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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques Grand’Maison, UNE TENTATIVE D’AUTOGESTION. (1975)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jacques Grand’Maison, UNE TENTATIVE D’AUTOGESTION. Montréal: Les Presses de l’Université de Montréal, 1975, 228 pp. Une édition numérique réalisée par Gemma Paquet, bénévole, professeure de soins infirmiers retraitée du Cégep de Chicoutimi.

[9]

Jacques Grand’Maison

Une tentative d’autogestion

INTRODUCTION


SITUATION DE DÉPART. Une usine de textile en plein cœur d'une ville moyenne du Québec. Près de 500 travailleurs. Des travailleurs, peu scolarisés, peu mobiles, peu « recyclables et reclassables », et d'une moyenne d'âge de 45 ans, bref une main-d’œuvre assez captive. Et voilà le drame à l'horizon ! La direction annonce légalement un licenciement massif qui équivaut à une fermeture de l'usine. Cette fois, c'est sérieux. Jadis, la population avait entendu plusieurs fois des propos menaçants du même genre. On sait l'instabilité de ce secteur industriel. Installée depuis le début du siècle, cette entreprise constitue une sorte de tissu humain cousu dans l'étoffe communautaire locale. Non pas de par l'appartenance des propriétaires et des administrateurs, mais de par une communauté d'ouvriers fortement nouée. La moyenne d'ancienneté de 17 ans en dit déjà long, de même ces longues luttes et cette courageuse militance syndicale.

L'éventuelle fermeture a donc de nombreuses répercussions sur l'ensemble de la collectivité locale. On ne déchire pas un tel tissu humain sans provoquer de graves déséquilibres sur tous les plans. Mais cette brisure est encore plus grave dans un monde prolétaire qui n'a souvent que cette solidarité de base pour se défendre et s'exprimer. Il y a quelques années une autre industrie de la ville avait pratiquement fermé ses portes. Même type de travailleurs, situation collective semblable. Ces hommes, réduits au bien-être social, au chômage ou à des démarches individuelles de recyclage et de reclassement, ont mis, pour la plupart, trois ou quatre ans avant de surmonter le premier choc désintégrateur. Ils étaient démolis psychologiquement et socialement. Ce fut le sauve-qui-peut individuel, sans les appuis communautaires d'hier, sans les soutiens structurels de leur organisation syndicale. Même le noyau des militants ne résista pas à l'épreuve.

Conscients de cette expérience récente et de ses douloureuses conséquences, les travailleurs menacés prirent l'initiative de chercher des solutiens [10] pour relancer ce qu'ils considéraient un peu comme leur second « chez eux », selon une expression reçue dans le milieu. Ils pensèrent même à une coopérative de production. Mais ils écartèrent vite un tel objectif inaccessible dans les circonstances. L'avis public de licenciement avait alerté l'opinion publique et suscité des débats dans la région. Certains suggéraient l'utilisation des programmes gouvernementaux ad hoc. L'exécutif syndical prend alors l'initiative de proposer la constitution d'un comité d'étude et de reclassement dans le cadre prévu à cette fin. Mais la visée dépasse l'objectif officiel d'un tel organisme. Il s'agit de relancer l'entreprise, et cela sur de nouvelles bases. Pourquoi ne pas songer à de nouveaux modèles industriels d'administration, de travail ? Après tout, n'est-il pas fini ce temps où des propriétaires et des gestionnaires étrangers au milieu pouvaient installer une firme, l'exploiter ou se retirer sans rendre compte à qui que ce soit de leurs actes ? Bien sûr, il y a ici une réponse bien connue : « Ne payons-nous pas les taxes nous aussi ? » Une attitude comptable assez réductrice en matière de responsabilité sociale ! Surtout quand on songe au fait que les villes québécoises ont consenti de forts privilèges fiscaux aux entreprises, même dans les périodes de grande prospérité. Des fortunes en ont bénéficié largement. Au moment d'une crise profonde, le poids des responsabilités collectives versera-t-il exclusivement du côté de ces communautés pauvres ou de ces groupes de travailleurs démunis ?

Au demeurant, l'initiative des travailleurs de cette usine allait provoquer une réaction positive tant chez les gouvernements que chez la direction. Les diverses parties se concertèrent pour la constitution d'un tel comité. Et l'on se mit à la tâche.

