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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Danielle Gratton, Préoccupations et attentes en réadaptation physique
dans des contextes pluralistes: vers un cadre théorique interculturel
. (2012)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Danielle Gratton, Préoccupations et attentes en réadaptation physique dans des contextes pluralistes: vers un cadre théorique interculturel. Département d’anthropologie, Faculté des arts et des sciences, Université de Montréal. Thèse présentée à la Faculté des études supérieures de l’Université de Montréal en vue de l’obtention du grade de PHILOSOPHIAE DOCTOR (Ph.D.) en anthropologie, 20 décembre 2012, 445 pp. Sous la supervision de Bob White, directeur de recherche, Université de Mon-tréal. [Autorisation formelle accordée par l’auteure le 13 décembre 2013 de diffuser, en accès libre et gratuit à tous, sa thèse de doctorat en anthropologie dans Les Classiques des sciences sociales.]

[2]

Préoccupations et attentes en réadaptation physique
dans des contextes pluralistes :
vers un cadre théorique interculturel
[2012]

Première partie.
Introduction et cadre théorique

Introduction

La situation saisie n’est déjà plus la situation qu’il s’agissait de saisir, parce que l’homme a changé par son acte de saisir et que son action n’est plus la même.
Éric Weil


Sous la force de l’économie mondiale, les mouvements humains créent de nouveaux espaces de rencontres entre des personnes de différentes origines ethnoculturelles. La remise en question des frontières nationales, économiques et ethniques accentue les défis posés aux gouvernements occidentaux qui voient la diversité de leur société et les situations de rencontres inattendues que cela crée se multiplier. Philosophes et chercheurs en sciences sociales tentent alors de redéfinir le vivre ensemble et de revoir les notions d’identité, d’ethnicité, d’altérité et de biens communs (Fistetti, 2009). En santé, les intervenants se butent aux limites de leurs pratiques (Das, 1993 ; Cohen-Émérique, 1993 ; Gravel et Battaglini, 2000 ; Battaglini, 2005, 2010 ; Gratton, 2009) lorsqu’ils interviennent auprès des populations dites ethnoculturelles, c’est-à-dire venues d’ailleurs et parfois installées au pays depuis plusieurs générations (Fassin, 2012).

Afin de tenter de dépasser ces limites, beaucoup d’intervenants sont en demande de savoirs qui leur permettraient une meilleure compréhension des personnes venant d’ailleurs. Suivant les pas de philosophes (Kymlicka, 1996 ; Rawls, 1993 ; Taylor, 2009), de chercheurs en sciences humaines (Juteau et Lee, 1999 ; McAndrew et Proulx, 2000 ; McAndrew, 2001 ; Friedman, 1994 ; Poirier, 2004) et d’anthropologues, ils tentent de mieux comprendre des phénomènes qui se rapportent à des ontologies différentes et de revoir la notion de culture, alors que plusieurs [3] anthropologues contemporains, longtemps vus comme les spécialistes du domaine, s’y refusent (White, 2006). Pourtant, comme nous le montrera l’histoire d’une cliente nommée Mériem [1], il est difficile, sans l’apport d’un questionnement culturel, d’aider tout en rendant nos services plus efficaces. Je raconte en détail l’évolution du traitement de cette cliente pour illustrer certains aspects de mon propos et pour camper le contexte de la réadaptation physique en contexte pluriethnique.

Mériem est une femme d’une cinquantaine d’années vivant au Canada depuis environ 20 ans. Son mari est allé la chercher en Syrie, l’a mariée et l’a ramenée au Canada. Elle a toujours travaillé dans de petites entreprises. Son fils habite Toronto et elle vit maintenant seule. Mériem est en réadaptation physique après qu’une très lourde boîte soit tombée sur son bras lors de son quart de travail. Sa physiothérapeute et son ergothérapeute s’inquiètent ; cette blessure devait se replacer assez facilement à l’aide d’activités contrôlées. Toutefois, comme Mériem n’utilise pas du tout son bras, elle risque de développer des contractures entraînant des conséquences irrémédiables sur la coiffe des rotateurs [2]. Elle est alors référée en psychologie pour un meilleur contrôle de la douleur. La lecture de son dossier ne fournit aucune information sur sa situation d’immigrante. Tout reste à découvrir malgré le fait que Mériem a passé par plusieurs intervenants et services de santé.

Mériem apparait comme une femme gênée. Petite, elle tient son bras gauche avec sa main droite, un peu comme on tient un enfant. Sa voix est très faible. Elle parle peu français [3]. Étant la psychologue de référence, je ne peux avoir de discussions approfondies avec elle. Je l’informe qu’il me sera impossible de communiquer avec elle comme je l’aurais souhaité et que j’aurai [4] donc besoin des services d’un interprète pour l’efficacité de la psychothérapie. Il me faut son accord pour introduire une tierce personne à nos entrevues. Je parviens à savoir que Mériem est syrienne et chrétienne. Je vérifie si la présence d’un homme interprète ne la met pas mal à l’aise et qu’il n’existe pas d’autres restrictions. Il semble que non, mais je n’en suis pas certaine. L’entrevue se termine avant le temps alloué. Pour obtenir l’interprète, je dois demander l’autorisation de mon supérieur, car il n’y a pas de budget prévu à cette fin. Par ailleurs, ce service n’est pas défrayé par la CSST qui couvre les soins de Mériem, personne de mon institution n’ayant discuté cet aspect avec la CSST. L’autorisation nécessaire en poche, je contacte la Banque interrégionale d’interprètes de l’Agence de la santé et des services sociaux de Montréal Centre. Un interprète, Sélim, me rappelle. Je lui donne quelques détails sur la situation de la cliente, tout en m’assurant qu’il ne la connaît pas, puisque la communauté syrienne est petite. Étant musulman, il me dit que les chances que ce soit le cas sont faibles. Je m’enquiers aussi si la distance ne sera pas un obstacle et qu’il aura la possibilité de se rendre à Lavoie. L’entente est conclue, nous nous verrons quelques minutes avant de rencontrer Mériem.

