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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

UUne édition électronique réalisée à partir de l'article de Jacques Guilhaumou, Francine Mazière et Régine Robin, “La première analyse de discours sur l’Algérie: la thèse de Denise Maldidier (1969)”. Étude présentée au colloque organisé par Catherine Brun, “La guerre d’Algérie, une guerre comme les autres ? (BNF, Institut du Monde Arabe, 6-7 décembre 2012). le 7 décembre 2012. Manuscrit auteur d'un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Catherine Brun, Guerre d’Algérie. Les mots pour la dire, pp. 241-255. Paris, Éditions du CNRS, 2014, 327 pages. [Autorisation accordée par Jacques Guilhaumou le 7 octobre 2014 de diffuser ce texte, en accès libre à tous, dans Les Classiques des sciences sociales.]

[1]

Jacques Guilhaumou, Francine Mazière
et Régine Robin


La première analyse de discours sur l’Algérie:
la thèse de Denise Maldidier (1969)


Étude présentée au colloque organisé par Catherine Brun, “La guerre d’Algérie, une guerre comme les autres ? (BNF, Institut du Monde Arabe, 6-7 décembre 2012). le 7 décembre 2012. VERSION AUTEUR d’un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Catherine Brun, Guerre d’Algérie. Les mots pour la dire, pp. 241-255. Paris, Éditions du CNRS, 2014, 327 pages. [Autorisation de Jacques Guilhaumou accordée le 7 octobre 2014.]

Introduction

1. Présentation succincte de la thèse.

2. Méthode utilisée, concepts mobilisés.

Le corpus
Les « phrases de base »
L'énonciation
Exemples de diversification des analyses

3. Un résultat exposé : la synchronie.
4. Conclusion et développements du travail.


INTRODUCTION

Denise Maldidier a soutenu sa thèse, intitulée Analyse linguistique du vocabulaire politique de la guerre d'Algérie d'après Six quotidiens parisiens, en 1969 [1]. Il était extrêmement hardi de sa part de s'emparer d'un tel sujet pour une thèse de doctorat : nous étions encore très près des événements et les avions vécus directement ou indirectement en tant qu'intellectuels, citoyens et militants. Même si notre contribution peut aussi s'envisager comme un hommage à une amie, c'est sur la nouveauté épistémologique de ce travail que nous voudrions mettre l'accent. Le travail pionnier de Denise Maldidier a beaucoup aidé à formuler l'objet de l'analyse du discours, en particulier pour les historiens. Les auteurs des textes que les historiens, politologues, sociologues étudient savent ce qu'ils disent quand ils écrivent et trouvent les mots dans leur langue pour le dire en fonction de la conjoncture et du rapport des forces. Mais quelles sont les procédures langagières qu'ils engagent ? Comment les mots, les propositions dans lesquelles ils se meuvent opèrent-ils ? Quelles sont les reformulations auxquelles ils ont recours et qui deviennent des enjeux polémiques et politiques ? Tout cela Denise Maldidier a beaucoup contribué à le cerner. Après avoir publié plusieurs articles à partir de sa thèse, au cours des années 1969-1971, Denise Maldidier s'est consacrée essentiellement aux travaux collectifs. Elle publie essentiellement de concert avec Régine Robin, au cours des années 1971-1976, puis avec Jacques Guilhaumou au cours des années 1978-1990. À la demande de Francine Mazière, elle produit un travail d'envergure, autour de Michel Pêcheux, au début des années 1990. Nous montrerons en conclusion qu'elle n'a cessé de faire bouger ce qu'ouvrait la thèse évoquée, alors inscrite en sociolinguistique, et combien nous avons encore à gagner en nous référant à ses analyses.

[2]

1- PRÉSENTATION SUCCINCTE
DE LA THÈSE.

Quelles sont ses hypothèses de travail ? On connaît les positionnements idéologiques des groupes qui constituent la société française, et celui des six quotidiens étudiés : l’Aurore, Le Figaro, Le Parisien libéré, Le Monde, Le Populaire, l’Humanité, mais l'analyse du discours fait signe vers un autre objet d'analyse. Il s'agissait de voir, de façon synchronique mais aussi diachronique, comment les journaux reformulent, prennent en charge, assument ou n'assument pas le discours officiel, comment ils l'ambiguïsent ou le désambiguïsent, par des analyses qui ne se contentent pas de noter l'absence ou la présence de tel ou tel mot mais envisagent toute la proposition, qu'ils représentent dans ses rapports avec l'énoncé officiel. Elles prennent en considération la gamme des moyens linguistiques par lesquels cet énoncé est plus ou moins assumé ou rejeté.

