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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques Grand’Maison, LES TIERS.
Tome 2. Le manichéisme et son dépassement
. (1986)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jacques Grand’Maison, LES TIERS. Tome 2. Le manichéisme et son dépassement. Montréal: Les Éditions Fides, 1986, 248 pp. Une édition numérique réalisée par Gemma Paquet, bénévole, professeure de soins infirmiers retraitée du Cégep de Chicoutimi.

[9]

LES TIERS.
Tome 2. Le manichéisme et son dépassement.

INTRODUCTION


Celui qui ne connaît pas les erreurs du passé est condamné à les répéter.
HEGEL

Dans l'étape précédente j'ai décrit le monde des tiers, ses différents types, ses enjeux, ses grandeurs, ses misères, ses espoirs. J'ai montré comment il s'inscrit dans un contexte dualiste qui fonctionne en excluant ceux qui n'ont pas d'atout en main pour faire contrepoids à un rapport de force livré à sa seule logique. Une logique de duel où même le rapport à deux tend à se réduire à la victoire d'un seul grâce à l'élimination de l'autre. Les tiers exclus au départ et en cours de route de la lutte à deux peuvent être les signes avant-coureurs de cette dérive tragique, de cette logique de mort. Ils sont l'instance humaine à la fois critique et décisive pour juger de la pertinence des inévitables conflits d'intérêts, d'idéologies, de pouvoirs en quelque système social que ce soit.

Il y a une sorte d'irréductibilité humaine fondamentale chez le tiers innocent, victime ou instrument de luttes qui ne lui reconnaissent aucun poids dans leur balance de pouvoir, dans leur épreuve de force. C'est le cas du blessé à la guerre, du « civil » tué par les terroristes, par l'armée ou la police ; c'est le cas du malade dans les grèves d'hôpital. Exemple extrême de [10] toutes ces autres situations de tiers marginalisés, exploités, exclus, ou utilisés pour toutes sortes d'objectifs sauf ceux qui concernent leur propre sort. En poussant plus avant cette recherche, je me suis rendu compte que le monde des tiers était beaucoup plus complexe. Eh oui ! Il y a aussi des tiers exploiteurs, des tiers mystificateurs, des tiers pervers. Il y a des tiers inclassables qui nous amènent à voir, à agir autrement, à tenter d'autres possibles. Il y a des tiers créateurs de nouveaux chemins d'humanité, de nouvelles pratiques sociales, de chantiers inédits. Il y a aussi, dans nos sociétés ouvertes et pluralistes, des jeux complexes entre tierces minorités et même tierces majorités. J'ai tenté un tour d'horizon sans pour cela prétendre à une saisie exhaustive d'un phénomène social encore relativement peu exploré.

Mais tout au long de mon parcours je n'ai cessé de rencontrer un problème de fond qu'on n'aborde habituellement qu'à titre d'allusion, d'incise, de constat de passage, à savoir : le bon vieux manichéisme avec sa vision dualiste du monde, son départage simpliste et souvent pervers entre les purs, les vrais, les bons, d'une part et, d'autre part, les impurs, les faux et les méchants. Cette vision des choses est tellement ridicule que personne ne la prend au sérieux. Et pourtant, en pratique, le manichéisme n'en continue pas moins de faire ses ravages sous de nouveaux visages, de nouveaux habits et dans de nouvelles pratiques aussi bêtes que celles qu'on dénonçait hier. J'ai donc résolu de creuser cette veine empoisonnée pour rejoindre ses sources historiques et les remonter jusqu'à aujourd'hui. Cette deuxième étape est donc consacrée aux fondements critiques des problèmes des tiers que j'ai abordés auparavant. Mais je n'ai pas voulu me limiter à une démarche critique. J'ai essayé, dans la logique même des tiers, de dégager une issue, parmi d'autres, à ce manichéisme mortifère profondément engoncé dans l'histoire occidentale. Bien sûr, ce problème existe ailleurs, mais [11] il a pris dans notre culture, dans nos structures mentales, dans la pratique sociale une telle ampleur qu'on ne peut plus se contenter de simples constats sans autre examen.

Un examen qui se doit d'éviter une critique univoque. Le manichéisme ne peut tout expliquer de nos embarras et défis historiques. Un conflit n'est pas nécessairement manichéen, encore moins une dualité. Il y a, par exemple, des jeux de contrepoids qui font partie de l'expérience humaine et de la pratique sociale. Face à un système public et techno-bureaucratique de plus en plus envahissant, il est normal qu'on réagisse par l'affirmation de l'autonomie personnelle, de la vie privée, de l'initiative libre. Face à des institutions trop souvent devenues de purs appareils lourds et impersonnels, comment être surpris de la quête de vraies communautés d'appartenance, de rapports humains plus directs et plus chaleureux ? Je pourrais ajouter une longue liste de ces contrepoids qui peuvent être sains et dynamiques. Ils font partie d'une recherche positive d'équilibre, de complémentarité, et aussi de tensions normales qui accompagnent toutes les dualités de la vie. Tensions entre sécurité et liberté, entre égalité et différence, entre identité et altérité, entre autonomie et appartenance, etc.

