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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Hubert Guindon (1929-2002), (sociologue québécois, Université Concordia), “Réexamen de l'évolution sociale du Québec”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Marcel Rioux et Yves Martin, La société canadienne française, pp. 149-171. Montréal : Les Éditions Hurtubise HMH ltée, 1971, 404 pp. [Version française d'un article tiré de : The Canadian Journal of Economics and Political Science, XXVI, 4, November 1960, 533-551.]

Hubert Guindon (1929-2002) 

“Réexamen de l'évolution sociale du Québec” 

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Marcel Rioux et Yves Martin, La société canadienne française, pp. 149-171. Montréal : Les Éditions Hurtubise HMH ltée, 1971, 404 pp. [Version française d'un article tiré de : The Canadian Journal of Economics and Political Science, XXVI, 4, November 1960, 533-551.]

 

Introduction.
 
I.    La Nouvelle-France : une entreprise commerciale à base de féodalisme 
II.  La société rurale
 
Critique des théories antérieures
L'organisation sociale avant l'industrialisation de masse
 
III. Les effets de l’industrialisation sur la société rurale
 
Questions
Élites traditionnelles, industrialisation et société en voie de développement
Le Processus de rajeunissement des élites traditionnelles 

Tableau 1. Mode de transmission des terres à Saint-Denis, 1882-1959
 

 

Introduction

 

Toute tentative visant à déterminer le sens des changements sociaux qui se produisent au sein d'une société particulière me paraît, pour le moins, une entreprise hasardeuse. Toutefois, comme la sociologie, dans ses textes officiels sur la méthode, appuie ses prétentions de science sur son aptitude à prédire, elle doit, quelquefois et de quelque manière, prendre le risque de commenter les changements importants qui s'opèrent dans l'organisation sociale. Pour accomplir une tâche aussi exhaustive, l'analyste doit, me semble-t-il, considérer la société dans sa totalité historique.

 

En général, les sociologues sont peu disposés à étudier une société envisagée dans sa totalité. Il leur répugne d'analyser des phénomènes sociaux sous l'angle de l'évolution dans le temps. En effet, la méthodologie qui aujourd'hui se donne pour adéquate, voire pour prestigieuse, suppose des enquêtes auprès de sujets dont les réponses peuvent être soumises à un traitement statistique. Pour cette raison, elle est de peu d'intérêt pour des études à portée historique et, bien que son utilité ne soit pas à dédaigner lorsqu'il s'agit de mesurer des changements sociaux, elle ne saurait, par elle-même, les expliquer. En outre, la préférence qu'elle accorde à des investigations fragmentaires et détaillées, en fait un outil plutôt embarrassant lorsqu'on se livre à des analyses globales. Les anthropologues, par tradition, ont coutume d'entreprendre avec succès de telles analyses dans l'étude de cultures plus ou moins élémentaires. Toutefois, lorsqu'ils ont à étudier des sociétés complexes, ils se montrent enclins à suivre les sociologues sur la voie des enquêtes minutieuses, ou encore à considérer comme acquis le principe que l'on peut reconstituer l'image globale d'une société à travers l'étude détaillée d'un moment de son histoire ou l'analyse d'une cellule sociale particulière, village ou bourgade. En choisissant la première méthode, ils renoncent à ce qui paraît avoir été l'un des objectifs traditionnels de l'anthropologie. Par le recours à la deuxième, un excès de simplification risque de leur faire manquer leur but. [1]

 

Ces considérations peuvent expliquer le fait - mais peut-être ne l'expliquent-elles pas - que lorsque les sociologues parlent de l'évolution sociale, ils tiennent ordinairement un langage assez flou et que leurs commentaires, où abondent les expressions générales du genre de « changements technologiques », « effets de l'industrialisation », « retard culturel », créent des images imprécises. 

De telles considérations, toutefois, précisent le propos de cette contribution à l'étude de l'évolution sociale du Québec. Nous voulons, ici, tenter d'esquisser un tableau général des modifications qui ont affecté, depuis les origines, l'organisation sociale du Canada français. Notre panorama ne prétend pas reposer sur des données intégralement vérifiées ; il demeure simplement une analyse interprétative et cohérente de la société canadienne-française, des débuts à nos jours.

 

Il arrive aux historiens d'affirmer que, pour les sociologues, le Canada français date du XIXe siècle. Il faut dire que les sociologues n'ont pas cherché, si ce n'est tout récemment [2], à entreprendre des analyses systématiques de la société canadienne-française antérieure à cette époque. Qu'ils ne l'aient pas fait ne doit pas être retenu contre eux, quoi qu'en pense un spécialiste frais émoulu des problèmes de la société canadienne-française. [3] Il est ridicule d'accuser quelqu'un de ne pas avoir entrepris un travail qu'il ne s'était pas proposé de faire. Si les auteurs concernés avaient cherché à expliquer l'émergence de la société rurale sans référence aucune au contexte antérieur de l'organisation sociale, la critique aurait sa raison d'être. Mais ni Miner, ni Hughes, pas plus que leur critique du reste, n'ont tenté d'expliquer l'émergence au XIXe siècle d'une société canadienne-française à prédominance rurale. [4] Ou encore, si le Canada français n'avait pas été, à un moment de son histoire, une société à prédominance rurale, ou si Miner et Hughes avaient prétendu que le Canada français avait toujours été une société strictement rurale, la critique serait encore justifiée. Mais tel n'est pas le cas. 

Le seul mérite d'une semblable critique est de soulever la question suivante : comment le Canada français est-il devenu une société à prédominance rurale vers la fin du XVIIIe siècle, et l'est resté tout au long du XIXe ? 

La présente étude visera, premièrement, à expliquer l'émergence de la société rurale après l'écroulement de la société commerciale féodale ; dans une deuxième partie, à décrire les rouages de l'organisation de la société rurale et, enfin, à déterminer les effets du phénomène récent de l'industrialisation de masse sur la structure sociale antérieure. 

 

I

La Nouvelle-France :
une entreprise commerciale à base de féodalisme

 

La fondation de la Nouvelle-France ne fut pas, comme le fut dans une certaine mesure l'établissement des colonies américaines, l'oeuvre de groupes dissidents cherchant à rompre avec une patrie inhospitalière. Son organisation, son financement, son administration et, par moments, son impulsion économique et sociale relevaient d'administrateurs nommés par la Cour de France. Pour naître et progresser, elle exigea la collaboration de cinq groupes bien distincts : les administrateurs coloniaux, les soldats, les hommes d'affaires intéressés à la traite des fourrures, le clergé et une population d'émigrés. Des quatre institutions mêlées à l'entreprise, deux occupaient une place prépondérante dans la structure sociale de la colonie : le corps des administrateurs et le clergé. L'influence des militaires et des entrepreneurs n'était sans doute pas sans effet sur la structuration de la nouvelle société, mais elle restait secondaire, bien que les administrateurs fussent souvent choisis parmi les cadres de l'armée. Les quatre groupements institutionnels avaient cependant ceci en commun que les postes de commande étaient généralement confiés à des aristocrates appartenant à une petite noblesse qui évoluait dans l'ombre de la Cour de France. Les distinctions évidentes de classe que les dirigeants de ces groupes maintenaient entre eux et la population ne se traduisaient pas seulement par des différences vestimentaires. Elles apparaissaient à travers les structures mêmes du mode de vie, le genre de loisirs, les penchants littéraires et artistiques, le goût pour les fastes de la vie mondaine.

 

Une « société de frontière » n'est cependant pas un milieu idéal pour la transplantation d'un système féodal. Il était tout simplement impossible d'adapter à la Nouvelle-France certains traits de ce type d'organisation sociale. Ainsi que l'a souligné le professeur Frégault [5], l'appartenance d'un seigneur à la féodalité ne pouvait être que vide de sens dans un pays vierge. La « civilisation de frontière » empêchait la société féodale de conserver sa signification métropolitaine. Car elle créait une situation qui augmentait les chances de mobilité sociale pour les jeunes roturiers ambitieux qui avaient réussi dans la carrière militaire ou marchande. Ainsi, le système de caste avait moins de force en Nouvelle-France que dans la métropole, bien que les structures de base fussent également d'essence féodale.

 

Cette organisation féodale de la Nouvelle-France contribua à l'apparition de styles de vie beaucoup plus contrastés que, plus tard, ceux mis en oeuvre par la société rurale. Si le jeu féodal tourna court à la campagne, le développement des villes de Québec et de Montréal parvint à lui donner une certaine vraisemblance.