J’informe Sélim de mes objectifs de traitement. Il est déjà au courant de la procédure à suivre quant à l’approbation de sa présence. Mériem accepte sa présence et semble à l’aise. Je commence en m’intéressant à sa démarche prémigratoire et migratoire. L’information est difficile à obtenir, ce qui est fréquent dans ces entretiens, car nos représentations de la migration ne sont pas nécessairement les mêmes. J’apprends finalement qu’elle a fait des études littéraires et qu’elle aime particulièrement la littérature arabe. Je lui fais part des inquiétudes des intervenants et des conséquences graves de l’immobilité dans laquelle elle maintient son bras. Mériem se sent terrorisée, elle serre encore plus fort son bras contre elle. Je lui indique qu’elle pourrait bénéficier de la relaxation et lui propose de l’accompagner en physiothérapie. Mériem accepte ces deux propositions, mais dit se sentir plus à l’aise si l’interprète ne vient pas à la séance de physiothérapie. Je suis rassurée qu’elle soit capable de me faire savoir ce qui la rend à l’aise.

Pour commencer la relaxation, je lui demande de décrire l’environnement physique de son enfance. Cette étape est importante, car ces descriptions sont utilisées pour favoriser le processus de relaxation. Mériem me parle du citronnier près de chez elle. Cette image sera utilisée : odeur, texture, lieu physique. Quand je tente de connaître les personnes près de l’arbre, j’apprends que la [5] mère de Mériem est décédée et qu’elle n’a pu se rendre à ses funérailles. Cette situation m’inquiète. Nous avons noté dans notre équipe que lorsque les rituels de deuil n’ont pu être respectés, ce qui arrive souvent avec les clients immigrants, les douleurs chroniques s’installent plus facilement. Après l’exercice de relaxation, Sélim me dit qu’il ne manquait que la menthe pour faire une boisson typique très appréciée par les Syriens. Ce commentaire met un premier sourire sur les lèvres de Mériem. À la fin de l’entrevue, je contacte la physiothérapeute de Mériem pour lui demander si elle accepte que je vienne à son prochain rendez-vous avec la cliente. Elle me dit être soulagée de mon offre. Le rendez-vous est pris. Après le départ de Mériem, je prends quelques minutes pour recueillir les commentaires de Sélim. Selon lui, Mériem a une position typique de plusieurs femmes de son pays. Nous nous reverrons tous les trois jusqu’à la fin de l’intervention.

Le début de l’intervention est lent ; deux des huit semaines allouées à ce type d’intervention sont déjà écoulées. Il faudra alors négocier chaque semaine pour prolonger l’intervention. Je rejoins donc Mériem chez sa physiothérapeute, Lin. Dès que cette dernière l’approche, elle se met à pleurer et à crier. Nous reprenons les exercices de relaxation alors que Lin explique doucement ce qu’elle va faire. Mériem accepte tranquillement qu’on la touche et que son bras soit manipulé. En nous basant sur notre expérience, Lin et moi avions prévu deux fois plus de temps pour cette thérapie. Je me rendrai à deux reprises dans la salle de physiothérapie pour aider la cliente à supporter qu’on la touche et pour m’assurer qu’elle puisse commencer à bouger son bras.

Puis, Mériem confie que ce qui lui manque le plus est de cuisiner. Son ergothérapeute, Nicole, peut enfin entrer en jeu. Elle est soulagée, car Mériem ne répondait pas bien à cette thérapie. Nicole trouve les moyens et les adaptations techniques nécessaires pour cuisiner d’une seule main, en attendant que Mériem récupère la fonction de son bras. Près d’un mois de traitement a été perdu, Nicole s’étant retirée ne pouvant rien faire avec elle. Elle tente donc de reprendre le temps perdu et propose une visite à domicile afin de rendre la cuisine plus fonctionnelle et d’évaluer l’aide dont Mériem pourrait bénéficier. Lors de sa visite, elle découvre que Mériem passe ses journées couchées, les rideaux tirés. Avec l’accord de la cliente, elle me transmet ses observations. J’apprends alors que Mériem n’a plus de contact avec sa communauté qui n’accepte pas son divorce, malgré que son entourage soit au courant qu’elle était victime de violences de la [6] part de son mari. Même les contacts avec sa famille restée en Syrie sont difficiles, car ce divorce défait des ententes importantes entre sa famille et celle de son mari. Ne pas être au courant de cette information ne me surprend pas ; les rencontres individuelles avec les clients immigrants permettent rarement d’obtenir des informations significatives.

Il est urgent d’aider Mériem à établir de nouveaux contacts. La dépression générée par la douleur et possiblement par un deuil non résolu est amplifiée par l’isolement. Nous sommes à la fin de la réadaptation et les pronostics restent sombres. Mériem a trop tardé à mobiliser son bras ; elle ne pourra retrouver qu’une partie de sa mobilité. Compte tenu de ses limitations, elle ne peut retourner à son travail antérieur et il lui sera difficile, voire impossible, d’en trouver un autre. Les barrières s’accumulent : barrière linguistique, manque de formation, handicap. La conseillère à la réadaptation de la CSST émet la possibilité d’un statut d’invalidité, ce qui est rare dans de telles conditions pour une personne née au Québec. Même si cela lui assure une rente minimale, Mériem se trouvera encore plus isolée. Il est alors urgent de cerner ses champs d’intérêt pour lui permettre de s’insérer socialement, sinon son état physique va se détériorer. Toutefois, Mériem ne se montre pas intéressée.

