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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Réenchanter la vie. Tome I. Essai sur le discernement spirituel. (2002)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques Grand’Maison, Réenchanter la vie. Tome I. Essai sur le discernement spirituel. Montréal: Les Éditions Fides, 2002, 287 pp. Une édition numérique réalisée par Gemma Paquet, bénévole, professeure de soins infirmiers retraitée du Cégep de Chicoutimi. [Le 15 mars 2004, M. Jacques Grand'maison me confirmait, dans une lettre manuscrite qu'il m'adressait, son autorisation de diffuser la totalité de ses oeuvres dans Les Classiques des sciences sociales.]


[11]

Réenchanter la vie.

Tome 1. Pour un nouvel humanisme.


Introduction



Ce poème, d'entrée de jeu, laisse deviner que le premier « spirituel » se loge d'abord dans la chair de notre plus intime humanité. « Et le Verbe s'est fait chair », comme le dit si bien saint Jean. La visée poétique que je privilégie dans ce premier tome d'un ouvrage consacré au discernement spirituel permet une approche plus existentielle, plus chaleureuse, plus accordée à l'expérience religieuse et à ses multiples cordes de sensibilité et d'intelligibilité, de transcendance et d'immanence. La poétique de la foi peut nous délivrer de la langue de bois d'un discours religieux figé et figeant. Me viennent ici les propos cinglants et libérateurs d'un psychiatre sur le monde clérical où j'évolue.

Je remarquai que les ecclésiastiques qui me parlaient de religion étaient presque toujours savants, presque toujours dominateurs et souvent vertueux. Mais qu'ils fussent des amoureux perpétuels, des enfants embrasés, de belles créatures vivantes, des ressuscités du matin, des êtres balayés par le grand vent du désir souverainement répandu de la Pentecôte, non, vraiment, cela ne m'apparaissait point. Leur existence ne me paraissait pas aventureuse, aventurée, souverainement fibre, profondément animée, amplement répandue, largement ouverte, vivement menée, gaillardement inventée comme aurait pu l'être celle [12] d'hommes conscients que le désir incarné mène à la mort, donc à un plus de vie par la résurrection. Il m'apparaissait au contraire que ce qui était du domaine religieux était renfermé, rigide, préformé, préjoué, prédigéré, prépensé, pressenti par un autre. Aucun doute vivant, aucune folie jaillissante, aucun élan dérangeant, aucun illogisme enfantin, aucune beauté naturelle ne venait me dire que le Dieu de ces gens-là était vivant, désirant, gracieux, nourrissant et enivrant comme du pain et du vin, ardent comme un berger ou un fiancé.


Premières approches du discernement spirituel

Bien sûr, il ne s'agit pas ici d'opposer bêtement une expérience spirituelle qui « fait du bien » à celle qui « fait le bien ». Le discernement spirituel essaie de conjuguer le beau, le bon, le vrai, le fibre et le juste. Il n'a rien d'un esthétisme facile, d'un moralisme paralysant ou accusateur, d'un amour fleur bleue ou sirupeux qui ignore ou occulte le côté tragique de la condition humaine. Et il ne saurait pas plus tenir d'une transcendance décrochée de la finitude humaine, du scandale du mal, de l'histoire réelle marquée de continuité, de ruptures, de dépassements et d'inédits.

Mais il y a aussi dans l'âme humaine une mystérieuse ouverture sur l'ineffable, l'indicible, sur ces choses qui ne meurent pas où le croyant devine l'horizon de Dieu, ou, à tout le moins, intuitionne un « inconditionné » qui échappe aux calculs et aux raisons de nos savoirs et de nos techniques les plus sophistiquées. Les grands récits mythiques et symboliques de l'histoire humaine connue, véhiculés par les nombreuses traditions culturelles et religieuses, contiennent des trésors de sens qui ont inspiré des milliers de générations. Les rayer de nos entreprises de compréhension de nos aventures individuelles et collectives représenterait un très grave appauvrissement. Un certain nihilisme cynique contemporain n'y est pas étranger quand il proclame la fin des grands récits, la fin de l'histoire, la mort de l'homme tout autant que celle de Dieu. Du coup s'estompent les horizons de ces choses lointaines et majeures qui hantent la conscience et l'âme humaines et qui ont inspiré les grandes oeuvres et les grands ouvrages des civilisations à leur apogée.