 

Dans un tel système, l'autorité politique demeurait, en dernière analyse, entre les mains des ministres du Roi. Des ordonnances royales dénouaient les conflits politiques locaux, dont les principaux acteurs étaient les administrateurs coloniaux et le clergé. Ces deux corps constitués avaient leurs porte-parole officiels et leurs voies d'accès officieuses auprès de la Cour, où ils avaient, chacun, leur propre clique. Quand un conflit surgissait dans la colonie et l'occasion s'en présentait souvent, - il leur fallait, dans la grande majorité des cas, se mesurer l'un avec l'autre. Le gouverneur incarnait formellement l'autorité suprême. Toutefois, comme le clergé formait un groupe politiquement important et relativement cohérent, il semblait posséder, en certaines circonstances, le pouvoir d'influer sur le choix du gouverneur et, dans les cas de dissensions graves, celui d'en paralyser le gouvernement par une sorte de droit de révocation ou de rappel. On est plus en mesure de comprendre les causes de ces conflits chroniques, quand on étudie de plus près le rôle officiel que ces deux groupes s'attribuaient.

 

Les administrateurs coloniaux devaient poursuivre trois objectifs en même temps : (1) l'exploration et la prise de possession de nouvelles terres au nom du Roi de France, (2) la protection et le développement de la traite des fourrures, et (3) le lotissement des colons français. De son côté, le clergé [6] devait : (1) veiller à l'évangélisation des tribus indiennes, (2) pourvoir aux exigences religieuses des immigrants, et (3) fonder et diriger des écoles, des hôpitaux, des hospices pour vieillards. 

Les conflits naissaient du fait que ces attributions officielles conduisaient en définitive à des conceptions partiellement ou totalement opposées sur l'organisation sociale de la colonie. Au tout début, il n'existait aucun désaccord entre les deux groupes. Les oppositions se sont fait jour dès l'expansion de la traite des fourrures dont le développement impliquait des structures sociales profondément différentes de celles qui convenaient à la colonisation agricole. La traite des fourrures supposait une organisation adaptée à une existence semi-nomade, l'établissement de postes de traite toujours plus éloignés et la mise en place d'une structure commerciale élaborée. La vie et les liens familiaux s'en trouvaient beaucoup diminués. 

Les partisans de la politique commerciale ne se souciaient guère d'assurer une forme de colonisation au pays. L'aptitude au troc, la finesse, l'imagination, voire la tromperie, étaient à leurs yeux autant de qualités qu'il importait de manifester auprès des Indiens amis à l'occasion de l'échange des produits de la métropole, notamment d'eau-de-vie et de mousquets, contre les fourrures convoitées. On n'a jamais présenté le coureur de bois comme un homme attaché à son foyer, ni comme un pratiquant. L'histoire en fait plutôt un enjôleur, pas très fiable et peu scrupuleux. 

À l'opposé, la survie et le progrès de l'économie domaniale dépendaient au premier chef de la frugalité de ses agents, de leur dur labeur et de leur stabilité, de même que de la création d'un marché domestique. C'est ainsi que les profondes différences d'orientation de la société marchande et de la société agricole engendrèrent des conceptions concurrentes que reflétèrent les conflits entre les membres du clergé et les représentants de l'État. 

La conquête de la Nouvelle-France a considérablement modifié les bases de l'organisation sociale. Certains historiens prétendent qu'elle a arrêté le développement de la société canadienne-française et que celle-ci n'a pu s'en relever. Il est certain que la conquête a hâté le passage de la société féodale à la société rurale. Dans un article remarquablement documenté, le professeur Brunet a démontré comment elle a abouti non seulement à l'exode de la bourgeoisie administrative, mais aussi au remplacement de la bourgeoisie commerçante par sa rivale anglaise. [7] Celle-ci fut en mesure de substituer au système commercial français, désorganisé par la guerre, les réseaux de communication marchande fonctionnant déjà entre l'Angleterre et l'Amérique. Ainsi les Anglais parvinrent-ils à s'assurer un contrôle complet sur le commerce local.

 

La conquête sonna le glas de la société féodale et de la société marchande. Les élites politiques, pour qui le séjour en territoire colonial était plus ou moins une étape dans l'accomplissement de leur carrière, quittèrent le pays au moment de l'effondrement et regagnèrent la mère-patrie. L'élite militaire suivit leur exemple. Le clergé local et les habitants demeurèrent sur place. À défaut de chefs civils, les membres du clergé devinrent alors les dirigeants incontestés de la population. Ainsi, la victoire militaire anglaise consacra le triomphe des conceptions cléricales relatives à la forme d'organisation sociale convenant au Canada français. Celle-ci s'en trouva simplifiée et orientée vers le développement rural à l'exclusion de toute autre voie de développement social.

 

II

La société rurale

 

Critique des théories antérieures

 

La Cession fit apparaître un nouveau système social au Canada français. Une existence frugale, produit d'une économie domaniale, assurait aux habitants la possibilité de ne dépendre que très peu d'une aide extérieure à la famille. L'écroulement de tout l'appareil administratif et politique n'eut donc sur eux qu'un faible retentissement. Après avoir été tenus relativement à l'écart de l'ancienne organisation sociale, ils allaient devenir le pivot de la nouvelle société rurale qui prit racine sur les débris de la société féodale et marchande.

 

Quelle était, à cette époque, la nature de la société rurale au Canada français ? Gérin [8], Miner, Hughes, Falardeau et Rioux ont décrit l'organisation sociale du Québec rural. Mais, en ces dernières années, le professeur Garigue [9] a contesté la validité de leurs analyses. Il y a vu l'expression des théories de l'école de Chicago sur le Canada français. La rudesse de cette attaque et l'ampleur de la diffusion qu'elle a reçue - on a parlé à son sujet d'un « concept nouveau et audacieux » (challenging new concept[10] - obligent à reposer tout le problème dans une perspective critique. Le professeur Garigue affirme que la plupart des analyses antérieures débouchent directement sur une pensée mythique. [11] Les auteurs auxquels il s'en prend se seraient laissés induire en erreur par Gérin et son hypothèse non vérifiée relative à la nature de la société canadienne-française rurale, car ils ignoraient l'histoire du Canada français. Cette ignorance, ouvrant carrière à leur imagination, les aurait conduits à tenir pour certaines les réalités dont leur hypothèse de base supposait l'existence et à faire totalement abstraction des données matérielles susceptibles de l'infirmer. [12] Ces mythes seraient également l'expression d'une pensée plus ou moins biaisée. Et le professeur déclare carrément que si les méthodes de la sociologie de la connaissance étaient appliquées à leurs analyses, cela permettrait de mettre à nu la véritable structure de leurs théories. [13]

 

Le professeur Garigue résume ainsi le sens de son propre travail : « Nous n'avons pas seulement approfondi les travaux déjà publiés ; nous avons mis en doute leurs idées maîtresses sur l'essence de la culture canadienne-française. Il faut dévoiler non seulement le caractère mythique ou idéologique de certaines idées courantes sur le Canada français, mais aussi celui des déclarations de plusieurs chercheurs en sciences sociales, notamment des Américains Redfield, Miner et Hughes. » [14] Par bonheur, le professeur Garigue souscrit, comme nous tous, à l'exercice scientifique de la critique vigilante à l'endroit de ses propres idées comme de celles des autres. Cela nous permet d'examiner le bien-fondé de sa contestation.

 

Qu'est-ce que le professeur Garigue reproche exactement à l'analyse que les historiens ou sociologues de la prétendue école de Chicago ont faite du Canada français ? Son argumentation procède selon trois axes principaux. 

