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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marie-Françoise Guégon, “LA PRATIQUE DU RÊVE CHEZ LES DÉNÉS SEPTENTRIONAUX.” Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 18, n°2, 1994, pp. 75-89. Québec: département d'anthropologie, Université Laval. Numéro intitulé: “Rêver la culture”. [Autorisation accordée par l'auteure le 26 juillet 2008 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Marie-Françoise Guédon

Anthropologue, professeure agrégée,
Département d’études anciennes
et de sciences des religions, Université d’Ottawa
 

LA PRATIQUE DU RÊVE
CHEZ LES DÉNÉS SEPTENTRIONAUX
”. 

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 18, n°2, 1994 : 75-89. Québec : département d'anthropologie, Université Laval. Numéro intitulé : “Rêver la culture”. 
 

Résumé / Abstract
Introduction
 
La socialisation du rêve
Le processus d’interprétation
Les techniques oniriques
 
Références

 

Résumé 

La pratique du rêve chez les Dénés septentrionaux

 

Le rêve constitue chez les Dénés de l'Alaska et du Nord‑Ouest canadien un aspect essentiel et explicite du milieu culturel et social. Il informe les pratiques chamaniques en tant que technique d'accès aux pouvoirs et entités auxquels se réfèrent les guérisseurs et les chasseurs ; s'il fait partie des sujets de conversation quotidiens dans les petites communautés dénées, c'est aussi parce que ces conversations expriment, disséminent, réorientent, intègrent et négocient, si besoin est, les contacts avec des êtres comme les morts, les esprits animaux, les êtres visibles et invisibles qui peuplent le monde, alors que ces contacts sont sources d'information, de connaissance et de pouvoir. On ne peut dissocier cette « politique » du rêve socialisé par la parole des pratiques oniriques elles‑mêmes. Ces pratiques comprennent des techniques de contrôle du contenu et du processus du rêve et des modes d'interprétation spécifiques. Le symbolisme onirique passe autant, sinon plus, par les impressions corporelles qui se font l'écho d'une réalité à venir que par une transposition strictement cognitive. Ces pratiques sont fondées sur des conceptions qui font du rêve une expérience en soi (plutôt que l'image passive d'une réalité déjà vécue) et un acte de découverte et de participation au monde qui peut avoir des conséquences concrètes. Dans le contexte déné, le rêve, expérience individuelle puis communautaire, constitue l'un des lieux privilégiés où s'élabore la culture locale. 

Abstract 

Dream Practices among Northern Dene Amerindians 

 

Dreaming is an explicit and essential component of the Northern Dene people's lives and thought It shapes shamanic practices as well as the daily relations with the living and the dead members of the human community, the animal world (hunting) and the other non‑human beings. Talking about dreams is a cultural practice built into and reinforcing the Dene social fabric. The transmission of dreaming knowledge involves techniques of dream control, access to shamanic and hunting power (medecine), and specific modes of interpretation. These modes rely on a perception of the dream as an experience which, though essentially distinct from the reality perceived in waken states, is an active and concrete act of participation in the world at large.

 

Introduction

 

Le rêve est mentionné par tous les ethnographes ayant travaillé avec les peuples dénés septentrionaux. Il forme un élément essentiel de la pensée et de la vie de ces peuples, en particulier les Nabesnat'ane, sur la frontière entre le Yukon et l'Alaska, les Atna de la rivière du Cuivre, en Alaska, et les Wetsuwet'in du nord de la Colombie‑Britannique, avec lesquels j'ai été en contact ces vingt dernières années [1]. Le récit qui suit est construit sur ces rencontres avec les groupes dénés de l'Alaska et de la Colombie‑Britannique déjà mentionnés, les Atna en 1968, les Nabesna entre 1968 et 1972 et les Wetsuwet'in entre 1972 et 1978, complétées par des relations suivies avec quelques personnes. En ce qui concerne ces communautés, la situation décrite reflète des comportements qui prévalaient encore en 1990. L'intégration de thèmes chrétiens se poursuit, mais on assiste aussi à la résurgence des thèmes chamaniques anciens, dans le contenu comme dans l'utilisation des rêves. 

La littérature ethnographique classique est remarquablement pauvre sur la question du rêve. Cela en dépit du fait que le thème du rêve se retrouve dans toutes les descriptions du complexe chamanique déné. Les chamanes dénés sont souvent appelés « docteurs-rêve » (dream‑doctors) ou « docteurs-sommeil » (sleep-doctors), ou simplement « rêveurs » (dreamers). Leurs animaux ou esprits tutélaires sont des « animaux de rêves » (dream-animals) ou ceux dont on rêve » (voir par exemple les commentaires remarquablement perspicaces de Mason 1946, les descriptions de McClellan 1975, McKennan 1959 et 1965, Osgood 1932, 1936, 1937 : 181-182, 1959, et la synthèse maintenant vérifiée de Frederica de Laguna [Birket‑Smith et de Laguna 1938] quant au rôle préliminaire du rêve dans la vocation chamanique chez les Dénés). Cette reconnaissance de fait ne s'étaie cependant que de peu de détails. Elle tient à plusieurs facteurs dont le plus important reste le peu d'empressement des Dénés à parler devant les étrangers de leurs expériences oniriques. Cette méfiance est renforcée par l'ignorance sinon l'incompréhension dont ont fait preuve plusieurs générations d'ethnographes, et autres voyageurs, peu disposés à accorder de l'importance à des phénomènes qui n'ont occupé jusqu'à tout récemment qu'une place secondaire dans le contexte culturel euro‑américain. Pour amorcer un dialogue sur le sujet, il faut que nous soyons de part et d'autre capables de reconnaître et d'identifier des expériences et des concepts communs. Par exemple, ce n'est que lorsque les psychologues ont su reconnaître et reproduire en laboratoire le rêve dit lucide, c'est-à-dire l'expérience d'une personne qui a conscience du fait qu'elle rêve et peut intervenir dans son rêve (La Berge 1985), que les ethnographes ont commencé à considérer les déclarations de leurs informateurs à ce sujet comme des expériences concrètes plutôt que des constructions imaginaires. Dans le même ordre d'idée, mais à un autre niveau, nos habitudes anthropologiques classiques nous poussant à définir le religieux comme un domaine séparé, opposé au profane, nous ont amenés à considérer le rêve, chez les Dénés, surtout dans ses dimensions chamaniques et à négliger le rêve sous ses aspects quotidiens et familiers. Nous avons du même coup négligé les pratiques chamaniques domestiques. 