Ce comité se compose d'un président, de deux membres désignés par le syndicat et de deux membres désignés par la compagnie. Il est assisté dans ses travaux par un représentant du Service consultatif de la main-d'œuvre du Canada et un représentant de la Direction régionale de la main-d'œuvre du Québec. Son budget fixé initialement à $20 000 fut ultérieurement porté à $50 000. Sa durée fut de un an. Son mandat, outre le reclassement éventuel de la main-d'œuvre mise à pied, fut celui d'étudier les solutions possibles pour le maintien et le développement de l'emploi à l'usine même.

La première période de fonctionnement du comité s'est déroulée dans une atmosphère difficile ; il fallait mettre en place à la fois des structures d'étude et des mécanismes de reclassement. La prééminence de l'une ou l'autre des fonctions a été déterminée par des événements extérieurs qui sont venus bouleverser le travail du comité. Ces événements furent surtout [11] la rupture de la négociation en vue d'une nouvelle convention collective, la signature de lettres d'entente, l'occupation de l'usine par les travailleurs, la menace d'une fermeture totale de l'usine, etc.

La deuxième période débuta quand la menace d'une fermeture de l'usine fut écartée à court terme. Le comité se consacra alors à des études et à un diagnostic de la situation. Les bases de ces études sont deux rapports qui avaient comme objectifs :

— évaluer la viabilité de l'entreprise ;

— relever les déficiences ou les anomalies les plus caractéristiques ;

— établir les meilleurs moyens de rendre l'entreprise rentable afin de lui permettre de réembaucher la totalité, ou tout au moins une grande partie des employés mis à pied ;

— étudier la situation sociale et économique des travailleurs de l'usine et connaître leurs sentiments face à la compagnie et à ses cadres supérieurs.

Ces études devaient couvrir toutes les fonctions de l'entreprise depuis l'aspect administratif (organisation, finance, marketing) jusqu'aux facteurs humains (psychosociologie de la main-d'œuvre) en passant par les problèmes de production (technologie, génie industriel). Elles ont permis de bien identifier les problèmes de la compagnie et des travailleurs et de se faire une idée relativement précise des solutions possibles.

Enfin, la troisième période de fonctionnement du comité fut celle de la recherche active de solutions et de moyens pour les mettre en oeuvre. Parmi les réalisations les plus importantes, mentionnons celles-ci dans l'ordre chronologique de leur occurrence :

1 . Formation. Un programme de formation en industrie, avec une aide financière très substantielle du ministère de la Main-d'Oeuvre et de l'Immigration du Canada, a contribué à l'amélioration de la quantité et de la qualité de travail, des possibilités compétitives de la compagnie sur le marché du textile.

2. Plan de réorganisation. L'établissement d'un plan d'action pour la réorganisation de l'usine. Cette réorganisation doit permettre à 400 personnes au moins de garder un emploi permanent. Cette réorganisation devrait se faire en trois ans et exige des investissements en matière d'équipement et de consultation technique pour une somme évaluée à quelque $1 255 000. Des négociations se poursuivent, avec les différents paliers gouvernementaux, en vue d'obtenir des aides financières pour la réalisation de ce plan.

[12]

3. Une nouvelle convention collective. La signature d'une nouvelle convention collective pour une durée de trois ans. Cette nouvelle convention collective est remarquable à un double titre. Tout d'abord parce qu'elle existe. En effet, après un an de négociations, de confrontations difficiles, les deux parties sont parvenues à un accord satisfaisant sur toutes les clauses traditionnelles ; mais surtout, elle contient plusieurs clauses originales qui introduisent un régime de consultation avec les travailleurs avant les décisions administratives ou opérationnelles qui concernent la main-d'œuvre. Cette entente manifeste la volonté commune, patronale/syndicale, de collaborer en vue d'assurer la survie de l'usine, dans des conditions qui tiennent compte des intérêts et des aspirations des travailleurs.
4. Le projet de formation et d'information. Cette opération vise la réorganisation de l'usine comme telle, surtout sur le plan de l'aménagement du travail : nouvelle division des tâches, implication des travailleurs sous forme de responsabilités et de contrôles mieux définis, formation technique et administrative, façonnement d'une véritable communauté de travail solidaire et dynamique. On parle moins d'adaptation que d'initiative, de polyvalence, de créativité, d'autocontrôle et de coresponsabilité. Bref une autre philosophie de base.

MONOGRAPHIE D'UN MILIEU DE TRAVAIL. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Chez les uns et chez les autres, tant au sein de la communauté des travailleurs qu'au sein de l'administration, les perspectives nouvelles se heurtent à de vieilles habitudes. On s'engage donc dans un cheminement difficile qui nous montrera les énormes défis que rencontrent les artisans de nouveaux projets industriels, les concepteurs de modèles inédits d'organisation du travail.

