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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

ne édition électronique réalisée à partir de l'article de Jacques Guilhaumou, “Objets culturels dans la tourmente révolutionnaire en Provence.” Manuscrit auteur d'un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Gilbert Buti et Anne Carol, Comportements, croyances et mémoires : Europe méridionale XV-XXe siècle: études offertes à Régis Bertrand, pp. 183-190. Aix-en-Provence: Publications de l'Université de Provence, 2007. [Autorisation accordée par l'auteur le 7 octobre 2014 de diffuser ce texte, en accès libre à tous, dans Les Classiques des sciences sociales.]

[1]

Jacques Guilhaumou

Historien, CNRS/UMR « Triangle. Action, discours, pensée politique et économique »,
ENS/LSH, Univ. de Lyon

Objets culturels dans la tourmente
révolutionnaire en Provence
.”

Manuscrit d’auteur d’un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Gilbert Buti et Anne Carol, Comportements, croyances et mémoires : Europe méridionale XVe-XXe siècles : études offertes à Régis Bertrand, pp. 183-190. Aix-en-Provence, Publications de l'Université de Provence, 2007.

Résumé

Introduction

Des objets dans l'action

Une tête de mort dans un arbre de la liberté
Un christ brisé
Une statue renversée

De « l'action située » au « mauvais mouvement ».


RÉSUMÉ

Le présent article interroge la façon dont des objets, présentement une tête de mort, et une croix du christ et une statut de la liberté, sont impliqués dans l'action révolutionnaire en lui conférant une signification propre. La compréhension historique de la présence de ces objets dans l'événement révolutionnaire, alors qu'ils sont au centre de conflits, impliquent une réflexion sur l'action qui convient (ou non) aux circonstances. Il en ressort un point de vue cognitif qui met en évidence la manière dont ils sont saisis, leur mouvement spécifique, avec leur part naturelle d'indétermination, d'accidentalité

INTRODUCTION

Notre investigation présente porte sur trois objets appréhendés au cœur même de l'action révolutionnaire : une tête de mort mise sur un arbre de la liberté, un christ brisé dans un tribunal et une statue de l'égalité renversée à la croisée des chemins. Nous allons d'abord faire le récit, à partir de sources archivistiques, [2] des cours d'action qui rendent visibles ces trois « objets culturels » au regard de circonstances particulières, et plus largement de moments spécifiques de la Révolution en Provence.

Des individus impliqués dans l'action, et tout particulièrement des personnes individuelles qui sont à l'origine de l'événement par leur initiative propre, il ne s'agit pas vraiment de savoir quelle a été leur intention - en terme de représentations symboliques et imaginaires des états de choses concernés - dans ce qu'ils font, mais plutôt de comprendre ce qu'ils ont fait en faisant ce qu'ils font. [1] À ce titre, les événements que nous considérons sont eux-mêmes des « actions intentionnelles » au titre de la description que les acteurs en donnent. Souhaitant donc décrire ce qu'il en est du caractère intentionnel de cours d'actions liés à des objets à forte valeur symbolique, il nous importe d'abord de préciser sous quelle description ces actions sont intentionnelles, avant d'en venir à une analyse à vrai dire de facture plus sociologique, voire naturaliste que représentationnelle au sens que les historiens donnent à ce terme.

DES OBJETS DANS L'ACTION [2].

Ainsi, nous considérons en premier lieu ce qu'il en est de « l'action située » pour trois objets donnés. Donc nous mettons l'accent, sous la description qui rend compte de leur présence dans l'action, sur les circonstances sociales, culturelles, [3] voire naturelles [3] qui confèrent déjà à ces objets une visibilité propre et une signification spécifique.

Une tête de mort
dans un arbre de la liberté

Nous entrons en Révolution au cours de l'été 1792. L'Assemblée Nationale, sous la pression du mouvement jacobin et tout particulièrement marseillais, a déclaré « la patrie en danger » face aux ennemis coalisés contre la France, y compris les ennemis de l'intérieur. En Provence, comme ailleurs, des actions punitives se multiplient : des prêtres réfractaires, des citoyens soupçonnés de sympathies royalistes sont pris à partie par le peuple, voire pendus sans autre forme de justice.