1. L'école de Chicago a eu recours au concept de folk society pour analyser le Canada français, parce qu'elle ignorait la société canadienne-française antérieure qui, loin d'être une société paysanne traditionnelle, était essentiellement urbaine et marchande. En outre, une méthodologie et une épistémologie saines déconseillent l'application de concepts « idéaux » de ce genre à la recherche sociale. On doit leur substituer des hypothèses rigoureuses et conformes à l'histoire. [15] 

2. Deuxièmement, l'école de Chicago se fourvoya lorsqu'elle s'appropria, sans tenir compte des règles de la critique, l'hypothèse de base soutenue par Léon Gérin sur la nature du Québec rural. Gérin, qui tomba sous la coupe des disciples de LePlay lors de son séjour d'études à Paris, n'a jamais vérifié cette hypothèse qu'il dut à leur influence. [16] 

3. Enfin, l'analyse de l'école de Chicago aboutit à la conclusion formulée explicitement par Falardeau que « la culture canadienne-française traditionnelle est sociologiquement inadéquate et est destinée à disparaître pour la bonne raison qu'elle ne peut préparer les Canadiens français à faire face aux exigences d'une vie urbaine industrielle. » [17] De telles conclusions sourdent du postulat que la culture canadienne-française est « archaïque et élémentaire » et qu'elle est censée se désintégrer sous l'effet d'un conflit qui l'oppose au rationalisme profane de la culture des villes dont le dynamisme est d'origine anglaise. [18] Les faits sont très différents, estime le professeur Garigue. Il a découvert que les structures des institutions sociales empêchaient la montée d'une culture spécifiquement rurale et que la culture du Canada français portait déjà en elle tous les éléments nécessaires à une urbanisation de vaste envergure. [19]

 

Voilà, en résumé, ce qu'on a appelé l'audacieuse théorie du professeur Garigue sur le Canada français. Quels en sont les mérites ? On peut prouver d'abord que les accusations d'ignorance de l'histoire sont sans aucun fondement. Miner et Hughes seraient tombés sans le vouloir dans le traquenard préparé par Gérin en raison de leur ignorance de l'histoire du Canada français. [20] A fortiori, ce serait également à l'ignorance de cette histoire que Gérin dut de formuler son hypothèse de base. Mais Léon Gérin connaissait l'histoire de l'ancienne société canadienne-française, puisqu'il y consacra un livre. [21] Bien plus, cette société ne lui paraissait pas essentiellement paysanne, il la voyait surtout comme une société marchande. Il soutenait en effet la thèse que le système social de la Nouvelle-France devait sa faiblesse et sa vulnérabilité au fait qu'il ne s'appuyait pas sur une économie surtout agricole. [22] La conquête fit s'écrouler la société marchande ; l'habitant allait devenir « la clé de voûte du Canada moderne ». [23] Le professeur Garigue n'a jamais fait mention de cette oeuvre de Gérin sur les structures sociales de la Nouvelle-France et l'on est en droit d'affirmer que, en eût-il pris connaissance, il n'eût jamais allégué que les prétendues erreurs de l'école de Chicago découlaient d'une ignorance de l'histoire du Canada français. Le professeur Garigue, qui demande aux autres chercheurs de se tenir sans cesse sur leurs gardes [24], n'a pas respecté cette fois ses propres recommandations.

 

En dépit du caractère quelque peu irresponsable de cette première critique, on doit juger à son mérite celle à laquelle il soumet l'hypothèse centrale de Gérin sur les caractères de la société rurale du Canada français au XIXe siècle. Cette société, Gérin l'a décrite comme une juxtaposition de familles dont presque toutes vivaient dans des rapports d'égalité, travaillaient la terre et se suffisaient à elles-mêmes, mais dont la principale ambition était de transmettre intact à l'un des enfants le bien familial, sans négliger dans toute la mesure du possible, l'établissement des autres enfants en dehors du foyer. La culture de la terre était essentiellement une entreprise familiale. Pour les familles, il s'agissait de posséder et d'entretenir une unité de culture assez grande pour assurer la subsistance quotidienne des membres actifs et des personnes âgées ; il s'agissait également de veiller du mieux possible à l'établissement des enfants exclus de l'héritage. Hughes note à ce propos :

 

« Cette relation entre la famille et la terre est le pivot de la société rurale. La terre doit être suffisamment vaste et fertile pour nourrir et vêtir la famille ; si possible, pour fournir l'argent nécessaire à l'instruction ou à l'établissement, quelque part, des enfants à qui le bien n'échoit pas. La famille, de son côté, doit être suffisamment nombreuse, unie et entreprenante pour exploiter la terre et la garder indemne de toute dette onéreuse. Mais une telle famille, par le nombre même de ses enfants met, à chaque génération, la terre en péril. Ce devient donc une fonction de la famille d'éparpiller ses membres, ne laissant sur place qu'un fils qui sera l'héritier et le père d'une génération nouvelle de cultivateurs. » [25]

 

Suivant les traces de Gérin, Hughes vit dans cette contradiction démographique, le point faible du système. [26] Miner, dans une description de l'équilibre social, explique que les éléments qui le constituent engendrent une culture caractérisée par une forte intégration sociale interne, grâce à une adaptation de courte durée au milieu. [27] Tels sont les fondements structurels qui ont fait l'armature de la « culture traditionnelle » de la société canadienne-française au XIXe siècle. Mais tel est, selon le professeur Garigue, le mythe que l'on a projeté du Canada français et, ce mythe, il prétend l'avoir détruit. [28]

 

Voyons ce qui en est. D'après Garigue, l'erreur de Miner et Hughes est attribuable à leur ignorance de l'histoire et à certains préjugés. [29] Celle de Gérin a été de vouer un culte aveugle à l'enseignement de ses maîtres et d'en tirer des théories non expérimentalement vérifiées. [30] Désireux de contrôler l'authenticité des thèses de Gérin, le professeur Garigue entreprit à son tour, vers le milieu des années 50, la visite de Saint-Justin. Ses conclusions [31] principales contredisent celles de Gérin. La famille n'est pas attachée au sol de la manière que celui-ci a décrite. Il n'existe aucun parallélisme entre la continuité familiale et la continuité de la possession foncière. La transmission de la ferme à un héritier unique n'est qu'un élément secondaire d'un système culturel Plus large. La famille ne domine pas la société comme source principale de l'expérience sociale. L'évolution technique rencontre un évident climat d'accueil. Au sein de la paroisse, le leadership est largement partagé ; il n'est plus l'apanage du seul curé. La souplesse de la fragmentation sociale favorise grandement la mobilité ainsi que l'autonomie d'action dans certains domaines. Si la paroisse constitue une unité religieuse, son organisation religieuse n'a que très peu d'influence sur le développement économique. 

Que devons-nous penser de cette critique du professeur Garigue ? Notons que la substance de son argumentation se résume en ceci : la relation de la famille au sol, dont Gérin a fait l'axe de la société rurale, ne repose sur aucun critère scientifique. Pour faire ressortir ce point essentiel, Garigue tente de démontrer que la continuité de la famille n'a pas de rapport direct avec la continuité de la possession. Sur un total de 137 fermes que l'on trouve encore à Saint-Justin soixante-dix ans après l'étude de Gérin, Garigue a découvert que 31 seulement, soit 22.6 pour cent, étaient demeurées dans la mouvance des mêmes familles. 

Ces données sont-elles vraiment convaincantes ? Prenons 100 fermes et disons que, sur une période de soixante-quinze ans, ces propriétés changent trois fois de main par héritage. Si, dans sept successions sur dix, les fermes demeurent au sein de la même famille, nous devons admettre que la relation invoquée entre la famille et la terre est un facteur constitutif de la société rurale. Dans les trois autres cas, l'exploitation peut échapper à la lignée pour des raisons diverses ; notamment par défaut d'héritier mâle, décès prématuré du père, mauvaise administration, etc. Dans ces conditions, la première transmission des 100 fermes laisse 70 pour cent d'entre elles à l'intérieur des mêmes familles. Au bout de cinquante ans, il n'en resterait plus que 49 pour cent, et 34.4 pour cent après soixante-quinze ans. Que le professeur Garigue ne découvre que 22.6 pour cent des familles sur le même bien paternel ne prouve pas, du moins à ma satisfaction, que la corrélation soutenue par Gérin soit contraire aux faits. Garigue n'a pas cherché à savoir pourquoi les fermes étaient passées en d'autres mains. Et l'on peut se demander si les statistiques qu'il établit ne contredisent pas l'interprétation qu'il en donne.

 

La visite personnelle que j'ai faite à Saint-Denis découvre une image toute différente sur ce point. Sur soixante-dix-sept fermes intactes depuis 1882, trente (ou 38.9 pour cent) appartiennent encore à des descendants directs. Sept autres sont demeurées dans le même groupe familial (comprenant les branches collatérales et la parenté par alliance). Ainsi, des soixante-dix-sept fermes originales, trente-sept, soit 48.1 pour cent, sont restées dans l'héritage. Cela nous indique qu'à Saint-Denis, en 1882, le schéma de Gérin fonctionnait dans plus de sept cas sur dix. Si nous procédions à une analyse plus détaillée de la vente des 40 fermes restantes, nous constaterions que 14 d'entre elles, soit une ferme sur trois, furent vendues au tout début faute d'héritier convenant à la tâche (voir tableau 1). je ne m'étends pas plus longuement sur ce problème de la transmission de la terre par héritage, sinon pour conclure que le professeur Garigue doit recourir à des données plus précises et utiliser des règles d'induction plus rigoureuses avant de prétendre avoir mis en pièces l'hypothèse centrale de Gérin sur les fondements structurels de la société rurale du Canada français au XIXe siècle.

