expliquer davantage l'attitude de Guindon à l'égard de l'autorité et de montrer comment elle a influencé ses théories sociologiques, l'a opposé à Philippe Garigue et a motivé par la suite son départ de l'Université de Montréal. En effet, sa querelle avec Garigue a été publique et fort bruyante, comme le rappelle Pierre Dandurand, professeur à l'Université de Montréal et étudiant de Guindon à l'époque : « La principale raison du départ de Guindon de l'Université de Montréal est Garigue... Garigue a gagné la bataille administrative. »

Franco-Ontarien, Guindon naît à Bourget et passe son enfance à Apple Hill. Il est le plus jeune enfant de Pascal et Joséphine Guindon, de petits commerçants. Ses cinq frères et soeurs ont tous embrassé des carrières diverses : Fernand est un homme politique, Bernard est prêtre, Jeannine est psychologue, Ghislaine est travailleuse sociale et jean dirige une partie des affaires familiales. À dix ans, Hubert est mis en pension et il se retrouve avec des camarades de treize ou quatorze ans ; c'est en effet un enfant précoce, non seulement dans les matières scolaires mais aussi en musique, car il a gagné plusieurs concours du Conservatoire de musique de l'Ontario et il devient par la suite organiste de son école. « J'étais un rebelle même au pensionnat, rappelle-t-il. Je m'opposais à l'Action catholique qui me semblait une cinquième colonne, une hiérarchie de gens meilleurs que nous. Nous étions tous censés devenir prêtres, mais certains étaient plus saints que les autres. » Son horreur de la prétention [7] apparaît très tôt. Pourtant, il ne manque pas d'une certaine confiance en lui :


Il y avait un prêtre sulpicien de Montréal que nous appelions « Bouboule ». Il avait l'habitude de s'en prendre à chaque étudiant à tour de rôle et de le faire pleurer. Je savais que mon tour viendrait. Il m'appela « Lammenais » à cause de mon orgueil, le péché de l'orgueil. À mes yeux, c'était un compliment et il fut furieux de voir que ce surnom n'avait pas l'effet désiré. Dès dix ou onze ans, j'éprouvais ce sentiment de révolte. Parce que j'étais intelligent et toujours premier de classe, mes professeurs et aussi mes collègues, avec qui je n'avais guère de liens, me respectaient sans me témoigner d'amitié. Néanmoins, les autorités me considéraient comme un mauvais esprit.


À dix-sept ans, sans qu'on sache trop pourquoi, Guindon entre au Séminaire Universitaire de l'Université d'Ottawa. Jeannine dit qu'elle même et les autres enfants s'opposaient à cette décision parce que « nous savions qu'il n'avait pas la vocation ». Ils tentent de convaincre leurs parents de s'y objecter, mais ce qui est étonnant de la part de Guindon, ce n'est pas tellement son entrée au séminaire que la façon dont il en sort. « Je me souviens, dit-il, d'avoir demandé à Ghislaine de dire à nos parents que je ne retournerais pas au séminaire et je crois lui avoir dit aussi que je ne pratiquerais plus. J'avais l'impression que s'ils n'acceptaient pas ma décision, ils ne me reverraient jamais. C'était en 1949 et, à cette époque, de telles choses n'étaient pas facilement acceptées. »

Le récit que Guindon fait de la façon dont il est arrivé à cette décision détonne à une époque sécularisée et constitue un témoignage émouvant de la transition que va bientôt connaître le Québec, une transition qui, selon Garigue, n'existait que dans la tête des chercheurs de l'école de Chicago. « J'ai demandé à mon meilleur ami, Robert Gay [aujourd'hui supérieur général des Pères Blancs à Rome] si j'avais encore la foi. Il a consulté d'autres personnes, puis il m'a dit que je ne l'avais plus. Je me suis alors senti libéré à bien des points de vue. » Guindon ajoute ensuite sur un ton plus léger, mais non moins sincère : « D'après ce que je me rappelle, lorsque j'ai quitté le séminaire, j'ai aussi quitté la foi. Je pensais, je crois, que si je ne pouvais pas être un saint, j'étais aussi bien de ne pas essayer du tout ! »

C'est peut-être parce qu'il a quitté l'Église sans tambours ni trompettes, avec l'acceptation silencieuse de sa famille et sans hostilité de sa part, que Guindon n'a pas fait partie des intellectuels québécois qui se sont réjouis du déclin de l'Église. Dans son analyse du rôle de celle-ci au cours des années qui ont précédé la Révolution tranquille, il démontre [8] au contraire le caractère du contrat anglo-français qui sous-tendait la Confédération et met en lumière l'action de l'Église pour préserver la langue et la culture de la « nation » française en Amérique. À ses yeux, les prétentions et les abus de pouvoir contemporains sont des cibles que les sociologues auraient davantage intérêt à pourfendre. Pour emprunter ses propres mots, « frapper un adversaire par terre demande peu de courage. Ce dicton n'a jamais été mieux illustré que par l'Église catholique romaine depuis son déclin dans la société québécoise... Si la mise au pilori verbale entraîne la purification, elle peut vraiment s'appeler aujourd'hui la Sainte Église catholique romaine [9]. »

Guindon soutient qu'il faut lire avec beaucoup de prudence tout ce qui s'est écrit sur l'Église depuis la Révolution tranquille. « Longtemps, j'ai accusé l'Église, sans doute pas plus injustement que mes contemporains, mais je suis prêt à admettre que les choses ne sont pas aussi simples qu'elles nous apparaissaient dans les années 50. »

Guindon quitte l'Église en 1949. Il passe un an à étudier la philosophie à l'Université de Montréal, puis s'inscrit en sociologie à l'Université de Chicago. À l'époque, ce n'est pas un choix courant pour un Canadien français, car seule l'Université McGill possède un département de sociologie, mais des relations familiales ont joué dans cette décision. Par l'entremise de sa sœur Jeannine, Hubert a rencontré le père Noël Mailloux, OP, le fondateur du département de psychologie de l'Université de Montréal. Ce dernier lui a fait connaître la sociologie au cours de l'été qui a suivi son départ du séminaire. Selon Jeannine, Hubert avait des dispositions naturelles pour la sociologie : « il aimait apprendre les coutumes des gens, leur façon de vivre... cela l'intéressait vraiment... Il pouvait toujours saisir l'image globale, voir les enchaînements loin dans l'avenir et il s'attendait à ce que les autres les voient ; c'était tellement évident pour lui. Il possédait déjà cette structure mentale. »

Guindon raconte une courte promenade qu'il fait avec son père à la fin de l'été. « Il était évident qu'il ne voyait aucun avenir pour moi dans la philosophie. Qu'est-ce que je ferais il J'ai mentionné la sociologie dont j'avais entendu parler par le Père Mailloux que m'avait fait rencontrer ma soeur ; je n'avais pas la moindre idée de ce que c'était ; j'ai aussi mentionné le droit. Mon père ne voulait pas entendre parler du droit ; à son avis, les avocats et les juges étaient tous corrompus. Il m'a donc dit que je devrais peut-être songer à la sociologie, sans savoir évidemment ce que c'était, lui non plus ! »

Quelle que soit la conception de la sociologie que se fait Hubert Guindon pendant les trois années suivantes à Chicago et pendant toute sa carrière, elle demeure profondément marquée par sa décision antérieure d'abandonner ses croyances religieuses. « je combattais, dit-il, les systèmes [9] idéologiques fermés. Je crois que mon rejet de l'Église m'a immunisé à la fois contre Parsons et contre le marxisme. je croyais plutôt à l'importance de l'histoire ; pour moi, le rôle du sociologue, et c'est là qu'interviennent les idées de Mills, était de révéler, d'expliquer sa propre société. Je suis marxiste sous un seul aspect, mais il est très important ; au niveau épistémologique, je n'ai jamais cru en autre chose qu'en la spécificité historique des sciences sociales. »

Le rejet par Guindon de la « Grande théorie » ne le fera pas bien voir dans la faculté que Garigue est en train d'édifier, c'est-à-dire, selon la description de l'abbé Norbert Lacoste, « un établissement officiel de haut niveau, axé sur l'abstrait plutôt que sur le pragmatisme ». Cependant, Guindon a acquis durant son séjour à Chicago d'autres idées qui soulèveront des difficultés dans son département en voie de formation. Ayant étudié avec Ernest W. Burgess (« le premier saint protestant que j'aie rencontré »), William Fielding Ogburn, Herbert Blumer (« le meilleur professeur que j'aie entendu »), Edward Shils, Lloyd Warner et Everett Hughes (« il était très exigeant pour ses étudiants et je me suis contenté d'assister à ses cours comme auditeur libre »), Guindon acquiert « du respect pour les sociologues qui vont sur le terrain ». Pour lui, cela a une signification bien particulière : « Vous ne restez pas sur votre terrain, vous allez sur celui des autres ; ce n'est donc pas vous qui contrôlez et déterminez les règles du jeu. Les études sur le terrain de ce genre existent à peine. »