Le 14 août 1792, des ouvriers maçons et tailleurs de pierre travaillent à la construction d'une « bastide considérable » aux alentours de Martigues [4]. Motivés par l'effervescence républicaine qui règne alors en Provence, ils décident de planter un arbre de la liberté. L'un d'entre eux, le citoyen Fouque d'Arles dit la douceur « manifesta le dessein de mettre une tête de mort sur l'arbre pour signifier la liberté ou la mort », et se rend de suite au cimetière pour y prendre un crâne.

Un cultivateur, Jean-Baptiste Gide, et Etienne Dastre dit le Bordelais s'en inquiètent, et interpellent violemment Fouque en disant que « cette action ne convient pas ». Puis ils vont rameuter les cultivateurs du quartier le plus proche de Martigues en leur disant que l'on viole les ossements de leurs parents. Un [4] jardinier, voyant un attroupement se mettre en place, se précipite vers les ouvriers pour les avertir. Fouque prend alors la tête de mort sur l'arbre, et va la remettre à sa place dans le cimetière de manière à éviter « d'exciter tout ce peuple à se porter à quelque extrémité fâcheuse ».

Trop tard, « les chefs de l'émeute populaire qui eut lieu le 14 août 1792 » Gide et Dastre - c'est ainsi qu'ils seront désignés par les autorités [5] - se saisissent alors de Fouque près d'un cabaret, lui lient les mains derrière le dos, en disant au peuple attroupé, « il faut l'amener à Martigues pour le pendre ». Un capitaine de la garde nationale, du quartier proche de Ponteau, voyant passer « tous les habitants armés » et le désordre qui s'ensuit, fit alors battre la générale. Puis « il criait aux citoyens de rester tranquille, que l'action de ces ouvriers ne méritaient pas la mort, qu'il se chargeait lui-même de les faire punir s'il étaient coupables, mais qu'il ne fallait pas se porter à les tuer eux-mêmes ». « Point de justice sans forme » donc, pour reprendre la formule des missionnaires patriotes alors très actif dans une Provence traversée par de nombreux mouvements punitifs [6]. Après avoir donné une grêle de coups à Fouque, le laissant comme mort, puis l'attachant à un mulet, les « meneurs » refusent d'obtempérer aux propos d'apaisement du capitaine en criant avec la foule « qu'ils étaient assez bon pour se conduire eux-mêmes ». Le capitaine s'oppose alors de nouveau à cette action primitive en s'écriant « Laissez-le, ou plutôt tuez moi », tout en ouvrant sa veste et leur présentant son estomac, ce qui lui permet de repousser un temps « ces furieux » et de prendre Fouque sous sa protection au sein de sa troupe pour le transporter à Martigues. Malheureusement, une fois à Martigues, la garde nationale est rétrogradée à l'arrière de « la troupe nombreuse d'hommes armés » aux cris de Ça ira. Même la médiation du maire s'avère sans succès : à sa [5] demande de libération de Fouque, Gide lui rétorque : « Nous ne lâcherons pas à moins que tu veuilles prendre sa place » ; quant au juge, ses efforts pour faire entrer Fouque dans sa maison s'avèrent sans succès.

La scène punitive se met alors en place. Cultivateurs et marins traînent Fouque jusqu'au fanal du corps de garde ; Dastre en prend la corde, dans une boîte dont il brise le cadenas avec une pierre, pour le pendre. De fait, l'arlésien est pendu sur le champ au milieu de la foule assemblée. Dans le même temps, Gide donne un coup de hache sur le corps, entamant ainsi par la tête le temps punitif de dépècement du corps après pendaison, partie du corps qui fait l'objet du conflit initial. Enfin Gide et Dastre se vantent de leur exploit au cabaret en montrant leur chemise retroussée sur les manches et tâchée de sang, tout en s'écriant « Nous avons pendu celui-ci, mais nous en pendrons bien d'autres ».