[13]

Avec une certaine ironie, l'athée Koesler disait : « On ne peut tout de même pas expliquer les cathédrales par l'analyse chimique de leur mortier. » Dans sa correspondance à la fin de sa vie, le savant Einstein disait déboucher sur un horizon de mystère où surgissaient en lui la question de Dieu et celle des profondeurs spirituelles de l'être humain, qui lui apparaissait de plus en plus comme un être unique dans le cosmos. Nous émergeons de la matière, de la nature vivante, avec un « je-ne-sais-quoi de transcendance au-delà de toutes les logiques de nécessité », avec une conscience, une liberté, une capacité culturelle de donner du sens, de faire de la musique et de la poésie, sur lesquelles la science n'a pas de prise, sinon celle d'en dire peu de chose.

Le sacré, malgré tous ses avatars, est une composante importante du respect radical qu'appellent les fondations des idéaux et des valeurs, du droit et de la morale, et de l'humanisation d'une société. On prend conscience de son rôle positif quand pointe la menace du « plus rien de sacré ». Pensons à l'interdit sacré de l'inceste qui a permis à des clans en guerre perpétuelle de sortir de la violence grâce à des alliances matrimoniales interclaniques. Cet interdit avait trois dimensions : une dimension sacrale, une dimension morale et une dimension sociale qui se renforçaient et se limitaient à la fois. D'où sa portée humanisante, libératrice, civilisatrice. je ne suis pas sûr qu'un certain laïcisme n'a pas perdu de vue cette « oeconomie » humaine de base. Et, à ce chapitre, nos explications du phénomène grandissant de l'inceste sont bien courtes et superficielles pour rendre compte du drame spirituel, moral et social que sous-tendent pareil refus de toute limite, et ce culte narcissique du « tout est possible ». Un exemple sur mille d'un certain appauvrissement du discernement.

Le discernement est tout aussi précieux pour bien comprendre et assumer les inédits et les progrès, les avancées authentiques de la modernité. Par exemple, la gestation récente d'un nouvel art de vivre sous diverses formes : revalorisation du corps, de l'affectivité et de la subjectivité, requestionnement et renouvelle-ment éthiques, regain des valeurs spirituelles ; souci d'engager sa propre histoire comme on le fait dans nos familles modernes standard ou recomposées ; priorité donnée aux droits humains fondamentaux ; nouvelle conscience locale et planétaire grâce à laquelle un peu partout dans [14] le monde des individus, des groupes, des classes sociales, des peuples refusent d'être un rouage de la machine économique, de systèmes technobureaucratiques dont l'idéologie est leur propre fonctionnement (Habermas), et aussi de partis politiques uniques ou de régimes totalitaires, dictatoriaux. Il en sera question dans cet ouvrage.

Derrière ce qui se défait, d'autres pousses de vie et de sens surgissent souvent. Ce pari, on le trouve dans les grandes traditions spirituelles. Mais celles-ci nous rappellent qu'il faut de longs, patients et exigeants désenfouissements du sens pour inspirer et féconder de tels sauts qualitatifs dans l'histoire comme dans nos itinéraires individuels. La métaphore du filon d'or qu'on extrait du ventre de la terre et de la pierre opaque nous fait deviner le dur mais passionnant labeur qui accompagne toute démarche de discernement.


Revisiter les fondements de la tradition
et de la modernité

Cette démarche s'inscrit toujours dans une expérience existentielle non seulement personnelle mais aussi influencée par les sensibilités et les tendances de l'époque où nous vivons. Le nouvel art de vivre évoqué plus haut a des prolongements inattendus, par exemple, le nouvel intérêt pour les expériences mystiques des traditions et des grands maîtres spirituels, qui est une façon de ressaisir les profondeurs mystiques des enjeux contemporains et de trouver des réponses aux questions inédites soulevées par les défis éthiques provoqués par les découvertes et les innovations scientifiques et technologiques, les graves problèmes d'environnement, les inégalités croissantes, les guerres ethniques et religieuses qui semblent prendre le relais des affrontements idéologiques d'hier.

