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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une génération bouc émissaire. Enquête sur les baby-boomers. Recherche-action. (1993)
Présentation générale


Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction de Jacques Grand’Maison et Solange Lefebvre, Une génération bouc émissaire. Enquête sur les baby-boomers. Recherche-action. Troisième dossier. Montréal: Les Éditions Fides, 1993, 436 pp. Collection: Cahiers d’études pastorales, no 12. . Une édition numérique réalisée par Gemma Paquet, bénévole, professeure de soins infirmiers retraitée du Cégep de Chicoutimi.

[7]

Une génération bouc émissaire.
Enquête sur les baby-boomers.

Recherche-action. Troisième dossier.

PRÉSENTATION

On les appelle baby-boomers, pour rappeler la forte poussée de natalité qu'il y eut entre 1945 et 1960. Ils ont aujourd'hui de 35 à 50 ans. Une génération très, très « particulière », disent les historiens et les démographes. Elle constitue un phénomène social et culturel unique, typifié. Ses traits communs, on les retrouve dans plusieurs pays occidentaux. Ils ont été beaucoup analysés ailleurs, mais peu au Québec. C'est étonnant quand on sait le grand nombre et l'importance de cette génération dans notre société. Récemment, elle a fait l'objet de vives critiques. On a même forgé un qualificatif peu honorable pour les stigmatiser : « adolescents », pseudo-adultes d'une éternelle jeunesse mythique, utopique. Même procès un peu partout, aux États-Unis, en France, au Québec. Il y a même des autocritiques qui ont été publiées par des moutons noirs de cette génération, Jacqueline Rémy en France et, chez-nous, François Ricard.

Les baby-boomers des années 1960 se sont eux-mêmes inscrits dans la société à travers un procès de génération. Depuis leur enfance, la contestation a été le fer de lance de plusieurs. L'un d'entre eux nous disait avec beaucoup de finesse :

Dans ma génération, nous avons expérimenté et maîtrisé tous les ressorts de la contestation. À un moment donné, j'ai pris conscience que je pouvais neutraliser les contestations de mon grand gars et de ma grande fille. Je brisais en quelque sorte le ressort nécessaire à leur affirmation et à leur construction personnelle et sociale.

À l'égard des critiques dont on les accable, les 35-50 ans réagissent diversement. Certains se braquent et manient l'art de la [8] légitimation propre et de la délégitimation de l'autre avec adresse. D'autres assistent, avec une sorte de résignation, à la montée de la sourde colère collective contre eux : « Oui, on a fait les quatre cents coups, on a jeté le bébé avec l'eau du bain. » Mais les baby-boomers sont-ils vraiment tout ce qu'on dit sur eux ? Nous les avons longuement interrogés, écoutés depuis cinq ans et cet ouvrage leur donne très souvent la parole. L'on y entendra bien d'autres sons de cloche et l'on rencontrera plusieurs êtres attachants parmi eux et elles. Ils nous révèlent, parfois mieux que les autres générations, ce que notre société est devenue au cours des dernières décennies, ce que nous sommes devenus majoritairement. Nos désespoirs, nos désaccords, nos questions, nos attentes, nos défis dans l'abrupt tournant historique que nous vivons aujourd'hui.

L'esprit de cet ouvrage a été bien exprimé par un de nos témoins :

L'heure n'est plus à se regarder le nombril, elle est plutôt à une lucidité sur nous-mêmes. Nous avons beaucoup contesté les autres depuis notre adolescence. Si à 40 ans on n'a pas encore appris à se voir tel qu'on est, c'est qu'il y a eu quelque chose de faussé en cours de route. Et ça, ça relève aussi de notre responsabilité. Parfois, je nous trouve très soupe au lait, très susceptibles devant la moindre critique qu'on nous fait.

Une génération révélatrice

Ce rapport de recherche sur les 35-50 ans s'inscrit dans une étude menée depuis cinq ans auprès de la population de six régions très diversifiées du diocèse de Saint-Jérôme au nord de Montréal. Régions industrielle, rurale, tertiaire, banlieusarde de Montréal, touristique (Laurentides) et aussi d'arrière pays. Dans cette recherche qualitative poursuivie sous forme d'entrevues individuelles et de groupes, nous avons tenu compte des variables habituelles d'âge, de sexe, de milieu social, de scolarisation.

Dans un premier temps, nous publions nos résultats en relation avec les groupes d'âge. Le premier rapport faisait état de la situation des adolescents. Le deuxième abordait celle des 20-35 ans. Nous sommes bien conscients de la part d'arbitraire de ce découpage. Mais nous nous empressons d'ajouter que nos pré-enquêtes nous ont amenés à tenir compte de ce que les gens eux-mêmes identifient comme des groupes d'âge distincts : les adolescents, les 20-35 ans [9] et cet autre groupe des 35-50 ans, perçu comme une « génération » particulière.