Les travaux récents, par contraste avec la littérature classique, sont plus ouverts à l'expérience personnelle et ont donné au rêve une place qui correspond mieux à son importance dans les cultures dénées. Hara (1980), par exemple, a rapporté dans sa thèse de doctorat les contenus d'une série de rêves et leur interprétation par les Gens du Lièvre. Ridington, dans son étude du complexe du prophète chez les Dunne-Za (Gens du Castor) et divers rapports de recherche qui ont suivi (Ridington 1978, 1988, 1990), a souligné le rôle des démarches oniriques dans les processus d'acquisition du savoir et de prise de décision, qu'il s'agisse de chasse ou de pratiques chamaniques. Sharp (1988) a décrit les détails de l'évolution des rapports sociaux dans une communauté chipewyanne à la suite d'événements interprétés partiellement sur le plan chamanique (« médecine ») (voir aussi Guédon 1988). Ces travaux ont ceci en commun qu'ils sont le fruit de rencontres personnelles, sinon intimes, avec les communautés en question, ce qui confirme les difficultés de communication sur un sujet pourtant évident pour quiconque vit dans l'un de ces groupes. Car les rêves sont le fait de tous les membres de la communauté, jeunes et vieux, hommes et femmes. On en parle, on en discute, et leur importance s'exprime entre autres dans les relations sociales qui s'établissent autour de leur traitement ; elle se perçoit aussi dans l'élaboration des modèles d'interprétation des expériences oniriques, ainsi que dans les modes d'apprentissage des techniques correspondantes. Le rêve chez les Nabesna, les Atna et les Dénés n'est pas seulement un événement personnel ; en tant qu'événement narratif, il acquiert une portée sociale évidente ; en tant que vecteur privilégié des rapports avec le surnaturel, il fait partie du domaine politique en exprimant la répartition des pouvoirs‑médecines, en particulier les pouvoirs chamaniques et les pouvoirs de chasse. 

Dans les divers dialectes septentrionaux, les Dénés utilisent les mêmes termes pour désigner les rêves, les visions ou les apparitions spontanées et les impressions obtenues durant les états de transes volontaires. Mais le rêve ordinaire qui survient durant le sommeil est de loin le mode dominant de ces pratiques, même dans le travail chamanique, les termes dénotant le sommeil remplaçant souvent dans les récits une mention explicite du rêve. Le rêve est défini comme une faculté que les êtres humains partagent avec les animaux et autres entités, qui ont eux aussi accès aux dons qui découlent du rêve.

 

La socialisation du rêve

 

Tout en étant à son point de départ une expérience individuelle, intime, le rêve se prête à tout un processus de socialisation. Pour une représentation adéquate de ce processus, il faudrait reconnaître au moins quelques aspects parmi d'autres du contexte dans lequel il se déroule. Mentionnons d'abord le lien entre le rêve et l'accès aux pouvoirs « surnaturels » : pouvoirs chamaniques et pouvoirs de chasse (ces derniers étant parfois différenciés des premiers chez les peuples dénés orientaux et méridionaux) ainsi que les pouvoirs moins définis mais tout aussi reconnus qui découlent de contacts avec les morts, les absents et les animaux. 

En tant que mode de communication, le rêve permet d'accéder à diverses entités. De nombreuses expériences se résument à des messages ou à des contacts : c'est en rêve que le chasseur reçoit des indications sur le gibier disponible, que la future mère fait connaissance avec son enfant à peine conçu, que les morts communiquent avec les vivants, les esprits avec les humains, et les membres de la communauté avec ceux qui sont absents. Un chamane est quelqu'un qui rêve mieux et va plus loin que les autres, une question de degré plutôt que de nature. C'est en rêve que les futurs chamanes font connaissance avec leurs esprits et qu'ils reçoivent le savoir dont ils auront besoin. C'est en rêve que les chamanes rencontrent leurs auxiliaires ; qu'ils découvrent les problèmes de leurs clients et tentent de les résoudre. Ridington a recueilli les confidences d'une femme dunne-za qui décrit, suivant le modèle classique du psychopompe, comment, en rêve, elle dut guider le voyage d'un homme qui venait de mourir. Frappé en état d'ivresse, il ne pouvait trouver le chemin du paradis, et c'est elle qui le conduisit, recevant alors le chant-médecine de l'homme dont elle sauva l'esprit (Ridington 1988 : 86-88). 

En dépit d'une division des tâches habituellement flexible et d'une répartition des pouvoirs chamaniques, on doit aussi tenir compte d'une différence au moins potentielle entre les univers masculin et féminin, en ce qui concerne l'approche du surnaturel et du monde animal. Les conclusions de Cnukshank dans son analyse du contenu des mythes dénés recueillis dans la région de Whitehorse sont révélatrices à cet égard et confirment mes propres observations : alors que les hommes abordent le surnaturel comme une occasion de se transformer, les femmes ont tendance à privilégier et à protéger le côté humain de ces rapports (Cruikshank 1984). 