Les partisans de ce type de sociologie ont peu d'estime pour les outils dont se servent la plupart des sociologues, les études d'attitude : « J'ai appris de Blumer qu'on ne pouvait pas faire des études d'attitude sans tenir compte des situations. » Guindon déteste les questionnaires. « Je n'ai jamais cru que le questionnaire était un instrument qui permettait de découvrir la réalité sociale, et je ne le crois toujours pas. J'ai l'impression que le vent commence à tourner en ma faveur, pour un temps du moins... » Il n'aime pas davantage les catégories et les mesures : « J'ai eu comme professeur Otis Dudley Duncan, nous l'appelions Otis Deadly Duncan. C'était un démographe passionné des chiffres. Puis, j'ai suivi un cours sur les grands médias. J'ai fait un travail sur la chronique de l'échotier Irv Kupcinet dans The Chicago Sun-Times. Ce n'était pas un travail très excitant, mais j'ai tenté du mieux que je le pouvais d'établir des catégories et des chiffres. C'était un travail "empirique". Mon professeur m'a fait une faveur en me donnant le seul C que j'aie récolté à Chicago ; cela m'a guéri pour la vie. je n'ai plus jamais essayé de jongler avec les chiffres [10] ! »

Guindon a appris autre chose à Chicago, pas tellement à l'université que dans la ville elle-même. Cette chose n'influencera pas directement [10] ses écrits, mais elle aura de profondes répercussions sur son enseignement, sur son style de vie, et lui vaudra parmi ses étudiants et ses collègues la réputation d'être un peu « mystérieux ». Son séjour à Chicago a affermi, d'une part, sa méfiance à l'égard de la bourgeoisie et de la classe moyenne et, d'autre part, sa fascination pour ceux qui sont nés « du mauvais bord de la track » - pour « les gens humbles, simples, pauvres » - à qui il s'identifie.

Contrairement à la plupart des étudiants qui font leurs études supérieures à l'Université de Chicago à l'époque, Guindon ne rate pas un seul cours, sauf pendant un semestre de profonde dépression. Il passe alors tout son temps dans le West Madison, le quartier mal famé de la ville. « J'ai simplement commencé à y aller régulièrement, dit-il. Les gens finissent par se rappeler de ton visage. Tu n'as pas besoin d'être présenté officiellement. » Il n'a pas besoin non plus de présentation officielle pour assister aux assises criminelles au Palais de justice situé au cœur du quartier. C'est là qu'il satisfait son intérêt pour la carrière d'avocat à laquelle il n'a jamais complètement renoncé, un intérêt qui lui servira plus tard dans ses deux milieux de vie.

Tous ceux qui connaissent Hubert Guindon savent en effet qu'il navigue dans deux milieux, dans le monde universitaire parmi ses collègues et surtout ses étudiants et dans un autre univers, celui des déshérités et des rejetés. Dans ce dernier milieu, il n'est plus le sociologue qualifié. Ce sont des amis qu'il rencontre, qui lui racontent leur vie et à qui il offre temps, argent et conseils. Une de ses étudiantes de l’Université de Montréal, Monique Bégin, garde le souvenir suivant : « Nous savions qu'il avait des amis, passait ses soirées dans les bars, mais sa vie personnelle demeurait mystérieuse, parce que le peu que nous en savions évoquait une vie vraiment personnelle, complètement différente de la vie d'un intellectuel. »

John Jackson décrit Guindon comme « un homme du peuple dans l'âme ; son amour des gens est très sincère. Les choses qu'il dit, les gens qu'il fréquente et la vie qu'il mène ne correspondent à aucun modèle universitaire connu. Il n'a pas été facile pour lui d'être dans le monde universitaire et de ne pas adopter un certain style de vie. Il a éprouvé de l'angoisse, de la colère ». Cela explique pourquoi la politesse de la bourgeoisie et les prétentions sociales de la classe moyenne n'ont aucun attrait pour Guindon. Cela explique aussi pourquoi il se sent si inconfortable au sein des institutions et se porte si rapidement à la défense de ceux qu'il croit persécutés. Voici comment Jeannine Guindon explique son attitude à l'égard de l'autorité : « L'autorité doit avoir raison ou être abolie. Selon lui, si vous acceptez des responsabilités, vous devez être parfait ou presque... il n'était pas contre toute autorité, mais il se [11] montrait très critique envers ses détenteurs lorsqu'à son avis, ils ne faisaient pas ce qu'ils auraient dû faire. Il avait des normes très élevées et de grandes attentes. » Comme ami du peuple, avocat autodidacte et sociologue habile, il pouvait offrir une formidable opposition aux institutions et une aide précieuse à ceux qu'il défendait. Il n'a jamais oublié qu'un jour, en 1959, il a lui-même dû se défendre à l'Université de Montréal.

Guindon commence à enseigner à l'Université de Montréal en 1954, à l'époque où les réseaux professionnels sont restreints et sans formalité. Il est encore à Chicago lorsqu'une lettre du Père Mailloux lui annonce qu'il vient d'obtenir un poste de professeur dans le nouveau département de sociologie. Le directeur est l'abbé Norbert Lacoste et les professeurs sont Hubert Guindon, Paule Verdet et Sally Cassidy, tous de l'Université de Chicago. Fernand Cadieux, l'inspirateur du Groupe de recherches sociales et un très grand ami de Guindon jusqu'à sa mort en 1976, donne également des cours, bien qu'il ait refusé un poste permanent [11]. Dès le départ, Guindon est un professeur très populaire. Monique Bégin en garde le souvenir suivant : « Il nous enseignait à douter avec passion. Il était notre professeur selon l'ancienne définition médiévale, quelqu'un plus ancien que nous dans un domaine qu'il a exploré plus que nous et que nous suivions ; nous le suivions littéralement à la trace, recueillant des fragments que nous réorganisions de notre mieux. »

Guindon crée la même impression lorsqu'il donne des cours d'introduction générale à l'Université Sir George Williams (aujourd'hui Concordia). Son collègue John Jackson est catégorique sur ce point : « je crois bien qu'il était le meilleur professeur du monde aux yeux d'énormément d'étudiants. Je n'ai jamais entendu une seule remarque négative. »

Voici la description qu'un étudiant a publiée en 1967 et qui traduit bien la saveur des « méthodes » d'enseignement de Guindon.


M. Guindon a un style d'enseignement bien particulier et ses cours sont teintés par sa personnalité [...] Il parle d'abondance, sautant d'un sujet à l'autre [...] fume comme une locomotive en laissant la cendre tomber sur son habit. Il entrecoupe ses commentaires de plaisanteries et permet les interruptions, pourvu comme il le dit lui-même, que « vous réussissiez à glisser un mot ». Il se rend compte de son excentricité et se qualifie lui-même de « crocodile souriant » [...] Une fois qu'on l'a connu, peu importe l'impression qu'on a de lui, on ne peut l'oublier [12].


Guindon est également un conférencier prisé. Pour John Meisel, plusieurs raisons expliquent sa popularité : « C'était un homme en avant de son temps. Il représentait la contre-culture avant que celle-ci n'apparaisse, [12] et dans son cas c'était sa propre contre-culture. Il était très simple avec les étudiants. Il les poussait au pied du mur, mais ceux-ci se sentaient toujours très libres de parler ouvertement avec lui. De plus, il est évidemment un iconoclaste, un homme aux idées vraiment originales. »

Ses relations avec les autorités ne sont pas aussi harmonieuses. John Jackson se souvient de sa description positive de l'administration de Sir George Williams en 1966 : « Il disait que ce qui l'impressionnait le plus, c'était l'humilité des administrateurs. À l'époque, c'était vrai. L'administration était humble, c'est-à-dire qu'elle se contentait d'administrer. L'Université était avant tout une maison d'enseignement. »

En grossissant, Sir George Williams se transforme, se modelant de plus en plus sur les grandes universités axées sur la recherche comme McGill, au lieu de garder ses racines populaires. Le désenchantement croissant de Guindon à l'égard d'une université qu'il a déjà qualifiée dans une conversation avec sa sœur de « l'université du peuple » reflète cette transformation. Il rappelle aussi le désenchantement antérieur plus douloureux ressenti à l'égard de l'Université de Montréal où la transformation a été plus radicale et a signifié le renvoi de la vieille garde ainsi que l'adoption de nouveaux sociologues et d'une nouvelle sociologie. Aux yeux de Guindon, ces modifications s'apparentent à un coup d'État et ses étudiants ont la même impression lorsqu'à la rentrée de septembre 1960, ils trouvent le nouvel ordre en place. Ils découvrent que ce qu'on leur a enseigné auparavant est de la « mauvaise » sociologie ; Guindon et ses étudiants sont surnommés « les Hurons » par le criminologue Denis Szabo (une appellation nettement raciste qui ne serait sans doute plus acceptable dans une université « respectable ») et les étudiants doivent être corrigés, resocialisés et rééduqués. Finis les travaux sur le terrain, qui représentent tout au plus des études ethnographiques bizarres. L'abbé Norbert Lacoste décrit bien ce nouvel esprit : « Hubert était davantage un chercheur sur le terrain qu'un professeur de cours magistraux. Il s'intéressait aux groupes marginaux ; il avait des amis parmi les policiers avec qui il allait voir les gangs. Il était dans la tradition de la Street Corner Society et voulait que ses étudiants découvrent la masse. » Ceux qui connaissent bien les écrits sociologiques de Guindon depuis 30 ans ont de bonnes raisons de ne pas connaître cet aspect de ses travaux. Pourtant, l'abbé Lacoste n'a rien inventé dans sa description. Comment peut-on expliquer une telle coupure ?