Nous avons accordé un poids prioritaire aux perceptions qui se dégageaient d'une majorité d'interviewés. Il s'agit ici d'un pari qui accorde aux perceptions un rôle important dans le jeu social, contrairement à certaines positions critiques qui finissent par évacuer du réel tout le monde des perceptions dans les rapports sociaux : la parole, l'expérience, l'intelligence que les gens eux-mêmes ont de leur situation, de leur histoire, de leur époque, et des « autres » qui les entourent. Cette approche s'inscrit dans la dynamique propre à la démocratie qui reconnaît la valeur de la conscience et la pertinence du débat social entre les citoyens.

Bien sûr, nous avons cherché à repérer les logiques sous-jacentes à ces perceptions et à ces lectures de situation que nous livraient nos interviewés. La société, avec ses tendances, parle à travers leurs récits de vie, tels le choix des expériences marquantes qu'ils retiennent, les interprétations qu'ils en donnent, les pratiques qu'ils privilégient. Nous avons poursuivi quatre types d'analyses : celles des signifiants, des signifiés, de l'énonciation et des logiques souterraines des récits individuels et des débats en entrevue de groupe. Nous reviendrons sur cette méthodologie dans le rapport final. Notons aussi qu'au cours de ces cinq années, les cinquante chercheurs n'ont cessé de vérifier et revérifier observations et analyses dans de fréquents retours au terrain pour les soumettre à d'autres interlocuteurs (individus et groupes) du groupe d'âge ciblé. Et cela, en tenant compte des variables signalées plus haut. Cette démarche heuristique s'accompagnait de problématisations successives mises ainsi à l'épreuve de leur validation.

Nous poursuivons la même démarche dans le troisième dossier où nous allons suivre à la trace des hommes et des femmes de 35-50 ans qui nous ont parlé non seulement d'eux-mêmes, mais aussi de leur génération particulière. Écoutons un premier témoin.

À 45 ans, tu penses davantage à ta retraite, surtout avec ce qui se passe aujourd'hui ou plutôt ce qui t'attend pour l'avenir. Le système va-t-il tenir ? Ils commencent à couper un peu partout, du côté des personnes âgées, du côté de l'assurance-maladie. Ce n'est qu'un commencement. On va avoir à soutenir davantage nos parents. Nos jeunes ont de la difficulté à trouver du travail, il y a tellement de chômage. Toi-même, tu n'es plus sûr de garder ton travail. C'est mon cas, je suis chez Steinberg [10] depuis 23 ans. Il n'y a plus rien de sûr. Le coût de la vie, les taxes... on rêve pas du gros lot de la 6/49 pour rien. Ça allait si bien jusqu'à maintenant. C'est très dur de faire face à ça. On n'est pas prêts. Y'en a qui dépriment, décrochent, d'autres qui s'attendent à faire le plus d'argent possible, double emploi, font ça pour pouvoir continuer leur train de vie et assurer leur retraite. Je parle pas ici des pompiers, des policiers déjà à la retraite à notre âge. Quel monde inégal, tout croche ! C'est démotivant. Les uns toujours sur le bord de survivre, les autres qui se la coulent douce... (Homme, 45 ans)

Cette citation, comme toutes les autres de cette introduction, est tirée de diagnostics écrits que nous avons demandés à quelques-uns de nos interviewés qui avaient formulé en entrevue de groupe un point de vue partagé par la plupart des participants. Nous les avons invités à exprimer dans un court texte leur perception du monde des 35-50 ans. Nous avons utilisé le même procédé quelques fois dans d'autres chapitres, y compris pour les entrevues individuelles.

Revenons à ce que vient de nous dire un premier témoin. Cette analyse réaliste et lucide de sa génération par un homme très modeste montre déjà l'importance d'accorder plus d'attention à la parole et à l'expérience des gens eux-mêmes pour comprendre ce qui se passe non seulement dans la société, mais aussi dans la conscience et dans les multiples échanges quotidiens où se façonnent les mentalités, les tendances lourdes.

Il y a là un vaste sous-sol de bouillonnement trop souvent ignoré par nos rationalités scientifiques, professionnelles ou politiques. Celles-ci, livrées à leur seule logique, finissent par perdre de vue l'abc de la démocratie. Des colères sourdes commencent à gronder dans la majorité silencieuse : on a le sentiment de plus en plus aigu de n'être pas entendu, écouté vraiment, sans compter cet autre sentiment de n'avoir pas de véritable poids dans le débat public, dans les choix collectifs, si ce n'est qu'à l'occasion des votes épisodiques. D'où une méfiance grandissante par rapport aux politiciens, aux médias (« ceux qui ont le crachoir »), aux experts, aux divers leaderships. Souvenons-nous du récent sondage CROP où la majorité des gens disaient avoir perdu confiance en la plupart des leaders actuels et des institutions. « Je ne fais plus confiance qu'à moi-même », ont dit un très grand nombre de citoyens de tous âges.

[11]

Une opération-vérité

Nos résultats de recherche vont dans le même sens, et plus loin encore. Dans combien d'entrevues l'autre, les autres sont sans visage ! Crise d'altérité, méfiance jusqu'au cœur de l'expérience amoureuse, autoprotection, cocooning sont des tendances fort répandues dans tous les groupes d'âge et milieux sociaux. Tendances qui se répercutent au plan social et au plan politique. Francophones, anglophones, autochtones, allophones se protègent les uns des autres, les hommes et les femmes, la majorité et les minorités, les générations.