Enfin, comme le reconnaissent tous les athapascanistes, il faut se souvenir du rôle essentiel que joue le fait de raconter, de narrer les menus et grands moments de la journée, de la chasse, de la cérémonie, voire de la vie. Un événement, quel qu'il soit, ne prend sa pleine valeur chez les Dénés qu'à partir du moment où il se transforme en histoire (Guédon 1994 : 43-47). 

Le rêve, expérience intime s'il en est, est aussi un fait social. Il est approché selon le mode et l'étendue de ses répercussions sur la communauté. Les rêves qu'on pourrait dire ordinaires n'ont pas plus et pas moins de valeur que le paysage naturel à travers lequel on voyage durant le jour et commandent la même attention et la même absence de commentaires particuliers ; les rêves qui s'ouvrent sur des contacts personnels avec des esprits animaux ou des puissances surnaturelles susceptibles de devenir une source de « médecine », pouvoirs chamaniques ou pouvoirs de chasse, sont traités comme une ressource rare, individuelle, secrète, qu'on ne révèle qu'avec la plus grande précaution. La communauté n'a pas accès à cette expérience, mais elle sera mise à contribution par la suite lorsque les pouvoirs commenceront à se manifester ; les commérages iront alors bon train pour identifier les détenteurs de « médecine » et la nature de leurs pouvoirs. Les pouvoirs chamaniques ont parfois des conséquences plus perceptibles : autrefois, l'apprenti chamane était censé obtenir des chants durant ses rêves, le chant étant considéré comme partie intégrante du pouvoir chamanique, une manifestation de l'esprit auxiliaire ; le nouveau chamane, homme ou femme, réveillait toute sa famille, sinon tout le campement, pour que le chant soit entendu, répété et appris avant de s'effacer de la mémoire du novice. Par contre, le rêve dont le contenu appelle une réaction de la communauté est disséminé parmi les proches et les amis et devient rapidement un objet de discussion, un sujet d'inquiétude ou une occasion de réjouissance, selon les cas. Les prémonitions sont traitées sérieusement. Par exemple, la femme qui rêve qu'un malheur menace l'expédition de cueillette de bleuets prévue pour le lendemain va faire part de ses craintes à ses compagnes de façon à ce que certaines précautions soient prises ; de même, la personne qui se sent malade ou affaiblie demandera à ses voisines l'aide dont elle a besoin par l'intermédiaire d'un rêve exprimant son désarroi devant le travail qui l'attend. Dans les deux cas, le rêve devient l'idiome par lequel s'expriment à la fois la personne et la communauté tout entière. Mais cela est vrai aussi pour la personne qui rêve de la route menant à la Nouvelle Jérusalem, ou de celle qui rêve que son grand‑père, décédé depuis longtemps, lui fait part d'une vie nouvelle et lui envoie du gibier. Le message s'adresse, par leur intermédiaire, à toute la communauté. 

Parler des rêves fait alors partie des processus par lesquels se négocie la position de chacun et de chacune au sein de la communauté ; c'est en partie par cette entremise que la communauté valide ou attribue les pouvoirs surnaturels et les contacts avec le monde des esprits dans une société où de tels pouvoirs sont un enjeu quasi politique ; c'est aussi une façon d'exprimer, de moduler et de manipuler des émotions qui n'ont pas beaucoup d'exutoires. 

Dans chacune des communautés où je suis passée, on n'a commencé à me parler de rêve que lorsque j'eus réagi favorablement, et de façon explicite, à des remarques plus ou moins lapidaires du genre : « j'ai rêvé de ma fille la nuit dernière, elle allait bien », ou alors : « mon grand‑père m'a dit de faire attention, ça faisait longtemps que je ne l'avais vu en rêve ». Au fur et à mesure de mon enculturation, ma présence avait de moins en moins d'importance sur le contenu des conversations et les rêves prenaient une place de plus en plus évidente, chacun prêtant une grande attention à ses propres rêves et s'intéressant aux rêves des autres. J'appris petit à petit à proposer mes propres rêves comme sujet de discussion. Mais on ne parle pas de ses rêves à n'importe qui. Dans ces sociétés construites sur des clans matrilinéaires, la réserve et le sérieux qui caractérisent les relations avec les membres de son propre clan ne sont pas très propices à l'intimité et à la liberté nécessaires pour aborder des sujets comme les expériences oniriques. Les premières personnes auxquelles on s'adresse pour parler de ces expériences sont d'abord les « grands‑parents », les tantes paternelles, ainsi que les personnes du clan paternel, c'est‑à‑dire du clan opposé au sien. Les personnes du clan paternel (« du côté du père ») transmettent les pratiques rituelles comme les chants magiques de chasse et sont prêtes à discuter des informations concernant les relations sexuelles et autres propos considérés embarrassants. II me semble aussi que les groupes qui se forment autour de la discussion des rêves sont composés de personnes de même sexe. 