La littérature arabe devient alors un point d’ancrage important pour mobiliser son intérêt. Je découvre un roman de Naguib Mahfouz, Le mendiant, traduit en français. Nos discussions sur la littérature arabe permettent de découvrir que, malgré 15 ans de résidence dans son quartier, Mériem ne connaît pas les ressources locales : bibliothèque et centre de loisirs. Compte tenu de la dépression, de l’isolement et des détériorations physiques possibles, il est décidé, en accord avec la conseillère de réadaptation de la CSST, de mettre à la disposition de Mériem un éducateur, bien que cela soit inhabituel pour ce type de cas. Celui-ci lui fera connaître les ressources disponibles et s’assurera qu’elle puisse les utiliser. Par ailleurs, ses thérapies se poursuivent, bien que le temps alloué soit dépassé. La réadaptation aura duré quatre mois plutôt que deux. Toutefois, cette dernière étape s’est avérée essentielle puisqu’elle semble pour une première fois sortir de sa dépression et faire du progrès dans son traitement. Mériem a découvert la bibliothèque locale et d’autres auteurs arabes traduits. Malgré ses limitations en français, elle s’est inscrite à un club de lecture. Elle a même trouvé une librairie qui vend des livres écrits en [7] arabe. Finalement, elle a commencé à utiliser la piscine de son quartier et pratique une activité de loisirs par semaine.

Lors de son congé, Mériem a apporté de la nourriture traditionnelle et des gravures de son pays d’origine. Si nous avions suivi les règles des codes d’éthique institutionnels, nous aurions dû refuser ces cadeaux. Heureusement, nos coordonnateurs avaient compris l’importance de l’échange dans le processus thérapeutique des clients immigrants. Pendant plusieurs années, Mériem a continué d’envoyer de petits cadeaux à Noël. La réadaptation physique a aussi permis à Mériem de mieux connaître les façons de faire dans un environnement physique, institutionnel et humain qu’elle ne connaissait pas (activités communautaires ; insertion sociale ; autonomie dans les déplacements ; positionnement des femmes dans l’espace public). Il a été relativement facile d’adapter nos moyens habituels pour elle en utilisant une expertise en relations interculturelles qui a mené à revoir nos modes de fonctionnement et à mobiliser nos institutions en sa faveur. Malheureusement, malgré cette expertise, il n’est pas toujours aussi simple d’arriver à ce résultat, d’autres éléments rendant impossible la rencontre (Gratton, 2009).

Cette thèse n’est pas une thèse en anthropologie médicale, bien qu’elle utilise l’espace clinique comme lieu des rencontres interculturelles qu’elle étudie. Il est donc important de mettre en évidence les enjeux spécifiques à ce domaine du savoir avant d’entreprendre une tentative d’élaborer un cadre théorique interculturel. Dès les années 1970, des chercheurs en anthropologie de la santé, notamment Kleinman (1980), attirent l’attention sur l’importance de la culture dans l’expression de la santé et de la maladie. Les maladies sont étudiées en tant que représentations et pratiques, bien que l’intérêt demeure de parler de l’autre et de l’appréhender sous l’angle de ses différences (Fassin, 2000). D’un côté, Zempleni (1985) s’intéresse aux causes, aux origines et aux agents de la maladie chez les peuples « sans écriture ». De l’autre, Corin et coll. (1990) démontrent que les anthropologues peuvent aussi s’intéresser à leur propre société lorsqu’ils font ressortir l’influence de la culture sur les systèmes de signes, de sens et d’action dans la quête de soins en Abitibi.

Avec Good (1994), l’anthropologie postmoderne ouvre une deuxième voie en dépassant les travaux de Kleinman (1980) sur la recherche des modèles d’interprétation et de traitement de la [8] maladie et en singularisant chacune des cultures étudiées. À partir de ce tournant, les recherches de l’anthropologie médicale se déplacent vers l’expérience dans une approche phénoménologique. Les anthropologues s’intéressent aux récits des malades et aux représentations des médecins. Selon Fassin (2000), les anthropologues mettent alors en place des catégories d’analyse et des modes de compréhension qui débordent l’expérience clinique. Dans leur propre société, les anthropologues s’intéressent aux expériences des malades d’hier et d’aujourd’hui (Herzlish et Pierret, 1984), ou à une sociologie du corps, du handicap ou de la douleur (Le Breton, 1991a, 1991b, 1992, 2006). L’anthropologie questionne ainsi les rapports entre la culture et la clinique telles que le met en évidence le titre de la revue Anthropologie et société dirigée par Saillant et Genest (1990).

Fassin (2000) cherche à passer d’une anthropologie de la maladie à une anthropologie de la santé et identifie alors une troisième voie plus actuelle qui offre une lecture postmoderne. Il y voit une rupture qui remet en question une conception occidentale individualiste de la maladie et une construction substantialiste. Selon lui, cette troisième voie ouvre pour l’anthropologie médicale critique une perspective historique et contemporaine, notamment avec Taussig (1991) et Scheper-Hughes (1992) qui proposent une lecture radicale de la médecine coloniale et postcoloniale. Dans le monde contemporain, les identités hybrides (Laplantine et Nouss, 2008) se confrontent et se construisent à partir d’univers créolisés (Bibeau, 1997) influencés par des rapports de force locaux et internationaux et des sociétés de plus en plus dominées par des experts en gestion (Bibeau, 2004).