Deux facteurs étroitement reliés semblent jouer contre Guindon. En premier lieu, son héritage de l'école de Chicago, l'engagement d'étudier la société de première main, ainsi que sa méfiance des systèmes de pensée préconçus imprègnent totalement son enseignement. À une [13] époque où la sociologie tente de se modeler sur les sciences physiques, où les lois générales et les principes abstraits sont la règle sine qua non des travaux universitaires, la tâche brouillonne, désordonnée qui consiste à saisir une société dotée d'un passé historique précis et à expliquer comment elle est devenue ce qu'elle est, semble moins profonde et même chimérique.

En second lieu, il semblerait que la sociologie de Guindon soit jugée en fonction de la perception que l'on a de sa vie personnelle. Citons à nouveau l'abbé Lacoste : « Hubert Guindon était un non-conformiste et l'Université de Montréal édifiait son département de sociologie sur des normes universitaires très élevées. » Monique Bégin a une explication plus brutale : « Ils se servaient de mots que leur inspiraient son apparence physique, sa vie privée - le mot "désorganisé" est le premier qui vient à l'esprit - et ils disaient que ce n'était pas de la sociologie. » [13] En 1960, Hubert Guindon se voit octroyer un congé sabbatique de deux ans qu'il n'a pas sollicité pour terminer son doctorat. « S'ils vous donnent un an, dit-il, vous savez à quoi vous en tenir, mais deux ans, c'est étonnant ! »Selon l'abbé Lacoste, « à un certain niveau, il faut émonder l'arbre ; Garigue l'a fait et quelques branches sont tombées. C'est ce qui est arrivé à Hubert. »

L'histoire n'est pas aussi simple. Lorsque Garigue favorise le départ de Guindon, il ne coupe pas uniquement un collègue « désorganisé » de sa faculté et de ses collègues qui critiquent son interprétation de la société québécoise ; il se débarrasse de celui qui s'est opposé franchement et publiquement à sa nomination comme doyen. Cela s'est passé en 1959. Au moment de la démission d'Esdras Minville, doyen de la Faculté des sciences sociales, Guindon et d'autres ont proposé comme successeur Jacques Lavigne, qui enseignait alors la philosophie sociale à l'Université de Montréal. Lavigne était un universitaire de réputation internationale et l'auteur de L'Inquiétude Humaine. Lorsque la rumeur s'est répandue à l'effet que l'abbé Lacoste voulait offrir le poste à Philippe Garigue, Guindon et Fernand Cadieux ont tenté d'empêcher cette nomination. Ils ont appris que le contrat de Garigue n'a pas été renouvelé à McGill parce qu'il n'est pas populaire parmi les professeurs et parce qu'il a suscité de l'animosité entre les sociologues et les anthropologues qui se partagent un même département.

En dépit des interventions de Guindon et des autres, « M. Garigue est nommé ». « On a utilisé le passif, dit Guindon, pour annoncer cette nomination. » À ses yeux, l'Université est coupable de deux fautes : il y a d'abord le traitement infligé à Jacques Lavigne, « ce qu'Hubert juge un geste déloyal », dit sa sœur ; il y a ensuite la nomination d'une personne [14] dont la réputation d'administrateur équivoque et impopulaire trahit, selon Guindon et les autres, des tendances à l'autoritarisme [14].

Les pires craintes de Guindon au sujet du nouveau doyen ne tardent pas à se matérialiser. Pendant la première année de son mandat, Garigue menace de « monter un dossier » contre un professeur d'économie si ce dernier ne démissionne pas du conseil de la faculté. Les rumeurs au sujet de son manque d'esprit collégial à McGill se confirment. Au cours de 1959, Guindon est convoqué au bureau de Lacoste qui lui fait part, en son nom et au nom du doyen, d'une série « d'accusations »contre lui. De retour dans son bureau, Guindon riposte en dressant la liste des « plaintes » qu'il photocopie et diffuse parmi ses collègues. Garigue le fait venir dans son bureau et se dissocie de l'intervention de Lacoste. Guindon explique les événements ainsi : « je crois que Lacoste savait ce que les autres voulaient et il a essayé d'agir de sa propre initiative ; c'est-à-dire qu'il a tenté de m'amener à démissionner, mais en diffusant la nouvelle, je les ai pris au dépourvu avant qu'ils ne soient prêts à agir. Ils ont donc laissé Lacoste prendre seul le blâme. J'étais devenu alors très politisé ; je veux dire que je n'étais plus naïf, c'était fini ce temps-là J'ai acquis le surnom de chef de l'opposition et je me suis bien amusé. »

Pourtant, la plupart du temps, la situation n'a rien d'amusant. Au moment où Hubert Guindon se voit « offrir » un congé sabbatique de deux ans, un département de sept personnes a été réduit pour diverses raisons à son seul fondateur, Norbert Lacoste. Même ce dernier ne s'en tire pas complètement indemne. Garigue lui demande de renoncer à la direction du département et recrute pour le remplacer Guy Rocher, alors à l'Université Laval. Guindon se souvient d'avoir rencontré le prêtre sociologue par une belle journée d'avril : « Monsieur l'abbé, lui ai-je dit, savez-vous qui sont vos amis ? » et il m'a répondu : « je croyais le savoir, mais maintenant je n'en suis plus certain ».

En 1960, pour la première année de son congé sabbatique forcé, Guindon se rend à Paris avec des sentiments mitigés. À l'instar de Jacques Lavigne, on ne veut pas de lui à l'Université de Montréal, mais tout n'est pas aussi sombre dans sa carrière. C'est l'époque où les réunions des Sociétés savantes regroupent peu de membres et la plupart des assemblées se déroulent en séance plénière. Des spécialistes des sciences sociales ont entendu l'exposé de Guindon sur l'évolution sociale du Québec. il est invité à aller enseigner à l'Université de Colombie-Britannique pendant l'été de 1961 ; même si l'expansion des universités n'a pas encore démarré et si les postes sont rares, son avenir ne paraît pas désespéré.

Néanmoins, son année à Paris est loin de le rassénérer. Dès décembre, il est de retour à Montréal, hospitalisé parce qu'on craint qu'il ne [15] soit atteint de tuberculose. En outre, même à distance, ses relations avec Guy Rocher, le successeur de Lacoste, se sont tendues. En apprenant que Guindon a accepté d'aller enseigner à l'été en Colombie-Britannique, Rocher lui adresse une lettre de réprimande ; il n'aurait pas dû accepter ce poste alors qu'il était « censé faire son doctorat ». Il semble que Fernand Cadieux, cette personne très importante dans la vie de Guindon, la seule à qui il ait jamais rendu hommage dans l'un de ses articles [15], ait intercédé en sa faveur par l'entremise d'un autre professeur, Pierre Elliott Trudeau ; Rocher lui rend visite à l'hôpital et s'excuse d'un geste que Guindon a perçu comme une ingérence injustifiée. Néanmoins, le retour à l'Université de Montréal semble plus éloigné que jamais.

En avril, Guindon revient à nouveau à Montréal, cette fois à cause du décès de sa mère. Joséphine Guindon a souffert de longues périodes de tristesse et de dépression pendant l'enfance d'Hubert, son plus jeune enfant. Il en a été davantage témoin que les autres enfants et il a connu lui-aussi des dépressions, qui constituent l'autre facette de son amour chaleureux, jovial et ironique de la vie et de « la condition de l'homme moderne [16] ». Pendant la deuxième année de son congé, Guindon travaille à Québec, au ministère de la jeunesse, avec Arthur Tremblay, Roch Bolduc, Pierre Harvey et Jean-Luc Migué, un de ses anciens étudiants. Voici comment il décrit cette période : « Ils ne savaient trop quoi faire de moi. J'avais pris l'habitude d'envoyer des notes de service à tout le monde. je ne faisais pas partie du cercle des initiés. Comme vous le savez, je n'ai jamais fait partie de ces cercles, ou du moins jamais longtemps. Gérin-Lajoie, Bolduc, Tremblay et Harvey en étaient, et moi je vivais en marge de tout cela. »

C'est un nouveau régime politique, mais Guindon se montre critique. « je me souviens de notes au sujet de La Cité des Jeunes. C'était la première polyvalente, construite à Vaudreuil dans le comté de Paul Gérin-Lajoie, une école de six ou sept mille élèves. À mon avis, il était monstrueux de réunir autant d'enfants du même âge avec si peu d'adultes, et je disais ma pensée dans des notes de service sarcastiques. » Encore une fois, Guindon est le trouble-fête. Cependant, ses critiques du nouvel ordre bureaucratique contribuent à expliquer la défaite des Libéraux de jean Lesage en 1966, une défaite inexplicable à l'époque aux yeux de la plupart des intellectuels du Québec ou de l'extérieur.