Un christ brisé

Nous voilà maintenant au début de l'année 1794. L'onde déchristianisatrice s'est propagée un peu partout, tout en suscitant de vives résistances, en particulier dans le département des Bouches-du-Rhône autour de l'étang de Berre [7]. Le 22 nivôse an II, le citoyen Henry Bauzan, navigant de 31 ans, se trouve le matin dans la salle des audiences de la justice de paix de Saint-Chamas [8]. Constatant la présence d'une croix du christ sur les murs, il s'adresse à l'administrateur du district Bonnet, présent en ce lieu, dans les termes suivants : « Comment est-il possible que vous souffriez ici de figure extérieure [6] de culte, vous citoyen patriote, vous ne devriez y avoir que des statues de la liberté ». Considérant que Bonnet approuve son propos, « je pris la croix qui était dans l'audience pour la libérer du mur », précise-t-il dans son interrogatoire du 30 nivôse devant le comité de surveillance. Et il ajoute : « Ce mouvement fit décoller l'effigie en bois qui était contre, ce qui enflamma d'indignation le citoyen juge de paix : ne serait jamais vous las, me dit-il, de faire crier le peuple par vos renversements de croix, vous êtes donc de ces perturbateurs publics ». Le juge de paix Estournel lui prend alors le christ en lui disant : « donne le moi qu'il me fait besoin pour faire prêter serment ». Dans l'après-midi, pendant que « quelques patriotes en exécution de la loi renversèrent comme signes extérieurs des croix et statues que se trouvaient sur le passage public », le juge de paix et son assesseur multiplient les propos hostiles à ce mouvement : « Que personne ne touche à la religion parce qu'il y a plus de catholiques que de protestants », « Si nous ne soutenons pas la religion, elle est perdue », « Il soutiendra la religion jusqu'à la dernière goutte de sang ». Le soir, au cours de la réunion de la société populaire, plusieurs citoyens s'indignent à la tribune de ce « brisement de croix » : l'un dit que « l'on avait abattu les croix, si je savais qui c'est, je lui foutrais un coup de fusil », l'autre précise « qu'il y avait un citoyen qui avait brisé le crucifix, et qu'il convenait de l'exclure de la société et de le punir ». Un « grand tumulte » éclate. Puis la discussion s'engage pour savoir qui du dénoncé accusé d'avoir « couper le christ », qui du dénonciateur, en l'occurrence le juge de paix perturbateur de la tranquillité publique a le plus tort. D'autant que quelques citoyens, en particulier le citoyen Jaubert, propose « la sage mesure » de « ne pas agiter de pareille question ». Bauzan tente alors de se justifier à la tribune, mais, face aux huées de ceux qui disaient « Nous le tenons, il faut le punir », il préfère quitter la salle. « Cette affaire n'a point eu de suite » précise la réponse à un questionnaire ultérieur auprès du comité de surveillance sur les manifestations de fanatisme dans la commune de Saint-Chamas.

[7]

Une statue renversée

Nous terminons notre tour révolutionnaire le jour de la Fête de l'Etre Suprême, le 20 prairial an H, temps fort des fêtes révolutionnaires par son immense succès collectif à travers toute la France. À Alleins, citoyennes et citoyens du pays d'Alleins « célèbrent la fête du jour avec beaucoup de zèle et de patriotisme ». Réuni le matin, le comité de surveillance est en émoi alors qu’« un membre a annoncé qu'une petite statue de plâtre que la Municipalité avait fait placer hier sur la colonne qui portait auparavant une croix de fer à la place St Pierre a été trouvé renversée par des citoyens qui ont passé ce matin les premiers par cet endroit » [9].

Le comité décide alors des recherches « pour savoir quelle est la cause de l'effraction de cette statue ». Il craint surtout qu'elle ne soit « l'ouvrage de quelques mal intentionnés qui auraient voulu compromettre la tranquillité du pays en détruisant cet emblème précieux de l'égalité, en se jouant de ce qu'il y a de plus sacré ». Reste l'hypothèse plus rassurante que « ce renversement de cette statue avait été produit par quelque autre cause »

De nouveau réuni dans l'après-midi, le comité précise, dans son procès-verbal, qu'après informations, « le renversement de cette petite statue peut être fait autrement que par main d'homme ». Ainsi, de concert avec la Municipalité, des maçons sont consultés : « ils pensent que la chute de cette petite statue a été causée vraisemblablement par le gonflement du plâtre frais, qui a été mis hier à la cavité inférieure de cette statue pour la rendre un peu plus solide, attendu qu'une statue pareille qui avait été placée sur cette colonne il y a quelque temps fut renversée en plein jour par un coup de vent », d'autant que le temps pluvieux fragilise aussi la matière de la statue.