De fait, les conversations sur les rêves sont dépourvues de tout formalisme, empreintes de plaisanterie. Dans son étude des processus de communication et d'échange d'information chez les Dénés du Nord canadien, Christian remarque : « There are hardly any ritual verbal exchange beyond the stick gambling game, and some insults. Ritual exchanges lie almost altogether in the area of nonverbal communication in this culture » (Christian et Gardner 1977 : 84). Je crois qu'il faudrait distinguer ici entre échange verbal rituel formel et informel. Du point de vue du participant que je suis, l'informalité de l'échange n'en diminue pas le caractère rituel. Celui‑ci est démontré paradoxalement par la légèreté du ton des propos, légèreté qui ne réduit en rien l'intensité de l'échange. Ce caractère se manifeste aussi par la ténacité qui tranche avec la retenue habituellement de mise lorsqu'on intervient dans les affaires de quelqu'un et par le déroulement de la conversation qui se termine si possible par la présentation d'alternatives quant à la signification et aux conséquences pratiques du rêve en cause ; la conversation est donc fermement encadrée par une introduction, la mention du rêve, et par une conclusion. Enfin, si l'on plaisante, ce n'est pas à propos du contenu des rêves. Parler d'un rêve est un acte qui met les participants indirectement mais fermement en contact avec des puissances du même ordre que les esprits. 

Contrairement à ce qui se passe chez certains peuples algonquins des grandes plaines, par exemple, il ne s'agit pas ici de valider sur le plan communautaire une expérience individuelle, en lui apposant le sceau d'une interprétation ou d'un assentiment officiel par l'intermédiaire des anciens ou des ritualistes. II s'agit plutôt pour les personnes en présence de participer à un événement, de transmettre un certain savoir-faire et de comprendre, sans nécessité d'un consensus, une expérience qui peut être utile à toute la communauté. Chacun des membres de la communauté peut avoir son mot à dire, une suggestion à offrir, une réaction. Les commérages vont alors bon train. (Pour une description détaillée d'un processus analogue chez les Chipewyans, voir l'étude de Sharp 1988.) L'opinion experte des gens âgés est cependant reconnue, et dans les cas graves c'est d'abord eux qu'on écoute. Comme nous l'avons déjà mentionné, tout rêve n'est pas bon à raconter. Un rêve porteur de pouvoir, quel qu'il soit, est une confidence que l'on gâche à vouloir la partager autrement qu'avec un ami intime ou une personne dont la sagesse est évidente. La relation qui s'amorce par l'intermédiaire du rêve avec un esprit animal n'est révélée qu'avec la plus extrême prudence à un ami intime. S'il s'agit d'un rêve manifestement chamanique, d'un contact avec des puissances spirituelles ou des pouvoirs précis, on le garde secret en espérant selon les cas que le rêve se répète et se confirme, ou qu'il disparaisse. Un principe répété par plusieurs de mes collaborateurs nabesna, atna et wetsuwet'in, et mentionné par plusieurs auteurs (de Laguna, Han, Ridington), est que la transmission d'un pouvoir ou d'un savoir affaiblit cette capacité ou cette connaissance chez la personne qui s'en départit, d'où la nécessité de cette prudence.

 

Le processus d'interprétation

 

Tout événement qui sort de l'ordinaire est soumis à un processus d'interprétation. Le rêve est traité de la même façon. Qu'il reste secret ou qu'il soit offert à la discussion populaire, le rêve est abordé selon des valeurs et des principes qui correspondent à la vision du monde dénée. Le processus d'interprétation doit donc s'intégrer à un individualisme poussé (analysé par plusieurs ethnographes, dont Honigmann 1949, 1954). Ce que Sharp écrit à propos des commentaires dans un camp de chasse chipewyan lors d'un événement inusité (un jet d'eau sortant verticalement de la glace d'un étang au moment de la fonte des neiges) s'applique à tout le champ de discussion des rêves. Je cite sa conclusion car elle rassemble des éléments importants : 

The differences between the responses and the explanations did not come just from each person having a unique personality with different associations or from each holding a different social position, but from something far more fundamental. These people were exposed to the same event and did not even recognize it as an event of the same order of magnitude. Their responses were not one of the explanation of an event fixed in time and space but of a very different kind, a contexting of the event simultaneously in all three of our time modes, the past, the present, and the future. They collectively generated a series of possible explanations that became linked precisely because they were shared and readily available for recall and comparison with any other event of a similar nature in their experience, be it in their individual pasts and futures or in the verbal and mythical heritage they share with other Chipewyan. These conflicting possible explanations required no resolution because their public consideration created a unity in which recollection of one aspect reverberated off the total set of explanations that were advanced. Chipewyan explanation is symbolic and serves to build up a series of alternate possibilities that connect aspects of the events into a variety of possible contexts, a widening of possibilities rather than a narrowing of them.
Sharp 1988 : 68-69 

Parmi les points les plus significatifs, retenons le refus du consensus, la participation collective au processus de transmission des hypothèses, la juxtaposition des expériences individuelles et de l'héritage mythique sans que celui‑ci ne domine celles-là, et un mode d'explication qui engendre une multiplicité de contextes et ouvre le champ des explications possibles, au lieu de chercher à le restreindre de façon à imposer une version dominante qui deviendrait la réponse officielle. Ce sont là des traits qui marquent profondément la version dénée de ce que nous appelons la culture (Guédon 1994). 

En l'absence d'une recherche d'un consensus quant à l'importance et au sens d'un rêve, en l'absence aussi d'une grille d'interprétation commune, chacun est responsable de l'interprétation de ses propres rêves. 

Dans le contexte déné, le rêve est défini comme un mode d'être distinct de l'état d'éveil ordinaire en ce qu'il déplace le lieu de la conscience, ou de la perception, du corps vers l'esprit (un deuxième esprit complète la définition dénée de l'être humain). Durant le rêve, l'esprit humain acquiert le pouvoir de communiquer avec d'autres esprits et de se mouvoir dans l'espace spirituel, espace qui est aussi celui des esprits animaux, des morts et d'autres entités invisibles. Le rêve constitue donc une expérience qui, à certains égards, pourrait être décrite comme une sorte de mort, au sens positif du terme. C'est pourquoi le rêve peut avoir une telle puissance et donne lieu à une telle attention. 

