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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques Grand'Maison, Vers un nouveau pouvoir. (1969)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques Grand'Maison, Vers un nouveau pouvoir. Montréal: Éditions Hurtubise HMH, 1969, 257 pages. Collection Sciences de l'homme et humanisme, no 2. Une édition numérique réalisée Loyola Leroux, bénévole, professeur de philosophie retraité du Cégep de Saint-Jérôme, près de Montréal. [Le 15 mars 2004, M. Jacques Grand'maison me confirmait, dans une lettre manuscrite qu'il m'adressait, son autorisation de nous permettre de diffuser la totalité de ses oeuvres dans notre bibliothèque numérique. Je suis profondément reconnaissant à M. Grand'Maison de sa confiance en nous et de son autorisation de diffuser la totalité de ses oeuvres. JMT.]


[9]

Vers un nouveau pouvoir

Avant-propos

Vers une quotidienneté politique.


Un lieu obligé

Si Ton tient compte des événements récents, il semble bien que l'avenir du Québec passe encore par le lieu obligé de l'éducation. Mais les optiques des uns et des autres, qu'elles soient politiques, économiques, culturelles ou autres, dépassent le champ scolaire immédiat pour atteindre la société globale. La montée irrésistible de la contestation étudiante nous force tous à une réévaluation du chemin parcouru depuis 1960. Faisons-nous fausse route ? Les centaines de millions dépensés pour l'éducation servent à quoi ? Serions-nous engagés dans une avenue sans issue ? Certains sont d'avis que nos efforts en éducation se soldent par un échec. D'autres, moins radicaux, se demandent si une bonne part de ces investissements ne profite pas en définitive au monde anglo-saxon qui drame nos meilleurs cerveaux au détriment de la promotion collective du Québec français. En effet beaucoup de nos diplômés universitaires et de nos techniciens ne trouveraient de débouchés que dans les secteurs dominés par des pouvoirs et des intérêts anglo-saxons, soit aux États-Unis, soit dans les provinces anglaises, soit dans des filiales québécoises peu intéressées à notre promotion économique (cf. Commission royale sur le bilinguisme).

[10]

Des contradictions à dissiper

Nous ne saurions passer à côté de certaines données de notre situation présente. Le chômage, par exemple, s'accentue et même trouve un nouvel impact puisqu'il risque de toucher gravement les « instruits » comme les « non-instruits ». Les « instituts » proposés par le Rapport Parent devaient orienter les trois quarts des étudiants vers le secteur professionnel. Or, dans les CEGEP actuels, la clientèle professionnelle ne compte que pour 25%. Et les jeunes de ces secteurs se classent difficilement sur le marché du travail. Par ailleurs beaucoup de jeunes boudent des offres très rentables dans des branches techniques de pointe. Cette attitude nous renvoie à des obstacles culturels. Nous n'avons pas encore accepté fondamentalement d'entrer dans la société industrielle. Nous en restons trop facilement au stade critique tout en bénéficiant des fruits de l'arbre que nous n'avons pas planté. Nous réclamons des politiques vigoureuses en matière de développement industriel sans accepter de réviser notre échelle de valeurs, notre style de consommateur.  Il y a là des contradictions qu'il faudra bien dissiper !

Oui ou non, voulons-nous résoudre efficacement le problème de sous-développement de près de la moitié de la population française du Québec ? Nous sommes en train de sacrifier la génération des sous-scolarisés et des défavorisés de 30-50 ans. Et plus encore nous préparons dans une réforme scolaire mal engagée des chômeurs instruits. C'est tout notre réalisme politique qui est mis en cause. Par ailleurs nous sommes insérés dans un monde industriel capitaliste qui subit des secousses extrêmement profondes. La question de notre promotion industrielle ne se pose pas dans les mêmes termes. Nous n'acceptons pas d'adopter tête baissée l'« american way of life ». Ainsi surgissent d'autres difficultés qui nous sont particulières.

