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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Du jardin secret aux appels de la vie. Réenchanter la vie.
Tome II.
Réconcilier l'intériorité et l'engagement. (2004)
Second regard sur l'intériorité et l'engagement


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques Grand’Maison, Du jardin secret aux appels de la vie. Réenchanter la vie. Tome II. Réconcilier l'intériorité et l'engagement. Montréal: Les Éditions Fides, 2004, 360 pp. Une édition numérique réalisée par Gemma Paquet, bénévole, professeure de soins infirmiers retraitée du Cégep de Chicoutimi. [Le 15 mars 2004, M. Jacques Grand'maison me confirmait, dans une lettre manuscrite qu'il m'adressait, son autorisation de diffuser la totalité de ses oeuvres dans Les Classiques des sciences sociales.]


[29]

Du jardin secret aux appels de la vie.
Réenchanter la vie. Tome 2.
Réconcilier l’intériorité et l’engagement

Second regard sur l'intériorité et l'engagement



Je me propose de fouiller le terreau actuel de la nouvelle conscience contemporaine. J'ai déjà noté qu'au cours des derniers temps la référence « spirituelle » a repris de l'importance, après une période qu'on a jugée « trop matérialiste », avec ses promesses de bonheur non tenues. Ère de l'éphémère, des liens provisoires, qui nous a projetés à la surface de nous-mêmes. Le nouvel intérêt pour les valeurs spirituelles tient d'un besoin de donner plus de profondeur à sa vie, à son sens, à ses pratiques, à ses relations humaines, à ses amours, à sa mission propre. Comme si on voulait refonder ses raisons de vivre, de lutter et d'espérer, pour de nouveaux élans plus durables et plus inspirés et une dynamique plus forte du dedans de soi. Non plus seulement le comment, mais aussi le quoi et le pourquoi. On s'en serait trop remis aux logiques procédurales, aux modes du jour, aux pratiques compulsives de consommation.

Mais il y a plus. À savoir, par exemple, le choc de découvrir qu'on n'a même plus le langage pour nommer, dire, penser ce qui se passe à l'intérieur de soi, le vide que l'on ressent, ses bleus à l'âme ; prise de conscience aussi de son univers intérieur éclaté, déstructuré, indifférencié. Ce qui rend de plus en plus difficile l'accès a une reprise en main de soi, à une réorientation de sa vie.

[30]

Plusieurs se rendent compte que sous la valeur d'autonomie qu'ils privilégient entre toutes, il y a tant de comportements qui la contredisent. Par exemple, ce besoin d'être pris en charge de bien des façons, ou ces multiples conformismes inconscients du « tout le monde le fait, fais-le donc ». L’individu contemporain est beaucoup moins souverain qu'il ne dit. C'est ce que nous ont laissé entendre bien des gens que nous avons interviewés. Tel ce propos typique d'un des leurs : « On vit un double déficit : peu de prise sur soi et en même temps peu de distance de soi. » Fernand Dumont a, à maintes reprises, élargi cette autocritique en affirmant que, partis en quête d'une société nouvelle, nous avions dérivé vers une recherche éperdue de soi-même avec le sentiment de ne jamais y arriver. D'où ce fond de frustration, et même de ressentiment et de vide intérieur.

C'est sur cet arrière-fond critique qu'a ressurgi le désir d'une intériorité plus profonde et mieux fondée, comme premier objectif, comme premier chantier pour relancer sa vie et requalifier son sens, et cela, dans toutes ses dimensions, ses pratiques et ses projets. Cette visée de se refaire du dedans n’est plus celle de la pop psychologie à la mode du « tout est déjà en toi ». Plutôt une rude conquête, une exigeante ascèse, une entreprise de long terme qui concerne non pas seulement l'intériorité, mais aussi ses tâches, ses responsabilités, ses engagements de vie. Du coup, la formule « qualité de vie » prend plus de largeur, de profondeur et d'horizon.

Le jardin secret, tel que nous l'entendons, se démarque des facilités illusoires de la pop-psychologie. Ses paris, ses convictions, ses sources et ses visées sont autres.