Administrateurs et travailleurs vont vivre de très dures tensions, déjà accusées par de graves problèmes financiers, administratifs et techniques. Comme en bien d'autres cas en Amérique du Nord, les parties commencent à chercher des solutions neuves seulement au moment où il semble y avoir cul-de-sac. Il est trop facile, alors, de s'en prendre à « l'irréalisme » des nouveaux projets de réorganisation du travail. On le verra par la suite, les ouvriers de cette usine n'ont jamais prétendu partir à l'assaut de l'Olympe. Ils savaient bien que certaines transformations radicales du monde économique ne peuvent pas se faire uniquement dans la foulée d'une action menée par un groupe local. Par ailleurs, ils n'ont jamais voulu se limiter aux revendications habituelles bien connues : accroissement pur et simple de la productivité ou quelques miettes de la table des maigres profits, ou [13] encore reclassement individuel advenant la fermeture de l'usine. Ils ont lutté pour d'authentiques responsabilités, pour des contrôles effectifs et même pour des pouvoirs réels. Peu à peu, ils ont formulé un projet industriel que va nous révéler la suite de leur aventure.

Des conjonctures économiques désastreuses, en plus des problèmes internes déjà signalés, allaient briser la première étape de relance de l'entreprise. D'où la fermeture de l'usine. Les travailleurs ne démissionnent pas. Ils restent regroupés afin de trouver une solution « collective » pour la communauté de travail comme telle. Six mois de recherche, d'animation, de tractations pour s'acheminer vers une réouverture. Plusieurs formules sont envisagées. Les deux gouvernements résistent. La compagnie prend ses distances. La centrale syndicale et ses experts se mettent de la partie. Les ressources humaines de la communauté locale apportent leur aide. Mais ce sont surtout les travailleurs eux-mêmes qui élaborent un projet de rechange. Avec de tels appuis, ils mettent en place des processus de formation technique et administrative, d'aménagement de travail autogéré, d'initiation économique sur l'ensemble de l'industrie du textile. De plus, ils entreprennent une série de démarches proprement politiques pour amener les gouvernements à sortir des sentiers battus et à soutenir financièrement et techniquement un nouveau projet industriel qui s'appellera Tricofil. En février 1975, la première bataille est gagnée. Les travailleurs louent l'usine. Une autre étape commence. Que se passe-t-il alors ?

C'est tout l'itinéraire de cette expérience que je veux relater ici. Peu à peu le manuscrit est devenu une sorte de monographie d'une usine québécoise. Mais cette étude déborde sur l'ensemble de la société, puisqu'il y est question des principaux dispositifs d'intervention des principales institutions sociales, économiques et politiques.

J'ai dû laisser tomber une grande partie de l'historique pour ne pas alourdir l'ouvrage. Comme participant à ce processus, au titre particulier de consultant, j'ai été tenu sous l'obligation du secret. Dans la première rédaction je ne nommais pas l'usine.

Aujourd'hui, je puis identifier celle-ci. Il s'agit de la Regent Knitting Mills, installée à Saint-Jérôme depuis 1-916. Jusqu'au début des années 1950, cette entreprise était une des trois seules usines importantes de la ville. Malgré son accroissement démographique, Saint-Jérôme avait gardé cette même infrastructure industrielle étroite, fragile du début du siècle. Les ouvriers de la ville ont toujours vécu dans un climat d'insécurité, de chômage intermittent. Les administrateurs des trois grosses compagnies s'entendaient ensemble pour bien contrôler la main-d’œuvre captive de la localité.

[14]

Quelques chiffres vont aider le lecteur à saisir le caractère chaotique et insécuritaire de l'évolution de cette entreprise, qui exprime bien celle de tout le milieu ouvrier jérômien, et qui sait, de la majorité des petites villes du Québec où des entreprises instables de textile ou de chaussures se sont installées au début du siècle.

Voici une première idée de l'évolution de l'emploi dans cette usine 1928, 560 employés ; 1936, 650 ; 1945, 1 330 ; 1948, 1200 ; 1956, 950 1963, 500 ; 1967, 700 ; 1974, 450. On comprend déjà certains motifs de la série de grèves, d'arrêts de travail, d'épreuves de force, qui vont jalonner l'histoire de l'usine à partir des années 1950. Le chômage dans la ville donnait beau jeu aux employeurs qui, par ailleurs, avaient bénéficié d'une activité industrielle très payante au moment de la guerre et de l'après-guerre. Notons ici qu'il y a eu changement de propriétaires en 1943-1944.