La société ne sait plus où elle va

Sans doute faut-il resituer l'ensemble du problème dans ce phénomène universel de la révolution culturelle qui rejoint l'homme dans ses dimensions les plus profondes, dans ses raisons de vivre, dans son identité personnelle, dans ses solidarités les plus vitales. De toutes les révolutions culturelles, la plus universelle semble celle des jeunes. Plusieurs enquêtes en psychosociologie nous ont [11] montré que les options décisives, aux plans politiques et religieux par exemple, se prennent au moment de la grande adolescence habituellement. Dans une perspective sociologique, le monde des jeunes ne peut être que global, contrairement à celui des adultes qui occupent des fonctions définies dans une société sectorielle.

Le globalisme des jeunes s'accentue par le fait que les institutions d'éducation s'organisent souvent comme un en soi, comme des structures auto-suffisantes. Cette donnée acquiert un impact accru par le fait que la société québécoise a engagé le meilleur de ses énergies dans le domaine scolaire. Or, on commence à se rendre compte que la situation de l'éducation est une variable dépendante de l'organisation globale de la société, de son système de valeurs, de ses principales politiques. Nous arrivons à un point explosif si cette société dans son ensemble ne sait plus où elle va, si elle n'est pas capable de solutions rationnelles, fonctionnelles, efficaces, en rapport avec les nouveaux besoins, les nouvelles aspirations et valeurs. Il n'est pas surprenant que certains veuillent une restructuration complète des cadres socio-politiques, économiques et culturels.

Trois pôles inséparables

Voilà les premiers facteurs qui éclairent l'élargissement de la problématique scolaire dans la révolution québécoise. On comprend qu'une attention unilatérale sur le secteur scolaire mène à un cul-de-sac, aussi longtemps que l'action collective ne se porte pas sur les centres névralgiques des institutions économiques et politiques. On n'en sortira jamais sans une politique de développement intégral qui établit des rapports dynamiques entre les trois principaux pôles, le savoir, le pouvoir et l'avoir ; l'éducation, la politique et l'économie.

Une telle perspective appelle autant un leadership politique vigoureux qu'une démocratisation intense à la base. Les mouvements d'en bas et l'organisation dynamique des superstructures prennent de la cohérence dans la mesure où ils entrent en dialectique ; s'ils restent en parallèle, leur praxis respective devient stérile et inefficace. L'action s'amorce en ce sens depuis quelque temps. Mais on en arrive déjà à un test de vérité, celui de la pauvreté de notre batterie d'hommes politiques.  Or, ce sont eux qui, en définitive, [12] manient les leviers de commande de notre avenir collectif. Les leaders étudiants ont saisi ce phénomène avant beaucoup d'autres citoyens. Les syndicats, à leur tour, se décident de sortir de leur marginalité politique, ou du moins de leur action politique par trop indirecte. On se rend compte que l'éducation et l'économie deviennent politiques.

Refus et action à la fois

Éducation d'abord, disaient les uns, économie d'abord, rétorquaient d'autres, politique d'abord, répétaient les militants indépendantistes. La période récente nous sert de première leçon. Nous avons à élaborer une praxis qui établisse de nouveaux rapports entre ces trois pôles. Jamais ils ne nous sont apparus aussi interdépendants. Les accents se déplacent, les priorités se répartissent différemment. Mais tous semblent d'accord sur une politique plus large, mieux coordonnée de développement.

Ceux qui se contentent d'un refus global ont au moins le mérite de nous obliger à penser à une restructuration de la société sur d'autres bases. Mais ces « contestateurs » absolus ne nous suggèrent aucune praxis, aucune stratégie, aucun projet collectif. Et pourtant au coeur de cette immense remise en question nous ne pouvons scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Par ailleurs, nous ne pouvons en arriver à des transformations profondes sans un grand dérangement. Au refus des fausses réformes, il faut joindre la mise en œuvre systématique de nouvelles pratiques politiques, sociales et économiques. Autrement nous aboutirons à un nihilisme que déjà certaines revendications sauvages placent sous le signe du drapeau noir, d'une anarchie aveugle et d'une violence pathologique. Il ne faut jamais oublier qu'à la contestation globale doit correspondre des solutions politiques fonctionnelles, si radicales soient-elles.

