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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Le privé et le public. Tome I (1975)
Approches


Une édition électronique réalisée à partir du texte de M. Jacques Grand’Maison (1931-), Le privé et le public. Tome I. Montréal: Les Éditions Leméac inc., 1975, 220 pp. Collection: La cité de l'homme. Une édition numérique réalisée par Gemma Paquet, bénévole, professeure de soins infirmiers retraitée du Cégep de Chicoutimi.

Approches

Faire jaillir la source avant de construire les aqueducs

Beaucoup de citoyens ne savent plus leur chemin

La ville, l'école, l'usine, l'hôpital sont devenus de grands appareils compliqués, de moins en moins compréhensibles chez une majorité de citoyens. Voici un exemple révélateur qu'on pourrait multiplier par cent ou mille. 

« Mon fils avait des problèmes scolaires graves, particulièrement en mathématiques. Je voulais mieux connaître sa situation. Je me rendis donc à la polyvalente. Il m'a fallu tâtonner un joli bout de temps avant d'arriver à la bonne porte. C'est déjà tout un défi que de se diriger dans cet ensemble de corridors, de locaux, de signes qui vous sont étrangers. On m'a renvoyé d'une personne à l'autre au moins cinq ou six fois. Chacune avait l'air de me dire : « Mais enfin, vous ne savez pas que vous êtes au mauvais endroit ». Parvenu au bureau du vrai responsable, je constate son absence. Après cinq téléphones, deux visites, j'ai enfin réussi à rencontrer la personne attitrée. J'étais un peu humilié de si mal connaître l'école de mon fils. Je suis pourtant instruit, et reconnu compétent dans ma profession. Dans cette démarche apparemment aussi simple, je me sentais un peu comme un pygmée transporté subitement de la jungle au métro d'une grande ville ». 

Où s'adresser, à qui, comment, quand ? 

Dans la plupart des services publics, combien savent où s'adresser, à qui, comment, et quand ? On a même découvert que nombre de Montréalais n'ont pas appris à trouver leur chemin dans la ville, mis à part leurs circuits habituels de travail et d'achats. Toute démarche éventuelle en dehors de cette aire provoque souvent angoisse, tâtonnements ou même passivité et refus. C'est trop compliqué. Il n'y a jamais eu d'initiation pour ces communications de base. Et nous qui vantons les grandeurs de nos grands systèmes de communication ! « Nous inventons des CLSC (Centres locaux de services communautaires), nous allons sur le terrain des gens », disent les professionnels, les animateurs et les technocrates. Mais pendant ce temps, les citoyens sont plus dépourvus que jamais pour comprendre et vivre la ville réelle. Nous ne chicanons pas ici le souci de se rapprocher des gens, des milieux de vie. Mais le fait d'établir des services, pignon sur rue, ne règle pas les problèmes soulevés par la complexité interne et externe du réseau de nos institutions modernes dans la cité actuelle. Qu'on nous comprenne bien, il ne s'agit pas de rendre les citoyens experts en tout domaine, mais d'assurer ces apprentissages nécessaires à une utilisation intelligente et efficace des moyens actuels. Combien de citoyens peuvent se débrouiller dans cette forêt inextricable de signes, de sigles, de termes techniques, de gadgets électroniques qu'on utilise dans la vie publique. Combien craignent de mettre les pieds à l'hôtel de ville, dans les bureaux gouvernementaux, à l'école, simplement parce qu'ils ne maîtrisent pas les démarches que nous venons de décrire ? Et l'on est surpris de la si faible participation des majorités, de leur apolitisation ! Paradoxalement, les citoyens apparaissent donc démunis devant ces petites choses, alors qu'ils peuvent suivre les grands débats publics sur leur écran de télé. Ils connaissent mieux Pierre Trudeau ou Pierre Lalonde que leurs compagnons de travail, leur voisin et parfois leur grand adolescent. 