À la fin de l'année, Guindon reçoit une lettre du doyen Garigue lui demandant de prendre une décision. Retournera-t-il à l'Université de Montréal ? La rencontre imprévue, sur la rue Sainte-Catherine à Montréal, de Harold Potter qu'il a connu à Chicago, le confirme dans sa décision de ne pas retourner. À l'époque, Potter est directeur du département de sociologie de l'Université Sir George Williams qui compte deux professeurs. [16] Un peu sur la défensive, Potter lui demande s'il pourrait envisager de venir à Sir George et Guindon répond qu'il y songera. Kurt Jonassohn, l'autre professeur du département, se souvient de sa réaction lorsque Potter l'a interrogé au sujet de Guindon : « J'avais entendu son exposé à Kingston et ce jeune homme intelligent m'avait beaucoup impressionné. Je me souviens d'avoir simplement répondu à Harold : "Ne rate pas l'occasion !" »

Au cours de ses premières années à Sir George Williams, Guindon publie deux articles importants. Le premier analyse les changements sociaux qui minent la culture traditionnelle du Québec ainsi que la légitimité politique de la Confédération canadienne. Publié en 1964 [et reproduit dans ce livre sous le titre « Malaise social, classes sociales et révolution bureaucratique »], cet article illustre une nouvelle fois les dons prophétiques de Guindon. « L'émergence d'une nouvelle classe moyenne au Canada français, prévient-il, est une transformation structurelle qui ne peut être ignorée. Les aspirations sociales de cette classe remettent en question le modèle historique de la division ethnique du travail [17]. » Le succès du mouvement séparatiste naissant va dépendre de la nature et de l'orientation du mécontentement des classes populaires ainsi que de l'aptitude des élites politiques et économiques à combler les aspirations de carrière d'une classe moyenne en effervescence.

À cette époque comme aujourd'hui, Guindon n'est pas très optimiste au sujet des talents imaginatifs de l'élite canadienne au pouvoir. En 1964, il fait observer : « On peut douter que le concept actuel de "fédéralisme coopératif", présenté de façon vague et confuse, soit capable de nous remettre à flot [18]. » Quatorze années plus tard, dans « Modernisation du Québec et légitimité de l'État canadien », il répète la même observation, mais en termes plus brutaux : « Actuellement, il est loin d'être certain que la population canadienne soit en mesure de répondre au défi que pose le remodèlement de l'État canadien. Jusqu'à maintenant, en fait, très peu de chefs politiques, surtout parmi ceux d'aujourd'hui, se rendent compte de la nécessité absolue de cette tâche [19]. »

Dans son analyse du malaise social des classes rurale et ouvrière, Guindon considère que l'attrait exercé par le Parti créditiste est la manifestation d'un profond mécontentement social. C'est « l'effet boomerang ou la résultante du ressentiment latent créé par l'alignement politique des Libéraux sur la nouvelle classe moyenne ». Les ruraux démunis et les prolétaires urbains, liés par un traditionalisme bien ancré, réagissent à la chute de l'Union nationale par leur propre type de désenchantement de classe. Bannis des cercles de « patronage » à cause de la moralité politique bureaucratique de la nouvelle classe moyenne et nettement [17] perdants dans la restructuration des finances et des « faveurs » publiques, ils trouvent plus éloquent le slogan créditiste « Vous n'avez rien à perdre » que la vision libérale « Maîtres chez nous ». Cependant, Guindon ne manque pas de souligner que l'avenir politique du mouvement créditiste est bien incertain. « Les sous-structures, traditionnellement conservatrices, ont manifesté elles aussi leur mécontentement à leur manière. jusqu'à maintenant, le chemin des deux groupes n'a pas emprunté la même direction, mais qui peut dire avec certitude qu'il en sera toujours ainsi [20] ? »

Le Parti québécois viendra évidemment amalgamer, du moins temporairement, les mécontentements et les aspirations de toutes les classes et Guindon en deviendra un partisan et un critique.

Guindon est surtout connu pour son analyse de la nouvelle classe moyenne, c'est-à-dire son ascension, ses victoires politiques et son recul. C'est dans un article de 1967, « Deux cultures », que l'on trouve l'analyse la plus complète du néo-nationalisme, de la nouvelle classe moyenne et des conflits ethniques. Guindon soutient que la recherche du pouvoir par la nouvelle classe moyenne était motivée au départ par un désir de modernisation. Cette classe se montrait critique à l'égard de la domination du clergé qu'elle accusait d'incompétence et de favoritisme. Elle réclamait la rationalité bureaucratique et les qualifications personnelles comme conditions d'accession aux postes. Toutefois, bien qu'elle fut ethniquement homogène de 1945 à 1955, elle n'avait pas de conscience ethnique. Lorsque le nationalisme a resurgi dans ses rangs, ce fut comme une idéologie nettement moderne, libérée de l'agriculturisme, du messianisme et de l'anti-étatisme et même hostile à ces croyances traditionnelles. Sa nouvelle préoccupation était la mobilité professionnelle, verticale et horizontale. Pour surmonter les obstacles à la croissance d'ordre structurel - petite taille des bureaucraties ainsi que caractère limité et spécialisé des tâches organisationnelles - elle élabora une stratégie à deux volets : « La transformation bureaucratique des institutions traditionnelles et la réaffirmation de son identité linguistique ». L'expansion de son espace linguistique et de son champ de compétence devait aussi accroître ses débouchés professionnels. La mainmise sur l'État provincial allait lui permettre d'atteindre ce but,

Le néo-nationalisme réformé va également ouvrir un nouveau chapitre dans les relations ethniques au Québec. La ségrégation historique des institutions, qui a permis aux Français et aux Anglais de vivre de façon séparée et autonome, va être remise en question par la nouvelle classe moyenne au moment où, pour accroître ses voies de mobilité, elle envahit et élargit les domaines de l'éducation, du bien-être social et de la santé. Dorénavant, elle juge que la répartition ethnique des ressources [18] et des revenus favorise la communauté anglophone. Guindon prévoit que ses demandes vont s'accroître pour englober le secteur privé et que, par conséquent, le conflit ethnique s'intensifiera avec la remise en cause du monopole des Anglais dans certains domaines.

Les années que Guindon passe à Sir George Williams sont donc productives du point de vue intellectuel. En fait, sa lettre de démission de cette université, sept ans après son arrivée, prouve à quel point cette période lui a apporté une profonde satisfaction : « je suis peiné, écrit-il, de devoir remettre ma démission puisque je coupe ainsi les liens qui m'unissent à des collègues hors pair dont le savoir, l'attachement à l'éducation et la recherche de l'excellence ont été pour moi une source d'inspiration, de fierté personnelle et de satisfaction. Pendant sept ans, dans un climat d'engagement enthousiaste, nous avons partagé le même rêve [21]). » Ce rêve, c'était l'édification d'un département de sociologie de haute qualité, axé sur les étudiants, enraciné au Québec, mais doté d'une vision internationale. Ce n'était pas une mince tâche.

C'est le « Summer Institute » qui permet le mieux de voir les moyens mis en oeuvre pour accomplir cette tâche. Guindon raconte les événements ainsi : « À la fin de l'été 1964, l'American Sociological Association tenait sa réunion annuelle à Montréal. Nous avons eu l'idée de demander à trois ou quatre sociologues réputés d'arriver à Montréal plus tôt pour donner un cours à nos étudiants avant la réunion. Lorsque McGill vous invite, voyez-vous, cette invitation accroît votre prestige. Lorsque c'est Sir George qui vous invite, vous accroissez son prestige en acceptant de venir. C'est ce que j'appelle l'option d'excellence externe. »

À compter de cet été-là et pendant plusieurs années, le département fait venir des États-Unis et d'Europe des sociologues réputés qui donnent des cours de premier cycle au « Summer Institute ». Beaucoup acceptent l'invitation, surtout lorsqu'on apprend qu'enseigner six semaines à Sir George, cela veut dire être l'hôte du tandem Guindon-Jonassohn, qui, aux dires de Jonassohn, « rendait le séjour aussi agréable que possible. Nous obtenions la liste des lectures deux ou trois mois d'avance et les étudiants étaient bien préparés. Nous faisions sentir aux professeurs invités que nous tenions à les avoir et, surtout, nous apprenions à les connaître. De son côté, le "Summer Institute" a fait connaître Sir George ».

Sept ans plus tard, le département abolit ces cours d'été. Même si leurs collègues les approuvaient, ce sont surtout Guindon et Jonassohn qui étaient responsables du projet. Jackson impute sa disparition à la bureaucratisation générale du département et à la transformation de [19] l'Université qui voulait maintenant s'orienter vers la recherche plutôt que vers l'enseignement.


Ce changement était lié aussi à ce qui se passait dans toutes les universités et Sir George devait faire comme les autres. Jackson explique la situation ainsi : « Ce changement n'était pas nécessairement voulu par le département, mais, dans leurs critères de promotion et d'octroi de postes permanents, les autorités supérieures tenaient de plus en plus compte des publications et des subventions de recherche. Nous embauchions davantage et les nouvelles recrues étaient des professeurs plus conformistes qui s'étaient habitués à cette façon de faire dans les écoles d'études supérieures ; le département s'est donc transformé. C'est ce qui explique en partie la disparition du « Summer Institute » qui avait une fonction d'enseignement et qui cherchait à mettre les étudiants du baccalauréat en relation avec les sommités de leur discipline.