Limite critique et révolution culturelle

Il nous apparaît important d'éviter à la fois cette tentation qui frise le suicide collectif, et ces recours faciles à des solutions d'urgence. Nous avons trop livré de batailles d'arrière-garde dans le passé. Il n'y a pas de problématiques et de réponses unidimensionnelles. [13] Tout se passe comme si nous étions condamnés à un certain globalisme que plusieurs dénoncent à hauts cris sans avouer les échecs des réformes partielles tentées jusqu'ici. Ces dernières ont joué le jeu du statu quo. Comme dans bien des pays, notre société est parvenue à une limite critique semblable à ce que nous révèle l'univers scientifique. Dans certains processus chimiques, il vient un moment où la combinaison de plusieurs éléments ne provoque plus de changements à l'intérieur d'un même phénomène, mais suscite plutôt une réalité totalement nouvelle. Cet exemple mécaniciste reste analogique, tout en étant très révélateur. Sortira-t-il un homme nouveau, une société nouvelle des révolutions culturelles, peut-être les plus radicales de l'histoire ? Dans leur conscience déchirée, plusieurs croient qu'on peut s'attendre au meilleur ou au pire. Est-ce que les réformes ne sont plus possibles ? Sommes-nous acculés au saut qualitatif de la révolution dont parle Hegel ? Selon qu'on a une conception positive ou négative de l'homme, on refusera ou on acceptera la révolution sociale en cours.

Une éthique nouvelle

Dans West Side Story, le vieillard de la boutique dit aux jeunes : « Vous êtes en train de créer l'enfer ». Ceux-ci rétorquent : « Il est déjà là, et ce n'est pas nous qui l'avons fait ». Beaucoup d'adultes font le jeu de l'autruche. D'autres donnent tête baissée dans le mouvement de contestation globale en s'associant bêtement aux plus enragés. Les uns et les autres déçoivent tout autant. Une véritable révolution est le fruit d'une profonde maturation, d'un humanisme authentique, d'une éthique exigeante et lucide, d'une action soutenue et patiente, d'une stratégie bien orchestrée et constructive. Elle appelle un accord profond entre la pensée, l'action et la vie. Beaucoup parlent haut ; au fait, ils dépensent toute leur énergie en « gueule », mais ils craignent de se mouiller les pieds ; ils ne changent rien dans leur style de vie ; ils reculeraient devant la perspective de perdre certaines sécurités acquises. Il ne suffit pas de dire que le Québec ne doit pas manquer la révolution culturelle après avoir loupé la révolution industrielle. Il ne suffit pas de crier comme dans des manifestations récentes : « on est capable » ;  c'est de l'enfantillage de foire.

[14]

Au-dessus du peuple

Les classes populaires n'embarquent pas. Elles ont une sorte de méfiance congénitale. La révolution québécoise, comme la plupart des révolutions culturelles, risque de se faire au-dessus de la tête du peuple. Or, nous ne savons pas encore ce que le peuple québécois a dans le ventre, ce qu'il décidera s'il est acculé à des options décisives. Les élections de 66 et de 68 nous disent toute l'importance de la « corde insécuritaire » que les politiciens ont tirée avec profit. Certains leaders répètent le slogan : il faut sortir de la peur. C'est bien de le dire ; c'est autre chose de le faire. Les nouveaux partis québécois ont beaucoup de chemin à faire sur cette voie.

Où sont les rampes de lancement ?

Une tâche très importante s'impose : permettre aux dynamismes déjà à l'œuvre de donner leur pleine mesure sans les isoler d'une action politique globale. L'action militante dans un parti garde toute sa valeur, surtout actuellement. Mais elle n'est pas la seule. Où sont les centres névralgiques d'une démocratie de base ? Où se trouvent les rampes de lancement d'agirs et de projets collectifs ? Qu'en est-il des nouveaux comités de citoyens, des groupes étudiants, des comités politiques ouvriers, des conseils régionaux de développement ? Où sont les carrefours des forces vives de la base, de la quotidienneté ? Ces questions restent aussi des problématiques à considérer. Elles retiendront notre attention. Mais qu'on nous comprenne bien, elles n'excluent pas les autres formes d'action politique, les expériences d'organisation technocratique qui s'élaborent dans les superstructures. Il est utopique de ne miser que sur les dynamismes locaux ou régionaux si les agents des superstructures politiques, administratives et syndicales ou autres cherchent à maintenir le statu quo ou reculent devant des politiques audacieuses et nécessaires.