Absence d'apprentissage 

Notre société moderne ne semble pas s'être préoccupée des apprentissages humains qui correspondent à la maîtrise des nouvelles techniques qu'on multiplie sans cesse. Non pas qu'il faille bouder ces grands moyens, nous avons tout simplement omis de développer les petits moyens de la conduite de la vie, les apprentissages de base pour comprendre, agir et vivre dans ce nouveau contexte. On m'objectera que les citoyens ont bien su s'adapter, par exemple, aux centres d'achat modernes. Voilà un raisonnement superficiel. Il suffit de voir combien savent acheter, évaluer un produit, juger une annonce publicitaire. Les spécialistes en ce domaine se tapent la cuisse en parlant des naïvetés inouïes de la plupart des consommateurs. Bien sûr, les gens savent le chemin de la compagnie de finance, mais on connaît la suite. Bien sûr, certains ont appris à frauder l'assurance-chômage ou l'agence sociale. Mais à côté, il y a ce nombre considérable de citoyens incapables de vraiment utiliser les appareils complexes de nos nouveaux services publics programmés. Quant aux fraudes, avouons qu'elles grandissent avec l'échelle sociale. 

Combien d'étudiants sortent du CEGEP, de l'Université, sans connaître l'abc des pratiques de base de la vie ? « Mon père « non instruit » pouvait faire un tas de « petites choses essentielles » que j'ignorais après vingt et un ans de scolarité et un bon doctorat reconnu et payant. Il savait comment réparer les « troubles mineurs » en électricité ou en plomberie dans la maison, entretenir son auto, cultiver un jardin, construire un chalet, etc. » Nous vivons sur d'énormes illusions. L'aire des aptitudes et des apprentissages s'est réduite au minimum dans la formation spécialisée de l'homme occidental. L'ouvrier ignore l'ensemble du processus de production. Le professionnel se cantonne dans son champ très étroit de compétence. Le citoyen devient étranger à la plupart des institutions importantes de la cité. Même nos sociétés deviennent extrêmement vulnérables. Pensons aux problèmes gigantesques que pourraient vivre nos grandes cités dans une économie de pénurie en alimentation, en pétrole, bref en biens essentiels. 

« Je ne fonctionne plus là-dedans » 

Nous avons ignoré les limites humaines des appartenances, des rapports sociaux, des rythmes de vie, des espaces vitaux, des pratiques d'éducation ou de travail. « Je ne fonctionne plus là-dedans. » La remarque est trop fréquente pour l'ignorer. Socialement, l'homme moderne a perdu l'économie de sa taille. Je soupçonne que bien des angoisses et des révoltes ne sont pas étrangères à ces démesures institutionnelles et techniques, ou du moins, à cette absence de maîtrise minimale de la vie publique contemporaine. Les replis sur la vie privée, les fuites dans des mythologies décrochées trouvent ici une des plus pertinentes explications. Je crois même qu'une certaine obsession de la bougeotte, du voyage, du dépaysement a quelque chose à voir avec le caractère traumatisant d'une vie quotidienne incohérente et insatisfaisante. Tout le contraire d'un vrai dépaysement. On ne se situe en fait dans aucun paysage, même pas dans celui de l'environnement immédiat au travail, à l'école ou ailleurs. Il ne reste souvent que la maison. Certains s'y accrochent comme si c'était le seul lien humain, stable et vivable. D'autres misent sur le week-end comme oasis privée intouchable. 

Au bilan, aura-t-on le courage de reconnaître la pauvreté grandissante de la vie sociale, des participations civiques, des milieux de travail ? Le nombre impressionnant d'associations, d'activités publiques, ne doit pas nous illusionner. Il y a peut-être ici des substituts superficiels pour compenser le manque de profondeur des socialisations de base et des rapports quotidiens. Même les rapports fondamentaux : mari-épouse, parents-enfants, professeurs-étudiants sont influencés par cette vie collective brisée dans des institutions démesurées ou incompréhensibles pour la majorité des commettants. Même les conventions collectives sont illisibles par la majorité des travailleurs concernés. Comme me disait un travailleur : « Va-t-il falloir avoir un avocat ou un expert constamment à côté de nous autres ? Il faudrait à part ça un dictionnaire. Les experts de part et d'autre nous sortent des contrats collectifs, gros comme des dictionnaires ou des annuaires de téléphone. C'est pas administrable. Et nous, on comprend rien ». 