C'est précisément dans ce champ que s'inscrit ladite « génération » des 35-50 ans qui fait l'objet de lourdes critiques par les autres groupes d'âge, et qui se perçoit souvent comme le bouc émissaire d'un procès injuste. Débat qui amène à une sorte d'opération-vérité sur ce qui nous arrive, sur l'évolution que nous avons connue au cours des dernières décennies, sur le nouveau contexte historique dans lequel nous vivons, et sur les enjeux d'avenir d'où viennent, peut-être nos plus graves questions, nos inquiétudes. Voyons ce que nous en dit un autre témoin.

On fait de nous les boucs émissaires de tout en nous servant toutes les épithètes imaginables : génération gâtée qui a tout contesté et tout obtenu ; génération corporatiste qui s'est protégée mur à mur et qui continue de faire chanter tout le monde grâce à son nombre et à sa position stratégique ; génération molle, amorale, narcissique, « adolescente », incapable d'élever ses rares enfants comme du monde ; génération qui n'a pas su prendre le relais de ses aînés qui ont fait la Révolution tranquille ; génération tout investie par les modes du jour, qui a méprisé toute l'expérience reçue, toute tradition éprouvée par le temps, toute mémoire ; génération aux idéologies utopiques, encore accrochée à ses rêves déçus, et dépitée de ses échecs qu'elle renvoie sur le dos des autres ; génération qui n'a même pas su se donner une morale et qui se projette maintenant hors du réel dans l'ésotérisme et le paranormal, ou qui se replie sur son petit jardin intérieur. Génération du divorce, de la thérapie quasi permanente qui n'en finit plus de se chercher. Trop c'est trop...

Nous, nous avons terminé nos études, nous avons développé des compétences, nous avons gagné des libertés auxquelles tout [12] le monde tient. Nous avons pris à cœur notre métier, notre profession. Il y a, au milieu de nous, des militants courageux, des gestionnaires articulés, des professionnels de qualité. Il y a aussi un bon nombre de déclassés par la crise économique, les fermetures d'usines, les coupures budgétaires sans grandes possibilités de solution de rechange. Je n'arrive pas à m'expliquer pourquoi on nous accuse de tous les péchés d'Israël. Tous ces reproches s'appliquent aussi à bien d'autres que nous. (François, 43 ans, enseignant)

Dans une entrevue de groupe, une femme formulait un autre diagnostic qui ralliait tous les participants :

Toutes les grandes remises en question, toutes les vagues d'utopies les plus folles nous sont passées sur le corps. C'est pas nous qui les avons inventées. Toutes les sociétés occidentales ont vécu des transformations précipitées lorsque nous étions des jeunes adultes. Nous ne sommes plus les héritiers du rêve d'un progrès économique et social illimité, d'une libéralisation des mœurs, d'une disqualification de toutes les traditions, d'une prochaine civilisation des loisirs et du plaisir. Spock, Reich, Marcuse, Lapassade n'étaient pas de notre génération, à ce que je sache. Le « s'éduquant », c'est pas nous qui avons inventé ça. Pas plus l'économie de gaspillage, la bureaucratie, les conventions collectives rigides, les mythes de Californie et leur culte du nombril, la flower generation, les hippies, les yuppies. On a été formés dans ce contexte-là. On n'a connu que ça. On nous a enseigné ça. Maintenant on nous accuse de tout ça. Nous sommes déjà assez culpabilisés par les nombreux échecs de notre génération, par les nôtres personnellement, faut pas en rajouter. On est plus critiques que ne le pensent les autres générations. On en a payé des factures nous aussi. L'avenir n'est pas plus rose pour nous. Mais on a mûri, on se reprend en main... (Femme, 42 ans, journaliste)

Ces propos n'ont rien d'exceptionnel dans la panoplie des centaines de gens que nous avons interviewés. Même si les discours et récits étaient moins explicites à ce chapitre.

[13]

Une brûlante humanité

C'est une brûlante humanité que nous avons décelée chez beaucoup de nos interviewés de ce groupe d'âge. Il y avait chez plusieurs une lucidité qui ne se faisait pas de quartier dans le bilan critique qu'ils dressaient de leur expérience, de leurs échecs et blessures comme de leurs réussites. Notons ici que les femmes se sont révélées plus assurées que les hommes, y compris au chapitre de leur riche questionnement. Ce constat, bien sûr, ne s'applique pas à toutes les femmes, à tous les hommes interviewés. Nous avons noté chez un nombre important de ceux-ci une fragilité inquiétante, une sorte d'implosion intérieure souvent refoulée, un désarroi, et parfois une révolte, comme si la conscience masculine n'arrivait pas à élucider ce qui lui arrive, particulièrement au plan affectif. Parfois un cri s'échappait mais il était vite étouffé : « J'ai réussi ma carrière, mais j'ai manqué ma vie, ma famille, mes enfants ». On entend peu de choses sur la conscience masculine dans le débat social et quand il en est question, c'est souvent en termes négatifs, généralisateurs et accusateurs. Il y a présentement une crise de la condition masculine qui ressort de plusieurs entrevues :