De plus, chez les Nabesna et les Atna, comme chez les autres Dénés, le comportement individuel est fortement marqué par l'injonction morale de contrôler ses émotions et ses pensées et donc d'en avoir conscience, autant que possible, cela à cause d'une cosmologie qui fait de la pensée et des émotions des forces agissant d'elles-mêmes. La personne est responsable de ses pensées et de ses sentiments autant qu'elle l'est de ses actes jusque dans ses rêves. Celui ou celle qui se souvient de ses rêves et peut agir en conséquence témoigne ainsi d'un contrôle nécessaire à son bien-être comme à celui de la communauté. Nous retrouvons là un autre aspect social du rêve : de même que le chasseur doit prémunir la communauté contre certains esprits animaux par l'entremise des rituels et tabous de chasse et que les parents doivent mettre leurs enfants à l'abri des puissances animales et extérieures au village, le rêveur doit éventuellement se protéger et protéger la communauté contre les forces rencontrées durant les rêves. George Blondin, un Sahtù Dene, décrit avec force dans son ouvrage sur les traditions orales de sa famille des situations catastrophiques, telles que tempêtes, accidents, épidémies, qui sont attribuées par leurs témoins aux actions inconsidérées de chamanes ou de rêveurs qui mettent en branle des forces qu'ils ne savent pas contrôler (Blondin 1990 : 104). 

Chez les Nabesna, comme chez les Wetsuwet'in et leurs voisins, le rêve est traité comme une expérience en soi ; il n'est pas perçu comme un reflet passif de la réalité, plutôt comme une façon de participer à la réalité. Les actions commises en rêve peuvent avoir des conséquences directes sur la réalité et sont susceptibles de jugements moraux, ce qui s'applique aussi à ce que mes interlocuteurs appelaient la pensée (« thought »). Le rêve n'est donc pas conçu comme une image ou une représentation de la réalité ; il la continue et constitue une autre façon de la vivre. 

L'interprétation du rêve ne commence pas par son contenu mais par l'impression qu'il laisse. Lorsque je racontais mes rêves de la nuit, je me faisais questionner autant sur la façon dont le rêve s'était présenté que sur le rêve lui‑même. La question la plus importante était toujours : « Comment te sens‑tu maintenant ? » Rêver d'un loup est intéressant, ce qui est essentiel, c'est de déterminer quelle sorte de loup, quelles sensations corporelles, quels sentiments, quelles émotions cette image particulière du loup pouvait susciter en moi, quel contexte avait amené ce loup dans mes rêves, dans quelle sorte de rêve, et quelles impressions m'en restaient au réveil. Mes interlocutrices paraissaient souvent plus préoccupées par mes réactions, en particulier mes réactions physiologiques, à des rêves dont je ne me souvenais pas, que par les beaux rêves bien précis dont j'étais si fière. Il faut noter que le même schéma s'appliquait à tout événement mental assez intense pour être remarqué. La question « comment te sens-tu ? » faisait partie du répertoire des propos habituels de ma vie quotidienne sur le terrain. C'est seulement après avoir répondu aussi précisément que possible à cette question que l'on pouvait s'engager dans une action quelconque. Dans le même ordre d'idée, je me souviens des soupirs que poussaient les instituteurs (euro‑américains) lorsque les parents nabesna expliquaient l'absence de leur enfant à l'école par cette remarque qui, pour lapidaire qu'elle fût, résumait tout un processus d'évaluation mental et moral décisif : « Elle n'est pas venue parce qu'elle n'en avait pas envie » (« She did not feel like it »). 

Pour ce qui est du contenu, le rêve est reçu, comme toute expérience, en relation avec le contexte et la situation du rêveur. Le contenu manifeste du rêve peut demander un certain degré de traduction. Certains rêves sont pris quasi littéralement, bien qu'on garde toujours à l'esprit la possibilité d'une transposition éventuelle des images. Les dialogues avec des personnes que l'on connaît, en particulier des personnes décédées, ainsi que les voyages au pays des morts ou au paradis et les rencontres avec des animaux ou autres entités qui apportent des informations précises ou un enseignement, un chant par exemple, sont pris tels quels. 

Un rêve intensément concret peut indiquer que l'esprit du rêveur est sorti de son corps ; les scènes vécues durant le rêve traduisent (sans nécessairement les refléter de façon exacte) les expériences de l'esprit durant son excursion. Il est admis que le rêve transmet les messages de l'esprit en termes plus ou moins clairs, surtout lorsqu'il s'agit de prémonitions. Ces dernières trouvent une explication partielle dans une croyance relativement répandue selon laquelle l'esprit, qui quitte le corps durant le rêve, peut voyager en quelque sorte en avant du temps présent, sur les « sentiers » à venir (voir Ridington 1978, 1988 et 1990, pour une version explicite de ces croyances chez les Dunne-Za). Dans une cosmologie qui fait du mouvement de la vie un va-et-vient entre la naissance et la mort, entre l'émergence et le retour, entre l'expansion et la contraction spatiale ainsi que vitale (Guédon 1994 ; Pinxten 1983 : 16-18), le rêve correspond au premier mouvement, à l'esprit de la personne qui suit à l'avance les sentiers de la forêt ou les événements de la vie. À l'inverse, les chamanes sont aussi censés être capables de retrouver en rêve la « piste » laissée auparavant par les mouvements physiques ou mentaux d'une personne en difficulté. 