Quatre synchronies sont établies.

Synchronie 1. De novembre à décembre 1954 autour des discours prononcés à l'Assemblée nationale par le Président du Conseil, Pierre Mendes-France, et le ministre de l'intérieur, François Mitterrand. C'est le début de l'insurrection algérienne et le discours officiel réitère que « l'Algérie c'est la France ».

Synchronie 2. En février 1956, à partir des discours de Guy Mollet, autour de syntagmes ambigus sur « la personnalité algérienne » et « les liens entre la France et l'Algérie ».

Synchronie 3. En mai-juin 1958, après les discours de De Gaulle sur « il n'y a plus que des Français à part entière ».

Synchronie 4. En septembre-octobre 1959, sur le discours de De Gaulle relatifs à l'autodétermination et d'autres discours.

Denise Maldidier va mettre à jour, par des techniques linguistiques, un modèle de compétence propre au vocabulaire de la guerre d'Algérie, à savoir les phrases de base L'Algérie (A) c'est la France (F) et / 'Algérie (A) dépend de la France (F) dont la première seule est réalisée dans le discours. Tout va consister à faire travailler ces phrases de base en fonction des événements, des conjonctures nouvelles, à mettre en évidence la façon dont le discours officiel va opérer des bougés souvent très ambigus, la façon dont les journaux vont en rajouter sur l'ambiguïté ou, au contraire, vont désambiguïser l'énoncé dans un sens positif ou négatif. La thèse de Denise Maldidier est ainsi un très grand travail sur le masquage et [3] l'ambiguïsation du discours politique cherchant à rendre compatible dans le discours des propositions impossibles à conjuguer.

2- MÉTHODE UTILISÉE,
CONCEPTS MOBILISÉS.

La thèse mobilise donc des moyens de lire et d'interpréter sans se prendre au piège de l'immédiateté du sens des mots ou des énoncés, dans la surface du texte. Par là, elle pose la question du document et de son usage.

Denise Maldidier travaille alors à Nanterre (date et lieux ne sont pas indifférents) dans un cadre sociolinguistique. Cependant, déjà, elle récuse les tautologies de la socio-linguistique de l'époque. Elle récuse par exemple que le linguiste puisse « admettre qu'à des différences sociologiques répondent des différences dans les mots » car « en inférant de la présence d'un mot dans les énoncés de tel groupe social sa spécificité, on projette dans le modèle linguistique un modèle sociologique, au lieu de construire une structure linguistique indépendante de tout présupposé sociologique » [2].

Elle retravaille pour cela les concepts naissants de « corpus », d'« énonciation », de « compétence » et de « performance" et, techniquement, elle adapte très librement Harris, dont l'article « Analyse de discours » vient d'être publié en français.

Le corpus

Son corpus construit sera « contemporain » de la définition de l'objet dans la mesure où il est co-construit par les hypothèses de recherche, à savoir, en l'occurrence, un centrement sur le discours politique : « nous écartons le côté événementiel pour ne retenir que l'aspect politique de la guerre d'Algérie, et nous définissons celui-ci comme le problème de la relation entre l'Algérie et la France ».

À partir de là elle pose qu'« il doit être possible de déterminer les phrases de base qui sous-tendent le discours » et c'est ce qui donnera « un modèle de compétence du discours politique de la guerre d'Algérie commun à tous les locuteurs ». Les distributions historiques et idéologiques ne sont pas postulées, elles seront déduites par différenciations, le « commun » formant pivot. Dit autrement, le modèle de compétence, d'ordre linguistique, pourra être rapporté à un modèle de performance, idéologique.