Une expérience révélatrice 

J'ai demandé à des finissants d'université de tracer leur carte d'environnement. lis avaient à établir leurs réseaux quotidiens de relations, de lieux, d'espaces, d'activités. Il s'agissait, en l'occurrence, d'étudiants en sciences humaines, normalement bien équipés pour définir leurs milieux de vie, leur champ social d'existence. Ce fut une vraie découverte pour la très grande majorité d'entre eux. Ils se voyaient impuissants à décrire concrètement leur géographie humaine quotidienne. On ne les avait jamais initiés à bien connaître leurs groupes d'appartenance, les lieux fréquentés, les rythmes de leur existence, les divers types de rapports avec les personnes qu'ils rencontraient le plus souvent. Ils en savaient encore moins sur leurs divers milieux de vie, sur les institutions où ils évoluaient. Pourtant ils pouvaient formuler des idées brillantes sur les grandes questions politiques, sur les idéologies, sur les classes sociales, etc. Bref, de grands phares sur la société, mais même pas une lampe de poche pour les conduites quotidiennes. Au fait, ils vivaient une véritable dispersion sociale et mentale dans leur existence ordinaire et dans leurs expériences quotidiennes. Je me demande parfois si l'on mesure les conséquences véritables de ce manque de prise sur la vie réelle. 

Nous avons compliqué les choses à souhait ! 

Le défi devient plus redoutable quand il s'agit des grands circuits de la vie collective. Est-il normal, par exemple, que la plupart des citoyens ne puissent faire eux-mêmes leur rapport d'impôt ? Est-il normal qu'on ait besoin d'experts à propos de tout et de rien ? Est-il normal que la plupart des gens ne sachent pas nommer exactement une foule de choses qu'ils utilisent tous les jours ? Et je pourrais allonger la liste de ces interrogations. Je veux bien qu'on parle des grandes aliénations sociales et politiques. Mais je le répète : avons-nous perdu cette sagesse minimale de toutes les sociétés qui nous ont précédés ? Chacune de celles-ci a eu le souci de surveiller de près la qualité des initiations de base. Les rituels, par exemple, avaient un rôle très précis en ce sens, de même les règles de vie, les rapports structurés de générations. 

Nous avons tout envoyé en l'air en bien des cas. Combien demandent même à l'astrologue de leur épargner les efforts de jugement, de liberté et de décision pour la conduite de leur vie ? Et cela nous arrive après des décennies de révolutions scientifiques et technologiques, de révolutions des libertés et des responsabilités. Quelle comédie ! Les primitifs étaient mieux équipes pour les apprentissages de base nécessaires à la satisfaction des besoins fondamentaux. Je veux bien que nous apprenions à utiliser un magnétoscope ou une machine à calculer. Mais que diable, j'aimerais que nous sachions aussi maîtriser les pratiques et les techniques de la vie courante. Autrefois les traditions véhiculaient ces apprentissages. Les rapports de générations permettaient certaines initiations essentielles aux principales pratiques sociales, professionnelles ou autres d'une époque donnée. L'idée du changement social, du progrès technique incessant nous a fait croire qu'on n'avait plus besoin de ces apprentissages. Il suffisait de se spécialiser. Les autres se chargeraient des autres besoins. Trente-six métiers, trente-six misères ! Donc division, morcellement, spécialisation du travail. Nous nous retrouvons dans une société qui a multiplié les formes de dépendance. Les experts tout autant que les profanes sont aussi impuissants à maîtriser l'ensemble de leur vie. Voici que l'industrie actuelle songe à réinventer la polyvalence, à recomposer le travail. Ce réalisme n'a pas encore gagné l'aire sociale où l'on fait toujours bien peu pour récompenser une vie collective cohérente et compréhensible. 

L'autre jour, un vieillard frappait à ma porte. Depuis une semaine, il était passé d'un bureau à l'autre dans la ville pour qu'on l'aide à remplir une formule. Tout le monde s'était défilé en alléguant différentes raisons. Or, en m'arrêtant un moment avec lui, je me suis rendu compte qu'il s'agissait d'une opération archi-simple. Quelques informations sommaires et une signature. Sa vue très faible ne lui permettait pas de lire la formule. Il avait traversé bureaux et couloirs, interpellé nombre de secrétaires, escaladé étages sur étages pour trouver enfin quelqu'un qui accepte de lui rendre un tout petit service. Il ne savait pas, le pauvre homme, qu'il s'agissait d'une formule aussi simple. Ce que nous avons compliqué la vie !