Dans cette nouvelle économie du savoir (Fassin, 2000), Bibeau (1997) appelle à une conceptualisation renouvelée d’une psychiatrie socioculturelle qui tiendrait compte des complexités culturelles, de la créolisation et des frontières. Dans ce contexte créolisé (idem), la clinique occidentale est traversée par une diversité dans la rencontre du clinicien et de l’usager et devient un espace social de négociations des savoirs, des normes et des valeurs, ayant un impact sur la relation entre le soignant et le soigné (Fortin, 2006). Ceci dit, plusieurs anthropologues médicaux comme Singer (1989), Scheper-Hughes (1990) et Fainzang (2001) considèrent que la position postmoderne risque de mener à une dépolitisation de la santé et au rejet de la constitution [9] d’une anthropologie médicale critique, au détriment d’une meilleure connaissance de l’être humain.

Ces approches critiques appuient l’analyse de Farmer (2004) et le projet de Fassin (2012) qui tentent de porter un regard local et culturel sans pour autant perdre de vue l’échelle de l’économie politique :

Là où l’ethnologue portait un regard sur des scènes locales et avec les lunettes de la culture, il s’agit de concevoir une économie politique de la maladie, dans laquelle les rapports de force internationaux trouvent leur place, dans laquelle le rôle des institutions médicales est soumis à l’analyse, dans laquelle enfin, le rôle du chercheur lui-même fait l’objet d’une plus grande vigilance. (Fassin, 2000, p. 98)

Selon Fainzang (2001), alors que le savoir de l’anthropologie médicale semblait mieux cerner les enjeux contemporains, l’intérêt accordé au pluralisme médical des sociétés du Tiers Monde pénétrées par la biomédecine se déplace. Young (1990), en particulier, s’intéresse aux contextes pluriethniques qui, selon lui, rendent criantes les limites de l’applicabilité du concept de « modèle explicatif de la maladie » développé par Kleinman (1980). Pour le chercheur, ce concept donne lieu à un réductionnisme cognitif associant un ensemble de croyances distinctes des croyances biomédicales à un groupe ethnique hors de son contexte d’origine (Young, 1990 ; Fainzang, 2001). D’après Fainzang, les croyances médicales de chaque individu sont des combinaisons de connaissances biomédicales et non médicales ainsi que de savoirs populaires et savants.

Ce bref regard posé sur l’anthropologie médicale est suffisant pour mettre en lumière les défis rencontrés par les anthropologues contemporains qui s’intéressent à ce champ d’études. On y observe le développement d’un savoir solide sur divers systèmes de représentation et la remise en question du modèle hégémonique occidental. Ensuite, une attention particulière est accordée à l’expérience, autant à celle des malades qu’à celle des cliniciens. L’institution et la clinique deviennent des objets d’analyse majeurs. Un regard critique se pose sur les pratiques médicales, sur les praticiens et sur les chercheurs. Enfin, la lecture politique de la maladie survient au moment où un regard global se pose sur des sociétés en mutation qui ont décidé de se reproduire grâce à l’immigration.

[10]

Pourtant, toutes ces recherches s’intéressent peu, voire ne s’intéressent pas, aux interactions entre les intervenants et les clients immigrants et aux informations échangées dans les contextes pluriethniques. Aucune ne tente de cerner les savoirs qui se développent au quotidien (Giddens, 1994) dans ces nouveaux espaces de rencontres interculturelles et très peu tentent de connaître les conditions de ces rencontres (Perregaux et coll., 2008). Les objets d’étude des anthropologues se sont transformés (Friedman, 1994). Les sociétés contemporaines sont devenues perméables et hétérogènes. Ouvertes aux jeux de force, elles sont résistantes aux tentatives de systématisation, à un point tel que les anthropologues ont de la difficulté à les qualifier et à s’entendre sur leurs caractéristiques propres. Selon Balandier, les théoriciens postmodernes s’accommodent plutôt bien de ce manque de savoir. Pour le chercheur français, l’approche postmoderne amène une tendance en sciences sociales et en anthropologie à se satisfaire d’un déficit d’interprétations et à se sentir à l’aise dans un chantier de déconstructions où « la hiérarchie des connaissances et des valeurs, les systèmes de significations, les paradigmes et les modèles sont mis en pièce » (Balandier, 1989, p. VII). Pourtant, il y aurait aussi une société « surmoderne » (Augé, 1992) où coexistent des lieux de sens porteurs d’identifications, de relations et d’histoires et des non-lieux qui ne portent plus les identifications, les relations et les histoires, entraînant un excès de sens, voisin de non-sens. Toutefois, je me demande si la coexistence des lieux et des non-lieux ne serait pas aussi le signe de l’existence simultanée de lieux de modernité et de postmodernité.

Plus de 25 ans après les remises en question du livre Writing Culture, James Clifford (2012) critique les recherches anthropologiques qui se sont contentées d’analyses de pouvoir. Étant l’un des instigateurs de la crise de la représentation en anthropologie, il fait maintenant appel à davantage d’analyses épistémologiques, en écho à d’autres chercheurs qui écrivent depuis un courant théorique complémentaire (Fabian, 2002 ; White, 2012a). Pour Le Moigne, on doit se demander :

Quelles consciences ont ou devraient avoir les scientifiques et les citoyens des fondements et des méthodes légitimant les connaissances valables que les uns et les autres produisent, interprètent et transforment en permanence… et qui connaissent des réponses différentes selon les cultures dans lesquelles elles sont réfléchies. (Le Moigne, 2007, p.6)

[11]

Ainsi, on peut poursuivre ce questionnement en interrogeant la légitimité des positions contradictoires, par exemple celles des intervenants et des anthropologues en regard du concept de culture qui semble être à la base de tant d’inconforts et de débats.

