RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques Grand'Maison, Vers un nouveau pouvoir. (1969)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques Grand'Maison, Vers un nouveau pouvoir. Montréal: Éditions Hurtubise HMH, 1969, 257 pages. Collection Sciences de l'homme et humanisme, no 2. Une édition numérique réalisée Loyola Leroux, bénévole, professeur de philosophie retraité du Cégep de Saint-Jérôme, près de Montréal. [Le 15 mars 2004, M. Jacques Grand'maison me confirmait, dans une lettre manuscrite qu'il m'adressait, son autorisation de nous permettre de diffuser la totalité de ses oeuvres dans notre bibliothèque numérique. Je suis profondément reconnaissant à M. Grand'Maison de sa confiance en nous et de son autorisation de diffuser la totalité de ses oeuvres. JMT.]

[25]

Première partie.


Introduction
L’action de base


Dès que le citoyen d'aujourd'hui déborde le champ immédiat de ses propres expériences, il se sent pris d’un certain vertige en face de la complexité croissante des questions économiques, politiques ou autres. Même au coeur de sa vie quotidienne, de son travail, il a de moins en moins l'assurance de pouvoir accéder à la maîtrise des principales décisions qui le concernent. Pourtant, avec ses contemporains, il y aspire plus que jamais. La plupart des problèmes sont définis sous cet angle. On parlera, par exemple, de la pauvreté comme d'une aliénation de soi-même et d'une absence de participation. Les centres de décision économiques ou politiques se concentrent de plus en plus dans des pouvoirs anonymes qui échappent presque totalement à l'action individuelle et même collective des « citoyens ordinaires ». En observant davantage, on se rendra compte que l'homme politique, le financier, le savant, le grand commis partagent la même perplexité, la même impuissance. Tout se passe comme si l'homme se faisait conduire inexorablement par l'organisation et les techniques qu'il a lui-même inventées. Les temps ont-ils tellement changé ?

Les ethnologues qui étudient les sociétés archaïques tiennent des propos « étrangement semblables » !  Ils découvrent des systèmes [26] sociaux aussi complexes que les nôtres. [1] Évidemment, les formes d'expropriation ou de désappropriation de la liberté et de la responsabilité diffèrent des nôtres. Mais, à ce niveau, les défis convergent. Et l'homme est encore loin de sa libération. Il s'impose même constamment de nouveaux esclavages, comme l'a bien vu Dostoïevsky. La légende du grand Inquisiteur plane encore sur nous et cela, de façon de plus en plus subtile. Pensons aux durcissements des pouvoirs à Moscou, à Washington, à Rome et dans tant de pays. Pensons à la violence pathologique qui fait bon marché de l'autodétermination des hommes et de la vie tout court. Pensons aux manipulations des êtres humains par les techniques sociales, en publicité, en politique, ou ailleurs. Pensons aux nouveaux évangiles, celui de la Technologie toute puissante, celui de l'État-Providence, celui de la Planification ou de « l'Administration totale ». Serons-nous condamnés à passer d'un mythe écrasant à l'autre ? [2]

[27]

Pourtant les aspirations humaines de libération sont plus vives que jamais. Nous avons en mains, peut-être pour la première fois, des pouvoirs capables d'assurer une véritable communauté des hommes ouverte à tous les dépassements. Nous savons bien que les puissances inouïes de destruction pourraient servir à de toutes autres fins, que le potentiel des ressources matérielles et humaines et des investissements est très mal utilisé. Cette prise de conscience se révèle la source première d une authentique dynamique sociale. Aussi longtemps que des citoyens ne se rendent pas compte, par exemple, de l'absence de démocratie économique et urbaine particulièrement, des contradictions de leur système politique, de leur aliénation culturelle, ils restent fermés à toute réforme ou révolution sociale. L'histoire est devenue humaine, selon A. Touraine, seulement au moment où les hommes ont pris conscience des processus de déshumanisation et des pouvoirs libérateurs dont ils disposaient. Diverses expériences historiques nous empêchent de glisser dans un pessimisme stérile ou un optimisme factice ; mais que l'homme se sente de plus en plus responsable, au sens fort du terme, nous est un motif d'espoir. La culture elle-même apparaît aujourd'hui l'objet d'une tâche plus que le simple héritage d'un donné tout fait. [3] Il n'y a pas non plus d'univers mythique pour guider nos pas sur une route toute tracée à l'avance. Et le monde n'est plus perçu comme un spectacle à contempler, comme un témoin d'un Ordre pré-établi.