Plus la culture de consommation s'homogénéise, plus s'instaure une diversité des styles de vie. Plus les enjeux deviennent planétaires, plus on sent le besoin de se planter dans une communauté locale. Plus les solidarités s'élargissent, plus les identités s'affinent et s'affirment. Plus les nouvelles du jour prennent de la place, plus le besoin d'une conscience et d'une mémoire historiques se fait sentir. Plus le matérialisme gagne du terrain, plus le spirituel revient en contrepoint. Un esprit manichéen ne voit ici qu'opposition irréductible, que contradiction, qu'affrontement idéologique dualiste, toujours pour établir des barricades entre deux camps, entre ennemis irréconciliables. Bien sûr, des polarisations [12] de ce type existent et il faut savoir les reconnaître comme telles. Mais réduire systématiquement tout le réel, toutes les situations, toutes les questions, tous les problèmes à deux logiques qui s'excluent, c'est s'enfermer dans un corridor trop étroit pour rendre compte de la complexité des choses, c'est perdre une liberté d'esprit nécessaire pour accueillir tous les autres facteurs de réalité et explorer la pluralité des possibles, c'est ramener toutes les pratiques sociales à une seule : la guerre à finir, l'élimination de l'autre. Mais je ne veux pas, à mon tour, passer à l'autre extrême, et nier la réalité des conflits, leurs sources, leurs sens, leurs dynamismes possibles, leurs forces de changement, leur radicalité quand ils portent sur des enjeux importants.

Quand arrivent de fortes et profondes mutations sociales, culturelles, économiques ou politiques, quand celles-ci deviennent des crises historiques, on ne peut éviter de rencontrer des contradictions, des conflits de valeurs, de comportements, d'idéologies, d'intérêts divergents ou opposés. Ce n'est pas céder au manichéisme que de les reconnaître comme tels, de les assumer et de tenter de les dépasser de l'intérieur. Plus les enjeux sont cruciaux, plus les conflits prêtent flanc à des polarisations rigides, à des oppositions radicales et à des extrémismes. En pareil cas, il n'est pas facile de trouver les touches justes et les pratiques pertinentes qui permettront d'humaniser ces conflits inévitables, et cela sans contourner ou laminer les enjeux de justice qui sont en cause. Ma critique du manichéisme et les formes de dépassement que je propose ne sauraient rendre compte de la complexité de pareils défis. Ce n'est donc qu'un aspect de la question, même si je le considère d'une grande importance.

Je me suis demandé aussi, au cours de cet examen, s'il n'y avait pas, en deçà du manichéisme, un certain [13] mode de fonctionnement mental et culturel propre à l'Occident, ou encore une vision du monde de type dialectique. Un texte récent du sociologue Guy Rocher m'a alerté à ce chapitre [1]. Les extraits que j'en tire illustrent bien l'interrogation que je porte et marquent les limites de la critique du manichéisme que je déploie dans cet ouvrage. G. Rocher décrit ici trois mutations qui lui paraissent fondamentales et étroitement interreliées. Ces extraits sont sommaires, schématiques mais assez explicites pour une compréhension immédiate :

1. Tout d'abord, la valorisation de ce que j'appellerais « ce-monde-ci », par opposition à « ce-monde-de-l'au-delà ». J'entends par là l'importance toujours croissante que l'on accorde au bonheur humain, à « la qualité de la vie », au « temporel » par opposition à « l'éternel », à l'aménagement de la « cité terrestre » par opposition à la « cité de Dieu ».
La valeur de « ce-monde-ci » revêt plusieurs modalités :

- la sécularisation des intérêts et des institutions ;
- les différentes formes de matérialisme ;
- les spiritualismes « incarnés » ;
- les socialismes ;
- l'écologisme.