À chaque fois qu'on en parle, on est soupçonné de vouloir faire le procès des femmes, des féministes. Alors on ferme le dossier. On se replie davantage. Et les problèmes des hommes s'aggravent. Tout le monde y perd. Cette crise d'identité commence tôt. Il y a trois ou quatre décrocheurs de l'école pour une décrocheuse. Il est ridicule de tout ramener le problème masculin aux succès scolaires des filles qui seraient la cause du découragement des gars. Non, il y a des problèmes qui nous sont propres et qui méritent d'être considérés comme tels. Évidemment, c'est à nous d'y voir pour nous reprendre nous-mêmes en main. Si on en est encore au matriarcat d'hier, on est en retard de deux révolutions. Mais il y a infiniment plus dans le malaise masculin de ma génération comme des autres générations autour de nous. (Homme, 43 ans)

Ce diagnostic d'un interviewé explicite ce qui est ressenti, mais peu avoué ou peu conscientisé par tant d'autres hommes que nous avons écoutés. Mais il faut bien l'admettre, le problème central évoqué est la plupart du temps loge, selon nos témoins, dans les difficultés actuelles des rapports hommes-femmes.

[14]

Les rapports hommes-femmes ont occupé, semble-t-il, une place énorme dans cette génération qui a fait du couple l'entité sociale de base, le lieu cardinal de la quête du bonheur.

Dans notre premier rapport de recherche, des adolescents ont été particulièrement sévères en disant que depuis leur enfance ils avaient ressenti qu'ils étaient surtout une contrainte. « Mes parents n'étaient pas faits pour être parents. » « Ils n'arrivaient jamais à être le couple idéal qu'ils voulaient être. » « Je me demandais toujours si eux aussi ils allaient se séparer. » « Je t'ai montré à être autonome, eh bien ! débrouille-toi, regarde-moi, je l'ai gagnée mon autonomie. Alors chacun est de son côté à la maison. »

Chez plusieurs adultes de ce groupe d'âge il y a un double déplacement des préoccupations. D'une part les défis énormes que posent les adolescents dans le contexte actuel, d'autre part le travail accru que l'on investit pour maintenir un standard de vie miné par une stagnation économique qui s'annonce très longue. Ce qui vient heurter doublement une poursuite du bonheur accrochée prioritairement à l'épanouissement personnel, à la réussite affective du couple, à la qualité de vie surtout individuelle, et bien sûr à la préparation d'une retraite confortable.

Sous cette surface nous avons trouvé des démarches très dignes et très saines de révision critique de leur parcours. Nous ne résistons pas à l'envie d'en donner quelques exemples.

Quand nous avons été convoqués à la Cour pour notre garçon accusé d'avoir violé une fille de sa classe, nous nous sommes réveillés tous les deux brutalement. Nous nous sommes rendu compte que nous avions à revoir profondément nos façons de vivre, nos priorités, notre philosophie de la vie. (Un couple, 38 et 39 ans)

Nous n'avons pas transmis ce que nous avons reçu, et pas mieux fait pour les nouvelles valeurs que nous avions pensées aller de soi. (Homme, 43 ans)

Notre réussite personnelle de carrière et notre standard de vie ont pris toute la place au point qu'on s'est tous retrouvés étrangers dans notre propre maison. Il a fallu un joli coup de barre pour refaire nos liens, entre nous deux et avec les enfants. (Femme, 42 ans)

Jusqu'à tout récemment, j'étais d'une génération et surtout d'un milieu qui n'avaient connu que la prospérité. Je n'avais connu [15] que ça, si bien que je pensais que tout ce confort était un dû, un droit acquis, la seule condition normale. L'insécurité, la pauvreté, je ne connaissais pas ça. Puis vlan sur la gueule ! Une faillite, la débarque, la frustration, les engueulades. On n'était pas préparé à ça. On était humilié d'avoir besoin des autres. Il a fallu recommencer à zéro, apprendre à vivre dans la pénurie. Ça nous a fait découvrir d'autres valeurs qu'on avait oubliées, mais qui faisaient pourtant partie de notre héritage. (Homme, 41 ans)

On est une génération sandwich, une génération d'entre-deux. On a balayé toute notre histoire, on n'a pas digéré les nombreux changements. On n'est plus sûrs de rien. On cherche des fondations plus valables. Mais quoi, où, comment ? La morale, la religion, c'est loin de nous. Notre vie était pleine comme un œuf. Puis, aujourd'hui, tu commences à sentir un vide immense. Tu es instruite, tu sais bien des choses, mais tu t'es étalée en surface dans toutes sortes de directions. Le vide que tu ressens, c'est l'espace dont tu avais besoin pour aller dans tes ressources plus profondes. Pour moi, ç'a été un passage libérateur et dynamisant. J'ai appris à recomposer, à unifier le meilleur de ce que j'avais reçu avec mes propres valeurs. Ça prend du temps aujourd'hui pour devenir un vrai adulte. (Femme, 39 ans)

