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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

“ Chronique de l'évolution sociale et politique du Québec depuis 1945 ”. (1998)
Les embuches de l'essai


Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Hubert Guindon, (sociologue québécois, Université Concordia), “ Chronique de l'évolution sociale et politique du Québec depuis 1945 ”. Un article publié dans la revue Cahiers de recherche sociologique, no 30, 1998 (pp. 33 à 78). Montréal : département de sociologie, UQAM. Texte écrit pour le XXe Congrès mondial de l'Association internationale de sociologie, tenu à Montréal du 26 juillet au 1er août 1998.

Les embuches de l'essai

par Hubert Guindon (note 1), sociologue québécois

Ce texte se veut surtout une narration descriptive de l'évolution du contexte social du Québec durant la seconde moitié du XXe siècle. Or une telle entreprise fait face à deux embûches.

La première est liée à la préoccupation de bien paraître: c'est là un trait commun à tous les individus à l'intérieur de leurs groupes d'appartenance respectifs, commun aussi aux groupes d'appartenance eux-mêmes, qu'il s'agisse de la famille, du village, d'une nation, d'un pays. Ce trait existe probablement dans toutes les cultures, et peut-être bien depuis l'aube de l'humanité. De la même manière, une telle préoccupation caractérise les membres d'une génération par rapport à l'image que s'en fait la génération qui lui succède. Everett C. Hughes (Note 2) s'est employé à faire comprendre que si le passé imparfait, grammaticalement parlant, coïncidait avec le passé récent, il arrivait assez souvent que cet «imparfait» récent soit également vrai sociologiquement parlant.

La seconde embûche est liée à la première et vient de ce qu'il est toujours possible que l'observateur extérieur n'ait pas compris ou ait mal compris la réalité qu'il prétend analyser, précisément parce qu'il n'en fait pas partie, et qu'il prête ainsi le flanc à la critique et que sa volonté de bien paraître en prenne un coup. Il est vrai que l'observateur du dedans est piégé du fait d'appartenir à la réalité qu'il observe, par ses appartenances personnelles: appartenance à une profession, à un groupe d'âge, à un groupe ethnique, appartenance ou opposition religieuse, piégé encore par ses positions idéologiques, son identité sexuelle, sans oublier ses ambitions personnelles, ses solidarités spontanées et celles qui sont professionnellement requises, son orientation sexuelle, sa biographie et combien d'autres choses encore. Et si l'on ajoute à cela le fait que presque tous ces éléments d'identité sont des constructions sociales progressives susceptibles de mutations, il paraît sage de se comporter comme le citoyen dont parle Hannah Arendt (note 3), lorsqu'il s'adresse à ses pairs, et d'introduire son discours en disant: De mon point de vue, il me semble à moi. Il s'agit donc évidemment alors d'opinion et non de science. La science d'aujourd'hui, surtout en sciences sociales, semble condamnée à devenir l'opinion d'autrefois.

Cela dit, il n'est pas question d'éviter de dire ce qui puisse choquer. Il reste que c'est l'observateur marginal qui est le plus susceptible de dire franchement le fond de sa pensée, car sa marginalité même le protège autant des foudres que des flatteries des puissants ou de son entourage auquel il ne s'est jamais pleinement intégré. Hannah Arendt s'attendait à ce qu'il y ait parmi les intellectuels des « parias conscients », et non seulement des « parvenus », et elle accordait sa confiance plus aux premiers qu'aux seconds. Sur la question juive de la fin du siècle dernier en France, par exemple, elle préférait nettement Le fumier de Job de Bernard Lazarre (note 4) à L'antisémitisme de Jean-Paul Sartre.

Cet essai est donc une lecture personnelle du passé récent québécois à l'imparfait - par un sociologue seul qui n'a pas, de plus, l'intention de faire une revue de tout ce qui s'est écrit en sociologie sur le Québec. La méthode utilisée sera simple et basée principalement sur la mémoire défaillante d'un vieillard qui se remémore ce dont il a été témoin et qui en fait une narration descriptive, d'où le terme «chronique» dans le titre de cet essai. Ce n'est pas une narration d'événements, mais une narration des enjeux successifs qui ont traversé la société québécoise depuis la Seconde Guerre mondiale.

La période d'après-guerre (1945-1960), une étape que j'appelle «le procès de la tradition», a vu toutes les institutions structurantes du contexte social remises en question dans un climat de débat sans qu'elles soient vraiment modifiées. Ce qui est en jeu alors, c'est leur légitimité. L'édifice que l'on a appelé «société traditionnelle» se voit qualifié par certains de « grande noirceur », par d'autres de « clérico-nationalisme » et, dans l'autre langue du pays, de priest-ridden society. La hargne des anglo-protestants à l'endroit de l'Église de Rome était séculaire, mais elle ne s'était pas répandue dans le peuple québécois. Au Québec, elle fait son apparition à cette époque, portée non par les autres mais par les nôtres. Elle se propage au nom des «valeurs nouvelles communes» à toute l'Amérique du Nord de l'après-guerre et également à l'Europe occidentale occupée a sa reconstruction économique et sociale à la même époque.