Ces simples chiffres sont gros de tout le drame de l'industrie textile au Canada. Je devrais parler plutôt du Québec où cette industrie est concentrée. Voici quelques points de repère que J.-G. Frenette a tiré d'expertises récentes.

En 1972 on estimait à 84 000 le nombre de travailleurs dans le textile au Canada. La croissance de l'emploi de 1968 à 1972 fut de 0,8% par an et on estime entre 1 et 5% la croissance annuelle entre 1973 et 1978. Dans le vêtement, il y en avait 119 600 ; la croissance de l'emploi fut de 0,2% de 1968 à 1972 et on l'estime à 1% par an de 1973 à 1978.

C'est un secteur québécois. Pour les secteurs textile et vêtement, la représentation du Québec par rapport au Canada est fortement majoritaire. C'est en effet une industrie typiquement québécoise car la place du Québec se chiffre ainsi en 1973 :

% Québécois de la main-d'œuvre canadienne

% Québécois de la fabrication canadienne

Textile

55 %

55 %

Bonneterie

60%

60%

Vêtement

70%

N.D.


On voit ici toute l'importance que peuvent prendre pour le Québec les politiques économiques du gouvernement fédéral concernant cette industrie.

Le fédéral contrôle le sort de cette industrie. Par le jeu des échanges commerciaux, un gouvernement peut décider de permettre à un pays étranger l'entrée de son produit en retour de privilèges identiques pour un [15] produit canadien. Par exemple, on peut vouloir vendre le blé canadien aux pays asiatiques en leur permettant, en retour, de vendre leurs vêtements et leur textile au Canada. Voyons maintenant l'état des importations et des exportations dans ce secteur pour 1972.

Importations
($ 000)

Exportations
($ 000)

Vêtements féminins

166 000

57 000

Vêtements masculins

69 000

8 000


Pour les vêtements féminins les importations représentent (1972) 17% de la production canadienne alors que les exportations ne représentent que 6%. Dans le vêtement, les importations représentent une perte de 12 000 emplois canadiens.

Dans le textile, la valeur de la production canadienne se situe à près de 1 milliard par an. Dans les années soixante la production canadienne représentait environ 55% du marché et les importations, 45%. Depuis 1970, c'est l'inverse qui se produit de sorte que le marché canadien est majoritairement noyé par les importations, d'où la crise actuelle dans ce secteur.

Au total, les importations canadiennes sont ainsi passées de 730 millions à $1 041 000, de 1970 à 1972, où l'industrie du textile comptait pour près des deux-tiers, alors que les exportations canadiennes ont progressé de $181 millions à $217 millions.

Notons l'ampleur de la crise actuelle du textile. On estime à près de 4 000 les mises à pied en 1974, quelque 3 000 autres s'y ajoutant en 1975. Les importations massives de nylon, de tissus de fibre chimique, de worsted, polyester-coton, les double jersey sont à l'origine de cette catastrophe. Les pays asiatiques, pour équilibrer leur balance de paiement devenue déficitaire avec la hausse du coût du pétrole qu'ils importent, nous ont inondés de produits de textile écoulés parfois en dessous du coût de production (dumping). Seule une réglementation sérieuse du type et de la quantité des importations de textile peut régulariser la situation de l'industrie locale et c'est le fédéral qui contrôle cette politique économique. Lui seul est en mesure d'endiguer la crise actuelle du textile. En mars 1975, la commission canadienne de textile essuie, une fois de plus, un refus de la part du gouvernement fédéral qui ne veut pas apporter de correctifs valables. Le Québec paie pour les autres intérêts économiques que poursuit le gouvernement central, ailleurs au pays.

Un espoir demeure : l'industrie du vêtement connaît encore des possibilités d'expansion. C'est sur cet atout que va miser la nouvelle société Tricofil qui remplace la Regent Knitting. Nous y reviendrons.

[16]

Nous allons donc reprendre à ses débuts le « fil » de cette aventure difficile et passionnante que vit une humble communauté de travailleurs de chez nous. Il faudra toujours se remémorer le contexte social que nous venons de décrire. Par exemple, dans beaucoup de milieux ouvriers québécois, le caractère captif de la main-d’œuvre, le type d'industrie et l'aliénation globale, culturelle, économique et politique, ont fortement conditionné des attitudes de base face aux pouvoirs, au travail, à la mobilité sociale, à la technique, à l'économie, à la politique.