Démocratie locale

Pour le moment, nous nous en tenons à cette praxis qui concerne les citoyens au plan de la quotidienneté. C'est peut-être à ce plan que nous sommes le plus faibles. Une mentalité de purs [15] consommateurs est le premier obstacle à une véritable planification, à une promotion collective juste et aux transformations radicales qui s'imposent. Nous devons chercher des points névralgiques de réveil collectif et surtout des centres stratégiques de mobilisation communautaire sans nous laisser séduire de nouveau par les mythes de la société pré-industrielle... refus de la grande ville, méfiance vis-à-vis de l'État, crainte de l'industrialisation et de la technologie, particularisme de patelin et de région, etc.

L'ensemble de notre démarche nous amène à cette question très actuelle de la démocratie locale. Les développements récents en rénovation urbaine et en aménagement de territoire nous obligent à préciser et même à corriger les perspectives déjà esquissées. Encore ici les colloques sur ces thèmes se multiplient. Aurons-nous bientôt une sorte de révolution régionaliste ? Ne nous illusionnons pas sur l'avenir de ce mouvement qui commence. Nous ne saurions oublier que nos traditions de démocratie locale n'ont rien de bien glorieux. Pensons aux scandales politiques qui ne se comptent plus à ce plan. Des centaines de petites municipalités sont aux mains de rentiers qui infléchissent les politiques dans un sens de conservatisme étroit et mesquin. Et la plupart des citoyens ont un souverain mépris pour cette petite politique à portée de la main. Ils réagissent en consommateurs dès que des mesures viennent heurter leurs intérêts immédiats. Quant à la régionalisation, au regroupement de municipalités, à un éventuel gouvernement régional, on se demande sur quelle base démocratique ils reposent. On refuse des interventions qu'on appelait à hauts cris depuis longtemps. Pour comprendre ce refus des réformes de structures, il nous faut définir le sens de certains obstacles socio-culturels qui restent encore vivants chez nous.

Alourdissement culturel

Jusqu'à la dernière guerre mondiale, la province de Québec apparaissait comme une mosaïque de petits centres plus ou moins autarciques. Même Montréal, au début du siècle, connaissait dans une certaine mesure ce découpage qui s'inspirait de l'esprit de clocher. Le modèle rural d'auto-suffisance imprégnait les mentalités au point de rendre méfiants les Canadiens français devant l'urbanisation et l'industrialisation. La réticence était aussi grande devant [16] l'État perçu comme une constante menace. L'absence de vraies politiques agricoles et forestières s'explique sans doute par cette attitude bien ancrée. Ainsi a-t-on laissé glisser les principaux mécanismes de promotion collective dans les mains de la minorité anglo-saxonne tout en entretenant nos illusions politiques, garants de nos droits linguistiques, scolaires et religieux. La ville de Québec devenait le modèle intellectuel et politique de la culture canadienne-française. Pendant ce temps Montréal devenait le véritable pôle économique sous le  signe de l'hégémonie anglo-saxonne. Nous n'avons pas vu qu'il aurait pu en être autrement.  Il ne s'agit pas de geindre sur le passé, mais de comprendre l'actualité persistante de certains mythes.

Aujourd'hui encore, certains voient Montréal comme la grande ville dangereuse, tentaculaire, qui fait le vide autour d'elle et réduit le reste de la province au désert. N'y a-t-il pas ici des relents culturels d'une expérience historique mal digérée ou mal comprise ? N'a-t-on pas encore admis qu'une certaine concentration industrielle, urbaine et culturelle est à la base même du développement d'une société moderne ? [1] Montréal est le seul pôle solide de croissance qui tient le Québec dans la course. Pourquoi s'acharner à l'affaiblir ou à diminuer son tempo ? Est-elle vraiment la cause des déséquilibres régionaux de la province ? Les politiques de développement régional se tournent du côté de l'Est. Encore ici, nous trouvons des signes de renaissance de modèles culturels anachroniques en contradiction avec les réalités modernes.