Nous ressaisirons cette démarche de révision critique dans la partie sur « le monde des 35-50 ans ». Mais il nous semblait nécessaire de l'évoquer en introduction pour illustrer ce sang chaud et cette conscience brûlante que semblent ignorer les critiques qui parlent d'une génération insipide, aliénée dans ses utopies, repliée sur ses blessures et toute centrée sur ses intérêts immédiats. Nous reverrons cela au chapitre des jugements portés par les autres générations sur les 35-50 ans. On oublie qu'historiquement il y a eu des grands changements culturels, sociaux, économiques et politiques qui précédaient, traversaient et emportaient cette génération comme des vagues de fond plus ou moins irrésistibles. On ne peut tout de même pas mettre sur son dos toute la crise de la modernité, l'amnésie historique d'un certain Occident, et la foire d'utopies et d'idéologies des dernières décennies. On ne saurait non plus ignorer toute la part d'efforts soutenus pour consolider les réformes, les institutions nouvelles de la Révolution tranquille. Combien parmi les 35-50 ans y ont engagé le meilleur de leurs énergies ?

[16]

Qu'il y ait présentement chez eux de graves problèmes, ils sont les premiers à le reconnaître.

Partis à la recherche d'une société nouvelle, nous avons souvent dérivé vers une recherche obsessionnelle de nous-mêmes qui nous a placés dans une position tantôt de repli, tantôt de fuite. Mais nous commençons à en sortir avec des prises de conscience qui pourraient être précieuses aussi pour d'autres que nous. (Femme, 45 ans)

Bien des questions des 35-50 ans concernent la société tout entière dans son tournant actuel. Plusieurs fois dans ce rapport de recherche nous en dégagerons des rapprochements éclairants. La société se révèle aussi dans l'itinéraire et la conscience des individus qui y vivent. Cela fait partie du pari d'une recherche qualitative qui, à travers les expériences les plus profondes des itinéraires singuliers, peut aller chercher des tendances importantes, souterraines, qui échappent aux débats de la surface sociale. Là encore, nous en ferons l'objet d'une partie du dossier.

Contentons-nous, pour le moment, de pointer quelques-unes de ces tendances.

De la société traditionnelle collectivement très ritualisée, nous sommes passes a une nouvelle société aussi ritualisée dans sa rigidité bureaucratique. Comment alors s'étonner du contrepoids d'une révolution subjective de l'individu autonome, autodéterminé ? Révolution qu'on ne peut réduire à ses travers individualistes, narcissiques. Encore ici, des 35-50 ans font preuve d'une saine lucidité critique :

Plusieurs d'entre nous n'ont pas réussi à apprivoiser, à maîtriser, à dynamiser socialement cette subjectivité à forte teneur affective. Pendant un bon moment, nous avons cru que les émotions, les sentiments faisaient foi de tout, qu'ils ne pouvaient pas se tromper. Nous avons mis en veilleuse l'exercice du jugement que permet une mise à distance sur soi, sur ses pulsions du moment. On a dissocié en quelque sorte le principe de plaisir et le principe de réalité, le sentiment et la rationalité, l'univers intérieur et l'univers social concret. On vivait sur deux registres étrangers l'un à l'autre. La vie affective d'un bord et la vie de travail de l'autre. Deux mondes parallèles. Je crois qu'il y en a plusieurs qui n'ont pas intégré ça chez les femmes comme chez les hommes de ma génération. (Femme, 43 ans, cadre supérieur)

[17]

Voilà un exemple de courant et contre-courant peu élucidé par nos logiques explicatives souvent trop univoques pour appréhender le faisceau complexe de ces tendances peu visibles avec leurs tensions, leurs contradictions, leurs ambivalences, leurs impondérables. Cette exploration peut nous révéler beaucoup de choses de la société profonde, comme on dit le Québec profond, l'Amérique profonde. On raisonne trop souvent comme si l'individu et la société étaient deux mondes plus ou moins étrangers l'un à l'autre. On en a même fait deux idéologies opposées. Ce qui a faussé et parfois bloqué l'intelligence des rapports entre l'individu et le collectif, le privé et le public, le quotidien et le politique, la conscience personnelle et ses appartenances culturelles, sociales. Cette dissociation est très poussée, particulièrement dans nos grands débats moraux actuels.

Une expérience morale et spirituelle

Ces dernières remarques nous rapprochent d'un des objectifs les plus importants de cette recherche. Nous avons tenté de rejoindre les profondeurs morales et spirituelles dans les divers types d'expérience des 35-50 ans. Déjà, dans nos pré-enquêtes, nous avions noté que dans le type de société sécularisée qui s'est développée chez nous, c'est au tournant de la quarantaine que surgit chez plusieurs un questionnement spirituel et moral d'adulte. Comme si les multiples activités qu'offrent la vie urbaine moderne n'avaient pas laissé d'espace intérieur. On n'a pas parlé sans raison d'une civilisation du plein. Tant de choses à consommer, à expérimenter, à explorer, à voir. Cette extériorisation fascinante, intense, fébrile rend difficile et même rébarbatif l'effort d'intériorisation. Le silence devient insupportable. La télévision permanente, le baladeur (walkman) en sont des indices parmi bien d'autres.