Disons d'abord que le jardin secret en chacun de nous est mystérieusement inépuisable, comme le petit puits artésien qui donne accès à d'immenses réserves d'eau vive, ravitaille toutes nos soifs quotidiennes et se renouvelle en se donnant généreusement. Puits solitaire et solidaire toujours à l'affût de veines à la fois nouvelles et cachées dans le sol sous nos pieds.

Me vient l'image-métaphore de l'Évangile : « Ce qui compte n’est pas ce qui ajoute, mais ce qui creuse. » Comme si Jésus de Nazareth nous signifiait que c'est dans nos profondeurs humaines et spirituelles [31] que nous pouvons nous unir, mieux vivre et agir ensemble avec nos différences d'histoire, de culture, de religion. C'est là que l'intériorité et l'engagement se conjuguent vitalement et dynamiquement. Tout se passe comme si nous avions d'un côté à arrimer les tâches les plus matérielles et les tâches les plus spirituelles, la chair et l'esprit, le corps et l'âme, l'humain et le divin, l'immanence de notre être au monde et la transcendance de ce qui est plus grand que nous-mêmes, et de l'autre à nous lover dans l'ouverture au fond de nous sur l'infini, l'éternel - et pour nous, croyants, sur Dieu.

L’être humain n’est-il pas justement à la frontière de la finitude terrestre et de ces espaces infinis, un signe spirituel de notre grandeur ? Comme le petit coquillage porteur du chant de la mer entière qui symbolise ces choses lointaines et majeures de nos désirs et de nos rêves les plus fous, de nos espoirs envers et contre tout.

Il nous arrive aussi de désespérer de nous-mêmes, de ce monde, de l'humanité elle-même. Notamment devant ces guerres et pollutions de tous ordres qui détruisent jusqu'aux premières assises de la vie. Dans ce vide désertique pressenti, une mystérieuse poésie de nos âmes persiste à croire que se cache une oasis quelque part où la vie ressurgit contre toute attente. « Ce qui fait la beauté du désert, c'est qu'il recèle une source quelque part. » N'est-ce pas la grâce de l'infiniment petit de notre intériorité ouverte sur des richesses de sens, sur des dépassements insoupçonnés, sur des rebondissements porteurs de nouveaux engagements d'humanisation, anticipateurs d'une terre nouvelle et de cieux nouveaux ? Si tant est qu'on inscrit la foi dans la chair de notre plus profonde humanité. Dans la longue évolution de l'univers, cinq fois la vie a été menacée de disparaître de la terre. À la troisième période glaciaire, 90 % des espèces se sont éteintes. Et pourtant, la vie a ressurgi de plus belle. L’histoire humaine elle-même témoigne de remarquables recommencements après de lourdes épreuves de tous ordres. Nous sommes de ces foulées d'espérance et de résurrection. Il est bon de se rappeler ce fond de positivation au moment où la tentation du fatalisme hante la conscience contemporaine. Tentation qui est à la source de tant de décrochages et de démissions devant les nouveaux défis d'engagement auxquels [32] nous sommes confrontés. Comme ce fut le cas tout au long de l'histoire, les dépassements sont tributaires de la force intérieure des individus et des peuples. Car c'est au-dedans de soi qu'on va puiser ces ressources insoupçonnées de relance du sens et de la vie que je viens d'évoquer. Il n'y a pas d'engagement résolu et durable sans un solide socle d'intériorité capable de foi et d'espérance. Deux pôles humains et spirituels inséparables. Ils se renforcent l'un et l'autre quand on les vit ensemble. On doit se méfier d'une intériorité sans engagement tout autant que d'un engagement sans intériorité. Une évidence, me direz-vous. Et pourtant ces dissociations sont fréquentes. Mais on doit reconnaître aussi que leurs rapports sont sans cesse à repenser et à renouveler.