La paysannerie d'auto-subsistance familiale s'est constituée sous le signe de la colonisation. Les « rangs » ont couvert une partie du territoire québécois. Le salut des citoyens était attaché à cette aventure collective qu'on prêchait du haut de la chaire en plein coeur de Montréal, il y a trente ans à peine. On en est bien revenu, me direz-vous. Or l'anthropologue Dubreuil se demande si ce modèle ne revient pas en surface dans cette tentative de recoloniser les régions à faible rendement économique, non pas évidemment en vue d'implantations rurales, mais en fonction d'un relèvement régional des multiples localités éparpillées sur notre vaste territoire. Est-ce pour réduire l'émigration vers les villes, se demande encore [17] l'auteur cité ? Il conteste ces projets qui tendent à multiplier les métropoles régionales « en y insérant des stimulants pour une certaine industrialisation quelqu'en soit le prix et le peu de rentabilité ». [2]

L'aménagement régional

D'autres spécialistes ont des opinions semblables. Il n'existe pas encore de métropoles régionales, qu'elles se nomment Trois-Rivières, Sherbrooke, Québec, Hull et Chicoutimi, qui soient capables de susciter des effets multiplicateurs. Et pourtant nous courons vers les régions qui n'ont pas le minimum d'infrastructures nécessaires à un premier développement. Ne risque-t-on pas d'investir des sommes énormes pour accoucher d'une souris, laissant ainsi tout le monde insatisfait, surtout les gens en causes ? Les services mis sur pied à grand frais pour une population restreinte répartie sur un très vaste territoire manquent parfois aux métropoles régionales précitées. Nous revenons toujours aux comparaisons avec l'Ontario. Celle-ci présente une distribution de centres urbains mieux équilibrés avec d'authentiques métropoles régionales. Vouloir saupoudrer d'industries l'ensemble du territoire québécois nous ramène au mythe de la colonisation et de ses avatars. Toutes les exigences de concentration, de complémentarité, de hiérarchie des vraies zones d'influence ne correspondent pas au centre de gravité de politiques tournées vers l'extrême Est.

Et pourtant, les questions que soulève la situation du Québec nous semblent plus complexes que ne le laissent entendre les remarques précédentes. Laisserons-nous croupir les populations déjà en détresse du bas Saint-Laurent et de la Gaspésie ? Le B.A.E.Q. reste [18] une expérience pilote valable jusqu'à preuve du contraire. Mais il appelle une politique rationnelle de développement à l'échelle du Québec. Il y a sans doute moyen d'en arriver à une planification qui tienne compte des priorités mentionnées et d'une hiérarchisation des ressources et des investissements. C'est ici que les plus gros problèmes se présentent.

Une option encore impossible ?

Pratiquement aucun des ministères n'offre un potentiel et des politiques aptes à une telle entreprise. Seul le ministère de l'Education, avec les faiblesses que l'on connaît, a commencé à rationaliser son secteur, à régionaliser timidement ses activités, à pratiquer une déconcentration administrative. D'autres ministères peuvent présenter quelques devis. Mais la plupart vivent en plein artisanat. Quant au décloisonnement et à la collaboration fonctionnelle des ministères, on n'est pas prêt d'y arriver. De plus, quelle autorité accordera-t-on à l'Office du Plan ? Or nous savons qu'une politique de développement régional est impensable sans des options définies, des choix judicieux, des autorités effectives et un leadership vigoureux. Beaucoup de ministères fonctionnent en circuit fermé et selon des critères qui ignorent les lois de l'urbanisme et de l'aménagement régional. Pensons aux questions scolaires, routières, particulièrement. Les villes se débattent avec des projets d'urbanisme inapplicables à cause de juridictions insuffisantes et aussi de réseaux gouvernementaux parallèles qui interviennent « anarchiquement » sans prendre en considération les politiques locales. Il faudrait reprendre tous les rapports des récents congrès de l'Union des Municipalités.