[4]

Les « phrases de base »

La synchronie 1 va lui servir à construire les « phrases de base » qui vaudront, elle s'en rendra compte au cours du travail, pour l'ensemble des synchronies. Ces phrases, déjà évoquées, sont : A est F et A dépend de F. Adoptant la méthode distributionnelle de Harris, elle applique les trois manipulations du protocole qui supposent (1) de trier les propositions récurrentes, qui dominent dans le texte, (2) de les « régulariser » par des manipulations purement linguistiques (par ex : sortir une subordonnée de la phrase matrice), (3) d'en tirer des « chaines d'équivalence » qui vont « représenter » le texte.

Les propositions qui résultent de ces réductions/régularisations vont donc être la « base » de compétence discursive à partir de laquelle seront analysées les performances des journaux. Elles n'ont pas à être réalisées, « performées ». Elles sont des matrices sémantiques et formelles autour desquelles, ou par la variation desquelles, ou par l'absence desquelles vont se dire les positions. Elles permettent alors que soit représentée la spécificité de la guerre d'Algérie, en tant qu'elle livre un discours sur la France. La visée est de dessiner « la courbe linguistique de la guerre ».

C'est en conclusion seulement que Denise Maldidier distinguera les journaux en fonction d'un jeu des propositions de base : « le caractère idéologique du modèle permet d'interpréter la présence ou l'absence de réalisation des propositions de base comme l'acceptation ou le refus d'un certain contenu » (p. 244), à savoir, centralement, celui de nation (mot peu employé) dans A est F / A est A et celui de colonisation, terme encore moins employé (A dépend de), et son opposé, in-dépendance. Le point 3 donnera un exemple de résultat.

L'énonciation

Le recours à renonciation lui aussi est original à ce moment. Les variations ne sont pas seulement significatives par leur présence ou leur absence mais aussi par « la relation des éléments dans l'énoncé, des rapports de reformulation entre les propositions, de la gradation selon laquelle le mot-proposition est plus ou moins assumé par le sujet d'énonciation ». Selon, également, qu'elles affectent des propositions rapportées ou commentées (les quotidiens sont dans la position ambiguë de récepteur et d'émetteur), qu'elles sont descriptives ou performatives. Est ainsi écartée de la façon la plus claire la thèse du mot indiciel, qui était alors répandue, au profit de la notion d’énoncé plus ou moins nettement assumé.

[5]

Exemples de diversification des analyses

C'est souvent par des micro-analyses synthétisées que Denise Maldidier met en lumière des variations parfois grossières mais parfois subtiles, ou difficiles à interpréter. Voici deux exemples :

- Dans la synchronie 1, les désignations des protagonistes. On ne peut qu'évoquer de façon simplifiée l'analyse très diversifiée des désignations. Elles sont synthétisées en 10 tableaux. Ainsi les tableaux 2 et 3 donnent-ils « la désignation des habitants de l'Algérie » d'abord dans les énoncés rapportés (13 désignations, comme « Les Algériens » ou « le peuple musulman » avec signifiés géographique, ethnique, politique, ambigu - désambiguïsé ou pas) et ensuite dans les commentaires (22 syntagmes désignatifs, comme « Tous les Algériens », assez fréquent, ou « la nation en formation », qui n'apparaît que dans l'Humanité).

- Tirée des chapitres de la fin, qui synthétisent les résultats et interrogent la méthode, nous proposons une citation un peu longue, l'exemple du mot-proposition « colonie », pris dans la proposition de base « A dépend de F » (chapitre sur « les unités lexicales », page 245). Reprenant l'ensemble des synchronies, Denise Maldidier peut écrire :

les exclusions opposées qui atteignent les termes des couples de substituts ne peuvent recevoir d'explication symétriques : Dans le cas du couple colonie/métropole, l'exclusion, par l'Humanité [H], du terme métropole semble pouvoir être interprétée comme un moyen de se démarquer : pour H qui admet la réalité A (colonie) dépend de F (métropole), mais refuse cette proposition en tant que modèle idéologique, la non-production de métropole permet d'éviter l'ambiguïté d'un terme, qui, à la différence du terme connoté colonie, n'implique pas la mise en cause du modèle idéologique. L'exclusion de colonie dans des quotidiens qui réalisent métropole paraît relever au contraire d'un processus de masquage, sans qu'il soit possible de dire si le rejet est celui du mot (tabou) ou celui de la proposition A est une colonie. Dans ce dernier cas, on confirmerait le caractère plus ou moins masqué du modèle idéologique A dépend de F. On pourrait alors formuler à titre d'hypothèse l'idée que la formule officielle de 1954 A est F n'est peut-être que le masque du modèle idéologique réel A dépend de F.