[8]

Malheureusement la rumeur court jusqu'à Salon et dans les autres communes du voisinage que « les citoyens de cette commune égarée avaient détruit les emblèmes sacrés de la révolution et commis des attentats dont l'idée seule révolte des patriotes ». Nul doute que ce bruit s'est répandu à cause de l'accident arrivé à la petite statue de plâtre, événement, précise les surveillants, « qui a été mal rendu et exagéré et empoisonné ».

Des citoyens de Salon et d'autres pays se présentent alors à la Commune « sans doute pour vérifier si le rapport qu'on leur a fait est vrai ». Mais « il y a lieu de croire qu'ils se sont bien trompés en voyant le signe extérieur de la révolution très intact et les citoyens te les citoyennes du pays célébrant la fête du jour avec beaucoup de zèle et de patriotisme ».

L'affaire une fois calmée, le Comité arrive à la conclusion, trois jours plus tard, le 23 nivôse, que les recherches ont convaincu les surveillants « que c'était à un effet naturel ou du vent ou du plâtre que l'on doit attribuer la fragilité de cette pièce ». Il ne reste plus qu'à se concerter avec l'agent national de district, puis d'informer le représentant du peuple Granet de manière à déterminer « les moyens d'éviter les bruits incendiaires que la calomnie ou la malveillance aurait pu continuer de répandre entre le pays ».

DE « L'ACTION SITUÉE »
AU « MAUVAIS MOUVEMENT ».


Le premier énoncé des événements relatés qui nous interpelle, au titre d'un questionnement sur l'action [10], est celui des détracteurs de Fouque d'Arles, dans le premier récit : « cette action ne convient pas ». Qu'en est-il donc de « l'action [9] qui convient » ? Pourquoi l'action de Fouque est-elle, une fois victime d'un mouvement punitif, un échec mortel pour sa personne ?

Pour qu'une action convienne dans des circonstances données, présentement dans un contexte de « patrie en danger » avec une forte recrudescence des actions punitives, il importe d'abord qu'elle réponde à une « exigence de coordination » [11], c'est-à-dire que les actions soient effectuées en commun. Ce critère essentiel à la légitimité de l'action n'est pas rempli dans le cas présent. Si l'on peut admettre que Fouque a bénéficié, dans son action individuelle - même si nul autre ouvrier ne s'est adjoint à lui dans le cimetière -, d'un accord des autres ouvriers, la réaction hostile de cultivateurs, et plus largement de gens du quartier le plus proche de Martigues prouve l'absence d'une coordination préalable entre l'ensemble des citoyens concernés.

Le second élément que nous considérons concerne « le jugement sur ce qu'il advient de l'action », en l'occurrence les moments de l'action qui sont retenus comme significatifs ou non. Là encore c'est un échec, non seulement pour Fouque mais aussi pour les autorités soucieuses de différer toute action punitive, au profit de la justice légale. L'injonction du capitaine de la garde nationale, « qu'il se chargeait lui-même de les faire punir s'ils étaient coupables » tendant à mettre au second plan l'action de Fouque au profit d'un jugement à venir sur l'intentionnalité collective des ouvriers, est sans effet dans la mesure où elle renvoie non à l'action elle-même, mais à l'éventuelle intention des ouvriers d'avoir contribué à une telle action. Qui plus est, « le peuple attroupé » ne retient des mouvements de Fouque que son action « véritable » - la tête saisi dans le cimetière - et non son second geste au même endroit, certes différé, la remise en place de la tête. Tout concorde ainsi à nous situer dans le cadre d'une action qui ne convient pas.