 

Tableau 1

Mode de transmission des terres à Saint-Denis, 1882-1959

 

Dans la famille

En dehors de la famille

En ligne
directe

Même
groupe
familial (1)

Aucun
héritier
adéquat (2)

Dettes et désaffectation à l'endroit de l'agriculture

Ventes
à forfait (3)

30

7

14

3

23

38,9%

9%

18%

3,8%

29,8%

(1)    Comprend les cas de transmission aux neveux et cousins et trois cas d'héritage dévolu à des femmes.

(2)    Quand l'héritier est la veuve, un célibataire sans descendance ou qu'il est malade.

(3)    Dans la moitié des cas environ, lorsque la vente a eu lieu au début de la période analysée, la propriété a été par la suite transmise selon le mode traditionnel d'héritage. Pour l'autre moitié, la transmission a continué de se faire par contrat de vente.

 

La description que fit Gérin des structures fondamentales de la société rurale canadienne-française au siècle dernier permet d'interpréter tant la continuité que les changements de l'organisation sociale. La stabilité du système s'expliquait par la complète préservation de l'exploitation au cours des générations. Mais, du jour où les terres arables se raréfièrent et où des obstacles s'opposèrent aux mouvements de migration, des changements s'imposèrent au niveau des structures sociales. J'ai qualifié précédemment cet impératif de contradiction démographique au sein de la société rurale. La perméabilité du Canada français aux modifications de la structure sociale s'explique par ce fait structurel. Le remède à la contradiction démographique sera apporté par les progrès de l'industrialisation. 

Cela nous amène au troisième et dernier point soulevé par le professeur Garigue dans sa critique de « l'école de Chicago » : il ne croit pas que le choc de l'industrialisation ait provoqué un effet de conflit culturel, voire de désintégration sur le système social traditionnel du Canada français. Une étude serrée des textes me laisse la nette impression, si l'on veut bien me permettre une interprétation personnelle, que le professeur Garigue est, dans une large mesure, la victime de son propre vocabulaire. Les expressions « conflit culturel » et « désinté­gration » ne sont pas des termes de base dans le vocabulaire de Miner et de Hughes. 

Miner situe en ces termes le problème auquel renvoie Garigue : « Les systèmes sociaux se transforment pour s'adapter à leurs problèmes de structure. Lorsque les modes traditionnels ne sont plus en mesure de résoudre les difficultés communes de l'existence, le comportement social s'écarte des modes anciens jusqu'à la découverte d'une solution. Si les nouveaux modes réussissent, ils tendent à devenir, à leur tour, des modes traditionnels. » [32] 

L'interprétation que donne Miner de ce phénomène social au Canada français se trouve dans le paragraphe suivant :

 

« Le manque de terres a suffi à créer le problème structurel de la société ; c'est par référence à ce facteur que l'on peut comprendre comment le changement est devenu une nécessité et que l'on peut expliquer certains des changements déjà réalisés. Une plus large part du changement n'est toutefois liée qu'indirectement au problème structurel fondamental. La diminution des terres disponibles a forcé les parents à trouver de nouveaux débouchés pour leurs enfants. Procédant de façon empirique, la société a tenté de résoudre le problème qui la confrontait. Étant donné le mode traditionnel de peuplement, les tensions suscitées par la rareté des terres disponibles devinrent progressivement plus aiguës. Il n'y a pas eu abandon subit des habitudes traditionnelles ; on a tout simplement cherché de plus en plus intensément à découvrir des orientations nouvelles. Celles-ci, dans tous les cas, impliquaient une dépendance accrue par rapport à la civilisation industrielle encerclant la culture traditionnelle. » [33]

 

Lorsque Hughes, à la fin des années 1930, exprimait les craintes que lui suggérait l'avenir de la société canadienne-française, il ne redoutait pas que l'industrialisation massive eût pour effet de la désintégrer. Tout au contraire, il se demandait ce qui adviendrait des surplus de population du Canada français au cas où cesserait l'expansion industrielle :

 

« En réalité, la ruée s'est dirigée vers les villes. La Nouvelle-Angleterre qui a absorbé une main-d'oeuvre innombrable à la fin du XIXe siècle et jusqu'à la guerre de 1914-18, est surpeuplée. Ses industries se transportent en des régions où les travailleurs ne sont pas gâtés par de hauts niveaux de vie et des exigences correspondantes de salaires. Le Québec, avec ses industries croissantes, a été jusqu'à ces derniers temps, insatiable. Mais cette croissance rapide des villes et des industries québécoises peut avoir une fin... car la population urbaine elle-même est suffisamment prolifique, s'il ne se produit aucune grande expansion de l'industrie, pour fournir à elle seule la prochaine génération de main-d'oeuvre urbaine. » [34]

 

Hughes affirme que les nouvelles institutions économiques ne sont pas le fruit d'une culture canadienne-française, mais que dans une large mesure, elles sont celui d'une culture étrangère. Il souleva la question de savoir ce qui arriverait au moment du passage des structures sociales canadiennes-françaises d'une société rurale à une société industrielle. En d'autres termes, puisque le Canada français entrait dans une nouvelle phase de son histoire, à quoi ressemblerait la nouvelle société ? C'est là, selon moi, une manière valable de définir un problème. La question vaut d'être posée. Elle n'est pas dictée par le préjugé. Elle n'a rien de mythique et mérite une réponse. je tenterai, dans la deuxième moitié de mon exposé, de dégager la physionomie du Canada français à la nouvelle époque.

 

Malgré la profondeur et, je dois l'avouer, la virulence de mon désaccord avec la critique du professeur Garigue à l'endroit des pionniers de notre recherche, je m'en voudrais de le quitter sur une note aussi discordante. L'utilisation du concept de folk-society pour l'étude de l'organisation sociale rurale au XIXe siècle comporte sans doute des inconvénients. Il n'y avait aucun désavantage à s'en servir lorsque le groupe sous observation composait la totalité de la société, cas fréquent dans les sociétés primitives. Mais tout ce qui est macroscopique dans une société primitive devient microscopique dans une société plus complexe et plus articulée. C'est pourquoi, comme l'a souligné Stewart, l'anthropologie, dans ses premières applications à des sociétés complexes, fut en quelque sorte la victime de sa propre méthodologie. [35] Ainsi, Miner, en concentrant toutes ses recherches sur la paroisse, a pu ne pas remarquer certains autres aspects significatifs de l'organisation sociale des campagnes canadiennes-françaises. La société canadienne-française dépassait le cadre paroissial. Sur ce point, je m'accorde avec le professeur Garigue. Mais, au siècle dernier, la paroisse constituait le pivot d'une société canadienne-française essentiellement rurale. Et ici, je ne suis plus d'accord avec le professeur Garigue aux yeux duquel cette société ne possédait pas un tel caractère. Miner ne s'est pas rendu coupable d'une faute personnelle. Si tant est qu'il y ait eu faute, elle a été collective et doit être imputée aux anciennes méthodes de l'anthropologie. [36] 

Le recours au concept de folk-society a eu d'incontestables avantages, du moins dans ses effets méthodologiques. Miner s'en est autorisé pour étudier jusque dans le moindre détail la vie quotidienne dans le cadre paroissial. Il a décrit minutieusement comment cette société rurale réagissait devant les divers problèmes de l'existence, la nature, la mort et la lutte pour la vie, comment elle se modifiait et recherchait des solutions nouvelles à ses propres contradictions internes. C'est pourquoi tout chercheur attentif à l'évolution de la société canadienne-française a une dette de reconnaissance envers ce sociologue. 

 

L'organisation sociale
avant l'industrialisation de masse

 

La défaite de la France au Canada provoqua l'écroulement de la société marchande à caractère féodal. Les établissements ruraux, qui n'avaient eu qu'une importance marginale au sein des anciennes structures sociales, jouèrent un rôle prépondérant dans la nouvelle organisation rurale. Dans un premier stade, la société naissante vécut, à l'intérieur d'une économie de subsistance, de l'agriculture que pratiquaient des familles groupées dans des agglomérations qu'on appelait paroisses. La paroisse constituait le pivot de l'organisation rurale. Seules existaient les institutions dont un semblable régime économique pouvait assurer le financement. L'expansion de la nouvelle société supposait celle des localités rurales. Le Québec d'alors était un agrégat de ces localités en pleine expansion. Les institutions supra-paroissiales n'avaient au début que très peu de force. En un sens, l'histoire de la société rurale est celle de l'expansion et de la consolidation de ces groupements supra-paroissiaux.