Le jardin secret dont il sera question ici n'a donc rien d'un enclos d'autoprotection, de repli sur soi, de fuite du monde, de retraite décrochée. C'est là un faux bonheur bien étriqué. Je vois le jardin secret comme un lieu vital de ressourcement. Sans lui, même les engagements les plus généreux finissent par s'assécher. Sans lui, les liturgies sont insipides. Sans lui, même les Églises deviennent des organisations bureaucratisées, « fonctionnalisées », avec leurs codes, leurs dogmes, leurs règles impersonnelles, leur copie conforme qui exclut toute différence d'identité, de liberté et d'innovation.

Déjà dans le jardin secret le plus intime il y a plusieurs sentiers, plusieurs espèces d'arbres, de fleurs et de fruits. Un puits aux cent sources. Une ou des places libres à la table de l'accueil et du partage d'un pain et d'un vin généreux, sinon d'une attentive présence à l'autre, d'une convivialité où l'on se partage soi-même. S'y trouve une vie qui a de l'âme dans les mains comme dans le cœur.


Selon la conception biblique de l'être humain, l'œil est en rapport avec la pensée tandis que les mains et les pieds sont en relation avec l'agir. Que ce soit par sa pensée ou par son agir le croyant doit se comporter avec un respect sacré de la dignité d'autrui. Ainsi donc quelle idée nous faisons-nous des autres quand nous portons notre regard sur eux ? Nos mains sont-elles repliées sur elles-mêmes ou sont-elles tendues pour bâtir la fraternité ? Nos pieds nous font-ils fuir le monde, ou nous conduisent-ils vers les autres pour faire route avec eux et nous faire marcher humblement avec Dieu ? (Yves Guillemette)


[33]

Dans la Bible, être, c'est habiter, s'habiter, abriter les autres au sens de l'hospitalité comme vertu majeure. Ne laisser aucun être sur sa faim. Accueillir l'étranger comme une visite de Dieu lui-même. Laver les pieds poussiéreux et fatigués de son hôte. Saint Jean a remplacé le récit de l'eucharistie par celui de Jésus qui lave les pieds de ses disciples. Comment ne pas y voir l'expression d'une foi humanisante, civilisatrice jusque dans les gestes d'une émouvante simplicité ! Un raffinement sublime du cœur. Une contestation du système d'esclavage du temps. Une grandeur culturelle et aussi une révélation de notre humanité et de l'humilité du Dieu de Jésus.

Comme ces jardins cultivés de nos propres mains qui marquent un espace vraiment habité, notre jardin secret est le lieu dans lequel on apprend à s'habiter, à se recevoir, à recevoir l'Autre. « Je me tiens à la porte et je frappe, si quelqu'un m'ouvre je viendrai souper avec lui », dit Dieu.

C'est dans notre jardin secret que se dessinent les couleurs de nos propres manières de vivre, d'aimer et de croire. C'est là que se constitue notre capacité de silence écoutant, de présence et d'accueil. Une solide autonomie et un souci de chaude altérité. Une saveur d'être avec son goût plus raffiné de nourritures d'âme, de découverte de l'autre, de communion plus profonde avec nos compagnons de route. Même le quotidien le plus gris y trouve un champ différent de lumière comme celui de l'aube, du plein jour, du crépuscule et de la nuit étoilée. « Si ton œil est dans la lumière, toute ta vie le sera. » Peut-il l'être s'il est le miroir d'une âme morte ou d'un cœur sec et froid ? Bachelard disait bellement :


Les choses nous rendent regard pour regard, elles nous paraissent banales parce que nous les regardons d'un regard indifférent. Mais pour un oeil clair, pour un regard sincère, tout est profondeur. Ce n’est pas toujours en pleine lumière, mais au bord de l'ombre que le rayon en se réfractant confie ses secrets.


Les mystiques sont ces maîtres spirituels qui ont su si bien cultiver leur jardin secret. Ils nous révèlent les vertus de l'ombre, du clair-obscur, du dépouillement, du lâcher prise, du repos de l'âme. L‘ombre dans le jardin secret, c'est cette étape cruciale de notre [34] itinéraire de vie où nous sommes plus conscients de nos limites après nous être projetés dans des figures d'affirmation de soi, de grand désir, de grand rêve. On a fait le plein en toutes choses et voilà qu'on ressent un grand vide, un profond manque, dont on ne sait le quoi ni le pourquoi.