Les questions posées, les réponses des travailleurs, les solutions envisagées paraîtront simplistes aux yeux de plusieurs spécialistes. Mais comment ne pas respecter cet apprentissage progressif et modeste qu'ils ont fait ? Ils se sont fabriqué des outils d'analyse et d'action plus à leur portée. De telles démarches se situent au début d'un processus complexe de changement social global. On n'a qu'à penser à la diversification rapide des rôles du syndicalisme sur plusieurs fronts. Par delà un certain climat explosif qui insécurise la population, il faut comprendre les tâtonnements inévitables de cette période de transition profonde qui met en cause tous les fondements de notre société, et même de la civilisation actuelle. Le moindre problème à la Regent nous amenait jusque là.

En s'ouvrant à ces perspectives, les ouvriers de la Regent n'ont pas moins « gardé les pieds à terre » pour chercher, avec le risque collectif, les sécurités de base. On découvrira même chez eux des « ruses populaires » qui échappent à bien des analystes du comportement québécois. S'agit-il d'une sagesse nouée à l'histoire d'une communauté nationale conquise qui a dû regagner sa terre pouce à pouce ? Je ne sais. Certains radicaux désespèrent de cette trop longue patience. Un second regard permettra peut-être de découvrir un nouveau dosage de prudence et d'audace, de sécurité et de risque, qui est loin de ce que des esprits énervés et superficiels appellent le conservatisme atavique et le pessimisme démissionnaire des Québécois. Ne faut-il pas faire davantage confiance aux hommes d'ici, et à une certaine dynamique historique qui semble échapper à des cadres d'analyse savants, peu acculturés, et si souvent stériles ? Cette humble expérience en témoigne.

Constamment, avec toutes mes prétentions de consultant, j'ai été déjoué dans mes diagnostics par les stratégies souvent invisibles, et apparemment irrationnelles, mais pourtant judicieuses, des ouvriers et de leurs leaders. L'intérêt de cet ouvrage est là. Et non dans mon travail d'expertise que je sais très limité, et sujet à de très justes critiques scientifiques. Je ne voudrais pas non plus qu'on me prête des naïvetés faciles sur la « communauté », sur la place du travail dans la culture moderne, sur l'éternel reproche de « réformisme » et sur tant d'autres repères à la mode [17] dans le bag critique actuel. J'ose espérer qu'on se mettra d'abord à l'écoute de cette expérience avant de sortir la « règle à calcul » soit du P.P.B.S., soit de l'analyse structurale du néo-marxisme. C'est cette première instance d'un regard empathique que je propose. Peut-être le mien et le vôtre nous feront découvrir chez ces hommes du peuple une identité, une dynamique que nous ne savons même plus reconnaître en nous-mêmes. Par ailleurs, j'ai voulu laisser ma propre démarche assez ouverte pour ne pas enfermer le lecteur dans ma propre interprétation.

Cette expérience a été jalonnée de débats de fond et d'initiatives qui pourraient éclairer bien des problématiques actuelles. Tel un monde du travail qui n'a été conçu et aménagé ni par les travailleurs ni pour les travailleurs, mais presque uniquement pour des objectifs de profit. Les politiques économiques des gouvernements sont à la remorque de cette dernière finalité. Et cela, jusqu'au cœur des programmes de recyclage et de reclassement. L'expression « adaptation de la main-dœuvre » le suggère déjà. Par delà les considérations techniques, il y a cette volonté de soumettre le travailleur « individuel » à des objectifs économiques extérieurs à lui et même au corps démocratique des citoyens. Quand les travailleurs de la Regent vont présenter un nouveau projet industriel aux gouvernements, en réclamant assistance technique et financière, ceux-ci vont attendre d'être acculés à agir sous la pression de l'opinion publique. Ils consentiront quelques dizaines de milliers de dollars pour aider à la location de l'usine par les travailleurs. Mais qu'est-ce que cela représente à côté des généreuses subventions aux gros propriétaires privés et même aux multinationales ? L'expérience Regent est donc un révélateur du néo-capitalisme actuel.