Cette transformation évidente du caractère de « l'enseignement supérieur » au Canada explique le retrait graduel de Guindon de la vie de son département et son désenchantement croissant à l'égard de l'Université Sir George Williams. « Ce qui faisait alors défaut, explique Jackson, c'était le sens de l'engagement envers les étudiants à titre de membres de l'entreprise, à titre d'acteurs et non de clients. » À un certain moment, en 1969, Guindon avait offert sa démission parce que l'Université ne voulait plus appuyer un programme d'études supérieures du département de sociologie. Cela n'était qu'un élément d'un problème plus large que Guindon appelle « l'histoire triste et quelque peu honteuse » de la motivation de l'Université et de ses méthodes d'adoption de programmes d'études supérieures. « Elle a adopté ces programmes sous le coup de la "panique politique" [...] provoquée par le rapport Parent [...] qui parlait d'universités à charte limitée [...] Le Conseil des études supérieures, un enfant né de la panique plutôt que d'un souci du développement organique du savoir, s'est mis à faire fi des critères universitaires et à adopter des méthodes [...] d'approbation interne plutôt que d'approbation externe par un groupe d'universitaires bien connus et impartiaux [22]. »

Ayant choisi cette façon de procéder, l'Université a été prise d'une nouvelle panique, que Guindon décrit sous le nom de « panique des faveurs gouvernementales », si bien « qu'elle n'attribuait des ressources qu'aux seuls programmes conçus dans l'esprit que je viens de décrire ». La mise en attente des demandes du département de sociologie constituait à ses yeux une répudiation de tous ses efforts et de ceux de ses collègues « pour construire le département selon des critères professionnels [20] et pour établir des interactions et des échanges formateurs avec des sociologues éminents des grands centres du monde [23] ». Pendant cette période, Guindon lui-même n'a-t-il pas été président de l'Association canadienne de sociologie et d'anthropologie et membre du conseil de l'Association internationale de sociologie ?

Sa démission lui vaut aussitôt quatre offres d'emploi et il accepte un poste à l'Université Carleton d'Ottawa : « J'aimais particulièrement leur Institut d'études canadiennes. Les étudiants étaient excellents. » Tout compte fait, cependant, l'Université Sir George possède un atout irremplaçable : elle est située à Montréal, la ville qu'il aime ; après quelques semaines à peine de va-et-vient - c'est-à-dire arriver le mardi et quitter aussitôt que possible le jeudi - Guindon entreprend ouvertement des négociations avec McGill. Kurt Jonasshon intervient alors auprès de son ami et le convainc de revenir à Sir George : « Je trouvais, dit-il, qu'il avait été idiot de démissionner parce que je ne pensais pas qu'il pourrait être heureux ailleurs - pas dans une autre université, mais ailleurs qu'à Montréal qui était vraiment son chez-lui. » De son côté, l'Université accepte d'offrir un programme de maîtrise en 1972 et les auteurs de cette introduction ont fait partie des premiers étudiants qui s'y sont inscrits.

Pour Guindon, les nouvelles réalités politiques de l'Université se révèlent frustrantes à plusieurs niveaux et il entreprend bien des combats exténuants, seul ou avec d'autres, afin de prévenir ou de corriger ce qui lui semble les pires abus. Les combats auxquels il participe mettent habituellement en cause une personne victime de représailles de la part de l'administration. En 1967, il y a par exemple le cas célèbre d'Henry Worrell.

Worrel, qui a oeuvré pendant 33 ans dans les services administratifs, se voit offrir un poste moindre à la moitié de son salaire. « Pour moi, c'était l'avilir. Le motif était son incompétence. Eh bien, s'il était incompétent, c'est parce qu'il était là depuis trop longtemps. S'il était incompétent, pourquoi ne pas lui offrir de prendre sa retraite. » Incapable de se faire entendre de l'administration, Guindon ébruite l'affaire dans Le Devoir. Worrell finit par conclure une entente avec l'Université. « Il semblait satisfait et s'est toujours montré reconnaissant envers moi. »

Par la suite toutefois, cet incident influe sur la réputation de Guindon auprès de l'administration. « À l'Université, on me considérait comme un marginal depuis un certain temps. Lorsqu'on a commencé à parler de la création de l'Université du Québec, j'ai écrit un mémoire avec Kurt pour proposer que Sir George devienne le campus anglophone de la nouvelle université. L'idée est tombée à plat. Comme j'avais lavé notre linge sale en public, j'avais brûlé mes ponts avec l'administration. »

[21]

La décision à l'égard de Worrell était-elle teintée de racisme ? C'est l'interprétation qu'en fait Guindon. « À l'époque, j'avais écrit "Vous ne traiteriez pas un Blanc de cette façon". » Dix ans plus tard, son département refuse d'accorder un poste permanent à un de ses collègues, un Noir. Pendant les trois années que durent les procédures, Guindon lui sert d'avocat et gagne sa cause. La décision du département était-elle un geste raciste ? « Si vous croyez à l'inconscient, l'affaire s'explique très facilement. C'est le président du comité, appuyé par le doyen, qui a commencé à monter un dossier contre lui et les deux hommes ont mobilisé une partie du département. Une telle mobilisation n'était absolument pas courante lors de l'étude du dossier d'un candidat à un poste permanent. Toute l'affaire avait un relent "sudiste". À un moment donné, le département a même suggéré à "mon client" de changer d'avocat ! » Récemment, l'administration a rejeté le nom recommandé par son département pour un poste permanent. Dans ce cas, il s'agissait d'une femme et, à nouveau, Guindon a défendu sa cause avec succès.

En dépit de son « retrait » de la vie du département, il est donc très actif chaque fois qu'il croit qu'une personne ne bénéficie pas d'un « traitement normal ». « S'il perçoit une injustice, dit Jackson, et ce pourrait être demain, il va s'en mêler, ou si quelqu'un lui demande de l'aider, il va le faire parce qu'il dit oui à quiconque a besoin d'aide et est victime d'une injustice. »

Il ne faut pas en conclure pour autant qu'Hubert Guindon est un homme amer. Le conseil qu'il donne à ceux qui ont été traités injustement est celui que lui a donné un père Dominicain peu de temps après son départ de l'Université de Montréal : « Tu ne dois pas oublier, mais tu dois toujours pardonner. Si tu conserves de la rancune, celle-ci finira par te détruire intérieurement, mais elle ne détruira pas ceux qui t'ont fait du tort. » Pour quiconque connaît bien Guindon et a traversé avec lui ces périodes agitées de sa vie, il est toujours étonnant de constater qu'on parle de lui partout avec amitié. C'est un tour de force qui n'est pas à la portée de tout le monde !

La compréhension que Guindon a des politiques institutionnelles et des motifs qui animent les serviteurs de ces institutions influe sur ses idées en sociologie ainsi que sur sa conduite universitaire et personnelle, trois domaines étroitement reliés chez lui. Nous l'avons souvent taquiné en lui disant qu'il acquérait sa compréhension de la société québécoise par osmose - bien que nos fréquentes accusations d'ignorance de certains livres se soient toujours révélées fausses - et qu'il l'acquérait surtout de ses propres remarques quelque peu dépréciatives à son sujet (et aussi à notre sujet lorsque nous semblions accorder trop de crédit à la dernière thèse sociologique à la mode). Pourtant, peu d'entre nous ose [22] raient se fier, comme il le fait, aux perceptions et aux intuitions recueillies au fil de la vie quotidienne. Le démographe Jacques Henripin a mentionné cet aspect dans l'allocution de bienvenue qu'il a prononcée lorsque Guindon a été reçu à la Société Royale du Canada : « Assez curieusement d'ailleurs, vos conclusions rejoignent les perspectives de certains démographes qui ont étudié l'évolution des groupes linguistiques au Canada. Étonnante convergence de vos intuitions, de votre sensibilité et de notre froide panoplie de méthodes de mesures [24]. »

Les conclusions auxquelles fait allusion Henripin sont celles qui sous-tendent la critique mordante de la politique fédérale du bilinguisme dans « Modernisation du Québec et légitimité de l'État canadien ». Guindon démontre la futilité des politiques coercitives en matière de bilinguisme, au Québec comme dans le reste du Canada. Loin d'assurer un modus vivendi commun aux Anglais et aux Français, ces politiques suscitent l'animosité de ceux qui vivent à l'extérieur du cercle magique des gens cultivés des régions centrales. En effet, lorsque les minorités ne peuvent travailler dans leur propre langue, leurs communautés sont condamnées à disparaître, même si elles possèdent leur propre station de radio et d'autres services financés par l'État et étroitement surveillés par le Commissaire aux langues officielles. C'est parce que la langue du capital est demeurée l'anglais que la « minorité » anglaise du Québec a survécu, d'où l'appui inconditionnel de Guindon aux politiques linguistiques des gouvernements québécois (libéral ou péquiste) destinées à faire du français la langue de travail [25]. C'est la thèse que Guindon a présentée au Groupe de travail sur l'unité nationale qui avait retenu ses services à titre de chercheur et son influence ressort clairement à la lecture du rapport du groupe.