Au tournant de la quarantaine, après avoir vécu toutes les expériences de base de la vie, on sent le besoin de les évaluer et de s'évaluer. Et on se rend compte qu'on ne peut le faire sans marquer des temps d'arrêt, sans se ménager des espaces libres d'intériorité. Celle-ci devient à la fois un lieu de distanciation, de renouement avec ses profondeurs morales et spirituelles.

On a dit qu'on était une génération de la rupture. Particulièrement la rupture avec l'héritage religieux. Aujourd'hui, on se rend compte qu'on a jeté le petit avec l'eau du bain. On ne voulait pas entendre parler de morale parce que celle-ci était [18] justement le lieu de nos désaccords avec la religion d'hier. Et voilà qu'on est pognés avec de graves questions morales sans savoir comment les prendre, les comprendre, les assumer. Alors on se demande s'il n'y a pas des niveaux de la vie... de la conscience qu'on a presque complètement oubliés ou réprouvés. Même chose pour le spirituel. J'en connais plusieurs autour de moi qui se sont mis à reparler de l'âme, de spiritualité, de vie intérieure. Les livres qui traitent de ça sont très populaires dans toutes les classes sociales. La spiritualité orientale, ça intéresse bien du monde, c'est pas seulement une poignée d'originaux. C'est quelque chose qui manque à notre monde moderne, à notre vie moderne agitée, éparpillée. On cherche autre chose de plus valable. Quand tes enfants te reprochent d'être matérialiste « au boutte », tu te mets à réfléchir... (Femme, 40 ans, technicienne)

Chez les hommes interviewés, l'interrogation spirituelle reste davantage accrochée à leur expérience de vie. Ils lisent peu sur le sujet. C'est plutôt une sorte d'instance critique en prise immédiate sur les questions concrètes, mais sans réponse, qui surgissent dans leur bilan critique. Leur intériorité en est une de seuil, de veille, de quête de sens et surtout de questionnement. Ils se méfient des réponses toutes faites, des gurus et aussi de toutes les médiations religieuses instituées. Leurs propos sont courts, mais denses.

Tu ne peux pas revoir toute ta vie, en ramasser les morceaux sans réexprimer ce à quoi tu crois... y compris la foi de ta jeunesse, le vide spirituel qui a suivi. Les grandes questions rebondissent quand tu évalues ton parcours. (Homme, 46 ans)

Tu as rejeté toute tradition religieuse, tu es devenu très critique de la vie moderne d'aujourd'hui. En fin de compte tu es nulle part. Tu t'es libéré de ci et de ça, mais tu n'as rien dans les mains au bout du chemin. Entre autres choses, tu te dis que c'est con de penser que la foi de tes parents ne vaut rien. (Homme, 38 ans)

Nous défendons notre identité, notre culture, notre langue, notre histoire propre, mais nous méprisons notre religion propre comme si elle ne faisait pas partie de nos racines avec du bon et du pas bon, comme notre histoire. On se frappe soi-même. Moi je commence à réagir à ça. (Homme, 43 ans)

[19]

Chez plusieurs interviewés le requestionnement moral et spirituel se fait hors des références religieuses, et en particulier hors de  leur propre héritage religieux chrétien. C'est là où la rupture historique a été la plus vive au plan des consciences. Les esprits religieux ne cessent de gommer, de minimiser  l'importance et l'impact toujours vivace chez nous de la sécularisation, et surtout ses valeurs positives, émancipatoires, libératrices. Voyons un propos typique tenu par un homme de 52 ans qui vient d'entrer dans une retraite anticipée.

Aujourd'hui à la retraite, je suis plus serein et davantage contemplatif. Tranquillement, ce monde intérieur que j'ai tant négligé se reforme sans turbulence. Mais je demeure un grand sceptique et il n'est pas question pour moi d'être embrigadé dans une religion. Ma liberté intérieure est l'essence de ma spiritualité.

La génération des baby-boomers, chez nous, est la première de notre histoire qui a été aussi profondément marquée par la sécularisation. Elle s'inscrit plus largement dans ce nombre grandissant d'occidentaux qui, depuis deux siècles, veulent aller au bout de leur condition humaine sans religion, surtout sans religion instituée. Les déplacements de vocabulaire sont déjà révélateurs. Certains distinguent souvent, en les opposant, la religion et leur expérience religieuse. D'autres se démarquent du religieux et parlent plutôt du spirituel, un peu comme ce témoin que nous venons de citer, et c'est souvent comme l'ultime conquête de toutes les autonomies qu'ils ont gagnées chèrement. Mais il y a plus.

Il y a chez plusieurs baby-boomers un type de questionnement spirituel qui a beaucoup à voir avec une requête de morale laïque. On sait l'importance qu'ont prise les questions et les enjeux moraux dans les débats publics des derniers temps. Pensons à tous les nouveaux questionnements autour de la violence, du suicide, de la drogue, du sida, de l'avortement, de l'euthanasie, et aussi des crises économiques, politiques, sociales et environnementales, du chômage et de la pauvreté grandissante.