L'Église catholique, paradoxalement, ne s'opposait pas à ces «valeurs nouvelles communes» qui émanaient d'une nouvelle classe montante (note 5) convaincue que le progrès et le bien commun nécessitaient le développement rapide des institutions dans lesquelles elle ferait carrière et que le régime politique tardait à mettre en place. C'est Max Weber, je crois, qui faisait remarquer que, lorsqu'une classe sociale assimile le progrès et le bien commun à ses intérêts de classe, elle a le vent dans les voiles et se transforme en mouvement social doté d'une mission. C'est pourquoi cette période correspond à l'interstice de temps dont parlait Hannah Arendt, entre un passé qui n'est plus et un futur qui n'est pas encore: Between Past and Future (note 6).

Ces « valeurs nouvelles communes » se cristalliseront dans une thématique qui ébranlera la nature de l'organisation sociale du Québec d'avant-guerre: 1) l'élargissement de l'accès à l'éducation aux niveaux secondaire, collégial et universitaire à toutes les couches sociales; ce sera le thème de la démocratisation de l'enseignement; 2) le droit de tout citoyen à la santé par la gratuité des soins hospitaliers et, plus tard, des soins médicaux, indépendamment de la capacité de payer de chacun; 3) la transformation de la charité privée en bien-être social. La charité privée, organisée et financée localement, régie par des organismes communautaires ou religieux qui en définissaient les bénéficiaires et en déterminaient les normes, se transformera en un système public financé par l'État qui détermine les critères d'admissibilité des citoyens et les modalités d'application, le tout géré par des fonctionnaires de l'État; 4) la redistribution de la richesse par la législation du travail qui permet la syndicalisation du monde ouvrier ensuite élargie aux employés de l'État.

Ce vent de nouvelles valeurs communes a soufflé sur tout l'Occident à peu près à la même époque. Si elle n'a pas eu partout la même étendue, la «révolution tranquille» n'a pas lieu qu'au Québec; de fait, toute l'Amérique est en révolution. Le caractère unique que semble revêtir le phénomène au Québec vient non pas de ses causes mais de ses conséquences.

C'est donc cette période de transition que je vais décrire plus en détail dans la narration descriptive qui suit. Mais auparavant, il me faut dire que le Québec n'a pas une mais deux versions de son histoire, des versions fort différentes l'une de l'autre et issues de deux visions divergentes de la réalité historique.


Notes:

Note 1: Hubert Guindon est né en 1929 à Bourget, en Ontario. il entreprit ses études universitaires à l'Institut de philosophie du Séminaire universitaire de l'Université d'Ottawa, y fit une maîtrise, et poursuivit ses études de doctorat à l'Institut médiéval de l'Université de Montréal et, de 1951 à 1954, en sociologie à l'Université de Chicago. De 1954 à 1962, il occupe un poste de professeur en sociologie à l'Université de Montréal. De 1962 jusqu'à sa retraite, Hubert Guidon fut professeur à l'Université Sir George Williams, devenue en 1970 l'Université Concordia. Sa contribution à la discipline lui valut d'être nommé, en 1978, membre de la Société royale du Canada. Aujourd'hui retraité, mais toujours actif, il poursuit ses recherches. Ce texte en témoigne. Parmi ses écrits récents sont à signaler: Tradition, modernité et aspiration nationale de la société québécoise, Montréal, Éditions Saint-Martin, 1990; «Le Canada: sa minorité nationale, ses minorités officielles et ses minorités techniques: une analyse critique», dans J. Lafontant (dir.), L'État et les minorités, Winnipeg, Éditions du Blé, 1993; « De l'usage "canadian" des minorités », Possibles, vol. 19, nos 1-2, 1995, p. 172-186. La trajectoire intellectuelle d'Hubert Guindon en fait un témoin exceptionnel de la modernité tardive canadienne et québécoise. Il hérite de la méthode de la première sociologie pratiquée au Québec, l'historiographie. Mais ses écrits, plus que seulement une mémoire des faits, rappellent aussi le sens de ces faits et événements, avec les espoirs dont ils étaient chargés et les intentions dont ils étaient porteurs. De cela aussi, il faut se souvenir. La présente contribution d'Hubert Guindon nous y aide. (N.D.L.R.)

Note 2: Everett C. Hughes, qui fut professeur de sociologie à l'Université McGill au milieu des années trente, a réalisé une étude de terrain de «Cantonville» (nom fictif) qui fut publiée en 1943 (French Canada in Transition, Chicago, University of Chicago Press, 1943). L'ouvrage a été traduit par Jean-Charles Falardeau, professeur à l'Université Laval, sous le titre Rencontre de deux mondes (Montréal, Boréal Express, 1972).

Note 3: H. Arendt, Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Liberté de l'esprit », 1961.

Note 4: Bernard Lazarre contribuait aux Cahiers de la quinzaine que dirigeait Charles Péguy. Il a été le premier auteur juif à prendre position dans la célèbre affaire Dreyfus, à la fin du XIXe siècle.

Note 5: Décrite dans mon recueil d'essais Tradition, modernité et aspiration nationale de la société québécoise, Montréal, Éditions Saint-Martin, 1990.

Note 6: Cette expression est le titre anglais d'un de ses essais, publié en français sous le titre La crise de la culture (Paris, Gallimard, coll. «Idées», 1972).

Retour au texte de l'auteur: Hubert Guindon, sociologue québécois (1929-2002) Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 29 juin 2003 14:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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