On a dit avec raison que le manque de planification coûte très cher surtout en dépenses parfois inutiles et en duplication des services. Or au triple plan : normatif, politico-administratif et opérationnel, nous cherchons vainement les indices d'une programmation en vue d'un développement régional diversifié, cohérent et progressif. Le ministère des Affaires municipales fait des efforts louables, mais sans grand succès. Il se tire tant bien que mal d'une législation confuse et de pouvoirs inefficaces. D'ailleurs les moindres pas déjà accomplis ont suscité une avalanche de difficultés qui venaient tout autant de la base où les administrations locales sont [19] déficientes depuis des années. On ne saurait songer à des gouvernements régionaux ou à des regroupements municipaux si on ne consent pas à de vigoureuses réformes des structures municipales.

D'abord le peuple sous-développé

Ces dernières remarques nous renvoient au grand défi d'une véritable démocratie locale et régionale qui émerge à peine. Dans l'ensemble, les conseillers municipaux ont fait preuve d'un déplorable esprit de clocher jusqu'ici. La récente montée des comités politiques de la base aura-t-elle un impact d'avenir sur les populations locales ? Les technocrates sauront-ils rencontrer ce mouvement d'en bas ?

De toute façon, c'est avec ceux qui subissent les contrecoups des disparités socio-économiques et culturelles que va s'élaborer une dynamique de démocratie locale. Sinon on fera des réformes encore par-dessus la tête des petits et à leur détriment. Les nombreux égoïsmes collectifs qui sont à l'affût se garderont bien de promouvoir les intérêts de la masse. Ceux qui profitent le plus du système sont les mieux représentés et cela jusque dans les syndicats ; ce qui explique peut-être l'apparition de structures parallèles où les citoyens défavorisés, ou marginalisés ou noyés dans les grands ensembles, cherchent désespérément à se faire entendre et à susciter une société plus humaine. Connaîtront-ils le même sort que les mouvements ouvriers et agricoles qu'on a jadis « déradicalisés » et étouffés au nom de l'unité nationale ? Le nouveau nationalisme dans ses traits actuels peut aboutir à des situations semblables si les classes populaires ne jouent pas à plein leur rôle. Comme disait le porc à la poule : « des œufs, pour toi, c'est un engagement partiel, du « bacon », dans mon cas, c'est un engagement total ».

« Régionaliser, c'est redonner le pouvoir au peuple ». Rien n'est moins sûr dans les circonstances actuelles où les élites traditionnelles contrôlent encore tout et où les nantis ne semblent pas vouloir céder d'un pouce, où les leaders politiques refusent de s'engager dans des projets exigeants et à long terme. Les petits ont « leur voyage ! »  Nous jouons des cartes décisives.

Évidemment, nous ne pouvons nous lancer vers les « grandes solutions » sans un vouloir collectif, sans être prêts à y mettre le prix.  Les raisons de vivre d'un peuple adulte, libre et progressif [20] remportent-elles sur le complexe de survivance, la peur du risque, les appétits d'une consommation artificielle et factice ? Nous ne ferons pas le grand ménage sans déplacer des meubles importants, sans déranger des positions bien assises, sans sabrer vigoureusement dans les privilèges et les inégalités inadmissibles. Il faut d'ores et déjà donner des preuves tangibles de nos engagements et de nos options. Il y en a encore trop parmi nous qui ne sont pas passés des paroles aux actes, qui remettent à demain une contribution réelle et efficace à l'aventure commune. Ils ne peuvent vouloir un nouveau statut politique et en même temps ne rien sacrifier pour le développement et la promotion collective du peuple.

À chacun la question est posée : Suis-je une composante du problème ou un participant aux solutions ?

Révolution ou réforme ?

Jusqu'ici nous avons vécu dans une atmosphère de congrès et de contestations parallèles. Cela ne va pas sans grandes illusions. La quotidienneté change plus lentement. Après plusieurs années de travail d'animation et d'action à ras de sol, je ne cache pas une certaine colère devant tout ce « gueulage » sur la scène publique.