 

Le caractère local des structures de base se dégage nettement du fait qu'elles circonscrivaient absolument les relations économiques et sociales de la majorité de la population. Au niveau des structures administratives, la localité dépendait de la paroisse et de la mairie. La paroisse groupait les habitants et c'est dans les rangs de la paroisse qu'étaient établies les familles d'exploitants, propriétaires du sol qu'elles cultivaient. Dans les villages, les rentiers ou les cultivateurs à leur retraite s'étaient fixés à proximité de l'église, dans le voisinage des commerçants locaux, de quelques hommes de profession et du curé de la paroisse. Les trois derniers groupes formaient la bourgeoisie locale intégrée à la société rurale. Les bourgeois voyageaient beaucoup plus que le reste de la population. Par leur commerce, leurs intérêts ou leurs occupations, ils rapprochaient la collectivité des autres collectivités et des institutions supra-paroissiales de plus en plus puissantes que s'étaient données les affaires, la politique et la religion. Aux yeux des habitants, au contraire, tout périple nécessitant d'autres moyens de locomotion que le cheval était un événement extraordinaire, brisait la routine de la 'vie quotidienne. Sous sa forme achevée, un village modèle est celui qui a son prêtre et son église, son école de soeurs, son notaire et son médecin, ses marchands dont le négoce consiste à vendre les articles que l'économie de subsistance est incapable de produire. Bien des villages ne purent, au début, réunir tous les traits d'une semblable physionomie institutionnelle.

 

Quelques-uns, comme celui de Saint-Denis, n'ont jamais été en mesure de les grouper dans leur totalité.

 

C'est au chef-lieu de la région que se trouvaient les institutions supérieures du premier échelon. Ces institutions, à caractère régional, avaient un champ d'action plus étendu. Dans les petites villes trouvaient place l'évêché, le séminaire épiscopal, un orphelinat, un hôpital, les couvents de divers ordres religieux, un palais de justice, une prison, un journal, quelques petites industries de création récente et d'autres entreprises commerciales plus importantes. Les capitalistes américains et anglais, à l'affût d'une main-d'oeuvre non encore gâtée, selon l'expression de Hughes, y trouvaient ce qu'ils cherchaient. C'est au chef-lieu que, plus souvent qu'autrement, résidait le député. Cet ensemble d'institutions maintenait un lien entre les agglomérations locales et les sphères régionales de la politique, de la religion et des affaires. Cependant, comme l'a souligné Gérin, les institutions groupées dans le chef-lieu dépendaient de l'essor de l'arrière-pays rural.

 

Cette société rurale recrutait sa propre bourgeoisie parmi les habitants. Elle la choisissait donc à même les structures de parenté. Les grands canaux de promotion sociale suivaient un parcours clair et simple. Il suffisait de fréquenter le petit séminaire de l'évêché, en profitant très souvent de l'aide financière du clergé, et de devenir un membre dirigeant de l'organisation religieuse. A ceux qui ne pouvaient accéder à la prêtrise, les carrières libérales étaient ouvertes. Par l'une ou l'autre voie, on entrait dans la bourgeoisie. Ainsi, la bourgeoisie était-elle une création du clergé, lequel commandait les avenues de l'avancement social. Son enseignement s'appliquait non seulement à la religion et aux sciences profanes, mais aux manières bourgeoises, à un style de comportement très différent de celui qui avait présidé à la vie de famille. En résumé, le clergé propageait un modèle d'existence bourgeoise dont il avait emprunté les traits à l'aristocratie féodale de la Nouvelle-France. Après un stage dans une institution religieuse, le nouveau privilégié rentrait dans sa paroisse où il pouvait prétendre au prestige que lui conféraient ses nouvelles fonctions. Les plus ambitieux et les plus favorisés se disputaient les postes plus élevés de la hiérarchie Politique et religieuse qui commençait à prendre consistance au niveau régional.

 

Le jeu politique était centré sur la vie paroissiale. L'application progressive des usages politiques anglais, notamment le recours à la définition territoriale du gouvernement représentatif donnèrent aux paroisses une importance accrue. C'est à ce facteur qu'est attribuable le bruyant intérêt des populations locales pour la politique. En accord avec les règles britanniques du jeu, les paroissiens avaient le pouvoir de distribuer le succès et l'échec aux diverses cliques de la bourgeoisie locale. Comme toutes les autres institutions supérieures, les partis politiques étaient puissants au niveau de la paroisse mais perdaient de leur cohésion à mesure qu'ils s'en éloignaient. La bourgeoisie des villes et sa petite élite internationalisante posaient les thèmes de l'action politique. La bourgeoisie locale les lui reprenait pour en confier la diffusion à sa presse politique régionale. La sanction finale en était donnée par une population pratiquement illettrée à laquelle, du haut de la chaire, au nom de Dieu et du salut de l'âme, le curé de la paroisse, aiguillonné par un évêque agressif, dictait de temps à autre la décision à prendre.

 

L'ignorance de ces faits créerait facilement l'illusion qu'une vie et une tradition démocratiques ont intensément marqué l'histoire politique de cette époque. Les partis politiques devaient leur force aux efforts déployés par les factions bourgeoises en présence pour conquérir et conserver l'appui des populations locales. Quelques familles réussirent à constituer à leur profit des bastions proprement invincibles. Mais la plupart du temps, les positions acquises n'étaient pas aussi sûres.

 

Parmi les groupements qui débordaient le cadre local, les institutions religieuses étaient les plus fortes. Bien que, à l'aube de la société nouvelle, le clergé lui-même fût numériquement faible et disposât d'un maigre équipement institutionnel, il jouissait d'un puissant leadership moral. À la tête d'une population profondément catholique, parfois même superstitieuse, il organisa la paroisse dans le rayonnement de l'église. Les ressources financières locales étaient mises à sérieuse contribution pour faire du temple paroissial l'édifice le plus impressionnant de l'endroit. Il arrivait aux habitants de regimber ou de ne collaborer qu'avec très peu d'enthousiasme, quelquefois même de se rebeller. Mais alors les foudres du ciel et la peur de l'enfer ainsi que les décrets épiscopaux d'excommunication les ramenaient dans la voie de l'obéissance. La plupart du temps, toutefois, ils considéraient la majesté de leur église, symbole de l'au-delà, avec des sentiments de fierté, de joie et de paix.

 

Le clergé interprétait tant la vie surnaturelle que l'existence terrestre. Il définissait l'éthique de la vie quotidienne et, lorsque les hommes politiques s'écartaient de cette voie droite, il les fustigeait et mettait le peuple en garde contre de tels errements de conduite. Il arrivait parfois que l'emprise exercée par les intellectuels bourgeois, pris ainsi en faute, fût assez forte sur leurs partisans locaux pour braver la tempête cléricale. Mais cela ne durait pas longtemps. L'anticléricalisme fit tant de progrès chez une minorité d'intellectuels bourgeois que, à un certain moment, ils crurent l'occasion venue de se découvrir publiquement, de créer leurs propres institutions et de militer en tant qu'anticléricaux dans les partis politiques. Mais deux évêques leur déclarèrent une guerre sans merci. En guise de réplique, les dissidents se prévalurent des institutions juridiques d'importation britannique. lis gagnèrent la plupart de leurs batailles mais perdirent la guerre. L'anticléricalisme devint un passif politique. Il l'est resté depuis. On en réprima à jamais les manifestations publiques. Les conversations étouffées d'intellectuels mécontents, de politiciens cyniques et d'hommes d'affaires désabusés l'abritèrent à nouveau, lui rendant sa vraie place. Il se peut que les anticléricaux se soient multipliés avec l'avènement de la société industrielle, mais ils ne forment encore aujourd'hui qu'une minorité silencieuse, sans existence officielle, politiquement insignifiante. Les anticléricaux de l'époque participaient à une culture plus internationale. Mais, hier comme aujourd'hui, le clergé n'interprétait pas seulement l'existence surnaturelle et les affaires locales, il commentait aussi les questions internationales.

 

Comme structure administrative, la religion l'emportait nettement sur la politique et le commerce. Elle possédait un appareil bureaucratique centralisé dont les diocèses représentaient l'échelon régional, le meilleur système de communication et des effectifs dont la discipline était celle de soldats. Par le pouvoir qu'elle exerçait sur le système d'enseignement, elle commandait les avenues de l'avancement social. Elle préparait à l'existence sociale, dès leur tendre enfance, tous les hommes de profession et les hommes politiques de l'avenir et même les futurs anticléricaux.