Toutes nos recherches tâtonnantes et nos découvertes scientifiques veulent déboucher sur l'action, une action de plus en plus diversifiée, une action en instance de dépassement matériel et spirituel. Au risque d'être simpliste, je dirais que l'homme moderne vit sa plus grande frustration, lorsqu'il se voit privé d'une responsabilité « agissante ». Sans elle, son être, son avoir, sa pensée, sa dignité lui semblent mutilés ou emprisonnés. Nous verrons plus tard les limites de cet éthos sous-jacent aux grands courants de pensée et de vie contemporains. [4] Remarquons tout de suite que les religions [28] et les philosophies, plus préoccupées de 1 être jusqu'à présent marquent un intérêt accru pour l'action de l'homme dans toutes ses dimensions.

Les crises religieuses ou philosophiques, surtout du monde occidental, n'étaient pas étrangères à ce phénomène. Les débats de l'engagement de l'intellectuel ont des résonances semblables. Il existe un peu partout cette volonté d'être partie prenante dans les expériences collectives historiques. Et aux intellectuels, on demande une explication du vécu, de la praxis sociale, des changements en cours ou à faire. Il est intéressant de noter ici que plusieurs révolutions ont commencé le jour où les intellectuels engagés ont contesté les pouvoirs en place et leurs politiques.

Il ne faut pas voir dans cette constatation un plaidoyer en faveur de l'activisme fébrile dont nous avons trop d'exemples sous nos yeux, ni un mépris pour la réflexion ou l'œuvre culturelle gratuite et même désengagée. Il ne s'agit pas non plus d'une survalorisation de l’homo-faber et de son obsession d'efficacité et de rendement, ou de la réaction inverse, Le. une surestimation des témoins des valeurs qui trônent au-dessus des stratégies politiques, des mouvements sociaux, des humbles tâches de construction de la cité.

Nous nous refusons à séparer ici les dynamismes de la réflexion et de l'action ; nous cherchons même entre eux un échange incessant. C'est ce que nous appellerons une praxis. Cette approche de la réalité n'est pas unique, elle n'en est pas moins importante pour cela.

La praxis qui va retenir notre attention a d'abord une dimension sociale. Elle s'inscrit dans le tissu des solidarités et des conflits collectifs, dans la trame des stratégies et des buts politiques, dans un ensemble socio-culturel déterminé. Elle est plus qu'une réponse à des situations ; elle relève d'une action structurée, réfléchie, en vue de transformations plus ou moins profondes de la société. Elle tient tout autant d'une pensée sociale que d'une action sociale.

[29]

Nous poursuivons des objectifs beaucoup plus modestes que ces définitions le laissent entendre, du moins dans la première partie où il sera question de quelques formes concrètes de praxis : l'animation sociale, l'action collective aux plans socio-économique et politique, enfin l'organisation communautaire dans la prospective de l'aménagement régional. La visée de cette première démarche est plus réduite encore puisque seule « l'action de base » fera l'objet de notre analyse. Cette expression « à la mode » en agace plusieurs, et pour cause. Snobisme de ceux qui veulent faire peuple pour épater le bourgeois ? Mauvaise conscience devant un statut et des privilèges qui « coupent de la masse » ? Réflexe de défense au nom de l'autorité et de l'ordre établis et menacés ? On ne réagit pas sans raison devant telle ou telle expression. C'est qu'elle atteint un coin sensible de la matière grise ou du coeur. À moins qu'on ne joue au puriste plus intéressé par des questions de vocabulaire que par les contenus humains. De toute façon, l'honnêteté commande de chercher les vraies intentions derrière les formulations plus ou moins adroites du langage. Nous parlerons de la base, de l'action à ce niveau et voici en quel sens.