[10]

Cependant d'autres questions définissent la présence de l'objet dans l'action. Qu'en est-il de l'espace dans lequel l'objet est impliqué dans l'action ? Dans quel cadre d'activité l'objet est-il présent, et à quel titre ? Parti d'un geste légitimé en première approche dans le contexte de la défense de la patrie - la concrétisation physique, si l'on peut dire, de la devise « la liberté ou la mort » -, Fouque suscite, par son attitude sacrilège sur le plan local, un mouvement punitif des habitants du quartier concerné par la profanation. Impuissant à différer une telle action punitive, le maire de Martigues ne peut empêcher la pendaison de Fouque, et aussi sa décapitation, rituel d'inversion par rapport au geste initial. La présence de la tête comme objet physique s'avère ainsi particulièrement prégnante au début et à la fin de « cette action qui ne convient pas ». Nous sommes alors très loin de la devise fortement symbolique « la liberté ou la mort ».

Dans une même perspective, le second récit, autour d'un christ brisé, concerne la présence d'un objet à forte connotation religieuse au sein d'un cours d'action enclenché par le geste initial de le saisir, et de le briser dans un espace où se juge paradoxalement le fait d'être coupable ou innocent, le tribunal. Là encore c'est l'intention personnelle d'un citoyen, Henry Bauzan, qui enclenche l'action au nom de la lutte alors légitime contre « les signes extérieurs du fanatisme ». À la différence du premier récit, la recherche d'un accord est attestée tout au long du cours d'action - en dépit de la violence antireligieuse du geste, bien souligné par les propos du juge de paix - jusque dans l'appel terminal à une « sage mesure » au cours de la séance de la société populaire sur cette affaire.

Certes la menace punitive est bien présente à l'encontre de ce briseur de croix, brisement qui semble s'être étendu à d'autres croix et statues présents dans les lieux publics. Mais l'issue « heureuse » montre une meilleure coordination des accords. Ainsi, dans les dénonciations relatives à cette affaire, le jugement négatif sur l'action délibérée semble concerner d'abord les propos du juge de [11] paix, tant sur l'usage maintenu de la croix dans le cadre du serment républicain que sur l'importance de la religion, et secondairement le « mauvais mouvement » de Bauzat dont on peut croire qu'il n'a pas fait exprès de décoller l'effigie du christ de la croix. « Le jugement sur ce qu'il advient de l'action » établit ainsi un partage entre ceux, à l'instar du juge de paix, qui veulent conserver la croix dans le cadre d'un acte majeur en révolution, le serment - la dissociant ainsi d'une certaine façon des signes extérieurs du fanatisme - et ceux qui veulent effacer la croix de l'espace républicain, même si leur geste s'avère pour le moins maladroit. Enfin de compte, la manière même de se saisir d'un objet, à vrai dire assez commun dans le paysage culturel de l'époque, importe à l'action. Là encore, du point de vue de l'action, la dimension physique de l'acte en direction de l'objet incriminé a une forte valeur interprétative.

Le troisième récit, en apparence le moins spectaculaire, présente l'intérêt de confronter - dans une séquence d'actions réduite à des informations, des discussions, et des consultations - l'imaginaire révolutionnaire du complot qui confère au renversement de la statue un fort potentiel dans l'espace toujours présent de la rumeur et les effets de la nature au titre de la rencontre « accidentelle » entre la statue et le vent à la croisée d'un chemin. Ce qui rend l'événement saillant, c'est bien sûr le fait qu'il arrive le jour même de la fête de l'Etre suprême, particulièrement propice à l'exposition démultipliée du « signe extérieur de la révolution », donc à la présence physique de statues de l'égalité et autres objets symboliques. Mais, là encore, la représentation imaginaire de la statue brisée par des citoyens mal intentionnés n'est pas légitimée au bénéfice d'une vision totalement physique de la chute de l'objet.

Ainsi lorsque nous nous intéressons à des objets impliqués dans l'action, du point de vue intentionnelle, donc par le fait des représentations que les individus se font des objets du monde, nous ne sommes pas limités à un univers de [12] symboles, de représentations illusoires et de faits imaginaires. De fait, l'entrée dans l'événement révolutionnaire par l'objet appréhendé jusque dans sa dimension matérielle permet de brasser large - du facteur climatique aux croyances culturelles en passant par les rapports de force - dans l'espace des interactions entre un agent et son environnement. Elle permet ainsi de multiplier les significations, de diversifier les ressources compréhensives, sans pour autant négliger les circonstances et les contraintes qui pèsent sur une « action située ». Il est ainsi possible de mettre l'accent sur l'implication personnelle de tel ou tel citoyen pris dans l'action révolutionnaire, donc sur son intentionnalité propre, sans pour autant la dissocier de la dimension téléologique de l'action, c'est-à-dire de son intelligibilité en rapport à son but au titre de la visée collective de l'action.