Il y a des solutions possibles 

Je nous souhaite plus d'imagination pour inventer des apprentissages souples et concrets. Par exemple, je pense à un groupe de parents qui ont décidé de vivre une Journée d'école. Ils voulaient connaître concrètement ce que vivaient leurs enfants dans cette grande polyvalente qui leur était étrangère et lointaine. Comble du ridicule, l'utilisation des autobus scolaires ne rentrait pas dans les normes du Ministère de l'éducation. Il a fallu plus de temps, de paperasse, de téléphones, de rencontres pour obtenir cette permission que pour organiser la journée. N'en déplaise à Descartes, le bon sens ne court pas les rues, et encore moins nos prétentieuses organisations modernes. Après des années de travail social, je me rends compte qu'il nous faut investir davantage au plan des apprentissages de base de la vie moderne. Nous avons à apprendre à maîtriser socialement les moyens techniques quotidiens. Sinon, la vie collective deviendra de plus en plus irrespirable. Peut-être qu'un retour à une vie plus simple nous permettra de redonner leur sens et leur importance aux pratiques de la vie courante. C'est d'abord une question de sagesse. Il nous faut aussi un style d'éducation, à la maison et à l'école, plus soucieux de ces « savoir-faire » pratiques de la vie. Évidemment, cela exige une autre échelle de valeurs, une manière de vivre moins bousculée et pressée, et une moins grande obsession des « programmes ». Il en est de même au travail. Je suis sidéré par le peu de temps et d'attention qu'on accorde à l'initiation de nouveaux venus dans tant de milieux de travail. 

Une responsabilité collective majeure 

Nous parlons de la société post-industrielle, du choc du futur, des grandes questions internationales, ou encore de hockey, de golf, de la cuisine du Château Champlain. Mais savons-nous les réalités simples et profondes de la vie ? Savons-nous vivre ? Nous avons voulu liquider un passé bien ambigu, je l'avoue. Mais nous n'avons pas remplacé cette sagesse de base de nos prédécesseurs, cette culture première qui a fait ce que nous sommes spontanément et vitalement. Nous avons méprisé et saccagé ce sous-sol, sans nous rendre compte qu'un peuple ne se redéfinit jamais à partir de zéro. Quelle ironie pour la génération actuelle des adultes qui voient leurs jeunes en quête de leurs racines ! Un ami incroyant me disait l'autre jour qu'il était resté bouche bée devant sa fille et son gars qui lui demandaient de leur expliquer un tableau de la résurrection. En quelques années, nous avons voulu sauter de la chrétienté à la société post-industrielle. Je veux bien qu'on accepte de doubler le pas, mais j'aimerais qu'on le fasse d'une façon plus intelligente, réaliste et responsable, et non en escamotant les initiations et apprentissages de base nécessaires à la maîtrise des pratiques fondamentales de la vie moderne. C'est un domaine où vivre au-dessus de ses moyens apporte de graves traumatismes psychologiques, sociaux et culturels. 

Si la majorité des citoyens ne « savent » plus la ville, à quoi bon multiplier les filières, les étages, les plans, les programmes, les appareils ! On doit s'inquiéter davantage du nombre croissant de consommateurs manipulés, de travailleurs exécutants, de spectateurs non critiques, de citoyens passifs et d'êtres démunis dans une vie collective incohérente. Les personnalités fortes et privilégiées peuvent se donner une certaine consistance personnelle et privée, et ne pas trop souffrir de cet univers collectif humainement défait, mais qu'en est-il des majorités silencieuses, des générations montantes ? Ce serait déjà beaucoup de vouloir ensemble retrouver une sagesse collective capable d'inventer une nouvelle économie des apprentissages dans la famille, l'école, l'usine et la ville modernes. 