Ecartons d'abord, sans pour autant le mettre entre parenthèses, tout ce qui se fait dans les ministères, les bureaux d'étude, les grandes administrations, les centrales syndicales, les salles de rédaction ou les hauts lieux du savoir. Soit dit sans aucun mépris pour les formes de praxis sociale qui sont vécues dans ces secteurs. Mais il s'agit de ces espaces humains où peut naître l'initiative de citoyens qu'on considère comme les « privâtes » de la société. Quelle est la praxis sociale, existante ou possible, dans les quartiers, les milieux de travail, les communautés locales, les régions ?

La recherche et la mise en œuvre d'une nouvelle praxis sociale obligent à évaluer les gestes que l'on pose, à motiver ses objectifs et ses moyens, à analyser les situations, les mentalités et les structures que l'on veut transformer. Tout au long des processus, les agents humains sont acculés à la critique des critères de leur action, des objections auxquelles ils doivent répondre. Ils ont à se situer dans des ensembles qui souvent leur échappent. Les refus ou les projets doivent s'enraciner à la fois dans une connaissance profonde de la société existante, dans des mouvements historiques dont on prend le relais, dans une politique prospective de développement. [30] Les moindres initiatives autour d'un problème concret, le recyclage de la main-d'oeuvre par exemple, risquent de tourner court si on en reste au besoin immédiat, si on n'agit pas sur les implications politiques, économiques et culturelles. De là l'importance d'un cadre plus large de réflexion et d'action. C'est ce que nous allons tenter d'établir dans la seconde partie.

Quels sont les fondements des diverses praxis sociales à l'œuvre ? Nous n'avons pu faire autrement qu'aboutir à des diagnostics radicaux. De là une recherche des voies qui s'offrent pour une dynamique sociale profondément renouvelée et même neuve dans plusieurs de ses composantes. Par ailleurs, les temps présents écartent plus que jamais ce dogmatisme rigide et fermé qui prétendrait posséder l'unique solution, le « one best way » au sens de Taylor. Des phénomènes de pointe comme les multiples révolutions culturelles au coeur de la grande aventure technologique nous le montrent à l'évidence. Enfin, cet itinéraire va nous aider à mieux circonscrire des points de repère essentiels pour l'édification de cette société nouvelle à laquelle tant d'hommes aspirent. Nous disons bien des points de repère, parce que toute tentative de synthèse exhaustive, surtout par un seul homme, tient du rêve farfelu ou d'une témérité dangereuse. D'ailleurs, cette réflexion souvent maladroite n'est pas sans trahir ceux avec lesquels j'ai travaillé durant ces dix années d'études et d'expériences. Il s'agit donc d'un essai bien modeste et très limité sous le signe d'une dynamique du provisoire ; dynamique qui ne veut rien perdre des efforts passés et présents de promotion humaine ; dynamique d'un provisoire ouvert sur la prospective la plus réaliste possible de notre avenir culturel, socio-économique et politique.

Chacun pourra en prendre pour son compte même en contestant l'ensemble ou telle orientation d'esprit ou d'action. Nous avons voulu offrir un outil de travail, parmi tant d'autres, à tous ceux qui veulent collaborer à l'émergence d'un véritable mouvement de base chez les citoyens eux-mêmes, particulièrement chez les travailleurs les plus défavorisés. Mais l'ouvrage peut être utile dans des champs d'activités très divers, qu'ils soient culturels, scolaires, sociaux, religieux, économiques ou politiques.