C'est alors que l'ombre de notre jardin intérieur nous convoque. On rentre en soi, pour reprendre une expression de l'Évangile. Démarche nécessaire pour aller chercher en soi des sources nouvelles qui nous font revivre et nous relancent, cette fois, vers les autres. Vers de nouveaux engagements. Du coup, on découvre les rapports dynamiques entre intériorité et altérité. Car ce passage du manque ouvre sur les autres, tout en nous libérant de nos enfermements et de nos servitudes inavouées.

Cette ouverture au fond de soi nous permet de mieux entendre les appels de la vie, de l'Autre et des autres. C'est ainsi que je vais m'acheminer, dans cet ouvrage, vers les enjeux plus larges de ces appels, vers les signes des temps et leurs requêtes d'engagement, en prise sur le monde contemporain et son avenir à bâtir. Un avenir de plus en plus complexe, problématique et imprévisible. Comment ne pas reconnaître ici les requêtes de plus grande qualité de nos profondeurs morales et spirituelles ?

S'agissant de foi chrétienne, comment ne pas admettre aussi que l'actuel contexte historique, avec ses nombreux inédits, appelle un judicieux renouvellement du christianisme jusque dans ses sources ? Nous présupposons trop sa pertinence acquise, son message arrivé. Cette assurance nous empêche d'explorer ses nouveaux apports possibles, et de reconnaître que nous avons beaucoup à apprendre des autres, qu'ils soient d'esprit laïque ou d'esprit religieux. Il me semble que nous avons à vivre plus en coude à coude avec nos contemporains. Je vais m'inspirer de bien d'autres sources que les miennes chrétiennes.

Dans le sillage de ces propos, on comprendra que cet ouvrage ne s'adresse pas seulement aux chrétiens, mais aussi à tous ceux qui ont le goût de revisiter les fondements spirituels de leur humanité, et cherchent une inspiration pour donner de l'âme à leurs rudes combats de la vie.

[35]

Fernand Dumont disait que bien des frontières entre la croyance et l'incroyance se sont estompées. Comme lui, je n'ai jamais été à l'aise avec le qualificatif « incroyant ». Rares sont les humains qui ne croient en rien. Mes amis agnostiques ou athées, avec raison, refusent d'être considérés comme des incroyants. Ils font partie de ce nombre grandissant de gens qui veulent aller au bout de leur humanité sans religion. J'en connais qui sont de beaux êtres humains. Les esprits religieux n’ont pas le monopole du spirituel, ni celui du sens.

J'ai aussi la conviction que ma foi serait en porte-à-faux si elle ne savait pas reconnaître et apprécier la foi des autres, de l'autre.

Au moment où beaucoup de contemporains ont la tentation de désespérer du monde actuel, je plaide pour une solidarité de ceux et celles qui gardent, contre vents et marées, foi en l'humanité. Car sans elle, il est difficile de vivre des engagements soutenus. C'est dans la foi en l'humanité qu'on découvre la mystérieuse capacité de « faire »sens même là où il n'y en a plus. Les riches patrimoines historiques culturels et religieux nous en révèlent d'inestimables exemples. Exemples de l'homme plus fort que son destin. Redisons-le, l'éteignoir le plus efficace de cette dynamique est le fatalisme. Là aussi, l'histoire nous enseigne bien des choses. Hier, c'était la moira chez les Grecs, le fatum chez les Romains, aujourd'hui c'est le nihilisme, jumeau du fatalisme ancien.

Voilà pourquoi je souhaite une solidarité des esprits « laïques » et « religieux » qui ne désespèrent pas de l'humanité et du monde d'aujourd'hui. Bien sûr, je me situe comme chrétien avec ma foi en un Dieu pour qui aucun être humain ne descend assez bas au point que Dieu ne puisse le rejoindre et s'offrir gratuitement à sa liberté. Cette foi n'a rien d'une évidence obligée et obligeante. De part et d'autre, nos options avec Dieu ou sans Dieu ont en commun la plausibilité. De cela aussi, il sera question dans cet ouvrage. Encore ici la plausibilité de ma foi avec ses limites, ses paris et ses risques, m'amène à reconnaître la plausibilité de ceux qui laïquement  ou religieusement se définissent autrement.

