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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Symboliques d'hier et d'aujourd'hui (1974)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du texte de M. Jacques Grand’Maison (1931-), Symboliques d'hier et d'aujourd'hui. Un essai socio-théologique sur le symbolisme dans l'Église et la société contemporaines. Montréal: Les Éditions Hurtubise HMH, ltée, 1974, 318 pp. Collection: Sciences de l'homme et humanisme, no 6.. Une édition numérique réalisée par Gemma Paquet, bénévole, professeure de soins infirmiers retraitée du Cégep de Chicoutimi.

Avant-propos

Dans les sociétés traditionnelles, chez nous comme ailleurs, il y avait un rapport très étroit entre les grands symboles collectifs et l'existence quotidienne. En régime chrétien, par exemple, la biographie des individus comme l'histoire de la collectivité entraient en connivence avec une histoire sacrée. Dessein de Dieu et projet de l'homme se mariaient dans un ensemble intégré d'expériences et de symboles. Rites religieux et rythmes de vie, spiritualités et cultures populaires, mythes et « vécus » se renforçaient les uns les autres pour donner cohérence et finalité à la vie. Et c'est dans telle ou telle tradition qu'on trouvait une économie pour fédérer ces diverses pratiques individuelles et collectives. Le code symbolique offrait à son tour un cadre de lecture, de compréhension et d'appartenance immédiates. Ainsi les chrétiens d'ici se comprenaient avec leurs saints, leurs fêtes, leurs rites, bref leur ciel. Un ciel et une terre bien articulés l'un à l'autre, et cela malgré un certain manichéisme omniprésent dans l'histoire occidentale. (Pour le moment, nous laissons en veilleuse les facteurs de rupture et d'aliénation dans les sociétés d'hier). 

Déjà, au début du siècle, Durkheim remarquait la déchirure de ce tissu normatif (anomie, absence de normes). Mais la critique d'aujourd'hui va plus loin. Illich, par exemple, dira que l'école moderne détruit la culture première, les sagesses populaires, les pratiques quotidiennes. Mais bien avant l'école, la technopolis avait destructuré les symboles et les vécus quotidiens, les pratiques et les liturgies, et surtout leur économie qui se développe habituellement dans la foulée d'une tradition populaire donnée. 

La ménagère ne sait plus faire le pain. Est-ce si grave quand on pense aux libérations apportées par le progrès technique ? Pourtant, il y a eu d'autres choses profondes qu'on a liquidées en même temps : un rite, un symbole, une initiation, une communication, un langage, ou bien un héritage à transmettre, une signification de l'existence, un rôle avec de riches connotations culturelles familières. L'ennui et le désarroi actuels ont bien des sources quelque part ? N'y a-t-il pas eu des appauvrissements tragiques ? 

F. Sagan a expérimenté pendant vingt ans ce que les artisans de la contre-culture viennent tout juste d'amorcer. Dans les « bleus à l'âme », elle lance un cri qui alerte tout autant les libertaires que les technologues. « lis croyaient détruire des préjugés ridicules, ils ont abîmé une mythologie superbe ». Elle parle ici d'une certaine sacralité de la vie, de l'amour, de la sexualité que de part et d'autre on saccage. Qu'il s'agisse de l'opium des publicités ou des intérêts marchands, qu'il s'agisse des pourfendeurs de tabous, des plaideurs de la drogue ou des maquignons de l'avortement. Étrange compagnonnage du technologisme et de l'anarchisme. 

L'homme quotidien se retrouve sans liturgie, sans symbolique, sans rites, sans spiritualité, sans culture « populaire ». Son vécu familier n'a plus ci , axe de cohérence, de miroir symbolique. Il ne sait plus ni le pain, ni le mythe qui le feraient vivre. Il a perdu la mémoire, tel ce paysan démuni sur l'asphalte du centre-ville, perdu au milieu d'une infinité de signes évanescents. Apatride qui a perdu même les formules et les habilités qui lui donnaient hier une certaine maîtrise de sa vie. Il a désappris la façon de faire son pain. On dira qu'il lui faut apprendre une autre économie. Mais existe-t-elle vraiment cette économie humaine de la vie individuelle et collective ? Des structures mécaniques ont remplacé des institutions organiques. On cherche vainement des styles de vie commune autres que les scénarios officiels des administrations, des clauses contractuelles et des discours idéologiques abstraits. On a substitué aux symboles des signes fonctionnels sans contenus humains. La séquence boulot, métro, dodo n'a rien des tissus rituels qu'une longue sagesse des peuples avait noués dans une culture, une totalité symbolique. 