La question des valeurs a refait surface souvent en relation avec les comportements et les attitudes face aux droits, libertés et responsabilités. Émergent là de nouvelles quêtes de sens, de fondements, de transcendance. Au-delà des profonds attachements à la liberté et à l'épanouissement personnels, plusieurs s'interrogent sur l'appauvrissement [20] du sens des autres, du sens de la communauté et du bien commun.

Tout se passe comme si la question de la foi se posait, chez plusieurs, au plan de l'humanité elle-même, sur un fond de tentation de désespérer de l'humanité actuelle, de son avenir. D'où un nouvel intérêt pour les ressorts moraux et spirituels de la conscience humaine pour rebondir et risquer de nouveaux dépassements.

Plusieurs baby-boomers sont porteurs de ce cheminement humain, moral et spirituel. Il y a là une radicalité que des esprits religieux ne savent pas voir ou ne veulent pas reconnaître. Une radicalité qui présentement s'accompagne d'une bonne dose de réalisme où l'on remet en cause les dimensions magiques de son rêve de vie, de ses utopies et de la culture « psy » qui a fait quasiment office de religion au cours des dernières décennies.

Cette opération-vérité déborde les grilles classiques des cycles convenus de la vie adulte et des stades de développement. Non pas que celles-ci aient perdu toute pertinence, mais elles ne peuvent rendre compte à elles seules de la singularité culturelle et sociale de cette génération, de sa riche diversité et complexité. Ses ruptures historiques ont suscité chez elle une conscience ouverte aux profondeurs de la condition humaine aussi bien sur le versant dramatique de ses angoisses et incertitudes que sur le versant dynamique de ses forces de dépassement.

Cela dit, on ne saurait en déduire que les baby-boomers sont massivement frappés d'amnésie historique par rapport à leur propre héritage historique religieux. Ainsi, certains interviewés ont remis en cause leurs ruptures religieuses souvent à partir de leurs échecs de transmission et des problèmes qu'ils vivent avec leurs adolescents.

Ma fille de 15 ans a fait deux tentatives de suicide. Mon garçon de 18 ans est complètement perdu, décroché. C'est un errant sans repères. Tu te dis : on a tout laissé tomber, on n'a rien mis à la place, si ce n'est que de vagues références morales. Mes jeunes n'ont pas de fondements solides. Ils te renvoient ça dans la face et dans la conscience. On ne sait pas quoi leur dire. Nous-mêmes on n'est sûrs de rien. Ils sentent ça. Des fois je me demande si on n'est pas la première génération qui a systématiquement rejeté l'idée même de la transmission. Peut-être pas la théorie, mais la pratique. On se disait : ils sont différents...on les voulait autonomes, ça faisait notre affaire qu'ils vivent leur crise d'adolescence tout seul. On paye cher aujourd'hui...

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Les spécialistes nous disent qu'il faut dialoguer. Mais dialoguer sur quoi ? Parler pour parler, c'est une coquille vide. J'en ai eu des longs dialogues avec eux où l'on étalait nos sentiments. Ça ne réglait rien. C'était plutôt des monologues successifs. Les mécanismes, les recettes psychologiques n'embrayent pas grand-chose quand il n'y a pas de jus qui passe dans la tuyauterie... une sagesse, une philosophie de la vie, une pensée articulée, une tradition spirituelle qui a fait ses preuves... quelque chose du genre. Il me semble qu'on est assez intelligents pour repenser notre tradition chrétienne. Après tout, c'est la nôtre. Moi je m'y suis mise depuis un certain temps et je m'en veux de ne pas l'avoir fait avant. (Une artiste, 43 ans)

Un peu à la façon des bouillons de culture à la source d'une vie nouvelle, il y a présentement des bouillonnements spirituels très riches, très diversifiés, des nouveaux types d'expériences et d'itinéraires spirituels, religieux, intérieurs. Plusieurs interviewés distinguent ces qualificatifs. Certains ne se pressent pas pour les structurer. D'autres en font des réponses absolues, un système de sens irréfutable pour sortir de leur indétermination, de leur confusion intérieure le plus rapidement possible. Plusieurs explorent le côté ésotérique et paranormal ; les uns comme un mode de distanciation sur la réalité où ils trouvent peu de sens ; d'autres comme une fuite ; certains en font un substitut aux idéologies et aux utopies qui les ont déçus. La carte astrologique du ciel a parfois remplacé le ciel effondré de la chrétienté. Mais ne précipitons pas ces jugements qui risquent d'être réducteurs et même injustes. Il y a en dessous de ces itinéraires spirituels bien d'autres choses quand on les comprend dans l'histoire de vie des interviewés. Par exemple, des quêtes, soit de cohérence, soit d'alternative, soit d'horizons d'avenir, un sens du mystère qui ouvre sur cela dont l'être humain n'est pas la mesure ; recherche aussi d'un nouvel art de vivre qui a besoin de se trouver un cadre symbolique pour s'exprimer et aussi permettre la communication avec les autres.