Les conditionnels sont éloquents. Le travail technique ne réduit pas, il ouvre à l'analyse d'une pensée politique en construction et déconstruction. L'analyse du discours du côté de l'histoire reprendra en particulier la notion difficile d'ambiguïté comme la question du corpus, nous y reviendrons car cette recherche est toujours à actualiser.

[6]

3- UN RÉSULTAT EXPOSÉ :
LA SYNCHRONIE


La synchronie 4 a trait au discours de De Gaulle du 16 septembre 1959 dans lequel il dit que l'autodétermination réglera le destin des hommes et des femmes qui habitent l'Algérie. Ce seront donc aux Algériens de se déterminer. Il y aura consultation puis référendum en France pour entériner la décision des Algériens. Mais le discours de De Gaulle est contradictoire. Au moment même où il proclame le principe d'autodétermination des Algériens il affirme : « Naturellement, la question sera posée aux Algériens en tant qu'individus. Car, depuis que le monde est le monde, il n'y a jamais eu d'unité, ni, à plus forte raison, de souveraineté algérienne. Carthaginois, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes syriens, Arabes de Cordoue, Turcs, Français, ont tour à tour pénétré le pays, sans qu'il y ait eu, à aucun moment, sous aucune forme, un État algérien ». Donc pas de peuple, pas d'État. De Gaulle imagine alors trois scénarios de réponse. La première, la sécession, c'est-à-dire l'indépendance. La France alors cesserait d'investir, elle se retirerait mais « toutes dispositions seraient prises, pour que l'exploitation, l'acheminement, l'embarquement du pétrole saharien, qui sont l'œuvre de la France et intéressent tout l'Occident, soient assurés quoi qu'il arrive. » On voit que le pétrole n'est pas oublié. Second scénario : la francisation complète. Alors les Algériens seront considérés « sur le même pied et au même niveau que les autres citoyens en devenant partie intégrante du peuple français, qui s'étendrait, dès lors, effectivement, de Dunkerque à Tamanrasset. » Enfin troisième scénario : « le gouvernement des Algériens par les Algériens, appuyé sur l'aide de la France et en union étroite avec elle, pour l'économie, l'enseignement, la défense, les relations extérieures. Dans ce cas, le régime intérieur de l'Algérie devrait être de type fédéral, afin que les communautés diverses, française, arabes, kabyle, mozabite, etc., qui cohabitent dans le pays, y trouvent des garanties quant à leur vie propre et un cadre pour leur coopération. »

De Gaulle insiste sur cette troisième voie. Il indique que dès lors qu'on proclame le principe de l'autodétermination, l'insurrection n'a plus lieu d'être.

L'analyse de Denise Maldidier porte sur la réception de ce discours, à partir du corpus des six quotidiens retenus, dans les formulations, ambiguïsations et désambiguïsations que ces journaux opèrent, le bougé que leur interprétation-traduction effectue, traces d'une lutte pour l'hégémonie discursive. Car si les rapports de force ont lieu sur le terrain, ici militaire, là politique, ils se traduisent de façon complexe dans le discours politique et journalistique, d'autant plus que le GPRA avait réagi à ce discours de De Gaulle en insistant sur les [7] Algériens comme peuple et non simplement comme individus. Les quotidiens réagissent à leur tour au discours de De Gaulle dans leur discours rapporté et dans leurs commentaires et analyses et au discours du GPRA. Ce sont donc des cascades de discours, qui sont pris en compte.

Nous ne pouvons ici que donner les grandes lignes de l'analyse et ses conclusions. On rappellera qu'on partait en 1954 de cette phrase de base : l'Algérie c'est la France réalisée dans le discours politique et L'Algérie dépend de la France ou / Algérie est déterminée par la France pour arriver en 1959 à L'Algérie n'est pas la France. Le long chemin discursif, encore ambigu, pointe vers : Le sort des Algériens dépend des Algériens. Les Algériens déterminent le sort des Algériens

L'Aurore conçoit l'autodétermination comme un acte et non un droit, un acte qui permettra à l'ensemble des individus qui habitent l'Algérie de fixer leur destin. Elle n'implique aucunement la reconnaissance de la nation algérienne qui aurait pour conséquence logique la reconnaissance du droit de cette nation à l'indépendance. Parmi les scénarios esquissés par De Gaulle, l’Aurore préfère la francisation (6 octobre). Le journal ne rejette pas la notion d'autodétermination mais en a une interprétation restrictive qui tend à en refuser les implications.