La sécularisation, comme prolongement d'une société bureaucratique et marchande, a appauvri, pour ne pas dire aseptisé, à la fois le pain et le sens, les pratiques sociales et leurs représentations. Bien sûr, les mythologies d'hier serinaient des aliénations incontestables. Mais elles véhiculaient des aspirations et des espoirs authentiques. Elles se traduisaient dans des spiritualités quotidiennes tout en fournissant des symboliques collectives d'identification, de totalisation de l'expérience commune. Une lecture en creux de la révolution chinoise nous ferait découvrir comment ce nouveau projet de société a su mettre à profit toute une re-symbolisation d'un tissu culturel historique. Nous, à gauche ou à droite, nous avons déconnecté la culture et la politique, les vécus et les symboles, le privé et le public. Voyons quelques exemples. 

Les journaux populaires du matin déploient tout un rituel sportif. Celui-ci a son code, son histoire, ses acteurs, ses secrets. On y trouve beaucoup de caractéristiques de la religion initiatique. Pour ceux qui n'y participent pas, il s'agit ici d'un monde ésotérique, abstrait incompréhensible. Mais même chez ces millions d'adhérents, cette structure symbolique n'a pas grand-chose à voir avec leur vie quotidienne. Un travailleur me disait qu'en lisant son Montréal matin ou en regardant telle ou telle partie à la télévision, il pouvait oublier sa vie insignifiante. « Je suis tantôt champion compteur, tantôt vedette de music-hall, mais je ne suis jamais moi-même. » Ce surplomb symbolique est étranger à son existence concrète. Bien plus, il empêche toute découverte de soi, toute prise sur ses propres dynamismes d'existence. Même son travail automatisé le convainc qu'il ne sait rien faire par lui-même. Il sent cette impuissance jusque dans les rapports avec ses enfants. Il ne sait ni l'usine, ni l'école, ni la ville. Mais il connaît le hockey, son langage, son rite, ses règles, ses événements, son histoire. Il a peu de choses à dire de lui-même. 

Chez les instruits les substituts symboliques peuvent être, soit d'ordre idéologique et politique, soit d'ordre plus directement culturel. Il y a chez nous un certain univers artistique assez loin du vécu. On n'a qu'à participer à une dizaine de cocktails ou de discussions de salon pour s'en rendre compte. Que de conversations creuses et vides sur le dernier film ou la dernière pièce ! Évidemment, on nous objectera que le nouveau folklore du cinéma, du théâtre et de la chanson est typiquement québécois. Je ne suis pas sûr qu'il entre vraiment en dialectique vitale avec les pratiques quotidiennes. Il en est de même des scénarios politiques et idéologiques des débats publics. Combien peuvent y loger leur propre expérience ? 

Voici qu'on commence a réagir. Certains se reconnaissent dans ce lointain cri d'un écrivain soviétique qui sonne l'alarme du spirituel, chez lui et ailleurs, dans notre civilisation déshumanisée. Croyants et incroyants se retrouvent avec la même pauvreté, ... sans spiritualité et sans dramatique signifiantes et engageantes. Il n'y a plus de véritable symbolique pour totaliser l'aventure proprement humaine. Ce que les traditions religieuses avaient su inventer. Il ne reste que des substituts éclatés et insignifiants. On a perdu la trace de l'intelligence d'un destin, d'une dynamique historique. Plusieurs n'arrivent pas à lire le vieux code symbolique qui n'a pas été remplacé. Un camarade athée balbutiait l'autre jour devant son gars et sa fille qui lui demandaient de leur expliquer ce tableau de l'Annonciation qu'ils contemplaient ensemble. Il ressemblait à un martien ou à un amnésique. Je veux citer cet exemple sans céder à un quelconque pharisaïsme. Combien de croyants ne comprennent plus leur propre code symbolique ? D'où ces quêtes désespérées des uns et des autres, qui chez l'astrologue, qui chez le guru arrivé d'Orient. 

Au Québec, le traumatisme est durement ressenti. Nous avons vécu jusqu'à tout récemment, fût-ce au plan des représentations collectives, une expérience de cohérence culturelle et religieuse assez forte. Cette rupture s'était étalée sur plusieurs générations dans les sociétés européennes, par exemple. Et cela nous arrivait subitement au moment où des révolutions culturelles radicales émergeaient dans le monde. Autant de secousses violentes sur le petit peuple que nous sommes. Serions-nous une société cassée irrémédiablement ? 