Et l'on peut se demander si les Églises chrétiennes ont bien saisi les dessous et la portée de ces expériences spirituelles. Le christianisme moderne aurait-il négligé l'initiation au sens du mystère, au sacré, aux besoins premiers de la conscience religieuse ? N'aurait-il pas aussi été déficient pour repenser la foi, l'Évangile comme art de vivre ? A-t-il vraiment reçu les questions qui viennent d'autres que lui-même et risqué de revoir ses traditions, ses propres sources en [22 ] tenant compte des signaux et messages contemporains, tout en reconnaissant que Dieu est aussi à l'œuvre chez ceux qui contestent l'Église, la questionnent avec des yeux neufs ? Le phénomène grandissant de chrétiens sans Église est peu exploré, peu assumé. Les 35-50 ans, dits de la génération de la rupture religieuse, ont des rapports plus complexes qu'on ne le pense avec l'héritage chrétien. Nous en ferons état, mais avec la conscience d'en savoir encore bien peu. Déjà des indicateurs se dégagent des entrevues. La dernière partie du rapport y sera consacrée.

Le fond du problème

Mais nous avons cherché avant tout à rendre compte de l'expérience des 35-50 ans dans toutes les dimensions de leur histoire de vie, de leur génération. L'importance accordée à l'axe générationnel et intergénérationnel ne vient pas de nous, mais de nos interviewés de différents groupes d'âge. Cela s'exprime dans l'insistance mille fois affirmée sur l'importance de la famille, en dépit de toutes les ruptures et de toutes les données statistiques, en dépit aussi de la problématique dominante d'une « société organisée surtout en fonction de l'individu ». Dans la crise sociale indéniable que nous vivons, plusieurs réagissent en se disant que le premier problème à résoudre, c'est la famille, la solidarité de générations, comme fil fondamental et essentiel de la vie individuelle et collective. Peu importe, semble-t-il, le difficile défi que ça représente. On pourrait s'inquiéter, non sans raison, du peu d'intérêt de la plupart des gens pour l'engagement social et politique au moment où la plupart des problèmes renvoient à des choix collectifs, à des débats de société. Mais le premier réalisme, c'est d'abord de voir à quel « social » les gens s'ouvrent présentement. La famille porte l'enjeu d'une des premières solidarités, celle des générations, lien de base aussi avec le passé, le présent et l'avenir. La conscience des interviewés en est là. Essayons d'y voir de plus près.

La question des générations comporte présentement un versant critique souvent nié, refoulé, occulté, sinon minimisé. Outre le parallélisme de générations séparées, il y a un fort contentieux des générations montantes. Plusieurs jeunes se disent d'une génération sacrifiée par leurs aînés qui veulent le meilleur pour leurs enfants, mais qui agissent collectivement en sens contraire. « Il n'en reste plus pour nous. » Ce drame social ne peut se ramener au traditionnel conflit de générations.

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Plusieurs aînés nient le problème. À tout le moins, ils refusent d'envisager, fût-ce à titre de possibilité, un éventuel conflit de générations. Jacqueline Rémy en propose une explication qui mérite attention. Nous la résumons.

Les parents baby-boomers sont terrifiés à l'idée qu'un fossé puisse se creuser un jour entre leurs enfants et eux. Toutes les solutions qu'ils imaginent, toute l'éducation qu'ils leur donnent, tendent à éluder un possible conflit de générations. Ils ont tellement peur que leurs enfants leur fassent ce qu'ils ont fait eux-mêmes à leurs parents. Ils sont tellement inquiets qu'ils prennent l'éducation qu'ils ont reçue comme anti-modèle. Ils ne savent pas très bien comment élever leurs enfants, mais ils savent comment ne pas les élever.

Ajoutons que les baby-boomers pourraient se rappeler qu'ils ont eux-mêmes, dans leurs contestations de jeunesse, fait glisser la lutte des classes en lutte de générations. Il faut relire leurs plaidoyers de la fin des années 1960 à l'occasion de la grande contestation scolaire. Cette nouvelle donne du temps pourrait bien se répéter.

Dans notre recherche nous avons constaté un sursaut de conscience en la matière. Plusieurs baby-boomers ont mûri. Ils se rendent compte que la solidarité des générations est une des bases fondamentales de l'existence. Mais plusieurs, hélas ! maintiennent un style « copain », une idéologie égalitaire simpliste qui s'accompagne d'une négation des différences de rôles, de sexes, de générations. Un jeune disait : « Ma plus grande souffrance, c'est que je n'ai personne au-dessus de moi. » Mais le pire de tout, c'est que ni son père ni sa mère ne semblaient comprendre le message qu'il leur adressait.

Cet axe générationnel et intergénérationnel ne figurait pas au départ de notre projet même à titre de variable parmi d'autres. C'est déjà marquer notre démarche qui suivait à la trace le fil de l'expérience des interviewés, de leur histoire de vie. À cela nous ajoutions une partie semi-directive sur les orientations sociales, culturelles et religieuses de nos interlocuteurs individuels et de groupe. Nous avons déjà donné les indicateurs de questionnement et ces divers types d'analyse dans le premier rapport. Nous n'avons pas voulu alourdir ce troisième rapport de longues considérations méthodologiques. Nous y reviendrons dans le rapport général.



Retour au texte de l'auteur: Jacques Grand'Maison, sociologue québécois (1931 - ) Dernière mise à jour de cette page le vendredi 24 mai 2013 10:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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