 

De la sorte, si les acteurs de la pièce politique étaient des laïcs, s'il est vrai qu'ils en jouaient les rôles, le texte était visé par la censure du clergé quand celui-ci, qui dirigeait la mise en scène, n'en était pas lui-même l'auteur. Il ne faudrait pas voir dans ce tableau une image de la tyrannie. Car, tel qu'il était, ce texte a recueilli la faveur populaire. Il en bénéficie encore. Le clergé ne manifestait pas un appétit cupide du pouvoir. Dans sa conception du monde, le contrôle qu'il exerçait convenait à l'ordre naturel, à celui d'une société « bonne » et saine que n'avaient point corrompue les maux du XIXe siècle moderniste, en particulier la doctrine fautive de la séparation de l'Église et de l'État. La neutralisation parfois brutale et systématique des ennemis d'une telle vision du monde prenait appui sur la conviction très profonde que cette vision était la vérité. Ceci dit, les prêtres n'ont jamais abdiqué leur rôle de chefs et, lorsque des idées opposées semblaient s'enraciner dans la structure sociale, ils n'hésitaient pas à recourir aux grands moyens, depuis la persuasion morale jusqu'au boycottage économique, pour étouffer les dissidences naissantes. 

Il existait une division du travail entre la politique, les affaires et la religion. Mais l'institution religieuse avait le pas sur les autres. L'ascendant qu'elle exerçait investissait son idéologie, ses comportements et son langage du pouvoir de contaminer les deux autres sphères d'activité. 

En résumé, le réseau d'institutions sociales traditionnelles au Canada français s'est édifié sur une société rurale dont l'économie leur a servi de soutien financier et dont les élites ethniques ont assuré le contrôle dans un sens culturel spécifique.

 

III

Les effets de l’industrialisation
sur la société rurale

 

La société rurale canadienne-française présentait des faiblesses, des contradictions internes. Gérin, le premier, les signala. La terre arable se faisait rare. Les conditions de l'équilibre entre le sol et ses habitants étaient précaires. L'émigration maintenait sans doute cet équilibre mais freinait le progrès. Gérin, qui avait constaté que l'absence d'assises agricoles était la faiblesse essentielle de la Nouvelle-France, était alors en mesure d'attribuer celle du Canada français de son temps à des structures essentiellement agraires. Une industrialisation progressive était la solution. 

Quand Hughes entreprit son enquête, le processus d'industrialisation en était à sa phase initiale. La croissance était lente ; la crise des années 30 l'avait d'ailleurs provisoirement bloquée. La conclusion de Hughes était en réalité une question. Comment l'industrialisation pouvait-elle s'intégrer à l'organisation sociale spécifiquement rurale du Canada français ? 

Ma propre conclusion cherchera à démontrer comment la société canadienne-française s'est adaptée à la situation nouvelle. 

Questions

 

L'industrialisation massive a-t-elle modifié les anciennes structures du pouvoir ? L'importance stratégique du clergé a-t-elle diminué dans la nouvelle société ? De nouveaux types d'hommes sont-ils apparus sur la scène politique ; ont-ils pu trouver dans les transformations structurelles l'occasion de graviter à l'intérieur des cercles du pouvoir ? Quelle influence l'industrialisation a-t-elle eue sur les sphères institutionnelles elles-mêmes, c'est-à-dire sur la politique, les affaires et la religion ? Telles sont les questions auxquelles je tenterai de répondre le plus brièvement possible. 

Mes réponses à ces questions présupposent l'exactitude des recherches de Gérin, Miner et Hughes sur le Canada français. Bien que mon analyse postule la validité générale de leurs travaux et revendique un accord avec leurs résultats, elle ne sera pas une simple explication logique de ces théories. Ayez la bonté de ne pas voir dans cette déclaration un moyen détourné de paraître original. je ne désire que vous prier de ne pas tenir Miner, Hughes et les autres membres de « l'école de Chicago »responsables des erreurs que pourrait contenir mon exposé. Leurs oeuvres sont là. On pourra y lire l'accord ou le désaveu, exprimés avec force ou modération. Ainsi seulement pourrai-je m'assurer d'avoir l'honneur, un peu douteux, j'en conviens, mais que je considère comme m'appartenant de droit, d'être seul accusé de mes propres fautes.

 

Élites traditionnelles, industrialisation
et société en voie de développement

 

Au moment d'esquisser la définition des formes de la nouvelle société, une idée fondamentale apparaît : les élites traditionnelles demeurent les têtes dirigeantes de la société canadienne-française. Les transformations apportées par l'industrialisation massive auraient pu modifier considérablement les structures du pouvoir aux échelons supérieurs. Il n'en fut rien. 

Le passage de la société rurale à la société industrielle n'a pas eu pour résultat de diminuer l'importance du clergé et son ascendant sur les milieux politiques et commerciaux du Canada français. Au contraire, l'influence cléricale s'est accrue. L'axe du pouvoir est progressivement passé des paysans propriétaires à la population urbaine. À ce niveau structurel, le secteur représentatif de la nouvelle population urbaine n'est pas la classe ouvrière mais une classe moyenne que constituent des « cols blancs »sans idéologie politique définie. Ce groupe peuple les administrations gouvernementale, commerciale et religieuse sans cesse plus envahissantes. Le rôle collectif de cette nouvelle classe moyenne est de s'improviser l'agent d'une « révolution administrative », fondement d'une influence accrue des élites traditionnelles qui désirent que le pouvoir leur soit laissé sans trop de discussion. 

Je tâcherai à présent de montrer comment cette société nouvelle prend forme. On ne peut attribuer le rajeunissement des élites traditionnelles qu'à une convergence extraordinairement précise des intérêts du clergé, des partis politiques et des capitalistes étrangers. 

La seule présence et les ressources financières des capitalistes suscitèrent, de profondes transformations. C'est eux qui, en fin de compte, firent des Canadiens français des citadins. À la recherche d'un travail en ville, les gens n'y venaient pas de force. Les capitalistes offraient à la population excédentaire des campagnes tant un emploi qu'un lieu où s'installer. En échange, les tenants locaux du pouvoir laissèrent les capitalistes dicter les règles du jeu industriel. Ceux-ci en étaient les maîtres ; ils en écartaient les syndicats, ces intrus. Qui plus est, leur participation à la société locale répondait à un intérêt bien précis. Ils recherchaient le maximum de rendement pour le minimum d'ingérence dans les affaires politiques et religieuses ainsi qu'en matière d'expansion urbaine, et ce comportement cadrait fort bien avec les exigences que les tenants locaux du pouvoir posaient et continuent de poser aux envahisseurs étrangers. 

Ce pacte non formel permet d'expliquer la froideur et la méfiance profondes des élites locales, sinon leur hostilité déclarée envers le syndicalisme et son idéologie socialisante. Si, par l'apport d'argent et de capitaux, les capitalistes allégeaient les problèmes structurels, au contraire les syndicalistes ne répandaient que polémique et agitation sociale. L'allègement capitaliste devint la garantie de la préservation en même temps que du renouvellement de l'autorité exercée par les élites traditionnelles. L'agitation sociale ne pouvait que la mettre en péril. 

C'est à cette alliance qu'on doit aussi la campagne essentiellement politique que les élites ont menée en faveur de l'idéologie nationaliste jusqu'au début des années 1950. Le nationalisme économique, résultat du flirt de certains tenants de la doctrine nationaliste avec le socialisme, n'est peut-être guère plus que l'expression indirecte du besoin pour les élites locales de toucher une part plus substantielle des profits du nouveau système économique. 

L'accord implicite des élites et des capitalistes explique de la même façon l'absence des syndicats ouvriers au niveau des échelons supérieurs du pouvoir contemporain. Ce ne sont pas les ouvriers des villes qui assurent la base démographique du pouvoir bureaucratique moderne, ce sont les nouvelles classes moyennes, uniformément salariées mais entièrement accaparées par le fonctionnement de la révolution administrative au profit des élites traditionnelles. 

 

Le Processus de rajeunissement
des élites traditionnelles

 

Comment les élites dirigeantes de la société rurale ont-elles pu s'adapter aussi vite et canaliser avec autant de succès, à leur propre avantage, les transformations radicales dont étaient redevables les forces laïques du capitalisme industriel ? Par exemple, comment le clergé, groupement habituellement jugé conservateur, a-t-il réussi à redéfinir son attitude et son rôle assez rapidement pour tourner une fois de plus à son profit les transformations de structure ? Il faut remonter haut dans l'histoire du siècle dernier pour expliquer son aptitude psychologique à s'adapter efficacement à une nouvelle orientation de l'histoire. Témoin de l'histoire européenne, le clergé a connu la psychologie de la peur. Et cette peur a grandi dans un climat caractérisé par la chute des institutions catholiques bourgeoises et des monarchies d'Europe et par la déchristianisation des masses qui en résulta. Ainsi, lorsque, au Canada français, des intellectuels aigris se risquèrent à faire ouvertement l'éloge de ces événements, le clergé local en tira la conclusion que le danger frappait déjà à sa porte.