Comment les individus réagissent face à ce désarroi ? On retient souvent certains phénomènes collectifs, telle la redéfinition d'un projet politique inédit. Mais le moindre regard attentif sur notre quotidienneté révèle des attitudes d'un autre ordre. Par exemple, cette recherche de nos antiquités, de notre petite histoire, de nos symboles collectifs. On retourne aux origines, aux « vieux », aux traditions. Les urbains achètent une terre dans la région de leur enfance, ou se bâtissent un petit chalet en montagne. Il y a des nouveaux chasseurs, pêcheurs, coureurs de bois. Certains critiques s'insurgent devant ce refus de chercher des solutions dans la vie réelle de la cité. Ils trouvent « curieux » ce phénomène que même le néo-nationalisme n'avait pas entrevu. À tout le moins, doit-on avouer qu'il y a ici des tentatives de se redéfinir en re-intégrant une mémoire, une tradition et un certain cadre symbolique qu'on avait liquidés superficiellement. Même le « joual » a cette connotation symbolique. Le fort accent populaire de nos oeuvres culturelles récentes évoque pareille dramatisation. 

Du coup, la problématique religieuse refait surface d'une façon tantôt déguisée, tantôt explicite. Mais elle ne suit pas les canaux institutionnels actuels. Les traditionalistes expriment peut-être d'une façon plus évidente ce qui nous arrive. lis défendent ce qui, dans nos origines religieuses, en-deça du cléricalisme, était spiritualité ou praxis d'existence. Pensons aux dévotions parallèles à la liturgie latine et à la scolastique du catéchisme et de la prédication. Nos pères avaient façonné des liturgies quotidiennes, des fêtes populaires, des dramatiques bien à eux. 

On peut bien rire des feux du mois de Marie ou de la Saint-Jean, de la Fête-Dieu ou des longues nuits de « veillée au corps ». Les manifestations d'aujourd'hui ressemblent parfois aux rallyes d'hier, mais elles n'ont pas valeur de tissus symboliques dans des démarches collectives soutenues. Il y a eu une cassure quelque part. Plusieurs brisures même. Il faut les identifier pour mieux comprendre nos défis actuels de resymbolisation d'une aventure vraiment nôtre. La destructuration des symboles et celle des pratiques se sont renforcées l'une l'autre. Une immense déchirure culturelle est ressentie par les Québécois de toute tendance. 

Ceux qui sont restés en relation avec la dimension religieuse de notre sujet historique semblent aussi démunis. Les réformes religieuses récentes, un peu comme les réformes profanes officielles, ont même contribué à brouiller la trace de notre économie culturelle. Chez les croyants, la foi redéfinie ou même ressourcée n'a pas trouvé ses formes culturelles de symbolisation. Peut-être faudra-t-il renouer avec les sagesses collectives qui ont su façonner des spiritualités et des dramatiques qui permettaient d'exprimer, de célébrer, de re-interpréter, de partager et de dynamiser un vécu personnel et collectif original. Les technologies sociales les plus raffinées ont fait la preuve de leur échec en ce domaine. Ont-elles jamais accouché de praxis quotidiennes qui font vivre, de dramatiques capables de fonder un projet de vie, ou même un rêve ? Combien d'experts, technocrates ou animateurs, analystes ou administrateurs nous entretiennent dans ces illusions ? 

Il manque donc une ou des économies de l'existence concrète et de ses projections. Il suffit de songer à des conflits éthiques extrêmes comme celui de l'avortement. D'une part, un système de règles qui a perdu les clefs de son économie génétique ; d'autre part, une subjectivité qui revendique une décision incapable de justifier sa cohérence. Sur quoi se fonde, par exemple, le jugement autonome ? Quel est son contenu ? Le contexte collectif n'a-t-il rien à voir avec ce jugement en situation ? Y a-t-il des horizons au bout de ce geste ? Par delà certaines rationalités immédiates en conflit, on trouvera peut-être des impondérables plus importants que les raisons en présence. Or ces impondérables jusqu'ici ont été véhiculés par des traditions avec leur cadre symbolique, ou par des mythologies. C'est peut-être cette économie dont on a perdu la trace. L'étude des symboliques d'hier et d'aujourd'hui va peut-être nous éclairer. 

Retour factice et ambigu au passé ? Qu'on nous comprenne bien. Il ne s'agit pas de ressusciter des vieux modèles d'existence. Nous cherchons plutôt à redécouvrir, avec des yeux neufs, cette sagesse inscrite dans le riche patrimoine des sociétés et des religions, et surtout de notre propre sujet historique. Une sagesse enracinée dans le terreau quotidien du peuple et ouverte au mystère humain qui échappe à tous les systèmes. Nous verrons comment la fonction symbolique est au carrefour de cette énergie du quotidien et du destin, du charnel et du spirituel, d'une foi et d'une praxis historique. Mais cet avant-propos n'a pas pour objet de présenter une problématique. Il s'agit plutôt de la dramatique qui nous a amené à écrire cet ouvrage. C'est déjà dire que notre écriture sera marquée par nos appartenances et nos engagements dans l'aventure collective du peuple d'ici. 


Retour au texte de l'auteur: Jacques Grand'Maison, sociologue québécois (1931 - ) Dernière mise à jour de cette page le dimanche 23 avril 2006 16:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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