La recherche présentée dans cette thèse a débuté il y a plus de quinze ans. À l’époque, j’étais intéressée par un nouveau phénomène dans le réseau de la santé et des services sociaux du Québec : l’intervention auprès de clients de différentes origines ethnoculturelles. Ce phénomène amenait des demandes pour des formations en relations interculturelles. D’aucuns pourront être étonnés par un intérêt si tardif, mais rappelons-nous que ce n’est qu’en 1976, avec l’élection du Parti Québécois et avec la restructuration du système scolaire, que les enfants immigrants firent officiellement leur entrée dans les écoles catholiques françaises de l’île de Montréal (McAndrew et Proulx, 2000). Auparavant, les enfants immigrants en âge d’être scolarisés fréquentaient systématiquement le système scolaire anglophone et protestant, car ils étaient refusés dans les écoles francophones. Cette situation est documentée par Pierre Anctil (1988) dans son ouvrage Le rendez-vous manqué. Ce livre expose les multiples tentatives infructueuses des communautés juives de Montréal pour créer des alliances avec la société canadienne-française en éducation. La recherche d’Anctil démontre que « la gestion de la diversité » ne date pas d’hier et que les politiques publiques actuelles ont à gérer non seulement les changements de population présents, mais aussi les conséquences des erreurs du passé.

En moins de dix ans, le réseau de l’éducation connaît une transformation importante alors que les enfants immigrants et leurs parents se retrouvent dans une nouvelle structure organisationnelle. L’entrée des enfants immigrants dans le réseau scolaire francophone correspond en même temps à leur entrée dans toutes les autres institutions de la société canadienne-française, notamment la santé et les services sociaux. Les parents des enfants nouvellement arrivés commencent aussi à utiliser les institutions francophones, alors que ceux qui reçoivent déjà des services du côté anglophone y demeurent. À la suite d’une politique d’encouragement de l’immigration pour pallier une baisse de natalité dans la province de Québec, le quota à l’immigration annuelle a doublé entre les années 1980 et 2010, passant de 22 591 immigrés reçus à 53 981. Ce flux de nouvelles populations engendre une transformation rapide de la région montréalaise et des clientèles de ses institutions.

[12]

Face à cette arrivée de nouvelles populations, le milieu de la santé met en place dès 1989 un plan d’action ministériel sur l’accessibilité des services aux communautés culturelles. Ce plan d’action, toujours en vigueur, comprend les aspects suivants : l’utilisation d’interprètes, la formation des intervenants et le recrutement de personnel de différentes origines ethnoculturelles. Les hôpitaux pour adultes de Montréal sont touchés par ces changements au rythme de l’établissement des nouvelles populations immigrantes dans les différents quartiers de Montréal. Six quartiers connaissent les plus grands changements liés à l’immigration, par exemple les quartiers Côte-des-Neiges et Parc-Extension reconnus depuis toujours pour leurs populations multiethniques. Ainsi, avant 1976, ce sont uniquement les institutions anglophones qui ont comblé les besoins de ces populations. Au milieu des années 1990, c’est le territoire Bordeaux-Cartierville qui connaît une arrivée massive de populations immigrantes, particulièrement du Maghreb.

À cette époque, la Direction des soins infirmiers de l’Hôpital Sacré-Cœur m’approche pour former son personnel dans le cadre du Plan d’action pour les communautés culturelles du MSSS. Des infirmières me demandent alors de les aider à mieux comprendre les défis posés par les limites de leurs savoirs habituels et manifestent le désir de développer des savoirs plus efficaces afin de répondre aux nouveaux besoins de leurs clientèles. Leur questionnement est en avance sur celui de l’OMS qui ne produit qu’en 2000 les orientations concernant la réactivité, définie comme la capacité des systèmes de santé à répondre efficacement aux besoins de populations changeantes. À l’époque, je termine mes examens de doctorat en anthropologie sur une étude comparée de l’installation à Montréal des juifs ashkénazes et des Canadiens français de 1900 à 1950. Je propose à mes directeurs de thèse de modifier mon sujet afin de mieux comprendre le développement de nouveaux savoirs par les infirmières dans un contexte de pratique pluriethnique. Nous explorons cette avenue en collaboration avec un codirecteur du département de psychologie, puisque cette recherche se dirige vers la communication interculturelle.

Je propose alors de recueillir des données à partir d’observations, d’échanges informels et d’entrevues individuelles plus structurées avec du personnel infirmier. Je souhaite mettre en évidence les défis rencontrés et les adaptations nécessaires pour répondre à ces défis. À mon [13] grand étonnement, et malgré la bonne volonté des professeurs intéressés par mon projet, il n’est pas possible de penser un cadre théorique à partir d’une approche moderne, toujours prédominante à l’époque. Après avoir consulté leurs collègues, les professeurs me rapportent que l’objet de ma recherche n’est pas anthropologique. On me propose de réduire la recherche aux contacts des infirmières avec des patients d’une seule origine ethnoculturelle, d’un seul pays ou d’une seule zone, soit urbaine ou rurale, mais de préférence rurale. On retrouve ici le projet moderne qui tente de réduire son objet d’étude afin de mieux le cerner.

Je ne peux m’y résoudre, pour des raisons théoriques et méthodologiques. Je comprends les difficultés liées à la pensée de la complexité, mais comment m’assurer qu’il y ait assez de clients immigrants du lieu sélectionné pour que cette recherche soit représentative ? Cette orientation me pose aussi un problème de fidélité et d’adéquation à une réalité dont je veux traduire la richesse. L’enjeu principal des interventions en contextes pluralistes consiste en effet à connaître les limites des interventions habituelles et la présence de particularités dont on doit tenir compte pour certains groupes spécifiques. Devant les limites des ressources théoriques de l’époque, je préfère renoncer à mes études et me consacrer à mon travail de psychologue, où j’ai moi-même de plus en plus de clients issus de l’immigration. Parallèlement, je poursuis mon travail de formatrice et de consultante en relations interculturelles auprès des employés, des professionnels et de gestionnaires du réseau de la santé ainsi que dans d’autres milieux, par exemple les milieux communautaires et juridiques.