 

Il était donc préparé de longue date à faire face avec célérité aux dangers de l'industrialisation, quand il en perçut le caractère essentiellement semblable. Une théorie socio-religieuse composite de reconstruction sociale vint justifier une nouvelle forme d'intervention. Mû par la peur, le clergé fit brutalement corps avec la révolution administrative. Dans la société rurale antérieure, il avait déjà pris le contrôle de toutes les principales sphères institutionnelles ; sans parler de la religion, il exerçait un véritable monopole dans les domaines de l'éducation et du bien-être social. L'avènement de la société industrielle et des groupes de pression lui imposait de modifier ses techniques de contrôle.

 

Sa méthode-clé fut de fonder de grandes institutions de nature et de dimensions variables et d'y investir des capitaux. Tout en maintenant ses anciennes fonctions, il entreprit d'en assumer d'entièrement nouvelles. Le clergé devint une féodalité bureaucratique * ; l'expansion des administrations cléricales est tout simplement fantastique. Il y a longtemps que le crédit du clergé est solidement établi dans le monde des affaires. Il lève également, avec une efficacité remarquable, des impôts privés dont le rendement reflète l'expansion générale de l'économie. La fidèle pratique des contributions hebdomadaires ne s'est jamais atténuée. En même temps que fructifiaient ses avoirs investis dans les institutions para-religieuses, il a adopté, sans le moindre scrupule, la formule des campagnes de souscription. jouissant d'un statut privilégié sous le rapport de la fiscalité publique, il put sans entraves accumuler des capitaux réservés au financement de son florissant empire bureaucratique.

 

Il possède dans les villes de beaux terrains dont la spéculation foncière fait grimper la valeur. Il confie à ses propres experts, parmi les plus compétents de la profession, le soin de placer son argent. Les courtiers se disputent cette clientèle de choix. L'expansion de ses affaires l'a obligé à en centraliser l'administration et les moyens financiers. Les paroisses sont devenues des unités administratives relevant de la corporation épiscopale. Le symbolisme de ce terme saute aux yeux. Le curé, dont le revenu était jusque-là fonction de la richesse de ses paroissiens, s'est vu priver de son ancien statut pour devenir un simple fonctionnaire salarié, c'est-à-dire occuper un poste plus en rapport avec l'évolution structurelle.

 

Dans la société industrielle, le clergé conserva tous les rôles institutionnels qu'il avait acquis au long de l'histoire, mais leur maintien l'obligea à se spécialiser. L'ampleur même de la révolution administrative exigeait la collaboration de nouveaux groupes. La pyramide institutionnelle supposait la Participation de catégories très diversifiées de professionnels. l'Église accepta en conséquence d'élargir les voies de l'avancement social. Les agents de cette révolution administrative se recrutèrent parmi les « cols blancs » salariés de la classe moyenne.

 

Les « cols blancs » et les diverses catégories de professionnels à l'emploi de l'Église réclamèrent avec de plus en plus d'insistance une augmentation de revenus. L'amélioration de leur sort est en effet indispensable si, dans la course à la professionnalisation, ils doivent se conformer aux règles de leur statut. En tant qu'agents de la révolution administrative, ces groupes professionnels sont les vrais responsables des emprunts culturels que traduit la nouvelle politique d'inspiration cléricale ou, du moins, sous contrôle clérical ; ils en sont aussi les véritables exécuteurs. Le clergé est devenu, à l'heure présente, non seulement le dispensateur des trésors du ciel mais aussi, dans une très large mesure et pour une partie appréciable de la population, un distributeur des statuts sociaux que conféraient les honneurs institutionnels, ainsi que de gratifications très matérielles sous la forme de traitements mensuels ou hebdomadaires. La pression revendicative des membres de son personnel bureaucratique, recrutés parmi les nouvelles classes moyennes, a donné à l'Église une occasion supplémentaire de réclamer de la trésorerie provinciale une augmentation de subventions. Pendant tout ce temps, les institutions religieuses, qui passent pour des organismes semi-publics, jouissent des avantages d'une comptabilité privée, d'une administration autonome et des subventions du gouvernement.

 

La dernière étape logique du développement de la bureaucratie cléricale vient de prendre une tournure définie. En voie d'élaboration depuis cinq ans, cette tournure n'est clairement apparue que l'an dernier. Les pressions exercées par le clergé pour bénéficier de subventions encore plus substantielles destinées au financement de son empire bureaucratique avaient rencontré une forte résistance de la part de feu le premier ministre Duplessis. Tout permettait de déceler les symptômes du conflit. La domination politique de Duplessis remontait à une époque où la politique québécoise avait encore un caractère essentiellement rural. Son opposition au système bureaucratique fut l'une des constantes de ses discours. Même si ce thème n'avait pas de teinte idéologique particulière, son inadéquation aux structures devenait de plus en plus évidente. Les connaissances étendues que Duplessis avait des fondements ruraux de la politique lui permirent de soutenir l'assaut de la bureaucratie. Mais les puissances religieuses réclamaient avec insistance un nouveau partage des pouvoirs. Car, qu'on le veuille ou non, les structures de la politique québécoise exigent une entente entre le clergé et les politiciens ; c'est l'un des aspects significatifs de la démocratie au Québec. L'ancien pacte rural, fondé sur un système de relations personnelles, sur une distribution d'octrois Privés aux prêtres et aux évêques pour leurs oeuvres favorites, ne pouvait plus satisfaire les exigences des administrateurs de plus en plus compétents de l'empire bureaucratique clérical. Dans la société rurale, l'offre quasi rituelle de subventions extraordinaires suffisait à gagner la faveur du clergé. Le système voulait aussi que l'on dépensât les fonds publics au gré des attributions gouvernementales, en les répartissant, selon un système de dispersion géographique, parmi des entreprises privées qui se disputaient toutes sortes de contrats gouvernementaux. Ainsi, la conséquence directe de l'action politique devenait l'enrichissement graduel des élites locales du commerce, composées de personnalités aisément identifiables. Le scénario se déroulait de façon claire et nette. Il ne portait pas atteinte à la susceptibilité des ruraux. Les hommes d'affaires savaient Parfaitement ce qu'ils avaient à faire et le curé de la paroisse acceptait les mêmes règles du jeu. On ne demandait pas à ce dernier d'y prendre une part active, mais simplement de prendre ce que lui tendait la main politique. Il n'avait qu'à accepter de recevoir le cadeau au bon moment.

 

Ce qui était de nature à blesser la conscience politique militante du personnel clérical des empires bureaucratiques, c'était la franchise vraiment indécente avec laquelle l'ensemble de l'affaire se trouvait étalé. Le mécontentement de ce clergé fut partagé par les fonctionnaires professionnels à son service. Bien qu'ils fussent tout à fait ignorants des facteurs structurels qui les reliaient au nouveau système, ils réagirent à l'unisson. Au simple point de vue de la localisation des structures et de la socialisation bureaucratique, il leur apparaissait que la bureaucratie était seule à offrir les méthodes convenables. L'ancien système politique rural les mettait mal à l'aise. A leur avis, il couvrait la province de honte. On traita le chef du gouvernement de dictateur, de tyran doué d'une influence corruptrice sur les moeurs politiques. Dans un geste dont tout le pays loua l'audace, de jeunes clercs aux idées avancées dénoncèrent publiquement les méthodes de corruption du vieux régime politique rural. Ces jeunes prêtres, très méritants, sincères, bien formés dans le domaine des sciences sociales, témoins valables du groupe de jeunes administrateurs cléricaux affranchis qui feront fonctionner le système bureaucratique au profit du clergé et des nouvelles classes moyennes, proclamèrent solennellement la mort de l'ancien régime.

 

La population, dont les représentants régionaux des classes moyennes avaient éveillé la curiosité, se montra vivement intéressée et sembla se réjouir de l'avènement d'une nouvelle ère politique pour le Canada français, c'est-à-dire de l'avènement de l'ère bureaucratique. Un évêque, appartenant, il va sans dire, à un diocèse rural, fit entendre une faible protestation. La tradition eût voulu que la voix d'un évêque ait fait taire celle d'un simple prêtre. Il est significatif que, cette fois, elle n'ait eu que peu d'effet.