Nous avons construit d'admirables aqueducs. Peut-être nous faut-il réapprendre à faire jaillir les sources. C'est dans l'Évangile que j'ai appris l'importance de cette démarche. Les structures de vie sur le soi dépendent de cette patiente gestation du suc et de la sève dans le sous-sol. On ne fait pas pousser la rose en tirant dessus. Les hommes auraient-ils oublié cette économie de la vie ? « Cultiver » son terreau, voilà le premier apprentissage. Combien ne le savent plus !

Une société « à deux étages » 

Une expérience quotidienne 

« Des experts sont venus réorganiser notre travail. Eux, ils connaissaient ça. Ils avaient tous les diplômes qu'il faut. Nous, dans le département, on avait un peu envie de rire. Ça fait longtemps qu'on sait que tel ou tel changement aurait dû être fait. Quand des hommes travaillent depuis dix ans dans le même atelier, ils connaissent pas mal leur secteur de production. Jamais la direction a pensé nous faire confiance pour réviser ses méthodes de production. Aujourd'hui elle paie une fortune pour consulter des experts. Ces savants-là sont supposés tout savoir. Ils sont pleins d'idées pour le rendement des machines. Mais ils ne comprennent rien à ce qui se passe dans un groupe humain qui travaille ensemble à tous les jours. Nous, on a la conviction qu'on pourrait faire beaucoup mieux qu'eux. Mais ils veulent qu'on soit des exécutants. Ça nous humilie. Alors on résiste. Il ne nous reste qu'à nous battre pour un meilleur salaire. Ben oui, ils nous disent qu'ils sont les propriétaires, les connaissants, les maîtres de tout. Alors pourquoi nous parier de responsabilité, de collaboration ? Tout ce qui est important est au deuxième étage. Au premier, on exécute, on consomme ». 

Je viens de résumer une entrevue de groupe avec des travailleurs d'usine. En termes simples, mais combien révélateurs, ces hommes décrivent un problème gigantesque à la mesure de notre société. Je pourrais citer bien d'autres exemples. Tels les travailleurs d'une banque qui voient leurs pratiques de travail constamment bouleversées par ceux qui « jouent » avec les programmations de l'ordinateur en haut lieu. À l'université, pédagogues et créateurs doivent se creuser la tête longtemps pour ajuster leurs initiatives et leurs projets dans la computarisation administrative. À l'hôpital, c'est un directeur médical qui démissionne parce qu'il en a marre de ces 188 directives gouvernementales qu'il a dû appliquer au cours des deux dernières années de son mandat. À côté, une infirmière avoue son désarroi en ces termes : « Après des décennies d'expériences, le nursing avait développé une pratique humaine de service au malade. Aujourd'hui, le PPBS fait foi de tout. Les meilleures infirmières sont mobilisées au bureau pour remplir des papiers. La « spécialiste » des injections intraveineuses se promène dans tout l'hôpital en répétant le même geste, sans véritable contact suivi avec le malade. Au bout d'un an, elle est complètement vidée. On a l'impression qu'administration et syndicat rivalisent pour morceler techniquement tout travail personnel et communautaire. Un patient est assailli par cinquante-six (56) entrées « fonctionnelles » dans sa chambre en une seule journée. » 

Refus de la technologie, du management moderne ? Mentalité artisanale qui refait surface ? Autodéfense face à la bureaucratisation ? Domination de cette nouvelle classe de technocrates ? Autant de diagnostics habituels pour qualifier les attitudes des uns et des autres. Le problème majeur est peut-être à la fois plus profond et plus concret. Voyons une comparaison. Chez nous, le père a décidé un jour d'ajouter un étage à la maison. Une foule de difficultés inattendues surgirent durant et après l'opération. Ce que le père avait oublié, c'est qu'il fallait réaménager le premier étage, le renforcer, le transformer de fond en comble, et cela jusqu'aux fondations. Il n'avait eu d'yeux que pour la nouveauté et la qualité du deuxième. Or, les matériaux, le style de construction, les équipements de ce dernier ne convenaient pas à la base de la maison. Il n'avait pas étudié l'économie de la première construction, sa véritable architecture, ses lignes de force et de faiblesse. Est-ce là l'histoire de nos réformes récentes ? Je commence à le croire. 