Il nous faut dépenser plus d'énergie et de lucidité au plan de l'action, de la mise en œuvre d'une stratégie et de projets collectifs capables de stimuler des dynamismes latents ou manifestes. Cette phase de discussions était peut-être nécessaire, mais elle ne peut durer éternellement. Or, quand il s'agit de passer à une action soutenue, réfléchie, bien organisée, plusieurs se défilent. D'autres versent dans un pessimisme stérile qui se traduit par des remarques de ce genre : « Les gens ne comprennent rien ». « Ils sont trop aliénés ». « On ne peut compter sur eux ». Puis on se replie sur son groupuscule bien pensant, on court les congrès. Nous avons trop de radicaux en pantoufles ou en théorie. Il nous faut des hommes d'action et de pensée capables d'être ferments d'une véritable promotion collective, d'une révolution sociale à long terme, d'une politique québécoise de développement intégral. Nous commençons à peine à élaborer des praxis valables. [3]

[21]

Certains parlent de réformes, d'autres en appellent à la révolution. Sommes-nous parvenus à la limite critique ? Les réformes ne seraient plus possibles. Logiquement, les partisans de la deuxième position devraient prendre le maquis. Devant cette éventualité, ils reculent parce qu'ils ne veulent pas faire marcher le peuple à la baïonnette. Dilemme insoluble ? Les réformes laissées à elles-mêmes ne feraient que consolider l'ordre établi. Est-ce que la meilleure solution est de vivre la révolution au coeur de la réforme ? Ainsi on n'écraserait pas ceux qui ont absolument besoin de sortir d'une situation sous-humaine, ceux qui font face à des urgences, les chômeurs par exemple. Cette perspective assurerait peut-être une meilleure coalition des forces vives qui veulent une restructuration de toute la société. Elle amène à jouer honnêtement la carte démocratique. Elle unit à la fois la contestation et la participation, les refus nécessaires et les praxis à mettre en place pour une vie collective nouvelle. Elle permet une mobilisation générale plus articulée et une démarche politique plus cohérente tout en étant radicale. C'est l'option centrale de notre ouvrage. Il faut la traduire en termes d'action et la resituer dans la conscience et la vie quotidienne du citoyen.

[22]



[1] G. Dubreuil, Culture et aménagement de territoire dans « Le Québec face à l’aménagement régional », F.H.U.A.D.T., Québec, 1968, p. 220.

[2] Op. cit., pp. 218-220. Il y a bien d'autres raisons que celles alléguées par Fauteur. Aménager un territoire à la périphérie, n'oblige pas à réviser des politiques ou à en instaurer de vraies à l'échelle de la province. Ainsi on ne remet pas en cause ce qui se passe au gouvernement du Québec et au coeur de la métropole montréalaise. D'autres observateurs notent que le B.A.E.Q. est le fruit d'une longue gestation chez les leaders des régions auxquelles il correspond. Cette initiative serait un test de vérité d'une montée de la base qui a rencontré des équipes de technocrates dynamiques. Un point d'interrogation majeur demeure. Que feront les hommes politiques de l'État québécois ? Seront-ils l'obstacle principal ou une simple courroie de transmission en sanctionnant le travail fait ? Déboucheront-ils vers une politique d'ensemble à l'échelle du Québec ?

[3] Une nouvelle politique de la cité ne se construit pas uniquement dans des bureaux d'études isolés. Comme on Ta déjà dit, la société, comme l'individu ne déterminent pas les fins, les engagements, les projets d'abord à partir de la logique scientifique des moyens, mais en s'inspirant d'une échelle de valeurs qui relie les besoins et les aspirations. La démarche « technocratique » ne vient qu'en deuxième instance. Citoyens et hommes politiques doivent demeurer les facteurs décisifs. Soit dit sans sous-estimer des impératifs de la recherche scientifique, de l'efficacité et de la rationalité des techniques, et de la nécessité d'une administration dynamique et intégrée.



Retour au texte de l'auteur: Jacques Grand'Maison, sociologue québécois (1931 - ) Dernière mise à jour de cette page le mardi 7 février 2017 8:50
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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