La critique que Guindon fait de la réaction du Québec anglophone aux recommandations du groupe de travail a été provoquée par une brochure qu'il a trouvée dans sa botte aux lettres, le type même de publicité-rebut que la plupart regardent à peine et jettent au panier. Le document en question avait pour auteur Donald Johnston, député de Westmount, qui sera par la suite président du Conseil du trésor dans le cabinet Trudeau. Au cours d'une conférence de presse, Johnston a commenté ces recommandations et, « fier de lui » (selon les mots de Guindon) il a fait traduire ses commentaires pour les distribuer dans les deux langues à tous les électeurs de son comté [26]. Invité par Gordon Robertson, alors président du conseil d'administration de l'Institut de recherches politiques, à publier un article dans la revue de l'Institut Policy Options/Options politiques, Guindon rédige une condamnation vitriolique de la brochure de Johnston, notamment de cette phrase « révélatrice » : « nos concitoyens francophones... seront condamnés à vivre et [23] à travailler uniquement en français ». Bien que l'invitation de Robertson n'ait jamais été révoquée, l'article n'a pas paru, du moins pas dans la revue de l'Institut financée conjointement par les entreprises et l'État. En fait, Guindon lui-même aurait fort bien pu jeter cet article au panier puisque, comme nous l'avons dit, il ne propose jamais un article qui ne lui a pas été demandé. Toutefois, des copies ont circulé et il a paru dans Canadian Forum ainsi que dans L'Action Nationale [27].

Soulignons deux points à ce propos. Tout d'abord, Guindon élabore ses interprétations sociales à l'occasion d'expériences banales, qu'il s'agisse de la lecture de cette brochure glissée malencontreusement dans sa boîte aux lettres, de conversations avec ses voisins du quartier ouvrier de Saint-Henri ou avec ses amis du boulevard Saint-Laurent, de son observation du comportement d'administrateurs, de collègues et de générations successives d'étudiants ou encore de lectures diverses, notamment de la revue Time et de certains tabloïdes à sensation, comme Allo Police et Midnight. En second lieu, au cours de ces expériences, il voit la même chose que les autres, mais aussi davantage. Il applique de façon brillante et convaincante, quoique désespérante habituellement pour ceux qui aiment leur confort, le conseil de Herbert Blumer selon qui il faut chercher le sens caché. Si on l'a louangé pour son esprit original, on l'a aussi souvent fait taire et l'incident de la revue Policy Options/Options politiques est loin de représenter l'exemple le plus marquant sous ce rapport.

Dans le même ordre d'idées, nous nous sommes longuement demandé pourquoi aucun article de Guindon n'avait été publié en français avant 1977, et même alors il s'agissait d'un article paru 11 ans auparavant en anglais. La réponse à cette question comporte deux éléments. Le premier nous place à un niveau qui dépasse le seul cas de Guindon et se rattache à l'interprétation que donne ce dernier de la Confédération canadienne, une entente qui a produit « les deux solitudes de Hugh MacLennan ».

Contrairement à ce que pensaient les élites canadiennes bien instruites et bien intentionnées des années 60, ces deux solitudes étaient, selon les mots mêmes de Guindon, « voulues et non accidentelles, chéries et non déplorées [28] ». Guindon attribue cette idée novatrice à Hannah Arendt dont l'influence sur sa pensée depuis dix ans est aussi importante que celle de C. Wright Mills à une époque antérieure. Guindon respecte énormément Hannah Arendt et trouve ses écrits puissants au niveau intellectuel et convaincants au niveau politique, en un mot splendides, dit-il.

Il mentionne l'œuvre d'Arendt pour la première fois en public à London en juin 1978, lors de sa conférence d'ouverture de la réunion de [24] l'Association canadienne de sociologie et d'anthropologie. Il a rédigé son exposé en se rendant de Montréal à London, et n'a sans doute pas utilisé pour cela le carton d'un paquet de cigarettes, comme il l'a prétendu à l'époque. Dans cet exposé, qu'il a intitulé « Les classes sociales, le nationalisme et l'État-nation ou le cas du Québec au Canada », il déclare s'être inspiré d'Arendt pour décrire le contexte historique élargi de son sujet. « À mon avis, son livre Les origines du totalitarisme est un classique inégalé pour tout ce qui concerne l'impérialisme et le recul des États-nations, [...] une somme de la sociologie de l'État-nation [29]. »

Bien qu'elle ne traite pas spécifiquement du Québec, l'analyse générale de l'impérialisme d'Arendt rejoint et enrichit les interprétations antérieures de Guindon. Selon la tradition britannique héritée de Burke, il ne faut pas étendre à d'autres « les droits des Anglais ». Au Canada, grâce à des ententes politiques successives - l'Acte constitutionnel de 1791, l'Union des deux Canada et finalement la Confédération - les Anglais se sont assurés que le Québec ne ferait pas exception à cette règle. En confinant les Français au Québec et en établissant une division entre pouvoirs fédéraux et provinciaux, les Britanniques sont en mesure, aux dires d'Arendt, « d'échapper à la dangereuse incohérence inhérente à une nation désireuse de se doter d'un empire... [en livrant] à eux-mêmes les peuples conquis tant qu'il s'agissait de la culture, de la religion et du droit, en demeurant à distance et en s'interdisant de répandre la loi et la culture britanniques [30] ».

L'interprétation que trouve Guindon dans les écrits d'Arendt lui permet de justifier, du point de vue logique et historique, le nationalisme québécois. Comment les Français du Québec peuvent-ils accepter de s'intégrer dans une culture élargie si fortement imprégnée d'un cri de ralliement qui ne vaut que pour elle, « les droits des Anglais », plutôt que des critères universels enchâssés dans « les droits de l'homme » ?

Dans un sens, l'isolement de Guindon des cercles de sociologie canadiens-français reflète donc les deux solitudes soigneusement établies ; en effet, il enseigne dans une université anglophone, il écrit et publie en anglais et ses écrits, comme ceux de bien d'autres francophones et anglophones, ne franchissent pas la grande ligne de démarcation. L'autre élément de la réponse est relié, selon nous, aux circonstances particulières qui ont marqué la vie de Guindon à l'Université de Montréal et que nous avons déjà expliquées. En effet, il n'est pas simplement un autre intellectuel anglophone dont les écrits n'ont pas été traduits en français. Il est francophone. Il a débuté sa carrière à l'Université de Montréal et c'est là qu'il comptait la poursuivre. Nous en venons donc à la conclusion que le silence qui a entouré son oeuvre au Québec dans les années 60 et 70 découle de ses idées controversées et [25] de son mode de vie non conformiste. En effet, comme l'explique Monique Bégin, ses successeurs ont cru qu'il ne faisait pas de « la vraie sociologie ». Pour dénigrer son travail, on a invoqué ses relations orageuses avec Philippe Garigue et les opinions de certains de ceux qui étaient arrivés au département de sociologie après qu'il eût été « appelé » (pour employer l'euphémisme de l'abbé Lacoste) à l'Université Sir George Williams.

Toutefois, il semblerait également qu'il y avait un puissant censeur à l'Université Laval où, jusqu'en 1969, était publiée la seule revue de sociologie du Québec, Recherches Sociographiques. Un des directeurs de cette revue, à partir de sa fondation jusqu'en 1981, était Jean-Charles Falardeau et aucun article de Guindon n'y fut publié avant 1977 [31], au moment où l'influence de Falardeau commençait à décliner. Selon Guindon, Falardeau lui demanda une copie de « Réexamen de l'évolution sociale du Québec » au moment où il présenta son exposé à la réunion de Kingston et cette demande fut confirmée par un télégramme expédié à Saint-Denis où Guindon effectuait des recherches sur le terrain. Toutefois, peu de temps après avoir reçu l'article, Falardeau l'informa que Recherches Sociographiques ne le publierait pas. Il finit par paraître en français en 1971, sous le titre « L'évolution sociale du Québec : un réexamen », dans la version française de l'anthologie de Marcel Rioux et Yves Martin, La société canadienne-française. Les deux articles que publia ensuite Guindon en anglais, « Malaise social, classes sociales et révolution bureaucratique au Québec » ainsi que « Deux cultures ou essai sur le nationalisme, les classes sociales et les tensions ethniques », n'ont jamais paru en français.

La mise à l'écart de Guindon à l'Université de Montréal à la fin des années 50 fut suivie d'autres événements moins éprouvants, mais qui l'ont néanmoins maintenu en marge des milieux sociologiques québécois. Les perspectives structuralistes marxistes, qui ont envahi les milieux universitaires du Québec, reliés étroitement aux milieux intellectuels français, étaient fort éloignées de la sociologie historique de Guindon. Ce n'est qu'à la fin de « la période althusserienne », plutôt longue au Québec, que les idées de Guindon peuvent trouver à nouveau une audience à l'Université de Montréal.

En 1979, Jean-Louis Martel, un professionnel de recherche à l'École des Hautes-Études commerciales, invite Guindon à participer à un projet de recherche sur le mouvement coopératif au Québec. Selon Martel, Guindon apporte au projet une contribution décisive en proposant une approche orale. Si l'on écoute ceux qui ont participé activement au mouvement raconter leur vie, dit-il, il sera possible de reconstituer l'histoire de celui-ci. Guindon réalise avec Martel les 25 premières entrevues qui, [26] au total s'élèveront à 100, et découvre ainsi le Québec des années 20, 30 et 40, notamment le « family compact » du mouvement nationaliste. Martel se souvient à quel point le projet était enthousiasmant : « Hubert et moi, nous rencontrions des gens importants, certains faisaient partie de l'Ordre de Jacques Cartier [...] une sorte de société secrète qui dirigeait le Québec à cette époque. Deux ou trois fois, nous avons appris qu'ils avaient eu des discussions à notre sujet, afin de décider s'ils devaient nous permettre ou non de poursuivre nos recherches. Une fois qu'ils ont eu décidé qu'ils pouvaient avoir confiance en nous, nous avons entendu un tas de choses. Nous avons connu ces familles de façon vraiment intime. »

Les entrevues se révèlent une expérience enrichissante, mais exténuante car certaines peuvent durer sept ou huit heures. Guindon y puise les aperçus remarquables qui sous-tendent son interprétation du recul du Parti québécois dans les années 80 et qui l'amènent à plaider en faveur d'un mouvement national doté d'une base vraiment populaire.