Mon intérêt pour les nouveaux savoirs exigés par les soins et les services auprès de populations immigrantes dirige ma carrière professionnelle. Depuis 2000, à l’Hôpital Juif de Réadaptation (HJR) de Laval, j’ai développé dans le cadre de mon travail de psychologue une expertise en neurologie, en gériatrie, en contrôle de la douleur et en gestion des traumatismes. Mon mandat s’étend et comprend un rôle de consultante en relations interculturelles auprès des intervenants et des gestionnaires faisant partie du réseau de la réadaptation physique. En 2005, j’obtiens des fonds de recherche pour mieux comprendre les préoccupations et les attentes des trois acteurs/sujets sociaux impliqués dans la réadaptation physique en contextes pluriethniques. La grande quantité de données recueillies m’amène encore une fois à chercher un cadre théorique satisfaisant (voir chapitre 1). À mon retour en 2008, bien après les vagues consécutives de la [14] critique postmoderniste que j’ai manquées lors de mon premier parcours d’étudiante, je réalise que ces critiques ne permettent pas plus une ethnologie des dynamiques interculturelles dans le contexte de la santé. Il apparait impossible d’utiliser le terme « culture » et le terme « interculturel » semble être tabou pour les anthropologues [4]. Par ailleurs, les orientations proposées se centrent sur le pouvoir, surtout le pouvoir colonial et le pouvoir des intervenants. La rencontre des savoirs pose des questions épistémologiques s’approchant de celles d’anthropologues herméneutes comme Bateson (1984) et Devereux (1980) qui trouvent de plus en plus leur place dans les analyses anthropologiques (voir chapitre 3).

Un vieux proverbe juif dit : « devant deux choix, il vaut mieux prendre le troisième ». C’est ce que je me propose de faire : élargir les cadres théoriques offerts à l’anthropologie des contextes pluriethniques. Comment le faire ? Bien qu’une approche historique et critique soit nécessaire, il n’est pas possible de le faire de façon linéaire ou chronologique. Une approche épistémologique semble plus capable de souligner les apports et les limites des théories anthropologiques, de cerner la complexité des interactions entre des personnes venues d’horizons différents (White, 2012a ; Zenker et Kumoll, 2010) et de réfléchir, dans cette recherche, à partir des actes posés par les professionnels de la santé et les clients immigrants. Dans cette analyse épistémologique, je tente de mettre de l’avant l’importance de l’anthropologie pour la réflexion sur certaines dynamiques propres aux rencontres interculturelles. Je circonscris cette démarche épistémologique et historique à l’Amérique du Nord et à trois courants dominants (moderniste, postmoderniste et interactionniste ou herméneutique), prenant en compte les différentes traditions (Gadamer, 1976) (chapitre 2) sans réduire leurs complexités et histoires respectives.

Les travaux de Devereux (1982) et de Bateson (1984) apparaissent particulièrement pertinents pour aborder les dynamiques interculturelles. C’est d’un Bateson mieux connu en communication avec l’école de Palo Alto (Bateson et coll., 1981 ; Wittezaele et Garcia, 1992) qu’en anthropologie qu’émerge cette analyse préliminaire. Pour Bateson et ses collègues, la communication est appréhendée comme la culture en action. Bateson est également à l’origine des épistémologies constructivistes (Le Moigne, 2007) permettant de porter un regard historique [15] et critique sur le développement de l’intérêt pour la notion de culture en santé et aidant à démêler l’influence de l’anthropologie sur les savoirs interculturels. Finalement, cette approche critique permet de faire apparaitre les points de contacts et de ruptures entre l’anthropologie et l’étude des dynamiques interculturelles.

À la suite de cette première analyse, il devient possible de compléter un début de cadre théorique (chapitre 3) qui fait dialoguer des anthropologues et des intervenants ayant suivi des formations en relations interculturelles. Dans le prolongement du chapitre sur l’épistémologie, cette démarche se construit sur les approches modernistes, postmoderniste et interactionniste. Chez les modernistes, Geertz et Keesing sont sollicités ; chez les postmodernistes, Appadurai et Friedman sont mobilisés. Le mouvement interprétatif américain est également mis à profit, car c’est depuis ce lieu du savoir que la notion de culture est la plus discutée et débattue, même par ceux qui la rejettent. À la suite de ce débat, il devient possible de proposer une troisième voie à partir d’une expertise de l’agir fondée sur une éthique relationnelle (Habermas, 1999 ; White, 2012a). Cette démarche théorique propose une nouvelle approche anthropologique pour cerner les réalités complexes des dynamiques interculturelles et pour ensuite étudier les savoirs qui se développent dans un champ à la fois théorique et pratique. Après avoir construit un cadre théorique adéquat, il devient possible de décrire le contexte ethnographique des rencontres interculturelles dans le milieu de la santé et plus spécifiquement, dans celui de la réadaptation physique.