Le Figaro rapporte essentiellement les énoncés du FLN sur le discours de De Gaulle en les marquant de rejet et de distance. Ils sont « les hommes de la rébellion » (19 septembre). Au droit à l'autodétermination proféré par le GPRA, Le Figaro oppose le principe de l'autodétermination. Il va jusqu'à reconnaître une réalité nationale algérienne mais cela signifie le droit de déterminer les nouveaux rapports que l'Algérie entretiendra avec la France. L'autodétermination c'est cela : la façon dont les Algériens décideront d'assumer ces liens ou des liens nouveaux. Il y a rejet de la sécession, refus de la francisation et donc adhésion à ces nouveaux liens, le troisième scénario proposé par De Gaulle.

Le Parisien libéré est très nettement gêné par la notion d'autodétermination, et la notion n'apparaît que dans des énoncés rapportés du GPRA « les chefs fellaghas » (29 septembre). Il y a rejet de la relation établie par le FLN entre autodétermination et indépendance. Les Algériens restent « les habitants des départements d'Algérie » qui « choisiront leur destin », lequel ne peut s'inscrire que dans le scénario de la francisation, d'une adhésion à la France, à une « Algérie française ». Le journal ne joue de la notion d'autodétermination que pour la rendre compatible avec la vieille formule : l'Algérie c'est la France.

[8]

Dans Le Monde, on trouve de très nombreuses occurrences du lexème autodétermination tant dans le discours rapporté, pas forcément assumé, que dans les commentaires et les titres du journal. L'énoncé recteur serait ici : la reconnaissance d'un droit qui rend les Algériens maîtres de leur destin (30 septembre). Ce droit est une conquête des Algériens, de la rébellion, des armes, c'est le résultat de l'action menée par les Algériens. Le Monde prend donc en considération sans la masquer la modification essentielle impliquée par le passage de L'Algérie dépend de la France, modèle sous-jacent du début de la guerre, à L'Algérie détermine l'Algérie.

Quant à la nature du lien entre la France et l'Algérie, le journal propose un État autonome dans le cadre de la Communauté chargée de renouveler l'ancienne Union française, un régime d'association. La nation algérienne n'est pas reconnue en tant que telle et l'autodétermination n'est pas le droit à l'indépendance. Le journal a cependant une interprétation non restrictive de la notion d'autodétermination et se démarque fortement de l'Aurore, du Figaro et du Parisien libéré.

Pour Le Populaire, la notion signifie avant tout que De Gaulle ne se satisfait pas que le sort de l'Algérie soit décidé par quelques hommes, de quelque bord qu'ils soient. Le journal renvoie dos à dos les tenants de l'Algérie française et ceux qui se veulent les représentants de la nation algérienne, les armes à la main. Le journal semble gêné par la notion et lui trouve toutes sortes de substituts comme la « libre consultation populaire du peuple algérien ». L'autodétermination est alors la possibilité d'une troisième voie entre l'Algérie française et le combat national des Algériens.

L'Humanité manifeste une attitude réflexive à l'égard de la notion, se demandant ce que De Gaulle appelle l'autodétermination, soulignant les contradictions à l'intérieur du discours et les contradictions entre le discours et la pratique. Il y a d'abord le renversement de la formule de base – l’Algérie c'est la France - en son contraire : « De Gaulle a admis ouvertement que l'Algérie ce n'est pas la France, puisque le peuple algérien peut et doit déterminer lui-même son propre avenir (28 octobre) ». Il en résulte que la paix doit être négociée avec les représentants qualifiés du peuple algérien sur la base de son droit à disposer de lui-même, y compris mais pas forcément son droit à l'indépendance.