Ce que l'esprit perçoit durant le rêve est alors rassemblé à l'aide d'une image ou d'une impression que nous qualifierons de symbolique, étant entendu que dans l'optique dénée, la notion de symbole et sa fonction ne sont pas celles auxquelles nous sommes habitués. « Je rêve que je porte quelque chose de lourd sur mon dos, mais au réveil, en dépit de la fatigue ressentie, je me sens bien ; cela veut dire que mon mari a tué un caribou » (car il faudra alors transporter la viande au camp et ce rêve est le souvenir anticipé du portage à venir). Les rêves porteurs de mauvaises nouvelles peuvent être du même ordre. « Je rêve d'un cheval, je me sens mal à l'aise, cela veut dire qu'un étranger s'en vient..., un docteur ou une maladie » (ce sont les « Blancs » qui ont introduit les chevaux). « Je rêve d'un ours, cela veut dire, peut-être, que bientôt je serai en danger » (c'est-à-dire que j'aurai peur de quelque chose). (Notons ici que, typiquement, ce n'est pas tant le contenu du rêve - la figure de l'ours - qui est pris en considération, mais plutôt l'impression que laisse cette figure sur le rêveur : la peur.) Je rêve d'eau, je me sens mal à l'aise, peut-être quelqu'un va-t-il se noyer.., il vaut mieux rester à l'écart de la rivière (voir aussi Honigmann 1949 : 236, pour les Kaska). Chacun construit son propre code onirique en fonction de ses expériences personnelles antérieures. Pour ces gens habitués à l'introspection, les versions individuelles du pays des rêves sont peuplées de caractères plus ou moins familiers, de figures composant des paysages intérieurs plus riches les uns que les autres, mais toujours différents. 

Le contact avec certains esprits peut induire un processus de transformation profonde. On reconnaît les « grands rêves » grâce, en particulier, aux émotions qu'ils suscitent, d'où l'importance de la question « comment te sens-tu ? » après une expérience visionnaire. Un « grand rêve » ne se reconnaît pas nécessairement à son contenu ; celui-ci peut être des plus banals, mais il amorce une transformation perceptible chez l'individu. Il laisse des traces, la mémoire d'un chant par exemple ; sa validité est confirmée par des coïncidences, des indices, ainsi que par le fait qu'il se répète. Le christianisme n'a eu que peu d'influence sur le mode d'interprétation des rêves, même si les images chrétiennes sont des plus présentes dans les comptes rendus des rêves considérés comme significatifs Mmes informateurs. Les attaques des missionnaires se sont concentrées sur les pratiques chamaniques les plus visibles et les plus formelles, elles ont épargné jusqu'à un certain point le chamanisme - et le rêve - quotidien. Si, entre 1965 et 1980, un certain nombre de mes informateurs (nombre moins important en ce qui concerne mes informatrices) ressentaient de façon douloureuse l'intrusion des rêves, perçus comme païens, dans une vie vouée au christianisme, la situation a évolué rapidement vers une « confluence » générale (Beaudiy 1991) où les divers aspects du christianisme sont adaptés par ses pratiquants à des coutumes qui se sont perpétuées jusqu'à présent sous le couvert de l'anonymat domestique. Déjà, au tout début de l'évangélisation, et plus tard dans les années soixante, comme le démontrent mes collectes de rêves en Alaska durant mes premiers séjours, et plus encore aujourd'hui, les thèmes d'origine chrétienne sont intimement mêlés à ceux dits traditionnels. Je pense que les pratiques oniriques ont contribué beaucoup au processus en permettant à la communauté de le verbaliser, de l'extérioriser et de le partager. 

Enfin, bien que les rêves se présentent souvent sous forme d'un événement ou d'une suite d'événements, mes interlocutrices ne m'ont que très rarement poussée à transformer mes rêves en histoire (« story »). Cela est d'autant plus remarquable que chez les Atna, les Nabesna, comme chez les Wetsuwet'in, tout est prétexte à se transformer en narration ; une chasse, un voyage, une fête ne sont pas terminés avant d'avoir été racontés, transformés par le processus de narration. Julie Cruikshank, ethnologue qui travaille avec les Dénés de la région de Whitehorse, rapportait en 1988 les propos typiques d'une femme qui résumait son autobiographie par cette remarque : « J'ai bien vécu ma vie ; je l'ai vécue comme une histoire » (Cruikshank, communication personnelle). 

Que le rêve ne soit pas soumis à cette transformation indique sa position particulière dans le contexte culturel. Notons donc pour l'instant que les techniques d'interprétation des rêves permettent tout un dialogue autour d'un rêve qu'il n'est pas nécessaire de raconter, mais dont on mentionne certains aspects, ou que l'on décrit par l'intermédiaire des réactions qu'il a suscitées. Peut-être devrait‑on garder le terme « récit » pour une telle présentation et réserver le terme « histoire » à des exposés narratifs complets. Le rêve est rarement considéré comme une histoire. Il est plutôt un élément d'une histoire qui n'est pas complètement verbal ou qu'on ne peut verbaliser.