C'est en réaction contre ces nouvelles valeurs que l'on assiste :

- à des remises en question à l'intérieur des Églises ;
- à la multiplication de nouvelles sectes et religions fondamentalistes ;
- au succès de l'ésotérisme ;
- au durcissement de certaines religions (v.g. dans l'Islam).
[14]
2. Le « personnalisme », c'est-à-dire l'accent mis sur la réalisation de soi, selon ses besoins et ses aspirations. L'oscillation entre deux pôles de valeurs : personnalisme vs communautarisme, ou encore individualisme vs collectivisme est un fait constant dans l'histoire de toutes les civilisations, toutes les sociétés. Il y a des périodes de l'histoire (et il y a aussi des sociétés) qui sont plus personnalistes, d'autres plus communautaristes que d'autres. Le 20, siècle a été particulièrement agité à cet égard : les valeurs extrêmes contradictoires s'y sont affirmées, se sont affrontées. Les totalitarismes de droite (nazisme, fascisme) et de gauche (communisme stalinien) ont poussé jusqu'à la limite extrême l'idéologie collectiviste. La révolte contre ces idéologies accentue, en sens inverse, la poursuite des « droits de la personne », le besoin de se réaliser en soi-même et pour soi-même.
Cette polarité et cet affrontement de valeurs se retrouvent :

- sur le plan de la politique internationale, dans le clivage entre les deux « blocs » ;
- dans les religions et les mouvements religieux ;
- dans les mouvements sociaux ;
- dans les oscillations du droit contemporain.

Je voudrais ici mettre l'accent sur un aspect de ce personnalisme : la libération de l'expression des sentiments, des pulsions, des besoins, des désirs, en révolte contre la prédominance du rationalisme. On retrouve ici aussi une autre polarité, qui est également une constante de l'histoire humaine, entre le rationalisme et le romantisme, entre « la raison » et « le coeur ».
L'histoire occidentale des deux derniers siècles a été marquée par une poussée de la rationalité, que l'on a voulu affirmer de diverses façons :
[15]

- dans la philosophie ;
- dans les sciences ;
- dans les politiques ;
- dans l'organisation du travail ;
- dans l'organisation sociale.

On a assisté au cours des dernières décennies à une vive réaction « expressionniste » contre l'envahissement et l'omniprésence de cette rationalité. Elle s'est d'abord manifestée dans les arts (peinture, poésie, musique), avant de devenir un puissant mouvement social dans les années 60. On la trouve notamment sous la forme de :

- la libération sexuelle ;
- la remise en question de la morale traditionnelle ;
- l'accent mis sur la communication.

3. La valorisation de l'égalité, déjà en marche au moins depuis la Révolution française, a fait de grands pas depuis la dernière guerre. On a parlé d'une « crise de l'autorité » ; il s'agit en réalité d'une crise de toutes les hiérarchies, c'est-à-dire de toutes les formes hiérarchiques de rapports sociaux. On pourrait aussi dire qu'il s'agit d'une « crise des pouvoirs », c'est-à-dire d'une remise en question des fondements et des modes d'exercice de tout pouvoir, quel qu'il soit.
On peut observer cette valorisation de l'égalité dans ses différentes manifestations :

- mouvements féministes, pour la reconnaissance de l'égalité de la femme et de l'homme ;

- mou
mouvements des handicapés pour faire reconnaître l'égalité de leurs statuts et de leurs droits ;

-
contestations des hiérarchies cléricales dans les églises ;

-
prolifération de l'idéologie « participationniste » dans les structures et la vie politiques et dans les organisations et mouvements sociaux.

[16]

Cette approche critique qui identifie des tensions réelles ne peut être taxée de manichéisme. On y trouve des constats qui sont justes et vérifiables, des Polarisations qui existent vraiment. Ce que j'ai voulu montrer dans mon enquête historique, c'est plutôt le travers qui accompagne souvent ce fonctionnement mental, culturel et social. Travers qui dresse artificiellement des oppositions irréductibles d'absolus qui s'excluent, dans des conflits sans issue possible, dans des logiques unitaires et univoques qui adhèrent et rejettent tout aussi aveuglément. L'esprit manichéen divise le monde entre purs et impurs. Il ne reconnaît aucune vérité chez l'autre, aucune erreur en lui-même. Il est à la source de ces violences sans quartier, sans merci. Il ignore les ambiguïtés, la relativité, la complexité de toute situation humaine. Sa « pureté » l'empêche d'agir, de transiger, de risquer. C'est aussi un « excluant » au sens fort du terme. On comprendra que je prête attention à ce phénomène social et historique dans un ouvrage qui fait état de la situation des exclus, des tiers qui souvent font les frais de nos trop nombreux conflits manichéens.



[1] Guy ROCHER, Mutation des valeurs, Montréal, Conférence aux H.E.C., 1985, texte ronéotypé.



Retour au texte de l'auteur: Jacques Grand'Maison, sociologue québécois (1931 - ) Dernière mise à jour de cette page le jeudi 23 mai 2013 10:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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