Quand le premier étage craque 

Nous avons engagé la majeure partie des ressources techniques, financières et humaines pour constituer un second étage. Voici que la base sociale ploie sous le poids des avoirs, des savoirs et des pouvoirs de ces superstructures. On n'a pas compris que l'économie de la vie, de l'éducation et du travail quotidien est autrement plus complexe que l'organisation la plus raffinée des planificateurs ou des grands clercs. Administrés et administrateurs de la base ne tiennent plus. Et ce n'est pas seulement parce qu'ils ne comprennent pas les appareils et les programmations d'en haut. Tout se passe comme si les uns et les autres avaient perdu l'intelligence et la maîtrise de ces « savoir-faire » pratiques et ingénieux de l'action à ras de sol. Il y a encore tout un monde entre les bureaux d'études et le travail sur le terrain, entre la formation universitaire et les praxis professionnelles, entre le savoir « codé » du jeune ingénieur et le savoir pratique d'un groupe de travail, entre les techniques sociales des experts et les praxis sociales des profanes. Nous avons élevé d'énormes structures sur des milieux de vie, sur des étoffes communautaires déchirées, sur une quotidienneté sans consistance, sans cohérence. Pourtant, il y avait, à ce niveau, des dynamismes collectifs, des expériences et même des sagesses pratiques valables. Il fallait réaménager, réassumer, réorienter cette infrastructure sociale en même temps qu'on se dotait de structures modernes et de grandes politiques. 

Des réformes qui siphonnent par en haut 

L'aventure du BAEQ (Bureau d'aménagement de l'Est du Québec) en témoigne. L'arrière-pays, les communautés locales, les citoyens de base se sont sentis « agressés ». Bien sûr il y avait eu consultation, animation, participation. Mais ces rituels démocratiques restaient au deuxième étage, en fonction de grands plans étrangers aux tissus historiques porteurs d'expériences originales, de solidarités propres, de projets collectifs en attente. Après les premiers enthousiasmes artificiels, les commettants se sont rendu compte qu'on était en train de les siphonner par le haut. Passe pour la mobilité individuelle, mais vous ne déracinez pas des communautés aussi facilement. Dix ans après, on répète la même erreur avec les quatorze villages touchés par le nouvel aéroport. Décidément, les experts du deuxième étage ne semblent pas vraiment comprendre ce qui se passe, ce qui peut ou ne peut pas se faire à la base sociale. Toutes les batteries d'expertises ne suffisent pas, encore moins les décisions gouvernementales unilatérales. « Nous transigeons avec des individus » avaient dit des politiciens libéraux bien connus. Et voilà que ce sont des communautés qui veulent négocier. La révolte des cultivateurs a un sens historique et communautaire, une dynamique collective qu'experts et hommes politiques ne semblent pas saisir du tout. La dernière réponse gouvernementale aux cultivateurs de Ste-Scholastique révèle toujours le même aveuglement. On ne s'adresse qu'aux individus. « Si vous n'êtes pas contents, faites des requêtes individuelles devant les tribunaux ». Voilà la logique du deuxième étage libéral. 

Depuis la révolution tranquille, on a instauré au moins cinq formes institutionnelles de régionalisation : l'éducation, l'activité socio-économique (CRD), les regroupements urbains, les services administratifs, les politiques sociales (Bill 65). Nous retenons ici une difficulté majeure jamais résolue : le désarroi, la passivité ou le refus des collectivités locales. Esprit de clocher ? L'explication est trop simpliste. Ne faut-il pas plutôt reconnaître, chez nous comme ailleurs, que les structures sociales ressemblent au gratte-ciel construit sur une base très réduite ? Les Manhattans ont étouffé la rue, rapetissé les hommes, brisé les communautés, atrophié la base sociale et mécanisé la vie quotidienne. On a cultivé l'altitude sans assez se soucier de la profondeur. Le succès des quantités a fait taire les humbles requêtes de la qualité d'oxygène de la vie courante. Les « executives » drop out des grosses administrations rejoignent ici les citoyens ordinaires qui ont décroché du deuxième étage et tentent d'aménager des refuges privés ambigus. Même les rapports humains les plus simples et les plus fondamentaux de la vie sont devenus extrêmement difficiles. Voici qu'on invente des techniques de rapprochement qui vont jusqu'à la « touch therapy ». On montre comment communiquer par le toucher, et cela en pleine révolution sexuelle ! Diogène en rirait tout autant que le Zoulou. 