Mais je le redis, nous sommes tous confrontés au défi de croire ou de ne pas croire en notre humanité. Dans ma propre tradition [36] spirituelle chrétienne, Dieu croit plus en nous que nous en Lui. Et donc Lui aussi nous incite à rejoindre ceux qui font encore radicalement confiance en l'humanité et qui ne cessent de travailler à l'humanisation de la cité dans toutes ses dimensions. J'ai appris au cours des ans et dans nos cités pluralistes comme jamais que c'est à partir du jardin secret de chacun que commencent les plus prometteuses rencontres de nos différences d'options. Car c'est là d'abord qu'on a constamment à faire une opération vérité sur sa propre vie, c'est aussi là que l'on perçoit le plus intensément les appels des autres. Mais il y a plus.

Le jardin secret est le lieu de renouvellement de nos questionnements. J'en veux pour exemple un texte remarquable du philosophe Marc Chabot. Celui-ci se demande : « Qu'est-ce qui est mort avec la mort de Dieu ? » Il s'interroge sur les conséquences de l'évacuation de l'idée de Dieu dans la pensée contemporaine à la suite de Nietzsche. Plusieurs en ont par-dessus le train du Dieu de Bush en guerre contre le Dieu des islamistes, lui-même en guerre contre le Dieu des juifs. Et aussi du Dieu du Vatican qui multiplie les condamnations tout en se réclamant d'une Révélation salvatrice de tous les humains. Et pourtant, même des esprits laïques s'inquiètent de l'effacement de cette référence qui a inspiré particulièrement les grands ouvrages civilisateurs des deux derniers millénaires en Occident. Ces esprits laïques s'inquiètent aussi d'un monde enclos dans son immanence, sans transcendance. Transcendance qui ouvre sur plus grand que lui-même et qui en même temps marque la finitude humaine. Surtout quand, après avoir décrété la mort de Dieu, l'homme se fait lui-même Dieu. Un Dieu sans mesure, sans limite, qui peut tout se permettre.

Il y a là des questions spirituelles trop laissées pour compte. Comment a-t-on pu en arriver à des systèmes, à des technologies, à des rouages économiques, à des modes psychologiques dont l'idéologie est le propre fonctionnement ? Au point que l'on perd de vue l'être humain qui vaut par lui-même et pour lui-même, comme nous le rappellent tous les tiers exclus de ces systèmes et des rapports de force qui s'y jouent. L’opération vérité de nos jardins secrets [37] ne pourra éviter l'examen de nos consciences face à nos complicités, à nos intériorisations des logiques dominantes que nous dénonçons verbalement. Fût-ce notre coeur à gauche et notre portefeuille à droite, nos prélèvements intempestifs sur les ressources communes, nos rapports au bien public.

Nos jardins secrets sont habités par le meilleur de nous-mêmes, mais aussi par des démons intérieurs à vaincre, parce qu'eux aussi marquent la cité et ses enjeux d'humanité. Il ne s'agit pas ici d'un idéalisme qui ignore les limites du réel. Quand il n'y a de choix qu'entre le sublime et l'abject, on ne peut être que dévorant ou dévoré. J'aime bien le sage proverbe : les hommes sont meilleurs et moins bons qu'ils ne pensent. La métaphore du jardin secret connote donc aussi une réconciliation avec le réel de ce que nous sommes et l'inévitable espace restreint à cultiver. C'est cette responsabilité limitée qui inscrit dans le réel nos idéaux, nos convictions et nos rêves.

Mais le jardin secret est aussi un lieu convivial de rencontre intérieure avec les autres. Que de fois n'a-t-on pas pesté contre ces soirées de conversations superficielles, sans âme, ou ces réunions purement fonctionnelles, impersonnelles, vides d'humanité, de sens, de sang chaud, même là où l'on dénonce les travers technobureaucratiques. Michel Freitag n'a pas parlé sans raison de « technologues de crise » et Habermas, de systèmes dont l'idéologie est le propre fonctionnement. Mais on est moins alerté sur ce qui se passe dans ce qu'on pourrait appeler « les conversations quotidiennes ». Combien d'amours s'éteignent faute de véritables échanges de sens, d'être et d’âme.