En conclusion de l'examen de la synchronie 4, le clivage entre les quotidiens passe entre ceux qui prennent en charge une interprétation restrictive de la notion (L'Aurore, Le Figaro, Le Parisien libéré, Le Populaire) et ceux qui en donnent une interprétation plus large [9] (Le Monde, l'Humanité). L'Aurore et Le Parisien optent pour une francisation, et le recours à des volontés individuelles. Le Figaro et Le Populaire font apparaître le choix pour un gouvernement des Algériens par les Algériens avec toutes les ambiguïtés qui accompagnent cet énoncé. Le Monde et L'Humanité refusent de masquer le changement discursif fondamental intervenu. Il s'agit bien d'une nouvelle référence induite par la reconnaissance d'un droit. Selon Denis Maldidier : « tandis que le Monde reste ambigu à l'égard des implications de la formule (rapport avec le modèle idéologique l’Algérie c'est la France, rapport entre l'autodétermination et l'indépendance) L'Humanité, conformément à son propre modèle : l'Algérie n'est pas la France, voit dans l'autodétermination le droit pour l'Algérie, implicitement reconnue comme nation, de disposer d'elle-même et d'accéder à l'indépendance » [3].

4- CONCLUSION
ET DÉVELOPPEMENTS DU TRAVAIL
.

Denise Maldidier s'était donc donné pour tâche d'établir un modèle de compétence du discours politique de la guerre d'Algérie. Elle constate que les transformations et reformulations de l'énoncé pris comme invariant de base sont porteuses de signification. Cela passe par toutes sortes de possibilités linguistiques : transformation négative, substitution de prédicat, modification d'un terme de la proposition, introduction d'une modalité etc. Bien entendu, les structures syntaxiques selon lesquelles l'énoncé est reconstruit dans les quotidiens sont liées au contenu idéologique des quotidiens. Ce genre d'analyse, dit-elle, permettra à l'historien d'élucider les rapports entre ce discours et la guerre, entre le discursif et le terrain. Les discours répondent, en effet, à des conjonctures nouvelles, à de l'événementiel. Analyse importante car le discours politique tend à masquer les rapports de force en fondant de nouvelles références ambiguës. Nous citons ici la fin de sa thèse : « L'ambiguïté, essentielle au discours politique de la guerre d'Algérie, rend compte en diachronie du passage de la proposition initiale à sa négation impliquée à la fin de la guerre, dans la mesure où elle tente de réaliser la conciliation des propositions antagonistes. Cette ambiguïté est-elle voulue ou non ? Faut-il y voir le reflet des progrès de la cause algérienne ou une arme idéologique destinée à la combattre ? Quel fut son rôle par rapport à la guerre et à l'évolution des esprits ? Notre travail ne pouvait prétendre répondre à ces questions. Elles sont posées à l'historien ».

[10]

Travail ambitieux, pionnier en 1969, neuf par ses objectifs et son objet, la guerre d'Algérie, balayant un vaste corpus contrasté sur un assez long temps, le régularisant de façon technique pour mieux développer un travail sur le détail qui dit, révèle, masque et parfois brouille. Denise Maldidier ose reconnaître des zones d'interprétation difficile, des chevauchements, des bougés masqués, des ambiguïtés délicates à lever.

Mais ce n'était là que le début du travail de Denise Maldidier, qu'elle poursuivit essentiellement avec Régine Robin (en particulier sur la presse) puis avec Jacques Guilhaumou [4].

Pendant les années 1970-1980, elle contribue ainsi aux modifications épistémologiques de l'analyse de discours, de plus en plus perçue comme un domaine spécifique de recherche au sein des sciences du langage. Elle accorde toute son importance méthodologique à la notion de stratégie discursive et ouvre une nouvelle question : qu'en est-il de l'éthique discursive en matière d'émergence et de positions des sujets ? L'engagement du chercheur devient partie prenante de son éthique scientifique.