En 1981, pendant qu'il travaille encore au projet de recherche, Guindon est invité par Louis Maheu et Robert Sévigny à donner le cours d'introduction en sociologie à l'Université de Montréal et sa réintégration au sein de la sociologie et des sociologues du Québec va désormais bon train.

Toutefois, son plaisir d'enseigner à nouveau à l'Université de Montréal est profondément gâché par la croissance d'un malaise physique et émotif. En décembre, sa santé se détériorant de plus en plus, on diagnostique un cancer au larynx et il doit accepter une grave opération qui risque d'entraîner la perte totale de la voix, et même pire. Dans les jours qui précèdent l'opération, ses amis de tous les milieux sociaux et universitaires se retrouvent pour la première fois réunis ensemble et avec les membres de sa famille, d'abord dans son appartement, puis dans sa chambre d'hôpital. C'est aussi la première fois à notre connaissance qu'Hubert n'a pas attendu que nous allions le voir, mais nous a réunis autour de lui pour ce qu'il croyait être sans doute ses dernières conversations.

L'opération est un succès. Hubert doit renoncer à une seule chose, ses cigarettes Gitane, sa marque de commerce, dont la fumée dense remplissait encore sa chambre la veille de l'opération ! Il quitte également son appartement de la rue Saint-Marc dans le centre-ville, dont le décor, selon un journaliste du Saturday Night, reflétait « son penchant pour le style Vegas, avec son lobby d'hôtel des années 50 [32] ». Il achète une ravissante vieille maison de style québécois au coeur de Saint-Henri et entreprend de surprendre étudiants, amis et famille en devenant tout à coup un « homme d'intérieur ». « Son côté vagabond a disparu, dit [27] Monique Bégin. Aujourd'hui, Hubert Guindon fait la cuisine, possède une maison. On n'aurait pas pu imaginer cela avant. » Les réceptions de Guindon s'étaient limitées jusque-là à des petits déjeuners avec croissants et café ; aujourd'hui, ses invitations laissent présager le plus souvent un dîner préparé avec soin.

Le début d'une vie presque rangée n'annonce pas une transformation similaire des idées politiques et sociologiques, comme le montrent les deux derniers articles de ce livre. Bien au contraire, Guindon présente ses arguments avec plus de force, fait part de son point de vue sur un ton plus polémique et laisse davantage sentir qu'il écrit au sujet de sa propre société. Nous l'avons interrogé à ce sujet au moment où il faisait une comparaison entre Everett Hughes et C. Wright Mills. « Hughes laisse sous-entendre au lieu d'accuser. Parfois, ses sous-entendus sont si subtils que vous n'arrivez pas à les saisir. Il n'impute jamais de motifs à personne, sauf peut-être au cours d'une conversation ou de façon détournée. Mill, par contre, était osé. je me rappelle qu'il se demandait souvent si l'on pouvait, si l'on devait imputer des motifs. Sa réponse était un oui catégorique. »

« Et vous, lui avons-nous demandé, êtes vous passé du ton qui suggère à celui qui accuse ? »

« Non... je vois bien pourquoi on peut penser cela. J'ai résolu certaines ambiguïtés. Je suis maintenant plus engagé, plus certain de mes politiques personnelles. Je suis moins naïf. Il est certain qu'il y a un changement à partir de l'article sur le référendum. Il s'est amorcé dans l'article sur la modernisation, c'est là le point tournant. J'adopte un style moins universitaire. Pourtant, dès le départ j'ai adopté un ton de polémiste. Était-il accusateur ? Si on m'en donne le temps, je deviendrai plus accusateur ! » Après cette contradiction apparente, il s'explique : « En définitive, je crois que toutes les sciences sociales sont, comme le disait Lasswell, des sciences morales. Disons que la société m'a plus préoccupé que la sociologie. » Cette phrase a pour lui une signification bien précise qui aide à comprendre l'orientation qu'ont prise ses interventions à la fois savantes et politiques.


Je crois que la plupart des gens se réfugient dans la sociologie pour échapper à quelque chose, mais une fois cela fait, que peut leur offrir la sociologie ? Comprendre sa propre époque, sa propre société et, je suppose, faire la paix avec son propre peuple, sa propre culture. En d'autres mots, faire la paix avec soi-même suppose sans doute faire la paix avec beaucoup plus de choses qu'avec soi-même. je ne sais trop comment dire cela, mais être soi-même, c'est beaucoup plus culturel qu'on ne le pense et je crois que c'est en vieillissant qu'on s'en rend compte. Quand tu es [28] jeune, tu es beaucoup plus conscient du caractère oppressif du passé, un passé qui a des répercussions sur ta vie, puis en vieillissant, tu deviens sensible à la signification de cette culture.


Pourtant, nous avons l'impression que Guindon est toujours sensible à la signification de la culture dans son travail et que, d'une certaine façon, il a toujours été « plus vieux ». Au pensionnat, quand il n'avait que neuf ou dix ans, il était avec des garçons qui avaient plusieurs années de plus que lui. Il n'avait que 24 ans quand il a commencé à enseigner à l'Université de Montréal. Néanmoins, aux yeux de Monique Bégin et des autres étudiants, « Il était un adulte. C'est en y repensant que je me rends compte qu'il était un très jeune adulte ». Peut-être est-ce là une façon de tenter de comprendre le ton qui prévaut dans tous ses écrits, un ton qui lui permet de garder ses distances par rapport aux événements dont il est le témoin éloquent et perspicace et en même temps de se passionner pour eux. La description que Bégin fait de Guindon à l'Université de Montréal demeure encore juste : « Culturellement parlant, nous étions tous issus de la période pré-révolution tranquille, et nous vivions une transition. Hubert Guindon avait vécu aux États-Unis ; il semblait libre-penseur, dégagé, et du point de vue intellectuel il l'était vraiment. Nous n'avions jamais rencontré quelqu'un comme lui. Pourtant, nous nous rendions compte aussi que sa culture lui tenait beaucoup à cœur. Il demeurait profondément engagé. »

Ce sens de l'engagement est resté intense, comme le prouve son essai récent sur la montée et le recul du Parti québécois. Il y présente une critique mordante des politiques et stratégies du PQ après le référendum et soutient que son recul s'est amorcé en grande partie de l'intérieur, ce qui est à prévoir, dit-il, chaque fois qu'un mouvement social endosse cette camisole de force qu'est un parti politique au pouvoir. Guindon invite le lecteur à analyser quelques erreurs commises par le Parti québécois : blocage et baisse rétroactive des salaires des employés des secteur public et parapublic, jusqu'alors ses partisans les plus fervents ; trahison du mouvement national dans le gâchis de la conférence constitutionnelle ; dissociation rituelle du Parti d'un programme politique controversé qui englobait le départ forcé du groupe indépendantiste et l'élection de Pierre-Marc Johnson ; enfin, alliance avec le Parti conservateur dont le seul gain politique a été une revanche mesquine, soit la défaite des Libéraux fédéraux au Québec. Bref, le processus d'institutionnalisation l'a emporté sur le militantisme. À la fin du second mandat, « l'objectif de demeurer au pouvoir l'emportait sur celui de l'indépendance. Au moment de la dernière campagne sans gloire pour [29] la nomination d'un chef, les membres se composaient en grande partie de "yuppies" plutôt que de nationalistes radicaux [33] ».

Les critiques de Guindon sont dures. Pourtant, contrairement à son habitude, il les présente sous le couvert de l'ironie et de l'humour et seuls ceux qui sont incapables de se défendre sont épargnés. Guindon a été le premier professeur de Sir George Williams à être admis à la Société Royale du Canada. Tout en étant sensible à cet honneur, il commence néanmoins son discours d'intronisation par une question : « La Société Royale du Canada, est-ce une chose sérieuse ou solennelle ? » Dans le reste de son court exposé, il développe ce thème : « La première réflexion qui m'est venue à l'esprit a été de penser aux élites d'une société. Sont-elles solennelles ou sérieuses ? Il me semble que les élites d'une société ont un penchant et un goût marqués pour le solennel. Non seulement prennent-elles le solennel au sérieux mais elles insistent pour que le peuple fasse de même. De cette façon, raisonnent-elles, elles seront prises au sérieux [34]. »

C'est peut-être dans ce court discours, destiné surtout à amuser l'auditoire, que l'on peut trouver une indication de la façon dont Guindon conserve une « distance passionnée ». Détestant la prétention chez les autres, il a su l'éviter lui-même en dépit de sa longue carrière à l'université, la plus prétentieuse des institutions. Il présente toujours l'autre côté de la médaille, une signification nouvelle, et c'est souvent grâce à l'humour qu'il l'expose, car dit-il l'humour est « non seulement le dernier bastion du bon sens, mais très souvent la première condition de l'objectivité [35] ».