Voyez ce qui se passe au chapitre de la sexualité omniprésente dans tous les coins et recoins de la société. Une sexualité livrée à un immédiatisme psychique, à la pulsion du moment, à la tyrannie du plaisir maximum et quasi instantané, sans véritable dialogue, sans délicieux apprivoisement mutuel, sans le temps nécessaire à la construction d'une profonde complicité de sens et de sentiments. Le sexe à l'état brut, sinon avec les meilleures techniques. Même les animaux ont des approches plus raffinées. Même nos « anciens » [38] savaient mieux « courtiser ». Dans le contexte actuel hyper sexualisé, il est quasi interdit de parler de déshumanisation du sexe. On vous soupçonne tout de suite de moralisme. Alors que la question soulevée ici est infra-morale.

La qualité de l'amour est tributaire de celle du jardin secret de chacun, pour que l'amour devienne lui-même un jardin secret. La télé-réalité, le reality show de chez nous et d'ailleurs, a massacré tout le sens du jardin secret en étalant sans pudeur ce qui relève de la privauté et de l'intimité.

Il n'y a pas de civilisation, de culture et d'art, ni de politique, de morale et de religion sans distanciation sur l'état brut du vécu. À tort ou à raison, je pense que la remise en valeur du jardin secret a quelque chose de positivement subversif et libérateur dans notre société médiatique qui se prétend en prise directe sur le vécu. Rien n'est plus anti-éducatif. En étalant la privauté des uns et des autres au nom de la dite transparence, on en vient à ne plus être capable d'intimité avec soi. Comme des parents qui veulent tout savoir de leur enfant et qui lui enlèvent ainsi la distance nécessaire au façonnement de son intimité, de son identité, du lieu sacré de sa conscience. Nous verrons comment le jardin secret appelle une fine intelligence du cœur et de l'âme, de l'affectivité et de la subjectivité.

Cet enjeu ne concerne pas que l'individu. Il a des implications beaucoup plus larges. Voyons le paradoxe : d'une part on sait que les régimes totalitaires étendent leur contrôle jusqu'au fond des consciences ; d'autre part, notre monde à nous qu'on dit libre, étouffe de bien des façons la liberté intérieure et étale trop souvent la vie privée dans les médias. Le voyeurisme n'en est qu'un des symptômes.

L’intériorité marque une première distance fondamentale pour l'éveil de la conscience, l'exercice du jugement, et pour la constitution d'un véritable sujet humain libre, responsable, interprète, acteur et décideur. Même la démocratie est tributaire de la qualité de cette assise spécifiquement humaine. Le sens politique, le sens du bien public exige pareille distanciation. Du coup, le jardin secret avec ses profondeurs morales et spirituelles révèle sa portée sociétaire hélas ! trop sous-estimée. C'est une autre façon d'exprimer et [39] de comprendre les rapports entre intériorité et engagement... tous les engagements de la vie individuelle et collective. L’axe de cet ouvrage, quoi !


Un point critique :
mystique et politique

Les rapports entre intériorité et engagement ne vont pas de soi. Ils peuvent comporter des pièges. On s'en rend compte quand une mystique tient lieu de politique, quand la politique n'a pas d'inspiration, de distance sur elle-même, de profondeur morale et spirituelle, quand la politique et la religion s'emmêlent, quand la religion ou la politique n'ont plus de vis-à-vis éthique critique. On en a tellement d'exemples encore aujourd'hui.

Essayons de resituer ces questions dans la foulée de notre première réflexion sur le jardin secret, cette fois avec un regard inspiré de la tradition judéo-chrétienne.

Le jardin secret pour le croyant biblique et évangélique peut évoquer et invoquer le Dieu caché dont parle le prophète Isaïe, le souffle ténu de l'Esprit chez le mystique Élie, le retrait de prière de Jésus au cours de son ministère public et le long silence qui l'a précédé. Et son invitation à rentrer en soi pour y trouver sa vérité profonde.