Experts et profanes 

La majorité des problèmes actuels se posent au premier étage de la société et nous n'avons que des moyens pour faire croître le deuxième étage. Nous essayons de refaire la base après l'avoir écrasée par les nouvelles structures. Ne nous leurrons pas, la plupart des projets de réorganisation du travail, de l'éducation, de la vie urbaine, relèvent presque entièrement des experts. Il faut surtout que la base s'adapte aux grandes machineries. Le mythe de Cronos renaît. L'homme est mangé par ses produits. L'organisation au-dessus des pratiques, la machine au-dessus du travail, les structures au-dessus des communautés, les instruments au-dessus des fins, le matériel au-dessus du spirituel, et cela au nom du réalisme, du pragmatisme. On parle de qualité de vie, de facteurs humains après coup. En langage populaire, c'est la charrue avant les bœufs. La sagesse populaire serait-elle réactionnaire ? J'ai le goût ici d'inverser les propos d'un premier ministre bien connu qui parle de la base sociale toujours en termes d'assiette matérielle, de structures administratives, de quantités comptables. Je me fais une image tout autre d'une société bâtie à partir de la qualité des hommes, de leurs solidarités et de leurs responsabilités. 

Par-delà certains discours politiques dénués de toute philosophie sociale, je me demande si le clivage expert-profane n'est pas un des principaux traits de notre modèle prévalant de société. Étrange dérive, par exemple, que celle des rituels démocratiques de consultation. Chacune des parties s'en remet à ses experts. Combien de débats sociaux, politiques ou autres débouchent immanquablement sur des batailles d'experts, comme lieux décisifs des enjeux, des choix et des options ? La politique tout autant que la vie quotidienne cèdent devant ce nouveau pouvoir bien annexé par les intérêts investis des minorités dominantes. A-t-on compris, évalué, critiqué cette dérive incessante, ce siphonnage par en haut ? Même les oppositions se font prendre. À force de ne se battre qu'au deuxième étage, elles escamotent tout le premier : sa situation, sa vérité, son dynamisme propre. Même les mouvements de base des dernières années ont perdu leur force originelle. On se bat plus que jamais entre grands chefs, entre grands clercs. Bien sûr, il faut s'équiper pour affronter les grands pouvoirs. Mais les instruments, les expertises, les stratégies et les politiques ne sont ni de la base ni du peuple, ni de la vie, ni des hommes ordinaires. Le problème, ce ne sont pas les expertises, mais plutôt la place quasi unique qu'elles occupent par delà les fictions démocratiques. 

Échec humain de la société occidentale 

Nos sociétés occidentales n'arrivent plus à intéresser les masses à des projets collectifs d'autodéveloppement, aux tâches majeures d'humanisation. On s'en remet aux gouvernements pour assumer les coûts sociaux et humains d'une techno-structure aveugle où les investisseurs et les experts se cantonnent dans leur champ d'intérêt exclusif. On sait que la bonne conscience sociale des Chambres de commerce, des milieux financiers et des experts de service ne va pas loin. Si seulement ils s'interrogeaient à partir de ce que leurs propres enfants leur disent, ils se rendraient compte de la pauvreté de leur philosophie de la vie. J'entendais encore récemment un plaidoyer sur les vertus d'un certain économisme agressif. De quelle jungle nous a-t-il gratifiés ? La technopolis comme la nature, les individus comme les milieux de vie révèlent cette imposture simplement par l'état lamentable de leurs conditions actuelles. On comprend les erreurs du libéralisme d'hier, mais non l'aveuglement d'aujourd'hui. Les discours des porte-parole de la Chambre de commerce sonnent creux dans une Amérique profondément secouée jusque dans ses bases humaines et morales. Évidemment, les plaidoyers capitalistes prennent bien soin d'isoler cette question du lieu économique lui-même comme si Watergate n'avait rien à voir avec Wall Street, comme si l'inflation n'avait rien à voir avec les grands pouvoirs économiques, comme si le dégoût des jeunes n'avait rien à voir avec une production et une consommation sans échelle de valeurs. 