 

Les techniques oniriques

 

Le rêve étant perçu comme un moyen de contact avec les puissances animales et surnaturelles, les techniques permettant de le contrôler auraient pu faire l'objet de règles formelles. Il n'en est rien. Cependant, la transmission et l'apprentissage de ces techniques obéissent à certains critères qui reflètent et confirment la distribution du prestige et de l'autorité au sein de la communauté. Ceci s'applique en particulier aux méthodes d'obtention des pouvoirs‑médecines ou des pouvoirs reliés à la chasse. Rêver d'un animal ou d'un élément naturel relève d'un contexte rituel complexe qui, d'une part, sur le plan individuel, place le rêveur en relation spirituelle avec tout l'environnement naturel, y compris le temps, le climat et le comportement du gibier, et d'autre part, sur le plan social, explique la chance et la malchance du chasseur et confirme son statut de personne ayant accès à des pouvoirs surnaturels. (Chez les Nabesna, les Atna, et leurs voisins, les pouvoirs sont variés et répandus à des degrés divers parmi toute la communauté. Par contre, chez les Dénés orientaux, l'attribution de pouvoirs chamaniques est réservée aux quelques guérisseurs et celle des pouvoirs de chasse est directement liée au statut des chasseurs masculins.) Dans ces conditions, la transmission des pouvoirs liés au rêve ou à la chasse, lorsqu'elle est possible, se fait préférentiellement des parents aux enfants. 

Grâce aux recherches faites en laboratoire, on sait maintenant que le contrôle des rêves peut intervenir à plusieurs niveaux : la rétention du contenu (mémoire), le choix du contenu (rêve induit), le rêve lucide (où le rêveur est conscient du rêve et peut en diriger le déroulement), enfin l'entrée dans l'état de rêve (rêve à volonté, avec ou sans sommeil). De l'Alaska jusqu'à la Colombie-Britannique, toutes ces modalités ont cours. La notion de contrôle doit cependant être tempérée lorsqu'on la place dans le contexte déné. II s'agit alors moins de contrôle que de reconnaissance, de conscience. Plus que le contenu du rêve, c'est sa qualité que l'on cherche à influencer. 

La rétention des rêves est facilitée par l'intérêt général qui leur est porté. Dans un contexte socioculturel qui valide le rêve et l'introspection, on apprend vite à se souvenir de tous les rêves de la nuit et de toute expérience analogue dans le cours de la journée. 

Si la majorité des gens se contentent en général de rêves spontanés, on reconnaît partout la possibilité d'induire les rêves et de les infléchir dans une direction ou vers un thème particulier. Les gens se servent pour ce faire de techniques plutôt informelles relevant de l'autohypnose. « Si quelque chose t'occupe l'esprit avant que tu ne t'endormes, ça reviendra dans ton rêve » (notes de terrain, 1972). Les conversations avec les aînés sont aussi très efficaces pour diriger l'esprit qui entre dans le rêve vers des thèmes particuliers. Chez les Nabesna, comme chez leurs voisins, la façon dont les pratiques chamaniques sont décrites implique que les chamanes soient capables de diriger leurs rêves selon les besoins de leurs clients. De même pour les chasseurs habituellement heureux : (« Elle s'endormait et elle découvrait ce qui n'allait pas ». « Dans son rêve, il allait survoler la vallée, et puis, il se réveillait et disait aux gens où trouver un orignal » (voir aussi Blondin 1990 : 65). Une technique très simple dont j'ai souvent entendu parler dans la vallée de la Tanana et chez les Atna de la rivière du Cuivre était d'emprunter la chemise du client et de placer le vêtement sous ou sur l'oreiller du rêveur. 

Des techniques un peu plus sophistiquées sont utilisées dans d'autres groupes dénés par ceux qui recherchent délibérément des rêves initiatiques. Par exemple, chez les Sékani, les pouvoirs des chasseurs (médecine de chasse) comme ceux des guérisseurs étaient acquis à l'aide de rêves ; les visions des guérisseurs étaient spontanées, mais les rêves des « pouvoirs de chasse » étaient induits lors d'une quête spéciale qui avait lieu au moment de la puberté. Le jeune homme ou la jeune fille passait une ou plusieurs nuits dans les bois, se préparant à rencontrer en rêve l'animal qui deviendrait son protecteur (Jenness 1937 : 68-72). Ray écrit que, chez les Porteurs du nord de la Colombie-Britannique, l'art de rêver était transmis aux adolescents en les faisant dormir durant un mois avec une personne ayant de l'expérience en la matière et qui induisait un « vrai rêve » chez le novice ou l'enfant (Ray 1939 : 144). C'est une méthode encore pratiquée aujourd'hui dans certaines familles, mais elle peut se réduire à faire dormir l'un des parents au pied du lit de l'enfant de façon à protéger ce dernier contre les « mauvais rêves » durant son apprentissage. Une jeune femme tutchoni m'avouait récemment que cela se pratiquait encore aujourd'hui dans certaines familles mais, ajouta‑t‑elle, « les gens n'aiment pas en discuter car elle va contre la coutume des "Blancs" qui considèrent immoral que deux personnes de générations différentes partagent le même lit » (Guédon, notes de terrain, 1987-1988). On retrouve cette pratique chez plusieurs groupes éloignés les uns des autres, sous des formes variées, et elle pourrait avoir été très répandue autrefois, bien qu'elle ne soit que très rarement mentionnée dans la littérature, peut‑être parce que les ethnologues, n'ayant ni l'expérience ni les conceptions nécessaires pour imaginer cette pratique, ont rarement pensé à poser des questions sur le sujet. Chez les Sékani, par exemple, les parents pouvaient transmettre à leurs enfants des pouvoirs particuliers de guérisseur ou de « rêveur » en dormant avec eux « sous la même couverture » pour induire un rêve commun initiatique dans lequel les jeunes étaient guidés parleurs aînés (Jenness 1937 : 77). Chez les Hans, quelqu'un qui voulait acquérir des pouvoirs chamaniques allait dormir avec un chamane confirmé. « Quand ils sont tous deux endormis et en train de rêver, le chamane présente le candidat à une "médecine". Le chamane cependant n'aime pas beaucoup ce genre d'instruction parce qu'il risque de perdre les "médecines" qu'il transmet de cette manière, et craint qu'un plus fort puisse alors l'attaquer et le tuer » (Osgood 1971 :38). D'après les quelques remarques que j'ai moi‑même entendues chez les Porteurs, je crois que les rêves induits de cette façon étaient idéalement vécus à la fois par le novice et son mentor, les deux partenaires étant censés se retrouver dans un rêve commun, de manière à ce que le nouveau « rêveur » apprenne à aller au‑delà du contenu manifeste du rêve et reconnaisse les mécanismes mentaux qu'implique le processus onirique. Mais l'idée, sinon l'expérience, d'un rêve vécu en commun par deux personnes ou, si l'on préfère, celle de la possibilité d'entrer dans le rêve d'une autre personne est acceptée par tous les groupes dénés que j'ai visités ; et je pense qu'elle fait partie du bagage chamanique déné en général. Elle offre en particulier une base évidente pour ces visites et ces combats entre chamanes évoqués dans nombre de récits de chamanes dans toutes les communautés dénées. 