Cet intérêt mystique se retrouve aussi dans la formidable explosion de la créativité culturelle des dernières décennies, dans le regain de la philosophie suscité par les nouvelles crises et quêtes de sens, sans compter les courants plus explicitement religieux qui circulent plus librement et plus intensément dans l'univers cosmopolite urbain et médiatique.

En contrepoint, comment ne pas souligner ici l'autre extrême du spectre du paysage spirituel actuel, à savoir un nombre grandissant [15] de contemporains qui veulent aller au bout de leur humanité sans religion et qui remettent en cause bien des évidences et des certitudes des esprits religieux ? L'agnosticisme et l'athéisme peuvent jouer, entre autres choses, un rôle purificateur des croyances, des images de Dieu, des aliénations religieuses et renforcer ainsi l'importance du discernement. Dostoïevski disait que la plupart des êtres humains se posent les mêmes questions fondamentales tout en leur donnant des réponses différentes. Sur le terrain plus spécifiquement religieux, Kierkegaard soulignait que les religions sont les divers chemins par lesquels les humains cherchent Dieu et que pour lui, comme chrétien, la Bible et les Évangiles sont un des lieux privilégiés où Dieu vient trouver l'humanité, cheminer avec elle et l'inviter chez lui. Comment ne pas souligner ici la riche et complexe tradition judéo-chrétienne multimillénaire dont les nombreux courants sont marqués par des centaines de cultures et de religions. De lents et ardus exercices de discernement spirituel critique et dynamique ont jalonné l'évolution des croyants au cours de l'histoire. Les incessantes réinterprétations accompagnées souvent de rudes débats nous font constater que l'expérience spirituelle n'a rien d'une référence figée et indiscutable, rien d'un savoir absolu, d'un système étanche.

En même temps, et c'est là son paradoxe, l'expérience spirituelle, même aujourd'hui, se veut une fondation et parfois une refondation, comme le laissaient entendre un groupe de parents dans une entrevue récente où ils s'interrogeaient sur ce qu'ils voulaient transmettre à leurs enfants. Leur réflexion mérite qu'on s'y arrête :

Les valeurs comme l'amour, la justice, la liberté, sont très importantes, mais on sait qu'avec l'une ou l'autre de ces valeurs, on peut faire bien des conneries et se prêter à bien des travers. Quel est le fondement de tout cela ? On a l'impression que tant de choses présentement ont perdu leurs fondations : l'école et la famille, la politique et la société, la science et la morale, la vie ensemble et même la conscience. Qu'est-ce qui arrive quand il n'y a plus rien de sacré à respecter ? Est-ce qu'un jeune peut se construire et espérer s'il est entouré d'adultes qui ne croient plus en grand-chose ? N'y a-t-il pas une grave crise spirituelle quand l'humanité désespère d'elle-même ? Tous les combats [16] d'aujourd'hui se jouent autour de l'avoir, du savoir et du pouvoir, mais qu'en est-il du croire ? Est-ce que nos sociétés ont remplacé ces couches profondes de sens véhiculées depuis des millénaires par les diverses expériences religieuses de l'humanité ? « Mon fils cégépien lit Dostoïevski, il a peine à le comprendre parce qu'il ne sait presque rien de la culture chrétienne. » En liquidant la religion, on a bloqué la voie d'accès aux riches patrimoines de l'humanité. Ceux-ci ne peuvent être compris par de pures démarches d'information ou de connaissances abstraites. C'est plus que des objets de musée.

Voilà des propos entendus dans cette entrevue qui recoupent d'autres propos semblables que nous avons colligés dans le cadre d'une recherche que nous menons depuis plus de dix ans sur les orientations culturelles, sociales, morales et religieuses de la population de six régions typiques du Québec contemporain.


L'enjeu crucial de la fonction interprétative

Il y a présentement une gestation des consciences qui tient d'un discernement spirituel, sinon d'un appel au développement et à l'enrichissement de cette démarche qui déborde l'aire institutionnelle des Églises, et qui même s'en démarque très souvent. Comme si on voulait se réapproprier son propre « Je crois ». Le catholicisme, particulièrement celui des derniers siècles, a été dominé par les clercs qui se réservaient la fonction interprétative dans un cadre autoritaire qui réclamait une obéissance inconditionnelle. Ce qui poussait ma mère à dire à son curé : « Vous ne contribuerez jamais à construire une foi adulte, une foi d'adulte, sur une conscience infantilisée. »

Dans le cadre de la recherche citée plus haut, un de nos interviewés affirmait ceci : « Si j'étais un bon catholique, j'obéirais à la baguette, mais je ne le suis pas, parce que moi, j'interprète. En cessant de pratiquer ma religion, il a bien fallu que je me demande à qui, a quoi je crois. » Ces propos nous renvoient plus largement au cœur de l'expérience spirituelle où la fonction interprétative joue un rôle crucial, justement parce que c'est là un domaine non seulement de convictions personnelles, mais aussi de discernement, de [17] recherche, de doutes, d'incessants questionnements, de profondeur mystérielle, d'indicible et d'ineffable, de paris de sens, d'aventure intérieure, de nécessaire confrontation avec les autres, de « foi partagée », comme disait si bien Fernand Dumont. Dans notre recherche, entre autres questions, nous posions celle-ci : « Quand et comment avez-vous dit votre premier "Je crois" véritablement en votre nom personnel ? » C'est là que nous avons découvert le plus explicitement ce fort mouvement plus ou moins souterrain de réappropriation personnelle et subjective de l'expérience spirituelle, et des perles de discernement pertinent.

Certes, cette mouvance intérieure de réappropriation s'inscrit dans la tendance culturelle de bien d'autres réappropriations où l'on est soucieux, plus que jamais peut-être, d'ouvrir son propre chemin, d'aventurer sa propre histoire particulière, de vivre ses appartenances en y mettant une touche particulière et de concevoir de bout en bout de la vie chacune des étapes comme une nouvelle chance de croissance. On ne parle pas sans raison d'« itinéraires spirituels », passage de bien des errances modernes à une itinérance qu'on veut à la fois mieux balisée et plus libre, où la première transcendance est celle du plus intime au-delà de soi-même.

Évidemment, ce cheminement positif s'accompagne aussi de travers, de dérives. De soi à soi, il n'y a pas de chemin. Ce solipsisme contredit et même tue le spirituel comme aventure intérieure ouverte sur plus grand que soi, sur les autres et l'Autre, sur des horizons dont l'individu ne peut être la mesure. Il n'y a pas de discernement, même spirituel, sans distanciation de soi, sans altérité, sans reconnaissance de « manques » qu'on ne peut seul combler. S'agit-il de salut ? Comment ne pas déjà en reconnaître des requêtes dans nos graves drames d'aujourd'hui ?

Les propos évoqués plus haut portent à croire que plusieurs contemporains qui renouent avec l'expérience spirituelle cherchent justement en celle-ci un chemin libérateur pour sortir de cette culture narcissique qui finit par enfermer l'individu en lui-même, et aussi pour ouvrir un monde livré uniquement à son immanence sous un ciel fermé. Une certaine resacralisation du cosmos est peut-être tributaire de l'étouffement qu'on ressent dans une société où tout se [18] joue à court terme dans presque tous les domaines. Comme si on avait besoin de sommets où l'on respire mieux sa vie et son âme, avec, sous les yeux, des horizons autres que ceux des pulsions et des désirs du moment. Bref, une expérience spirituelle qui élargit, rehausse le temps et l'espace. Le « vide » évoqué par plusieurs de nos témoins était souvent corrélé au spirituel tout autant qu'au sens. Comme disait Oscar Wilde : « À quoi bon connaître le coût, le prix, la mesure de toute chose, si on n'en sait plus la valeur ? »

Il m'arrive de penser que cette nouvelle gestation des consciences est en avance sur la logique instrumentale, procédurale et mercantile dominante de la technobureaucratie, de l'économie et de l'univers omniprésent de la consommation.

Je viens de terminer un mandat de quatre ans comme citoyen dans une Régie régionale, là où l'on gère les problèmes sociaux et de santé. On n'a même pas passé une heure ou deux à réfléchir sur le sens de ce que nous faisions, au-delà de nos objectifs organisationnels et fonctionnels, ne fût-ce que pour nous interroger sur ce qui se passe chez les gens, objets de nos interventions. Une seule fois, une psychiatre, atterrée par la multiplicité et la complexité croissante des problèmes mentaux, psychiques et physiques de ses patients, a dit : « Y a-t-il un lieu, un temps où je pourrais partager avec d'autres les questions de sens que soulèvent tant de drames actuels ? » Sa question est tombée comme un pavé dans la mare. On n'avait pas le temps pour ce genre de démarche. Au même moment, dans notre recherche, j'entendais des gens qui remettaient de l'avant la question du sens, même lorsqu'ils disaient : « On ne comprend plus ce qui se passe, on se sent impuissant. » Voyez comment l'impuissance est aussi tributaire de l'absence de sens...

Comment s'étonner que le recours au spirituel devienne un heu de quête de sens chez certains et que chez d'autres, ce soit la philosophie hors des murs qui joue ce rôle ?

Au printemps 2001, j'ai été invité comme personne-ressource à trois congrès : celui de la santé mentale, celui du personnel clinique et de recherche, et celui des centres de jeunesse. Je retiens un passage des propos que j'ai tenus à la fin de ces trois rencontres, en conférence de clôture :

[19]

En terminant, permettez-moi de résumer cet exposé avec un appel qui m'habite comme un de vos aînés. Un appel à la fois complice, critique et plein d'espoir.

Quand je fais une lecture seconde des expériences de réhabilitation que vous avez réussies dans vos initiatives et démarches heureuses d'intervenants comme praticiens, chercheurs ou cliniciens, je découvre que des jeunes ont souvent rebondi lorsqu'ils ont trouvé avec vous un sens éclairant, libérateur et motivateur. Un sens à leur étape de vie, un sens à leur épreuve, un sens qui ressuscite leur idéal enfoui, et, quelques fois, un sens à leur révolte porteuse d'une conscience en friche, en quête de lumière et d'ensemencement. Ce qui interroge la qualité de nos propres profondeurs morales et spirituelles où se logent les ressorts les plus décisifs de la conscience et de l'âme humaines.

Il m'arrive de souhaiter que des recherches soient entreprises sur cette dynamique fondamentale et existentielle du sens, sur ses différentes formes d'éclosion et de cheminement dans les processus de réhabilitation. Je ne suis pas sûr que nous ayons vraiment exploré les potentialités de cet ordre dans le nouvel art de vivre de notre modernité, ces nouveaux sens qui rehaussent notre conscience, notre humanité. La pertinence de notre travail est largement tributaire de la qualité de notre propre philosophie de la vie, de notre finesse d'analyse culturelle, de conscience et d'âme. Personne de vous ne peut dire que ce n'est pas son créneau. Les appels actuels des jeunes, même les plus paumés, sont marqués par ces nouvelles sensibilités et ces nouveaux sens tapis dans la conscience moderne, à désenfouir et à cultiver.

Nos technologies de crise et leurs tenants me semblent trop pauvres philosophiquement, culturellement et spirituellement. Pauvres autant sur le plan d'une solide culture humaniste qu'au plan de la culture religieuse. C'est un appel que je vous fais respectueusement et non une condamnation. Il y a bien des formes d'analphabétisme. Celle-ci est aussi tragique que les autres. Au soir de ma vie, c'est là une de mes plus grandes peines qui n'a rien d'une nostalgie passéiste, moralisatrice ou confessionnelle. L'âpreté et la profondeur des problèmes et des défis que nous pose cette large cohorte fragilisée de la jeune génération appellent en nous-mêmes une meilleure prise sur les sources et ressources de dépassement de l'âme humaine, sur des horizons de sens mieux déchiffrés. Erikson, un des grands maîtres à penser en notre domaine, disait que nous sommes ce qui nous survit. Dans cette société où tout se joue à court terme, nous occupons stratégiquement un des [20] rares lieux humains concrets de long terme. À ce chapitre, notre responsabilité est aussi politique. Là encore, il nous faut être des espérants lucides, têtus et entreprenants. Les jeunes ont besoin de cette fibre d'adulte.


Dans cet ouvrage, je ne me limite pas à ce premier degré de l'expérience spirituelle. Celle-ci nous emmène au-delà, au-dessus et en dessous de la trajectoire courante de nos débats et combats du jour. Elle nous ouvre à d'autres horizons de sens, à ce qui peut paraître inutile ou gratuit en regard de ce qui rapporte immédiatement, de ce qui relève des échanges, des intérêts et des impératifs d'efficacité. L'expérience spirituelle s'exprime aussi par d'autres mots, d'autres symboles, d'autres références. L'Évangile de Jésus-Christ en est un bel exemple, qui se démarque de nos logiques de sens convenu. Il bouleverse nos idées reçues, nos évidences, nos rites et même nos morales


quand il nous invite à aimer nos ennemis,

quand il dit que les prostituées nous précéderont dans le Royaume des cieux,

quand il refuse radicalement la condamnation irrémédiable de la femme adultère,

quand le père pardonne à son fils prodigue qui a dilapidé une bonne partie de l'héritage familial,

quand il reconnaît le fond de bonté chez Zachée, aux richesses douteuses,

quand il dit bienheureux ceux qu'on méprise : les pauvres, les exclus qu'on tient pour pas grand-chose,

quand il célèbre l'humanité généreuse du bon Samaritain qui fait du bien sans se référer à Dieu,

quand il vante la foi de gens qui sont d'autres religions,

quand il chasse au fouet les vendeurs du temple,

quand il apostrophe le pouvoir religieux sur les consciences,

quand il dit : même si ton cœur te condamne, Dieu est plus grand que ton cœur,

quand il met de l'avant les tiers qui n'ont que leur humanité à mettre dans la balance, et qui ne sont pas inscrits dans les rapports de force.

[21]

Rien ici d'un spirituel à l'eau de rose, facile, prêt-à-penser. Plutôt une rude aventure et d'âpres conquêtes sur soi, sans compter cet appel à des luttes collectives de libération, d'humanisation pour que le monde ne soit pas une caricature du Royaume de Dieu. Et que dire des longs apprentissages pour en arriver à une véritable liberté intérieure ? Tout cela appelle une qualité de discernement spirituel sans cesse remise sur le métier.


La facture de cet ouvrage

Dans ce premier tome, je décrirai les principales voies d'accès au discernement spirituel. Le deuxième tome, plus costaud, portera plus systématiquement sur la démarche de discernement spirituel, sur ses fondements critiques et dynamiques, sur les enjeux cruciaux actuels.

Parmi les voies d'accès que j'explore dans un premier temps, j'ai privilégié la voie symbolique et poétique, accompagnée de la prière comme lieu existentiel le plus prégnant de l'expérience. Ce qui me permettra d'avancer par touches progressives dans l'intelligence et la pratique du discernement spirituel pour révéler la saveur et le bonheur de s'y prêter, de s'y investir. Il y a là une aventure intérieure inestimable de l'âme et de l'accès à Dieu, une aventure qui peut aussi réenchanter la vie et inspirer nos engagements personnels et altruistes les plus décisifs.

La façon de prier, le contenu de sens de la prière, sa source et son horizon, sa profondeur et son élévation marquent non seulement nos manières de croire - ce qu'exprimait à sa manière le vieil adage de la tradition chrétienne : « lex orandi, lex credendi » - mais aussi nos raisons, nos sensibilités, notre univers symbolique, nos engagements et nos ouvertures à la transcendance.

Je tiens à remercier ceux et celles qui m'ont permis de relater leur expérience et qui souvent m'ont instruit, inspiré et relancé dans la foi, telle cette femme de 70 ans qui me donnait récemment une intelligente et robuste leçon d'espérance. [22] Ne soyez pas si pessimiste, me disait-elle, les enfants nous contestent aussi longtemps qu'on est là avec eux. Quand on quitte cette terre, ils ramassent nos affaires et font du neuf avec cela. C'est un peu comme Jésus de Nazareth ; ses disciples n'ont pas compris grand-chose à son message quand il était au milieu d'eux. Ce n'est qu'après son départ qu'ils ont saisi et ressaisi les nouveaux chemins de sens, d'humanité et de foi qu'il venait d'ouvrir dans l'histoire. Êtes-vous prêt à ce consentement que peut-être nous, les parents et grands-parents, acceptons mieux que vous ? Il n'y a pas de foi sans modestie. Même le Dieu de la Bible et de Jésus a fait preuve d'une telle modestie, allant jusqu'à accepter de nous perdre, de se perdre, tellement il tient à respecter notre liberté. C'est là que la foi commence, la nôtre et la sienne en nous.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 14 janvier 2012 14:01
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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