Je pourrais donner ici bien d'autres exemples de leçons qu'on peut tirer. Telle encore cette mise en place d'un ensemble intégré de démarches d'information, de formation et de reclassement, d'initiation sociale, technique, économique et politique, sur une base à la fois collective et individuelle, et dans un contexte qui assume le tissu humain et le lieu social naturel d'une communauté de travail. On ne trouve pas cette cohérence dans les politiques actuelles de formation permanente, de recyclage et de reclassement. Les ouvriers de la Regent ont recomposé des interventions trop souvent parallèles et contradictoires de différentes instances publiques. Avouons qu'ils ont rencontré parfois des fonctionnaires très disponibles et compétents. Mais ces travailleurs se sont rendu compte de l'absence d'une véritable philosophie e sociale » dans cet univers néo-capitaliste encore accroché à des critères trop exclusivement « individuels », « privés », et peu démocratiques. On est loin de la démocratie économique. Ce qui rend bien artificiels certains rituels de la démocratie politique.

[18]

Bien sûr, cette monographie manquerait d'horizon et même de pertinence, si nous n'avions pas confronté une telle opération avec d'autres expériences, d'ici et d'ailleurs. De plus, si nous voulions déboucher sur certaines pistes d'avenir, il nous fallait élargir ce champ expérimental, comme complément à notre première étude, plus théorique. Retenons ici une remarque très fréquente qui ouvre à l'intelligence de cet ouvrage tant dans son contenu que dans son langage.

Certains s'interrogent sur le fait que les questions de réorganisation du travail ont été véhiculées surtout dans les milieux patronaux et dans les cercles de consultants. À la Regent, de bout en bout, les travailleurs et leur syndicat ont été les initiateurs et même les maîtres du jeu, malgré des échecs qui relevaient davantage d'un contexte conjoncturel et de macrostructures économiques et politiques peu favorables à un tel projet.

D'autres critiques vont plus loin et se demandent si cette problématique de l'humanisation du travail n'est pas secondaire dans l'échelle de valeurs des citoyens actuels. C'est un fait que beaucoup de jeunes ont connu des pratiques d'éducation contraires aux pratiques du monde du travail organisé. Même à la Regent, on en a pris conscience. Par delà la part de vérité de ces critiques, ne s'enferme-t-on pas dans un cercle vicieux antipolitique et même dans des sophismes simplistes ? Les arguments de ces critiques peuvent être retournés contre eux-mêmes. Bien sûr, un ouvrier exécutant qui se voit condamné toute sa vie à tel genre de travail, se contentera de « satisfactions immédiates » dans un job qu'on lui a défini et assigné sans la moindre consultation ou participation. Mais voilà le cercle vicieux : un travail insignifiant sera forcément peu important à ses yeux. Je parle de la signification intrinsèque du travail lui-même et de son organisation. Renversons l'argument avancé plus haut. Dans quelle mesure l'aliénation du travail et du travailleur lui-même ne l'influence pas dans la sous-estimation de cette expérience de vie qui prend une part importante de son existence ?

Les milieux populaires ont une philosophie de la vie bien loin d'une certaine nouvelle culture décrochée du pays réel et des requêtes quotidiennes de libération collective à même des expériences aussi simples et courantes que celles du travail, de l'habitat ou de l'éducation. Le citoyen ordinaire sait le poids et le prix de ces réalités quotidiennes. Malgré les aliénations précitées, combien mettent encore leur dignité dans leur identification de « travailleurs » ? Veut-on leur enlever cette dignité fondamentale au nom d'une « civilisation des loisirs » davantage accessible à une certaine couche de privilégiés ? Soyons sérieux. Préfère-t-on que les travailleurs évoluent vers un statut de dépendants de l'État ? Comment soutenir que le travail disparaîtra de la société future ? À mon avis, il restera [19] une dimension importante de la vie pour la grande majorité. Raison de plus pour le transformer radicalement selon l'évolution culturelle actuelle et les requêtes de libération collective économique et politique.

Il y a parfois des attitudes sceptiques stérilisantes qui amènent des privilégiés de toutes sortes à minimiser le langage du pain qui leur est déjà assuré. Quand on perd le sens du pain, on perd le sens de tout... le sens humain... le sens du peuple, le sens des solidarités fondamentales de la vie, le sens politique du quotidien. N'est-ce pas le premier défi que posent quelques milliards d'hommes ? Je préfère donc rester à ce niveau vital plutôt que de rejoindre ceux qui, le ventre plein, regardent de haut ces humbles efforts collectifs du monde ouvrier. En cherchant à améliorer la qualité du pain, du travail et de l'éducation, ces travailleurs commencent à instaurer d'autres rapports sociaux.



Retour au texte de l'auteur: Jacques Grand'Maison, sociologue québécois (1931 - ) Dernière mise à jour de cette page le jeudi 23 mai 2013 7:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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