Certains chamanes arrivent non seulement à contrôler le déroulement de leurs rêves, mais même à entrer dans l'état de rêve, ou du moins un état similaire, sans perdre conscience. Notons que la conjonction de ce que nous appelons aujourd'hui le rêve lucide et de l'induction de l'état de rêve rend inutile le recours aux substances hallucinogènes que l'on ne trouve mentionnées nulle part dans les traditions chamaniques dénées. Mais contrôlé ou non, induit ou spontané, le rêve est toujours une expérience valide et respectée. 

Chez les Dénés, le rêve a des fonctions multiples. II est nécessaire pour la plupart des tâches chamaniques et il donne directement accès à des pratiques extatiques ou visionnaires, d'où une formule qui revient souvent chez mes informateurs : « Si tu rêves, tu es déjà un docteur-sommeil », et une première conclusion : « Tout le monde est un peu chamane » (Guédon 1988 : 6-7). On entrevoit la puissance du rêve lorsque les gens dévoilent une vision paradisiaque, une rencontre avec un archange, un dialogue avec un enfant qui vient de mourir et console ses parents, l'acquisition d'un chant‑médecine qu'on ne révèle qu'en tremblant (Guédon, notes de terrain, 1970). Mais le rêve est aussi une réalité quotidienne ordinaire, ce par quoi on se connaît au jour le jour, les signes envoyés par les vivants et les morts pour le maintien de la communauté humaine et en même temps un jeu de communication auquel tout le monde vivant participe. On ne peut comprendre les pratiques chamaniques dénées sans reconnaître le côté ludique, habituel, normal, des expériences oniriques sur lesquelles ces pratiques se fondent. On ne peut pas non plus comprendre la place du rêve dans la vie quotidienne dénée sans référence à une vision du monde où le rêve transforme la personne humaine et fait d'elle un esprit capable de communiquer avec tout ce qui est vivant au sens spirituel du terme. Pour mes informatrices et informateurs dénés, le rêve est, rappelons-le, un phénomène qui, comme d'ailleurs le savoir et la pratique chamaniques, bien que vécu par tous les êtres humains normaux, n'est pas exclusivement humain et dépasse de loin le cadre de la communauté locale. Les chiens, les rats musqués et les caribous rêvent, comme les autres animaux, et ils chamanisent. J'ignore si les bouleaux et les épinettes ont besoin de rêver pour entrer en contact avec les autres vivants, car les racines, celles des arbres comme celles de l'herbe sont, pour reprendre une expression nabesna, « comme une sorte de téléphone » ; quiconque dort près de la terre, ou mieux encore hiberne sous terre - quatre à six mois de rêve ininterrompu ! - comme les mulots, les ours ou les marmottes, a accès à tout ce savoir véhiculé dans la terre par l'intermédiaire des racines et transmis par le rêve. Cette position du rêve aux frontières de l'humain, et donc de la culture et du langage humains, ajoute une autre considération au fait qu'on puisse parler des rêves sans les transformer en histoires ou qu'on puisse, à la limite, les manipuler et s'en servir sans en parler. Elle permet de faire entrer dans la trame sociale humaine de tous les jours des perceptions, des émotions, des impressions et des intentions définies comme venant d'ailleurs, au‑delà de l'humain. Elle permet d'intégrer à la communauté des êtres qui ne sont pas, ou plus, ou pas encore humains et de l'élargir à la dimension du monde. 

Ce double processus de découverte et d'intégration marque les pratiques du rêve comme un lieu privilégié où s'élabore la culture locale. 

 

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[1]    Mon séjour chez les Atna e le fruit d'une invitation de Frederica de Laguna sous la direction de qui je préparais mon doctorat et d'une bourse de la National Science Foundation des États‑Unis. Les séjours suivants chez les gens de Tetlin et de Tanacross, en Alaska, furent financés par le Conseil des arts du Canada, puis par le Musée de l'Homme à Ottawa où j'occupais le poste d'ethnologue (Côte du Pacifique) de 1972 â 1977. J'ai défrayé moi‑même les coûts des autres recherches, aidée sur le plan concret par des contacts personnels avec des Dénés que j'ai rencontrés, entre autres, dans mes classes d'anthropologie à l'Université de Colombie-Britannique où j'ai enseigné de 1977 à 1988 et lors de voyages avec mon mari et mes enfants dans le nord de la Colombie-Britannique.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 4 août 2008 10:02
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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