Bien que les observations recueillies proviennent du milieu de la santé, cette recherche ne prend pas pour cadre, je le répète, l’anthropologie médicale. Elle aurait pu se dérouler dans tout autre milieu pluraliste, c’est-à-dire presque partout dans la société contemporaine d’un Québec qui baigne dans la diversité. Il y a toutefois un avantage essentiel à explorer cette nouvelle question de l’anthropologie à partir du milieu de la santé. Comme Latour (2004) l’a constaté lorsqu’il a été malade, la santé ne peut être réduite au discours, ni le corps à un texte (Scheper-Hughes, 1990), facilitant l’introduction de nouvelles réalités dont le seul discours ne peut rendre compte. C’est aussi l’avantage d’aborder les rencontres interculturelles à partir des actes à poser. Ma question de recherche ne se situe pas davantage dans une théorie de l’action sociale, comme le ferait Bourdieu (Bourdieu, 1996). Finalement, bien qu’elle y fasse référence, cette étude ne s’inscrit pas en anthropologie des organisations et ne s’intéresse pas de façon particulière aux notions [16] d’identité (Abou, 1981 ; Friedman, 1994, 1995 ; Galissot, 1987 ; Meintel, 1993) et d’intégration (Fortin, 2000 ; Labelle et coll., 2007).

Les résultats de cette recherche concernent principalement les dynamiques interculturelles et mettent en lumière les rencontres entre le personnel de deux acteurs institutionnels, soit les centres de réadaptation et les tiers payeurs (SAAQ et CSST), et les clients immigrants travailleurs. Leurs rencontres soulèvent des questions sur les savoirs, anciens, nouveaux, populaires et savants ; leur valeur et leur légitimité ; ainsi que sur ceux nécessaires pour cerner les réalités vécues dans les contextes pluriethniques de ces institutions. Pour ce faire, j’interpelle l’épistémologie et l’anthropologie afin qu’elles puissent aider les personnes concernées à répondre aux questions interculturelles suivantes :

- Quelles sont les caractéristiques des soins et des services pour des groupes particuliers (société d’accueil et pays d’origine) ?

- Comment s’organisent les bénéficiaires lorsqu’ils ne connaissent pas les soins et les services offerts, mais qu’ils en ont besoin ?

- Quelles dynamiques sont à l’œuvre lorsque les intervenants ont à communiquer ou à intervenir avec des personnes qui ne partagent pas leurs systèmes de référence, c’est-à-dire des clients qui ne connaissent pas les systèmes de soins ni les services ?

- Que se passe-t-il lorsque les intervenants ont à communiquer et à intervenir avec des clients dont ils ne connaissent pas les façons spécifiques de faire et de s’organiser ?

- Comment les institutions s’organisent-elles pour encadrer du personnel et des clients qui ne connaissent pas leurs façons mutuelles de faire et de s’organiser ?

Après l’élaboration du cadre théorique, il apparait nécessaire de bien décrire le contexte ethnographique. Je propose tout d’abord de poser un regard global sur le problème de la pluralité, tel qu’appréhendé par les différentes traditions de la santé en Occident. Dans cet espace, les [17] rapports entre la communication interculturelle et la communication internationale sont plus étroits qu’il n’y parait à première vue (Agbobli et Hsab, 2011 ; Hsab et Stoiciu, 2011). Il se tisse aussi des liens serrés entre le secteur privé et le secteur public (Galbraith, 2004) ainsi qu’entre une économie locale basée sur des travailleurs immigrants que les institutions locales doivent prendre en compte et une économie globale fournissant ces travailleurs (Côté et coll., 2012b). De la même manière, le secteur privé global s’infiltre dans la gestion du secteur public et des politiques nationales (De Gaulejac, 2005), ramenant cette étude aux politiques canadiennes sur le travail et la santé. Une étude des politiques d’accessibilité aux soins et services met en évidence leur enracinement national, historique et social ainsi que l’influence des approches des droits de la personne et des politiques de gestion de la diversité (chapitre 4). Cette description macro donne sens aux rencontres interculturelles dans les institutions de réadaptation physique, dont les savoirs restent imperméables (Barth, 2002) malgré la porosité des frontières ethniques (Barth, 1995).

Organisation de la thèse

En s’intéressant aux actes à poser dans les contextes pluriethniques, cette thèse suit une structure à deux niveaux. Au premier niveau, elle s’intéresse aux actes. Au deuxième niveau, elle est rédigée selon un modèle systémique et contextuel propre aux compétences interculturelles (Gratton, 2009). Le contexte ethnographique et l’ethnographie prennent une forme connue de la communication interculturelle (Das, 1993 ; Cohen-Émérique, 1993), en se centrant sur son propre système culturel pour ensuite se décentrer et étudier les rapports avec l’autre. Le contexte ethnographique (Partie II) décrit les politiques de santé en Amérique (États-Unis, Canada et Québec), faisant apparaitre leur tradition spécifique (chapitre 4) et, finalement, le milieu de la réadaptation (chapitre 5). Comme nous le verrons, ce sont sur les multiples actes quotidiens à poser que se centrent les préoccupations des acteurs sociaux et leurs attentes de changement. Afin de s’initier aux contextes de la réadaptation physique (chapitre 5), l’organisation structurelle de ce milieu d’intervention est présentée pour saisir les logiques de la structure organisationnelle et de cette approche thérapeutique. Je m’attarde ensuite aux modèles disciplinaires de la réadaptation physique et à leurs rapports multidisciplinaires et interdisciplinaires. La présentation des agents tiers et des clients complète la description de ce champ social où s’observent des interactions socialement assignées à chacun des trois acteurs/sujets (Foucault, 1976, 1993). Le [18] déplacement topographique dans l’observation des différentes positions fait apparaitre un milieu de la réadaptation pluriel qui répond aux normes canadiennes d’accessibilité des soins et des services. Ce modèle de pratique est toutefois pensé pour des personnes de la société d’accueil ayant des limitations fonctionnelles et non pour celles issues de l’immigration. Ce constat pose certains enjeux des contextes pluriethniques actuels et est validé par des personnes du réseau de la santé et du milieu communautaire (chapitre 1).