Tu aimes, Seigneur, la vérité au fond du coeur, instruis-moi des profondeurs de ta sagesse... crée pour moi un coeur pur, enracine en moi un esprit tout neuf, prête l'oreille à ma prière. Tu es mon roc et ma source. Près des eaux du repos tu me mènes. Tu me fais connaître tes traces dans mes propres sentiers. Je ne crains aucun mal, car tu es avec moi. Ne pense plus à mes fautes, car tu es le Dieu qui me sauve. Dégage-moi de mes tourments. En toi ma demeure. Dans ta main je remets mon souffle. Tu es près des cœurs brisés et tu sauves les esprits abattus. Fais de moi un veilleur de tes aurores. Du soleil levant au soleil couchant tu chemines avec nous. Que ton amour soit en nous, comme notre espoir est en toi.


Ces extraits de psaumes de la Bible sont un bel exemple de l'intériorité dans la tradition mystique qui a cours depuis plusieurs millénaires en christianisme. Elle a inspiré l'âme judaïque et chrétienne non seulement des saints, mais aussi des croyants ordinaires. [40] Le regain du mysticisme depuis quelque temps, y compris dans nos sociétés sécularisées, s'alimente à plusieurs autres sources. Mais je m'étonne qu'on laisse trop souvent en veilleuse les richesses inestimables d'une tradition qui a inspiré tant d'oeuvres et d'ouvrages de notre propre civilisation et de ses diverses cultures. Comment ignorer ce fond mystique dans les arts occidentaux, chez un Bach, par exemple ? Pourtant l'histoire nous a livré tant de traces de leur jardin secret qui a inspiré la plupart des auteurs des oeuvres musicales, picturales, architecturales, théâtrales et littéraires qui continuent de nous réenchanter. Comment alors se réclamer d'une civilisation sans son âme, sans ses inspirations intérieures. Renouer avec son propre jardin secret intérieur, c'est déjà en faire une porte d'entrée.

Je veux bien qu'on se méfie de la mystique en politique. De là à ignorer que la mystique peut être une source précieuse d'engagement, outre sa valeur en elle-même, c'est là une tout autre affaire. Une vie intérieure intense donne de la profondeur et souvent de la durée aux divers engagements de notre vie. Cela a été mon cas comme chez bien d'autres.

Réduire l'expérience religieuse ou la spiritualité à la vie privée est aussi contestable qu'une politique réduite à une mystique. Il y a ici des oppositions, des exclusives simplistes quand on resitue ces enjeux en termes d'engagement et d'intériorité.

Lorsque, aux derniers états généraux sur l'éducation, une fille de 17 ans disait que son école n'a pas d'âme, elle exprimait en termes simples un enjeu critique autrement plus vital et signifiant qu'un discours critique sur la bureaucratisation. Il y a de ces vieux mots irremplaçables, irremplacés, n'est-ce pas ? Ce que cette jeune fille disait pourrait s'appliquer à bien d'autres domaines, privés et publics, y compris politiques.

De même, devrais-je dire, le croyant chrétien ne saurait dissocier le Dieu intime à soi et le Dieu de la Bible et de Jésus engagé dans l'histoire, et partie prenante de ses enjeux. Un énorme travail de discernement spirituel est toujours à poursuivre, surtout quand on voit ces amalgames qu'on ne cesse de faire entre belligérants pour légitimer leurs guerres au nom de Dieu. Paul Ricoeur disait que « la [41] communauté qui fait des choix politiques n’est pas la même que celle qui transmet les symboles de la foi ». De diverses façons, je reviendrai sur cette posture si bien exprimée par Ricœur.

Et l'on a dit, non sans raison, que c'est un des aspects du christianisme d'empêcher une politique de devenir une religion et une religion de devenir une politique.