Les travaux suivants précisent, étape par étape, la portée de la notion d'archivé (entendue au sens de Foucault) qui demeure, aujourd'hui, capitale. Une autre évolution touche au corpus, désormais constitué dans sa dimension co-textuelle, ce qui permet une sortie de la dichotomie entre un intérieur et un extérieur du corpus. La caractérisation de « moments de corpus » devient alors essentielle. Une telle analyse d'un « corpus ouvert » introduit par ailleurs à une réflexion critique de l'analyse de discours sur sa propre histoire, et incite par là même le chercheur à faire le point régulièrement sur l'histoire de l'analyse de discours, ce qui sera le cas dans le cadre du groupe de Recherche Coopérative Programmée du CNRS (RCP) « Analyse de discours et lecture d'archivé » constitué autour de Michel Pêcheux dans les années 1982-1983.

Ainsi, face à la banalisation croissante de la question du sens, sa démarche maintient les principes conjoints de la matérialité de la langue et de la discursivité de l'archive. L'accent est mis sur les ressources interprétatives des discours, ce qu'on appelle aujourd'hui la réflexivité des discours au sein d'actions situées.

[11]

Au terme de tels travaux, et parce qu'elle approfondit sans cesse la notion d'énonciation, et du « sujet d'énonciation » (le terme est déjà dans la préface de la thèse), Denise Maldidier se sépare des analyses discursives s'apparentant à des approches rhétoriques, argumentatives, quantitatives et autres, certes productives de résultats discursifs, mais peu enclines à débattre de leur horizon épistémologique. Nulle surprise donc si elle consacre sa dernière recherche, de manière personnelle, à Michel Pêcheux. Dans son livre, paru en 1990, L'inquiétude du discours [5], Denise Maldidier montre en quoi ce penseur majeur entame un travail de déconstruction de la notion de discours, qui tend aujourd'hui à devenir une évidence empirique. L'approche du discours en terme de « matérialités discursives » - titre d'un colloque en 1980 autour de Michel Pêcheux [6] - devient alors une stratégie de résistance au sein d'un champ de l'analyse de discours devenu majoritairement fonctionnaliste [7].

Si la thèse de Denise Maldidier « Analyse linguistique du vocabulaire politique de la guerre d'Algérie d'après six quotidiens parisiens », sous un titre modeste et clair, comme elle les aimait, « représente » la « courbe linguistique » de la guerre d'Algérie en tant qu'elle dit le « problème de la relation entre l'Algérie et la France », elle inaugure aussi, par ses choix méthodologiques et épistémologiques, une réflexion toujours vive sur comment et pour quel résultat continuer à analyser.

Jacques Guilhaumou,
Directeur de recherche émérite CNRS, UMR « Triangle », ENS Lyon
Francine Mazière,
Professeure émérite Université Paris 13, UMR « H.T.L. » CNRS Paris 7- Paris 3
Régine Robin,
Professeure émérite, Université du Québec à Montréal.


[1] Cette thèse n'a pas encore été publiée et nous le déplorons. Un exemplaire (tapuscrit) en a été retrouvé. La bibliothèque des Lettres de Nanterre « Denise Maldidier » a pu la scanner. Nous avons le projet de la mettre en ligne.

[2] Les citations de ce point 2 sont extraites de la Préface de la thèse.

[3] Denise Maldidier. « Le discours politique de la guerre d'Algérie : Approche synchronique et diachronique ». Langages, n° 23, 1971, p. 71.

[4] (En collaboration avec Jacques Guilhaumou et Régine Robin) Discours et archive. Expérimentations en analyse du discours, P. Mardaga, Liège, 1994.

[5] L'inquiétude du discours, textes de Michel Pêcheux choisis et présentés par Denise Maldidier, Paris, Éditions des Cendres, 1990.

[6] Matérialités discursives, sous la dir. de Bernard Conein, Jean-Jacques Courtine, Françoise Gadet, Jean-Marie Marandin et Mchel Pêcheux, Presses Universitaires de Lille, 1981.

[7] À ce sujet voir le numéro récent de la revue Argumentation et analyse du discours (n° l, 2013) sur le thème Analyses du discours et engagement du chercheur sous la direction de Roselyne Koren, et tout particulièrement l'article de Jacques Guilhaumou « L'engagement d'un historien du discours : trajet et perspectives » qui fait le point du trajet de recherche de Jacques Guilhaumou du point de vue de son engagement à la fois politique et scientifique, donc conjointement avec Denise Maldidier. Revue électronique du groupe ADARR, Sur le site Web : http://aad.revues.org/1599.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 9 octobre 2014 8:59
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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