Dans les chapitres ethnographiques de la thèse (Partie III), je m’intéresse aux gestes ordinaires, aux actes qui passent souvent inaperçus (Fassin, 2012) dans une étude des pratiques, c’est-à-dire de l’action (Mendel, 1998). La description ethnographique (chapitres 6, 7, 8, 9) s’intéresse aux préoccupations et aux attentes des acteurs/sujets sociaux impliqués dans les relations interculturelles. La centration (chapitre 6) décrit le travail tel qu’il se réalise au quotidien avec des clients issus de la société d’accueil, soulignant la rupture entre les modèles de pratique, les actions et les actes. Dans ce premier chapitre de l’ethnographie, l’autonomie, le temps et la douleur sont dévoilés comme des nœuds (Émongo, 1997), des lieux où se concentrent les échanges du milieu influencés, voire transformés, par les dynamiques interculturelles. La description des contextes pluriethniques commence au chapitre suivant. Le chapitre 7 rend compte des positions personnelles et intersubjectives des participants, clients immigrants, intervenants et agents tiers, qui n’échappent pas aux influences internationales, nationales et institutionnelles. Les chapitres 8 et 9 mettent en évidence les barrières reconnues dans l’intervention en contextes pluriethniques (Gravel et Battaglini, 2000), celles dites objectives (chapitre 8) et celles qui sont culturelles (chapitre 9).

L’analyse que je présente (chapitre 10) s’intéresse ensuite aux conséquences immédiates de la multitude et du multiple. Le regard se pose sur la communication entre les acteurs/sujets sociaux étudiés, aidant à comprendre les mécanismes institutionnels qui maintiennent l’imperméabilité des structures face à la diversité de leurs populations (Barth, 2002) et malgré les objectifs de réactivité (2000) et les préoccupations et attentes des acteurs sociaux. L’étude de la circulation de l’information est le pôle central de l’analyse qui m’amène à m’intéresser aux rapports entre la connaissance et les préjugés (Gadamer, 1976). Ces deux analyses sont essentielles pour comprendre l’intersubjectivité dans les contextes pluriethniques, les tensions entre [19] l’anthropologie et les relations interculturelles ainsi que les compétences nouvelles que souhaitent développer les acteurs/sujets sociaux à partir de leurs actes quotidiens (Giddens, 1994).

La conclusion resitue la problématique interculturelle en anthropologie et fait voir la complémentarité de tous les savoirs anthropologiques passés et présents pour répondre aux enjeux sociaux, politiques et économiques, voire écologiques, actuels. Étudier les dynamiques interculturelles à partir des actes à poser dans les contextes pluriethniques tout en tenant compte des points de vue des trois acteurs/sujets sociaux impliqués en réadaptation physique nous apprend que les relations interculturelles doivent être analysées depuis plusieurs contextes emboîtés les uns dans les autres. Le contexte des rencontres interculturelles en réadaptation physique apparait alors comme un lieu de tensions entre un pouvoir disciplinaire (Foucault, 1993) et un pouvoir cosmopolite (Friedman, 1994, 2000 ; De Gaulejac, 2005). La gestion est la pierre angulaire (De Gaulejac, 2005) d’un pouvoir entrepreneurial, le plus souvent cosmopolite, qui demande à revoir les rapports entre les approches postmodernistes et le cosmopolitisme. Mettre en évidence la gestion dans le fonctionnement des institutions permet d’en comprendre les opérations et leurs combinaisons. Dans le cadre de cette étude, cela permet de donner du sens aux rencontres interculturelles dans les institutions de réadaptation physique et de saisir le contexte où elles se déroulent.

Suivant un questionnement fréquent dans le domaine de la santé, cette thèse pose la question du moment et de la façon de nommer ces différences sans porter atteinte aux immigrants et à la société d’accueil. Les données générées par cette recherche soulignent l’insuffisance du modèle de discrimination pour rendre compte des phénomènes observés dans les contextes pluriethniques (chapitre 4). Le modèle du complémentarisme proposé par Devereux (chapitre 2) aide à sauvegarder l’expertise développée par les institutions – santé, justice, droits de la personne – et le savoir des disciplines de la réadaptation physique pour y adjoindre une analyse anthropologique rendant plus efficace l’intervention en contextes pluriethniques.

En ce qui a trait aux services aux populations immigrantes et aux actes à poser (chapitre 3) par les immigrants et par les professionnels de la santé, cette recherche nous apprend que les facteurs culturels ont un impact, non seulement sur l’accessibilité des services, mais aussi sur leur adéquation et sur leur équité. Cette problématique renvoie à la réactivité des services  [20] (OMS, 2000) et exige une étude à plusieurs niveaux d’analyse (Bateson, 1984) : échelles universelles, culturelles/sociales et individuelles.



[1] Des éléments, ainsi que le nom, ont été changé afin de garder l’anonymat de cette cliente. J’utiliserai cette pratique pour la durée de la thèse .

[2] Les contractures sont la conséquence de la tension inégale de muscles antagonistes. La contracture survient quand un membre n’est pas mobilisé et engendre de la douleur et un handicap. La coiffe des rotateurs est située à l’épaule où se joignent des muscles et des tendons. L’immobilité est dangereuse, car elle risque d’endommager l’articulation de l’épaule.

[3] Selon la Banque interrégionale d’interprète, 32% de la population montréalaise a une langue unique autre que le français et l’anglais. Pour consulter le Rapport 2010-2011, suivre le lien suivant : URL.

[4] White et coll., 2012, Anthropology and The Intercultural Taboo: from Estrangement to Ethics. Panel AAA.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 4 janvier 2014 9:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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