Qu'on le veuille ou pas, les révolutions ont toujours été le fruit de longues maturations dans le terreau humain le plus humble. [31] Leurs artisans ont longtemps travaillé avec acharnement dans un climat d'opposition. Ils ont accepté de remettre cent fois sur le métier « leur ouvrage » et de se faire violence à eux-mêmes. Il y a trop de spectaculaire et de pathologique dans certaines révoltes qui naissent au coeur de nos sociétés développées. Comme des enfants gâtés, certains veulent faire vite et tout bousculer en se disant : demain ne sera pas pire qu'aujourd'hui. C'est de l'imposture et de l'irresponsabilité. La vogue des « posters » symbolise cette psychose révolutionnaire par procuration. On emprunte à l'extérieur des modèles, des visages, peut-être à cause de son propre vide intérieur, de sa propre aliénation non dépassée. Les grands réformateurs ou révolutionnaires, par leur ascèse, leur dynamisme spirituel, leur qualité humaine, invitent à des engagements autrement plus intériorisés et vécus à fond. Ils ne sauraient servir de refuge superficiel à une vague quête de raisons de vivre. Plus les idées, les contestations, les actions sont radicales, plus elles exigent des personnalités bien structurées et maîtresses d'elles-mêmes, des projets longuement mûris, des solidarités patiemment tissées, et surtout des hommes prêts à y mettre le prix.

[32]



[1] Lévi-Strauss, Race et histoire, dans Le racisme devant la science, Paris, Unesco, 1960, p. 261. Le point de vue de Fauteur rejoint celui qui se dégage de centaines d'études en ethnologie.

Dans notre propre contexte québécois, au-delà des mythes précités, à peu près tous les diagnostics et solutions possibles ont été avancés. Les citoyens eu ont plein les mains. En dehors de ceux qui ont trouvé « la solution » ou de ceux qui se sont engagés sérieusement dans une option bien définie, mais ouverte, il y en a plusieurs qui restent profondément perplexes quand ils passent d'une situation à l'autre. D'abord les arguments économiques ; le « bread and butter » avant tout ou la promotion industrielle et l'accroissement de productivité ; bref il faut jouer le jeu de l'économie nord-américaine, où c'est le ghetto du sous-développement qui nous attend. Les arguments culturels ; défense de la langue et de la francophonie, émergence d une nouvelle culture nationale et dispositifs pour son épanouissement, surtout la réforme scolaire. Les arguments politiques ; les options se prennent en fonction de la question d'indépendance. Seule une politique souveraine et globale peut mettre en œuvre tous les dynamismes collectifs, dépasser les problèmes économiques surtout et assurer une identification politico-culturelle nécessaire à tous les projets de promotion. D'ailleurs l'avenir serait aux petites nations et non aux empires. Au sein des interdépendances planétaires, le nationalisme culturel deviendrait la grande force de libération humaine. A. Sauvy a-t-il raison quand il dit que rien ne pourra arrêter « la poussée lente et irrésistible, humble et féroce des jeunes nations ? »

[2] La multiplicité des arguments, des options et des divisions internes profondes provoque des déchirements dans la conscience politique des citoyens les plus lucides. Le grand point d'interrogation reste la masse des citoyens québécois. Voulons-nous agir au-dessus d'elle, malgré elle ou en nous servant d'elle ? Il y a une tâche que nous ne saurions éviter, c'est cette action au coeur de la quotidienneté du peuple pour qu'il soit le véritable maître des options décisives.

[3] F. Dumont, Le lieu de l'homme, Montréal, HMH, 1968, p. 178.

[4] F. Kluckhohn fournit ici un cadre d'analyse de l'orientation des valeurs dans les diverses sociétés et dans leur évolution.

— Soumission aveugle à la nature, harmonie avec la nature, domination de la nature...

— Accent sur le passé, le présent ou l'avenir

— Activité orientée vers l'être, l'être en devenir ou le faire

— Relations humaines de types linéaire (clan), collégial, ou individualiste (au sens anglais)

— Conception de la nature comme essentiellement mauvaise, bonne, ou à la fois bonne et mauvaise.

F. Kluckhohn, Variations in Value Orientation, Evanston, Peterson, 1961.



Retour au texte de l'auteur: Jacques Grand'Maison, sociologue québécois (1931 - ) Dernière mise à jour de cette page le mardi 7 février 2017 8:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref