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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques Grand’Maison, Quel homme ? (1978)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du texte de M. Jacques Grand’Maison (1931-), Quel homme ? Montréal : Les Éditions Leméac, 1978, 147 pp. Une édition numérique réalisée par Gemma Paquet, bénévole, professeure de soins infirmiers retraitée du Cégep de Chicoutimi.

Avant-propos

Il faut supposer que l'homme peut être humain, si l'on veut qu'il le devienne.
L. Eisenberg

De la chaîne de montage au centre d'achat

Une vieille dame très active dans son centre d'hébergement me disait en des mots très simples : « Hier encore, on nous appelait des vieillards. C'était un beau nom, plein de dignité. Aujourd'hui, on parle de nous en des termes humiliants : usagers, clients. »

Simple question de vocabulaire ? le ne suis pas sûr. Mon inquiétude grandit quand ce langage professionnel poursuit sa dérive vers des références purement industrielles, et cela dans des institutions à vocation éminemment humaine. Output et input, normes de production, PPBS, évaluation au pied carré.

Tristes techniciens de la chose humaine. On se croirait au centre d'achat avec ses « clients », ou sur une chaîne de montage avec ses exécutants.

Les grands affrontements idéologiques opposent encore Karl Marx et Adam Smith, en oubliant que Taylor est le grand maître du XXe siècle.

C'est lui qui a inspiré la chaîne de montage. La programmation instrumentale pure, neutre, objective, on la retrouve partout, même à l'école et à l'hôpital.

Oh ! bien sûr, nos discours continuent de proclamer la primauté de l'homme. Mais il en va tout autrement de nos pratiques « sophistiquées ».

La quête de l'instrument parfait reste l'objectif principal, le moyen érigé en fin, l'étalon unique de pensée et d'action.

Grattez un peu la plupart des démarches contemporaines et vous arriverez vite au même modèle de base, à savoir une mécanique qui « marche toute seule ».

L'idée de l'horloge s'est substituée à celle de la nature. Mais on n'en est pas encore à l'homme pour lui-même, à une vraie politique de l'homme. Premier maître de sa vie, agent décisif de l'histoire. Fin véritable de tous les projets.

Des scientifiques rêvent de faire un homme en éprouvette. Quelle sorte d'individu, d'être social sera-t-il ? Ces savants deviennent tout à coup analphabètes devant pareille question.

Faisons-nous mieux quand nous cédons au mythe moderne des structures vertueuses par elles-mêmes ? À gauche comme à droite.

Étrange transposition des rituels magiques d'hier.

Est-ce donc la fine pointe de ce que nous appelons la civilisation la plus avancée de l'histoire ?

Je n'oublierai jamais le commentaire d'un Indien du Pérou qui nous guidait dans la forêt amazonienne. « Vous voulez savoir ce que je pense de vous autres, les Blancs ? Eh bien !... vous êtes de pauvres hommes qui savez de moins en moins agir par vous-mêmes. » 

Certains d'entre nous ont protesté : « Et nos avions, et nos autos, c'est nous qui avons fait cela. »

L'indien s'est contenté de sourire, en prenant un de nos appareils de photographie. Après s'être amusé un peu, il s'est caché l’œil avec sa main. Il déplaçait ainsi la question. L’œil du corps, du cœur, de l'âme ? L’œil humain se serait-il appauvri avec la force des lentilles ?

Qu'est devenu l'humain dans nos villes, dans nos styles de vie ?

Une équipe internationale de l'Unesco a conclu récemment qu'on ne pouvait se faire la moindre idée du type d'homme que veulent former nos systèmes d'éducation en Occident.

Une certaine révolution industrielle s'est prolongée dans l'industrialisation de l'éducation, de la santé, de la vie, de l'homme lui-même. Le taylorisme universel quoi !

Peu importe le problème, on misera sur la bonne technique, l'équipement nécessaire, la structure à mettre en place. On ne retiendra que le mesurable, le quantifiable. C'est ça la science... la civilisation !

Même la critique reste du même ordre : « Je ne fonctionne plus là-dedans. »

Pendant ce temps, des milliers de citadins se cherchent désespérément des techniques du toucher pour réapprendre à communiquer. Et cela en pleine révolution sexuelle ! Dans le Global Village de McLuhan !

Des techniques de méditation pour se retrouver à l'intérieur de soi-même. Mais après un long détour par l'Orient. La démarche n'aide pas tellement à se situer dans le pays d'ici.

J'ai même appris que les agences de publicité se proposent d'associer la vente de leurs produits à une philosophie de la vie. Eh oui ! ces agences ont découvert que les citadins se cherchent une philosophie de la vie et que, par ailleurs, plus personne n'en transmet. Pas même l'école ou la famille.

Les stratégies de mise en marché entretiennent la fausse conscience idéologique. Ainsi on prostituera la signification de « service ». Ses qualités humaines de promotion, de respect, de désintéressement. On se dira attentif aux besoins des clients. En taisant le fait que ceux-ci ont été amenés à des besoins artificiels sans aucune échelle de valeurs.

Il est inutile de rappeler ici les formes extrêmement poussées de manipulation, de conditionnement et de conformisation. Elles fondent les normes contraignantes qui prennent corps surtout dans les classes moyennes, avant de S'imposer à l'ensemble de la société. Et cela dans tous les domaines de l'existence. La copie conforme de l'homme moyen et du bonheur moyen occulte l'exploitation économique, la domination politique et l'aliénation culturelle.

Les grands discours idéologiques ne mordent pas cette pulpe quotidienne. Une pulpe de plus en plus résistante. Certains peuvent lever les épaules devant ce procès bien connu. Après tout, les avantages de l'abondance matérielle compensent bien les désagréments de la commercialisation omniprésente. Après une longue expérience d'éducation, je ne partage pas cet optimisme superficiel.

Combien de citoyens transposent plus ou moins inconsciemment leur psychologie de consommateur dans tous les domaines de la vie ? Ils veulent être servis en amour, en éducation, en religion, en politique, un peu comme au centre d'achat. Même type de rapport aussi passif, aussi « réifié ». La marchandise en tout. Et une marchandise qui, par-delà des choix illusoires, s'impose comme mode de vie, comme médiatrice universelle de tous les rapports humains ; même le travail.

Et nous voilà définis par les centres d'achat ! Nous leur devons notre philosophie de la vie comme nos façons

d'agir. Ce qui n'empêche pas certains professeurs d'université de moquer tout ce qui est jugement de valeurs dans les travaux des étudiants. Car ce n'est pas scientifique ! Bêtise ou imposture ?

Il y a quinze ans à peine, on faisait le procès d'un certain humanisme qui abrutissait supposément nos enfants.

Aujourd'hui, c'est le vide absolu. À quoi bon ces caméras de plus en plus raffinées, si l’œil humain s'éteint.

« Des aveugles qui conduisent des aveugles. »

Un réveil explosif de la conscience

On parle d'un éveil des consciences. C'est un espoir. La conscience, on l'avait oubliée celle-là ! Elle est pourtant la marque première et dernière de l'homme. L’œil intérieur. Oh ! bien plus qu'une instance morale. C'est davantage le lieu décisif de l'homme. La source de sa dignité, de sa liberté, de sa responsabilité. Seule fibre qu'aucun cancer ne peut tuer irrémédiablement.

Il était donc normal qu'après tant d'étouffements, on soit retourné à cette ultime brèche de la vie proprement humaine.

Le matérialisme a fini son heure de gloire. Des hommes nombreux commencent à lui reprocher de les avoir retenus à la gangue de la culture, de la politique, de l'économie.

Le matérialisme a fait de nous des instruments de systèmes qui peuvent tous se définir sans la conscience et la liberté humaines. Il n'a su ni notre vraie chair ni notre esprit. Il en est resté à la pulpe de la vie. Un peu comme ce pain fait d'écorce de blé, vendu à fort prix par les meuneries et les boulangeries industrialisées. Il faut y ajouter artificiellement des vitamines.

Partout la solution-pilule, le substitut, le succédané.

L'homme n'a pas été chosifié uniquement par des pouvoirs capitalistes ou communistes. Cette réification tient d'un matérialisme qui déborde le champ politique ou économique. C'est un style de civilisation. Il faut aller jusque-là pour saisir la dramatique contemporaine.

Voilà ce que nous allons aborder dans la prochaine étape. La crise actuelle de l'espérance retrouve des accents humains. Elle porte peut-être un homme nouveau. Une conscience aiguë du tournant inédit que prend l'histoire.

Notre approche critique porte des intentions très positives. L'homme n'est pas mort. Bien au contraire. Malgré les apparences, il n'a peut-être jamais été mis en face de lui-même avec autant de vérité.

C'est le grand paradoxe de notre époque : à la fois des découvertes saisissantes sur les grands systèmes physiques, culturels et politiques qui nous régissent, et en même temps une affirmation très forte de la conscience, une volonté politique de libération.

Plusieurs contemporains ne supportent pas la tension dramatique qui en résulte. le me demande si des phénomènes comme la fragilité psychique et la violence gratuite n'y doivent pas beaucoup.

Une intériorité explosive, des rapports sociaux incertains, des débats idéologiques tantôt incohérents, tantôt simplistes sustentent l'écla­tement des structures sociales et politiques.

Tout se passe comme si la majorité des sociétés avaient à se redéfinir radicalement. Mais comment y arriver sans réévaluer notre civilisation ? Celle-ci définit l'homme d'une époque, d'une histoire. Elle porte les questions et les intentions les plus profondes. Chacune des civilisations a sa dramatique propre.

Bien cerner la dramatique contemporaine

Depuis le théâtre grec, l'homme occidental a suivi ce chemin de compréhension. Sur les parvis des cathédrales comme sur les tréteaux de Stratford on a joué les enjeux d'époque pour mieux comprendre. De Sophocle à Bergman en passant par Shakespeare, le drame particulier d'une civilisation était ressaisi plus profondément par une conscience d'époque. Une sorte d'« explicitation » d'un état de conscience diffusé chez les contemporains.

Ce jeu dramatique a pris une ampleur inédite avec les moyens modernes de communication. En ce sens, la télévision marque un tournant sans précédent. Les grands combats politiques passent par ce lieu privilégié. Au temps de la guerre du Viêt-nam, il y avait plus de reporters que de combattants impliqués dans l'événement. Cette guerre est vite devenue une dramatique télévisée à l'échelle mondiale. Plus qu'un exemple, c'est ici un mode de vie devenu clé maîtresse de la vie contemporaine.

Un tel spectacle omniprésent a quelque chose d'artificiel. L'image remplace l'objet. La vie se ramène aux montages de l'écran. Le dialogue quotidien cède au talk show. On en vient à considérer sa propre expérience comme insignifiante. Même en éducation, on accordera aux montages audio-visuels des vertus pédagogiques magiques. En politique comme dans l'organisation institutionnelle, la méthode des scénarios deviendra le grand gadget de la planification. le caricature à peine.

Et l'on est surpris de voir tant d'hommes déçus de ces démarches instrumentales qui créent une pratique sociale de plus en plus froide, abstraite, et mécanique.

On peut constater plusieurs réactions :

- La fuite qui laisse entier le problème d'humaniser la société réelle.

- La tentation de vivre, de construire à côté. En dehors des grandes organisations compliquées et incompréhensibles.

- Le retour aux vieux modèles qui, à cause de leur cristallisation, apparaissent plus saisissables et identifiables.

- La projection utopique dans une société idéale qui naîtrait à coup sûr de la Révolution.

- L'évasion religieuse ou gnostique dans une paix à la fois cosmique et spirituelle au-dessus de l'histoire réelle, de ses luttes nécessaires, de ses responsabilités humaines concrètes.

Mais il existe d'autres réactions plus réalistes. Beaucoup de citadins commencent à se reprendre en main. lis retrouvent une première cohérence sur le terrain privé et individuel. En définissant leur propre projet de vie d'une façon plus consciente et plus libre.

Je crois qu'on a sous-estimé la portée de cette révolution récente de l'individualité. Pensons, par exemple, à la nouvelle affirmation de la femme. Celle-ci revendique d'abord la possibilité de bâtir son projet de vie d'une manière plus autonome. Elle veut non seulement un statut d'égalité, mais aussi d'individualité intégrale. Combien d'autres exemples pourrions-nous apporter ici ? La révolution culturelle de l'individualité a envahi tous les champs de l'existence : jeunesse, vieillesse et crise de l'adulte ; éducation et travail, etc. On y cherche avant tout la cohérence vitale de son expérience individuelle et privée. Une étape sans doute nécessaire.

Parfois cette sensibilité à l'autonomie personnelle se prolonge dans la redéfinition de nouveaux rapports sociaux. Tel le refus de se posséder l'un l'autre dans le mariage. Telle la reconnaissance de l'individualité de chacun des enfants dans la famille. Telle la contestation des rapports sociaux de propriété.

Mais c'est là une bien timide percée. On a plutôt l'impression d'un divorce croissant entre l'homme défini en termes d'individualité et la société empêtrée dans de lourdes structures, dans de grands débats idéologiques très foin du citoyen.

J'insiste sur ce grand écart. Il recoupe le fossé entre le privé et le public, entre les structures et l'expérience quotidienne, entre les idéologies et les pratiques réelles, entre la politique et les styles de vie.

Combien tentent vainement de rétablir des raccords entre leur projet de vie et leurs grandes références idéologiques ou politiques ? Est-ce à cause de cette situation schizoïde que je viens d'évoquer ? J'ai la conviction qu'il s'agit plutôt de l'appauvrissement ou de l'absence des médiations sociales entre l'individuel et le politique. Nous voilà confrontés à l'énorme tâche de réinventer des formes concrètes et durables de socialité.

Tout ce qui est social est éphémère. Les groupes se font et se défont à un rythme ahurissant. Même les couples. il y a bien peu de « nous » permanents dans les diverses institutions. En certains milieux, c'est le vide. Seuls le moi et les structures ont une quelconque permanence. On a très peu évalué les conséquences de ces rapports sociaux transitoires, de ces solidarités évanescentes.

Le néo-scientisme

La révolution culturelle de « l'individu bien dans sa peau » et la révolution politique des grands systèmes, pas plus l'une que l'autre ne nous présentent des conceptions satisfaisantes de l'homme. le dirai la même chose de certains courants scientifiques à la mode. le m'y arrêterai davantage, parce qu'ils cautionnent les caricatures actuelles du visage humain.

le viens d'évoquer l'occultation multiforme d'une socialité consciente, libre et responsable dans la cité mercantile et technocratique, dans le narcissisme à la mode, dans la mythologie des structures vertueuses à gauche comme à droite. Voilà peut-être l'obstacle majeur qui nous empêche de définir les problèmes et les tâches à hauteur d'homme.

Le fait que nous ayons tant de difficulté à préciser ou à débattre les différents types d'homme que nous voulons promouvoir est déjà révélateur de l'obscurcissement philosophique contemporain. Or, j'ai la conviction que le scientisme ancien et le nouveau sont à la source de cette occultation multiforme.

Les vieilles aliénations des mythologies de surplomb ont été tranférées dans les déterminismes d'en bas, au XIXe siècle. Et nous n'en sommes pas sortis. L'infaillibilité cléricale s'est déplacée. Des scolastiques nouvelles sont apparues. Beaucoup plus redoutables dans leurs « enfermements » logiques, très « réductivistes ». On a pu lire récemment des ouvrages qui nous servaient à tour de rôle des thèses irréfutables bâties à partir d'un empirisme bien étroit, et parfois à partir d'hypothèses mai élucidées.

G. Bonnot, dans La vie, c'est autre chose, évoque pareil travers en ces termes : « Au tourbillon des modes et des idées, au spectacle toujours changeant de la vie, au chaos des apparences, la science entend opposer un ordre immuable. La vérité. » Bien sûr, on devrait parier ici plutôt de scientisme que de science. Et je retiens de celui-ci ses extrapolations inadmissibles d'en bas. Arthur Koestler a bien vu certaines fumisteries à la mode :

La tentative de ramener les activités complexes de l'homme à d'hypothétiques « atomes de comportement » observés chez les mammifères inférieurs n'a abouti pratiquement à rien de pertinent - pas plus que l'analyse chimique des pierres et du mortier ne nous renseignerait sur l'architecture d'un édifice. Et pourtant, tout au long de l'âge des ténèbres de la psychologie, la majeure partie du travail des laboratoires a consisté à analyser le mortier et les pierres dans l'espoir que peut-être cela expliquerait un jour ce que sont les cathédrales.

Margaret Mead fait entendre un point de vue semblable :

Du point de vue de ce que le psychologue, le sociologue ou l'historien tentent de comprendre, le modèle « culture primitive » s'est prêté à une extrapolation grossière, déterministe et réductionniste. Il en est ainsi lorsque la culture est considérée comme une variable secondaire (qu'on dégage simplement en donnant les mêmes tests psychologiques aux Portoricains de San Juan et aux Portoricains de New York) ou traitée comme une sorte de conditionnement pavlovien... Les modèles découverts dans le comportement récemment observé et seulement partiellement compris des oiseaux, des poissons et des primates ont été appliqués prématurément et sommairement aux hommes... Ces théories embrouillent plutôt qu'elles ne clarifient notre compréhension de l'homme.

Henri Lefebvre élargit à son tour l'enjeu que nous venons de pointer : « Sciences et idéologies actuelles, comme la quotidienneté, manquent tragiquement de philosophie. » Oh ! je sais que la réflexion philosophique critique ne peut pas ignorer ce monde extra-humain des nécessités que nous révèle la science. Mais celle-ci ne peut décréter à partir d'elle-même l'inexistence ou l'impossibilité de la conscience ou de la liberté. C'est à ce moment-là qu'elle devient un scientisme inadmissible, une autre scolastique.

Ces extrapolations deviennent des contradictions dans certaines idéologies qui se présentent comme une science irréfutable. Tel le marxisme. Celui-ci prétend promouvoir une conscience et une volonté politiques de libération tout en se fondant sur des lois inéluctables de l'histoire. Son matérialisme historique et sa dialectique sont soumis à un déterminisme érigé en science.

De quelque côté qu'on se retourne, on retrouve le même problème de fond. Tout se passe comme si l'homme devait s'enfermer irrémédiablement dans un système ou l'autre.

Une philosophie où l'homme se définit et se construit non seulement à partir de la nature et de la science, mais surtout à partir de sa propre conscience, de son projet libre et créateur -une telle philosophie semble être de plus en plus rejetée. Même les identités culturelles et historiques particulières ne résistent pas à cette quête scientiste du système universel qui structure et explique toute chose, l'homme y compris.

Je ne veux pas nier ici les énormes conditionnements de toutes ces infrastructures que les sciences modernes ont découvertes. on ne peut plus, dans ce sillage, souscrire à l'idéalisme des humanistes. Dans la mesure où ils faisaient bon marché de pareilles contraintes. Mais de là à faire de la conscience humaine libre un épiphénomène ou une illusion, c'est une tout autre affaire.

L'homme vaut par la qualité de sa conscience

J'ai la conviction que la conscience humaine est assez dégagée des déterminismes pour s'autodéterminer, pour s'inventer ses propres chemins, pour faire l'histoire, pour construire sa cité.

Cette même conscience peut conjuguer l'homme au pluriel. Non seulement pour une communauté qui est plus qu'un rapport biologique d'espèce, mais aussi pour une diversité extrêmement riche de types humains, de cultures, de philosophies, de sociétés.

L'homme « conscient » est plus riche que tous les systèmes. Il est capable de se renouveler à partir de ce qu'il a en propre, tout en assumant ses niches écologiques, biologiques ou autres. Il est capable non seulement d'établir des projets libres et créateurs, mais aussi de devenir un être nouveau.

On ne saurait affirmer la conscience individuelle, tout comme la démocratie politique, sans porter une telle philosophie de base. Autrement, même l'histoire n'est qu'une vaste mécanique qui ne laisse aucune place à l'action libre des hommes, fût-ce comme résidu. Et pourtant, ce vieux postulat scientiste refait surface. On nous le ressert un peu partout. Dans des ouvrages savants, en littérature, dans les media de communication.

Le déterminisme revient à la mode. Il s'y cache tantôt un certain désespoir devant l'avenir très compromis de la planète, tantôt un optimisme de commande qui repose sur un grand système indépendant des faillites humaines.

On a vu récemment le balancier se promener à ces extrêmes. Mais c'est toujours l'homme qui y perd. Les décisions ne comptent plus. Comme éducateur, je trouve tragique pareille démission. On risque de blaser les générations montantes. Celles qui, pourtant, auront à assumer des responsabilités que nous n'aurons pas prises à ce tournant si important de notre civilisation.

La liberté n'est pas la « nécessité devenue consciente », comme disent les néo-scientistes à la mode, mais volonté et décision qui rendent l'homme plus fort que tous les destins ; risque libérateur et créateur au creux du tragique de la condition humaine.

Il ne sera jamais facile d'être homme. Historiquement, nous venons à peine d'entrer dans l'âge de la liberté responsable. Et voilà que nous reculons devant le défi. Même chez les révolutionnaires, on s'en remet à un petit dieu mécanique qui assurera l'irréversibilité d'une trajectoire déjà toute tracée.

Eh bien ! non, l'homme dans le monde, c'est la brèche de toutes ces logiques enfermantes ; l'instance du projet différent de la ruche animale. Il est possible de faire une cité qui soit vraiment la réalisation d'hommes libres, justes et solidaires. Une cité où l'homme lui-même sera la fin et l'agent décisifs de sa politique ; et non pas un quelconque « système auto-éco-réorganisateur », comme le voudraient ces scientistes qui nous resservent des vieux schèmes déterministes dans de nouvelles et étranges mécaniques. On y aliène encore l'homme en le rivant à une autre machine qui marche toute seule. Une autre version, plus raffinée, du taylorisme.

Qu'il s'agisse d'éducation ou de politique, d'affectivité ou d'organisation, on misera davantage sur la technique infaillible que sur la qualité de la conscience. Comment se surprendre de la crise actuelle qui se loge particulièrement dans l'indécision au sommet comme à la base de nos sociétés instrumentales, compliquées à souhait ? On ne sait plus ce qu'on veut, parce qu'on a perdu la trace de l'homme et de la responsabilité. Cette source proprement humaine de l'histoire et de la politique. Cette instance véritable de la décision.

La touche humaine de justice et d'amour se trouve d'abord dans la qualité de la conscience, et non dans des rationalités et des mécaniques qui marchent toutes seules. Si c'est là un humanisme éculé, je le préfère à toutes les tuyauteries vides qui ne connaissent plus le chemin de la source. Je le préfère à toutes ces pâtes sans levain qui ignorent la fête humaine.

Voilà ce que je veux explorer dans cet ouvrage.


Retour au texte de l'auteur: Jacques Grand'Maison, sociologue québécois (1931 - ) Dernière mise à jour de cette page le lundi 17 avril 2006 19:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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