Sur ce sujet, le chrétien devrait être à l'aise avec la laïcité. Une laïcité ouverte, parce que refuser tout espace public à la religion, c'est paver le chemin aux intégristes, aux fondamentalistes, aux sectaires. Un laïcisme « mur à mur », exclusif, est aussi bête qu'un confessionnalisme de même cru. Ramener la religion à la vie privée comme seul lieu et référence, c'est faire fi de l'histoire, de la religion comme phénomène social et culturel. Ne s'interroge-t-on pas actuellement, dans les milieux séculiers, sur l'importance de la transcendance dans la conduite individuelle et collective, dans les fondements référentiels de la société, et de plus en plus dans les questions éthiques ?

Plus largement, n'y a-t-il pas un certain aveuglement dans le refus même de s'interroger sur la portée significative du phénomène religieux et de sa rémanence dans toute l'histoire humaine connue. Se peut-il que la très grande majorité des êtres humains aient été complètement aliénés par la religion ? Pourquoi la conscience humaine a-t-elle été aussi massivement religieuse depuis toujours ?

L’historien des religions Mircea Eliade, disait, entre autres choses, qu'au cours de l'histoire beaucoup d'hommes auraient eu de bonnes raisons de se suicider, et que c'est la religion qui les a amenés à surmonter cette tentation. Ce qui l'incitait à se demander si un certain monde sécularisé avait remplacé les couches profondes d'expérience véhiculée par l'expérience religieuse. Combien de discours laïcistes refusent toute interrogation de cet ordre ?

Un peu comme ces esprits religieux qui n’accordent aucun sens à ce nombre grandissant de contemporains qui veulent aller au bout de leur humanité sans religion.

En-deçà des discours tenus en la matière, nous aurions peut-être un tout autre diagnostic si l'on connaissait l'histoire intérieure de [42] bien des gens dans nos sociétés sécularisées. Dans notre recherche sur les orientations sociales, culturelles et spirituelles, nous avons été frappés par un tel décalage lorsque ces gens nous faisaient part de leur expérience intérieure. Leur jardin secret quoi ! Nous nous sommes rendu compte que plusieurs de nos interlocuteurs cherchaient à se restructurer au-dedans d'eux-mêmes, non seulement pour rétablir des raccords entre les diverses dimensions de leur vie, mais aussi pour en dégager plus de sens. Et cela, avec une nouvelle conscience qu'ils qualifiaient de démarche spirituelle, religieuse ou pas. Leur « Je crois que » débordait le « Je pense que », comme pour bien marquer qu'il ne s'agissait pas d'une simple opinion, mais d'une conviction profonde à la fois réfléchie et existentielle, engagée et engageante, souvent ouverte sur un horizon transcendant, au-delà de leurs calculs et de leurs raisons.

Cette dynamique est riche de plusieurs références en interaction : recentrement et intériorisation ; recomposition et refondation des valeurs qu'on privilégie ; redéfinition de ses objectifs de vie ; raccords entre sa vie intérieure et sa « vie extérieure », entre son intimité et ses rapports aux autres ; intérêt renouvelé pour mieux assumer sa mission propre comme assise première et déterminante de tous ses engagements et responsabilités. C'est là que se logeait le « spirituel » qu'ils évoquaient.

Une même préoccupation de base traverse toutes ces démarches, celle de raccords plus pertinents pour surmonter un style de vie trop fragmenté, dispersé, sans socle intégrateur, sans unité, sans finalité bien définie.

Dans la prochaine étape, nous allons ressaisir ces différents traits de base du jardin secret, de son intériorité et de ses engagements à travers des figures concrètes des trois âges majeurs du jardin secret. Nous avons adopté un style plus narratif qui permettra au lecteur d'y mettre en contrepoint sa propre histoire de vie, sa propre aventure intérieure, bref son propre jardin secret et son évolution. Nous évoquerons aussi des partages communautaires d'intériorité et d'engagement qui pourraient inspirer des expériences et des initiatives de ce type, comme ce fut le cas autour de mon premier tome qui [43] s'intitulait Réenchanter la vie. Cette pédagogie du récit partagé doit beaucoup au style narratif de la Bible et des Évangiles. Il en va de même de la démarche symbolique, elle aussi inspirée des textes sacrés que je viens d'évoquer.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 14 janvier 2012 14:22
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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