Il n'est donc pas à notre avantage de clore cette introduction sur une note solennelle. Gardant sa citation à l'esprit, il vaut peut-être la peine de souligner que c'est la première fois que les articles de Guindon sont publiés tous ensemble. Même leur auteur a été incapable de nous fournir des tirés à part de la plupart ou même des copies des textes non publiés. C'est là le côté à la fois touchant et exaspérant de cet homme qui a donné à la sociologie du Canada et du Québec ses meilleurs moments depuis 30 ans. Son oeuvre, qui couvre et raconte presque trois décennies de transformations radicales dans la société québécoise, peut maintenant parler d'elle-même.

[30]

CARRIÈRE UNIVERSITAIRE
D'HUBERT GUINDON

Postes à temps plein

1954-62

Professeur adjoint de sociologie, Université de Montréal. (1960

1962-66

Professeur adjoint de sociologie, Université Sir George Williams

1966-69

Professeur agrégé, Université Sir George Williams

1969-70

Professeur de sociologie et professeur invité, Institut d'études canadiennes, Université Carleton

1970

Professeur de sociologie, Université Sir George Williams (fusionnée au Collège Loyola en 1974 pour devenir l'Université Concordia)

Postes de professeur invité

1961

Département de sociologie, Université de Colombie-Britannique

(été) 1968

Département de sociologie, Université de Victoria

(été) 1969-71

École des Hautes Études Commerciales

1969-70

Département de sociologie, Université d'Ottawa

1971

Département d'économie politique, Université de Toronto

1980 (automne)

Département de sociologie, Université de Montréal

Conférencier invité

Université Brock, Université Carleton, Université Duke, Collège Glendon, Université McMaster, Université Memorial, Université Mount Allison, Collège de la défense nationale (Kingston), Université Queen, Université Saint-François Xavier (Cap-Breton), Université St Mary, Université d'Alberta (Edmonton), Université de Calgary, Université de Guelph, Université de Toronto, Université de Waterloo, Université de Windsor, Université de Winnipeg, Université de Wisconsin (Milwaukee).

Postes occupés par élection

1970-71

Président, Association canadienne de sociologie et d'anthropologie

[31]

1970-74

Délégué du Canada et membre du conseil, Association internationale de sociologie

1978-

Membre, Société Royale du Canada

Groupes de travail et commissions

1961-62

Sociologue-chercheur principal, Bureau de recherches et de planification, ministère de la jeunesse, Québec

1974-76

Membre du Groupe de travail sur l'urbanisation (Commission Castonguay)

1979

Sociologue chercheur, Groupe de travail sur l'unité nationale (Commission Pepin-Robarts)



[1] À moins d'indication contraire, toutes les citations de John Jackson, Jeannine Guindon, Norbert Lacoste, Pierre Dandurand et Jean-Marie Rainville sont tirées d'entrevues qui ont eu lieu à Montréal en novembre 1986. Les deux auteurs ont rencontré Jean-Louis Martel à Montréal en mai 1987 et Roberta Hamilton a interviewé John Meisel à Kingston en mars 1987.

[2] Voir la bibliographie des écrits de George Herbert Mead dans Mind, Self and Society, Charles W. Morris éd., Chicago, 1934, p. 390-392. Comme Morris l'explique dans l'introduction « M. Mead n'a jamais expliqué sa position et ses résultats de façon plus élaborée [...] ce livre est composé en grande partie des notes de cours de deux excellents étudiants auxquelles s'ajoutent d'autres notes ainsi que des extraits de manuscrits laissés par Mead » (p. v-vi).

[3] Guindon emprunte ce qu'il appelle cette « expression heureuse » à l'œuvre capitale de Stanley Ryerson, Unequal Union : Confederation and the Roots of Conflict in the Canadas 1815-1873, Toronto, 1973.

[4] Everett Hughes, French Canada in Transition, traduit sous le titre Rencontre de deux mondes : la crise d'industrialisation du Canada français, trad. de J.-C. Falardeau, Éditions Lucien Parizeau.

[5] Philippe Garigue, « Évolution et continuité dans la société rurale canadienne-française », dans La société canadienne-française, Marcel Rioux et Yves Martin éd., Montréal, 1971, p. 147.

[6] « Réexamen... », p. [58].

[7] Entrevue avec Hubert Guindon en novembre 1986. À moins d'indication contraire, toutes les citations de M. Guindon sont tirées d'une série d'entrevues pendant ce mois.

[8] « Réexamen... », p. [59].

[9] La Couronne, l'Église catholique et le peuple canadien-français ou les racines historiques du nationalisme québécois », p. 167.

[10] « Des années plus tard, deux sociologues canadiens, Wallace Clement et Dennis Olsen, s'inscrivaient en faux contre cette affirmation que venait de faire Guindon au cours d'une conférence. N'était-il pas l'auteur d'un article intitulé « Deux cultures » ? Guindon riposta que le titre de l'article n'était pas de lui, mais de l'éditeur.

[11] L'abbé Norbert Lacoste nous a dit qu'il avait offert à Cadieux un poste à temps plein. Il faudrait écrire un livre sur Fernand Cadieux, l'homme derrière la scène de la Révolution tranquille, derrière la venue des « trois sages » à Ottawa, celui que Claude Ryan a décrit dans un hommage posthume comme « un des esprits les plus perçants de sa génération »(Le Devoir, 6 mars 1976, p. 5).

[12] Reproduit dans Forum : The Journal of the Students of the School of Community and Public Affairs, Montréal, 1985.

[13] Cette expression revient dans les entrevues avec Monique Bégin, Jean-Marie Rainville et Pierre Dandurand.

[14] Il ne convient pas d'analyser ici le caractère et les politiques de Garigue, mais nous attirons l'attention sur une table ronde qui eut lieu pour commémorer le 25e anniversaire du département de sociologie de l'Université de Montréal. À cette occasion, M. Jacques Dofny rappela une conversation qu'il avait eue avec Philippe Garigue : « je me souviens que lorsque j'ai proposé de donner un cours de sociologie comparée des mouvements ouvriers et que j'avais indiqué comme lecture importante Karl Marx, le doyen Garigue m'avait appelé dans son bureau en me disant : « On n'a jamais enseigné Marx ici, ça ne passera jamais. » J'avais dit : « Essayez toujours on verra bien ». « Table ronde : Le Département de sociologie de l'Université de Montréal », Sociologie et Sociétés, vol. XII, no 2, p. 190.

[15] Dans une note de « Réexamen... », Guindon manifeste sa gratitude à Fernand Cadieux pour « plusieurs années de discussions amicales ».

[16] Titre d'un livre d'Arendt, Condition de l'homme moderne, Paris, 1961, 1983.

[17] p. [72].

[18] p. [73].

[19] p. [131].

[20] « Malaise social... », p. [72].

[21] Lettre de démission d'Hubert Guindon à Kurt Jonassohn, directeur du département de sociologie, 28 avril 1969.

[22] Ibid.

[23] Ibid.

[24] Jacques Henripin, « Présentation de Monsieur Hubert Guindon », Montréal, 24 novembre 1978. Publié dans Présentations, Trois-Rivières, octobre 1979, p. 87-90.

[25] Guindon rédigea cette argumentation alors qu'il agissait comme chercheur du Groupe de travail sur l'unité canadienne (Commission Pepin-Robarts). Il distribua au personnel et aux membres de la Commission le manuscrit de « Modernisation... ». Dans le rapport de la Commission, on reconnaît nettement l'influence de Guindon. Ses recommandations furent évidemment rejetées par le premier ministre Trudeau, et cela avant même leur publication.

[26] « Le référendum ou les leçons de la défaite », p. [164].

[27] Cet article a paru en français sous le titre « Le Référendum : Une autre décennie d'instabilité politique » dans L'Action Nationale, vol. LXX, no 4, déc. 1980, p. 271-291, et en anglais dans Canadian Forum sous le titre « The Referendum : Another Decade of Apprehended Political Instability ».

[28] « La Couronne, l'Église... », p. [142].

[29] Cet exposé a été révisé et paraît dans ce livre sous le titre « La Couronne, l'Église catholique et le peuple canadien-français ou les racines historiques du nationalisme québécois », p. [135].

[30] Hannah Arendt, (Les origines du totalitarisme) L'impérialisme (seconde partie), trad. M. Leiris, Paris, 1982, p. 21.

[31] « Modernisation du Québec et légitimité de l'État canadien » a été publié en français dans Recherches Sociographiques, vol. 18, no 3, sept.-déc. 1977, p. 338-366, sous le titre « La Modernisation du Québec et La Légitimité de l'État Canadien ».

[32] R. Collison, « Academic Oracle », Saturday Night, Mai 1978, p. 22.

[33] « Montée et recul du Parti québécois », p. [211].

[34] « Le sérieux et le solennel », discours prononcé à Montréal le 24 novembre 1978 et publié dans Présentations, Trois-Rivières, octobre 1979, p. 91-96.

[35] « La Couronne, l'Église... », p. [135].



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 7 avril 2011 18:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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