 

On eut vite fait de révéler le sens du nouveau système bureaucratique. Mais le décès prématuré du premier ministre Sauvé, successeur de Duplessis, jeta soudain le voile. Bien qu'il eût pris la direction du parti dont le pouvoir était précisément l'expression directe de la politique rurale, il lui avait suffi de proclamer les nouvelles orientations pour que se dissipent comme un feu de paille les critiques les plus acerbes contre ce même parti. Un mois après, tous les professionnels salariés de la classe moyenne - je n'ai pu trouver une seule voix discordante - chantèrent unanimement ses mérites personnels et les promesses de l'avenir. Les termes de la nouvelle entente étaient simples. Les exigences militantes des administrations sous contrôle clérical seraient satisfaites en tout point ; les universités, les hôpitaux et le personnel des classes moyennes à l'emploi du gouvernement en seraient les bénéficiaires. Tous acclamèrent avec joie la fin de l'ancien régime. On avait trouvé la solution. Les bureaucraties cléricales réclamaient un afflux régulier et sensiblement accru de subventions provinciales, afin de calmer l'agitation de leur personnel. Le premier ministre Sauvé acquit une renommée impérissable, en seulement trois mois de pouvoir. Jamais, en aussi peu de temps, le seul exposé d'un programme n'a-t-il entouré un homme politique de tant d'acclamations spontanées, de tant d'appuis chaleureux. Tous ressentirent sa mort prématurée comme une tragédie nationale. Des gens qui ne l'avaient jamais rencontré personnellement en furent touchés aux larmes. Au point de vue anthropologique, il me parait évident que ce premier ministre relevait plus du symbole que de l'espèce humaine ordinaire. Il symbolisait le nouveau système ; son vocabulaire était imprégné des concepts bureaucratiques de compétence, de planification et d'autres semblables.

 

Importé de fraîche date, le langage des nouvelles classes moyennes façonnera désormais celui de la politique. L'importance politique décisive de ces nouvelles classes est aujourd'hui solidement assurée. Lorsque ce groupe tiendra les rênes du pouvoir, son premier geste sera d'organiser une fonction publique vraiment compétente, tâche impossible sous l'empire de l'ancien régime rural. Il va sans dire que le relèvement de compétence de la fonction publique signifie la souplesse du fonctionnement de l'administration et l'amélioration du statut des nouvelles classes moyennes. La science sociale administrative qui, en dernière analyse, est la seule forme de science sociale que désirent ces bureaucraties dominantes, connaîtra ses beaux jours. On récompensera l'efficacité administrative comme on punira la négligence administrative. Quant à la société rurale, elle n'aura qu'à reprendre la place que lui offrent les structures pratiquement achevées de la nouvelle société.

 

Cependant, en termes d'influence et de puissance, la véritable signification sociologique du nouveau régime apparaîtra lorsqu'on aura établi des communications plus complètes et plus efficaces entre les bureaucraties strictement politiques et celles que contrôle le clergé. Car il est à prévoir que des ; relations plus étroites existeront entre ces deux sphères, à mesure que les ; coffres des administrations cléricales recevront davantage d'argent. Le clergé apprend et remplit à merveille son rôle de grand-maître bureaucratique

 

Mais ce qu'il se révèle collectivement incapable de percevoir, c'est qu'il ne s'agit pas ici d'un problème d'efficacité. La question est plus fondamentale ; elle a de profondes implications. L'accumulation entre les mains du clergé de fonctions sans cesse plus diversifiées est en train d'estomper le contenu de la prêtrise et la raison de l'existence du prêtre. Après avoir réussi à contrôler l'ensemble de l'organisation sociale, le clergé constatera, mais un peu tard, que son peuple ne sait plus ce que signifient la religion et ses symboles privilégiés. Pour la population et même pour une partie du clergé, ces symboles risquent de se vider de leur sens. Non pas en raison de l'intervention d'une culture étrangère, mais par une conséquence directe de la domination que le clergé réussit à exercer sur la société tout entière.


[1]    J.H. Stewart, Area Research : Theory and Practive, Ottawa, Social Science Research Council, 1950, Bulletin 63, 21-22.

[2]    Une importante exception est à noter : Léon Gérin, dont l'ouvrage Aux sources de notre histoire (Montréal, 1946) constitue une pénétrante analyse des structures sociales de la Nouvelle-France.

[3]    Philippe Garigue, Études sur le Canada français, Montréal, 1958, 8, 14, 15.

[4]    Horace Miner, St-Denis : A French-Canadian Parish, Chicago, 1939 ; Everett C. Hughes, Rencontre de deux mondes, la crise d'industrialisation du Canada français, traduit par Jean-Charles Falardeau, Éditions Lucien Parizeau, s.d.

[5]    Guy Frégault, La civilisation de la Nouvelle-France, Montréal, 1944.

[6]    Dans le présent contexte, le clergé comprend évidemment aussi les religieuses.

[7]    Michel Brunet, « La conquête anglaise et la déchéance de la bourgeoisie canadienne, 1760-1793 », Amérique française, XIII, 2, juin 1955.

[8]    Gérin, Aux sources de notre histoire, 228 et suiv., 253, 254.

[9]    Garigue, Études sur le Canada français, 15.

[10]   Robert Olsen, « A Challenging New Concept of French Canada », Maclean's, February 14, 1959.

[11]   Études sur le Canada français, 6.

[12]   Ibid., 15.

[13]   Ibid., 9.

[14]   Ibid., 6.

[15]   Lorsque le professeur Garigue affirme que la société canadienne-française antérieure était une société urbaine et marchande, n'utilisait-il pas ces notions elles-mêmes comme des « types idéaux » ?

[16]   Le professeur Garigue ne respecte pas tout à fait la réalité historique quand il écrit (« Mythes et réalités », Contributions à l'étude des sciences de l'homme, Ill, 1956, 129) que Gérin était disciple de LePlay. Gérin a suivi l'enseignement d'Edmond Demolins, l'un des disciples de LePlay.

[17]   Texte cité par Garigue que je traduis ici librement. Voir Garigue, Études sur le Canada français, 8.

[18]   Ibid.

[19]   Ibid.

[20]   « Seule leur ignorance de l'histoire du Canada français permet de comprendre que les sociologues aient pu accorder à une telle hypothèse une importance de premier plan » (ibid., 14).

[21]   Aux sources de notre histoire.

[22]   Ibid., particulièrement les chapitres XIV, XV.

[23]   Ibid., 254.

[24]   Études sur le Canada français, 49.

[25]   Hughes, Rencontre de deux mondes, 31.

[26]   Ibid., 30.

[27]   St-Denis, 237.

[28]   Voici quelques strophes : « Grâce aux nouvelles méthodes de recherche et à l'élaboration de nouveaux instruments d'analyse, nous pouvons affirmer que nous avons dépassé les pionniers » (Études sur le Canada français, 6). Et plus loin (ibid., 15) : « je pense avoir démontré que beaucoup des idées qui ont été émises par les sociologues de l'école de Chicago sur le Canada français ne sont pas valides. Il reste maintenant à montrer ce qu'est le Canada français ... Malheureusement, mes recherches personnelles ne me permettent pas encore de répondre à cette question. Et ceci pour l'excellente raison que les critères que j'utilise demandent la mise en action de recherches très larges, faites avec des équipes de plusieurs personnes et demandant des ressources financières importantes. » Si l'on s'appuie sur cette dernière affirmation, on peut penser que le professeur Garigue ne se voit pas comme un soldat dans l'armée de la science mais plutôt comme un commandant de troupes. Il n'y a rien de particulièrement mauvais dans une telle ambition puisque la plupart des spécialistes des sciences sociales la partagent secrètement ; mais la pratique courante est de ne pas la manifester aussi ouvertement et avec autant d'agressivité.

[29]   Ibid., 5 : « L'argument que nous esquissons dans ces études est que de nombreux préjugés ont existé et existent, dans les milieux dits scientifiques, sur la nature du Canada français... »

[30]   Ibid., 14.

[31]   Ibid., 46-49.

[32]   St-Denis, 235.

[33]   Ibid., 237.

[34]   Rencontre de deux mondes, 45-46.

[35]   Area Research, 22.

[36]   Mid., 51.

*    « Bureaucratic overlords » : littéralement, « des suzerains bureaucratiques ». La référence interne de cette expression, équivoque en français, à la féodalité a fait préférer ce dernier sens, plus large. (N.d.T.)



Retour au texte de l'auteur: Hubert Guindon, sociologue québécois (1929-2002) Dernière mise à jour de cette page le vendredi 8 juin 2007 20:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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