Retrouver la mesure de nos moyens 

Les vrais problèmes humains s'évaluent au premier étage, à la base sociale. Et en même temps, c'est à ce niveau qu'on doit d'abord élaborer des stratégies de développement. On a à peine commencé à formuler des projets d'autogestion sociale. Après un an d'expérience, de nombreux experts font le procès des CLSC (Centres locaux de services communautaires). « Les citoyens ordinaires ne connaissent rien et ils veulent régenter le gouvernement ou les médecins. » Évidemment, ces experts ne parlent pas de leurs propres erreurs. Que d'expertises loupées depuis la Révolution tranquille. Il n'y a pas de véritable démocratisation, d'authentique développement, si les hommes dans leurs vrais milieux de vie n'apprennent pas à se prendre en main, à agir collectivement avec des responsabilités valables. D'aucuns se plaignent du manque de conscience professionnelle. Mais s'interrogent-ils sur les sources de ce « désintérêt » chez tant de citoyens ? A-t-on misé sur eux d'abord, ou bien sur les gros édifices, les grandes expertises, les vastes et lointaines planifications ? Une psychologie de cathédrale, c'est plus grave en 1974. Il y a bien des façons de vivre au-dessus de ses moyens, individuellement et collectivement. Nous continuons, sous d'autres formes, les démesures mythologiques de la chrétienté. Luxe tragique, quand il s'agit de sacrifier le pain au « crémage » du gâteau. Saurons-nous enfin accepter de développer des moyens plus à notre mesure ? Des moyens susceptibles d'être assumés, orientés par la majorité des citoyens, selon leurs vrais besoins et aspirations, selon leurs capacités. On m'accusera de vouloir retourner aux instruments pauvres de l'artisanat. Mais non, je plaide pour qu'enfin on commence par assurer de solides « fondations » et une base sociale plus dynamique et plus responsable. « On bâtit de grosses affaires pour les gens, puis ils ne viennent pas.,, Précisément, parce que ce ne sont pas « leurs » affaires, leurs projets, leurs expériences. Ils ne se retrouvent pas dans les appareils institutionnels de plus en plus complexes. Alors ils se contentent de regarder la télévision. Faudra-t-il que les citoyens ordinaires prennent le contrôle des bureaux du gouvernement ou de la rue Saint-Jacques ? On n'en est sûrement pas là. 

Évidemment, il y a la solution chinoise 

Par exemple, le maire de Montréal irait travailler un an pour nettoyer les rues de St-Henri avec un président de centrale syndicale, un chanteur populaire et un chanoine. Le ministre des Affaires sociales pourrait observer son oeuvre en s'engageant comme concierge dans un CLSC. Un chirurgien et un omnipraticien feraient l'expérience de six mois de travail à la pièce à la Laurentian Knitting ($2.06 de l'heure). Le ministre des finances, lui, peinerait dans un petit bureau de l'ACEF pour équilibrer le budget d'un groupe de petits salariés endettés. Ah ! j'oubliais ! Le président de Power Corporation, camelot au coin de St-Denis-Ste-Catherine (histoire de rencontrer d'autre monde). Le premier ministre du Canada, à cause de son titre, mériterait bien d'être gérant de caisse populaire. Le directeur d'Air-Canada ferait les foins à St-Hermas, près de Mirabel. Le maire de Westmount, commis de bureau à la société Saint-Jean-Baptiste. Ah ! les suggestions ne manquent pas. Je vois le ministre de la justice, gardien de prison ; le premier ministre du Québec, messager à General Motor de Ste-Thérèse. Pas bête, ces Chinois. Le premier étage, c'est toute une école de réalisme ! Fût-ce pour confronter ce qu'on dit du peuple et ce qu'il dit de lui-même. Je m'arrête, car je sens déjà que là-haut on va m'accuser de démagogie.


Retour au texte de l'auteur: Jacques Grand'Maison, sociologue québécois (1931 - ) Dernière mise à jour de cette page le vendredi 5 mai 2006 8:15
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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