À vrai dire, l'explication, en terme d'« action qui convient », associée à une « exigence de coordination » et à « un jugement sur ce qu'il advient de l'action », n'épuise pas la signification de l'événement où s'impliquent au premier plan des objets. En effet, du côté du « mauvais mouvement », il apparaît que les croyances circonstanciées - en l'occurrence la symbolique de la devise « la liberté ou la mort », la lutte contre les signes de fanatisme et l'adhésion aux signes de la révolution - ne peuvent garantir d'emblée que le mouvement corporel du protagoniste de l'événement s'avère approprié à la situation. Il convient en effet de prendre en compte la multiplicité des conditions, y compris physiques, naturelles, qui entrent en jeu dans cette « action située ». Il ne suffit donc pas de s'en tenir à l'explication rationnelle usuelle de l'action d'un sujet intelligible par le fait des croyances héritées. Il importe aussi de s'interroger sur le mouvement corporel lui-même, présentement « un mauvais mouvement », soit déterrer une tête de mort, soit briser une croix du christ, soit renverser une statue. La signification historique de ces objets pris dans l'action ne se limite donc pas au fait que les objets soient saisis dans des circonstances précises et selon des croyances déterminées : elle concerne aussi la manière même dont ils [13] sont saisis, leur mouvement spécifique, avec leur part naturelle d'indétermination, d'accidentalité.



[1] Cf. Elizabeth ANSCOMBE, L'intention, Paris, Gallimard, 2002. Des historiens ont pris en compte un tel questionnement intentionnel, en particulier Quentin Skinner dans son ouvrage méthodologique, Regarding Method, Visions of Politics, v. 1, Cambridge University Press, 2002.

[2] Les sources d'archivé prises en compte ont été rassemblées à l'occasion d'une recherche, de concert avec Martine Lapied, dans le fonds des comités de surveillance aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône. Cf. Comité de surveillance et pouvoir révolutionnaire, sous la direction de Jacques GUILHAUMOU et Martine LAPIED, Rives nord-méditerranéennes, N° 18, 2004.

[3] Les historiens hésitent toujours à prendre en compte « la vieille théorie des circonstances ». Pourtant situer la situation, si l'on peut dire, d'un individu dans l'action constitue l'un des éléments importants de la signification de l'événement concerné. Cf. à ce propos, Louis QUERE, « La situation toujours négligée ? », Réseaux, 85, p. 163-192.

[4] Nous avons élaboré ce récit à partir des dénonciations sur cette affaire contenues dans le dossier L 1819, relatif au comité de surveillance de Martigues, des Archives départementales des Bouches-du-Rhône.

[5] Désignation attestée dans L’État imprimé des personnes détenues à Martigues, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, L 1302.

[6] Voir sur ce point notre ouvrage Marseille républicaine (1791-1793), Paris, Presses de Science Po, 1992.

[7] Cf. Michel Vovelle, Religion et Révolution. La déchristianisation de l’an II, Paris, Hachette, 1976.

[8] Nous avons élaboré ce récit à partir des dénonciations auprès du comité de surveillance de Saint-Chamas, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, L 1848.

[9] Délibérations, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, L 1747.

[10] La problématique mise en œuvre dans cette courte analyse participe des questionnements sociologiques de la collection « Raisons pratiques » des Éditions de l'EHESS, en particulier dans les volumes 1 (1990) sur Les formes de l'action, sous la direction de Patrick PHARO et Louis QUERE, 4 (1993) sur Les objets dans l'action sous la direction de Bernard CONEIN, Nicolas DODIER et Laurent THEVENOT et sur La logique des situations, sous la direction de Michel DE FORNEL et Louis QUERE, 10 (1999).

[11] Expression reprise de Laurent Thévenot, de même pour la suivante, dans « L'action qui convient », m Les formes de l'action, op. cit.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 9 octobre 2014 8:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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