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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques Grand’Maison, Au mitan de la vie. (1976)
Avant-propos: lettre au lecteur


Une édition électronique réalisée à partir du texte de M. Jacques Grand’Maison (1931-), Au mitan de la vie. Montréal : Les Éditions Leméac inc., 1976, 210 pp. Collection: À hauteur d'homme. Une édition numérique réalisée par Gemma Paquet, bénévole, professeure de soins infirmiers retraitée du Cégep de Chicoutimi.

Avant-propos: lettre au lecteur

Je veux te présenter cet ouvrage d'une façon très personnelle, sur un ton direct, sans détour. Est-ce impudeur ou naïveté que de te tutoyer un peu comme un compagnon de route, un familier ? je fais le pari de certaines connivences entre nous. N'avons-nous pas au départ beaucoup de choses en commun ? Une même condition humaine, une contemporanéité, un fond historique similaire et peut-être certaines appartenances partagées. Pour moi, ces solidarités de base ne sont pas de vagues références. Avant de nous classer, de nous étiqueter, ne faut-il pas savoir nous retrouver à niveau d'homme ? L'homme nu, sans statut particulier, sans portefeuille, sans passeport. 

J'arrive d'un long périple autour du monde. Quelle joie de retrouver ma patrie ! Mais je ne puis oublier cette expérience d'humanité que je viens de vivre. La famille humaine a pris chez moi une signification inédite. Bien sûr, j'ai rencontré des cultures et des hommes- très différents en passant d'un coin du monde à l'autre. J'ai souffert de voir l'ampleur des exploitations, des préjugés, des haines et des divisions qui séparent les hommes. Par ailleurs, cette utopie d'une communauté humaine solidaire ne m'est jamais autant apparue engoncée dans le réel. J'ai vu des enfants noirs, blancs, rouges ou jaunes qui jouaient les mêmes finesses. J'ai vu des gestes humains identiques chez les paysans africains, sud-américains ou indiens, chez les citadins des principales villes du monde. Il m'est arrivé plusieurs fois de vivre des rencontres où s'établissait une telle communion humaine que nous oubliions notre condition d'étrangers. 

Alors pourquoi, ici, dans mon pays, ne tenterais-je pas le même pari, avec autant de confiance que là-bas ? Pourquoi réduire le public des lecteurs à une masse anonyme ? Il y a bien un geste personnel chez celui qui lit un bouquin, qui réfléchit avec un auteur pendant plusieurs jours. je tiens donc à expliciter ce rapport et à m'adresser à toi comme si tu étais devant moi. Ce genre d'ouvrage s'y prête peut-être mieux qu'un autre. Je veux te dire comment je vois, je sens et je vis ce « milieu » dans lequel nous baignons tous les deux. C’est un livre très personnel... un peu fou. ]'ai voulu une expression libre, expérimentale, exploratoire, sur plusieurs claviers. Toujours j'ai essayé de te renvoyer à ta propre expérience. Elle est inestimable. Je ne te le dis pas par flagornerie. le veux te donner le goût d'y puiser, un peu comme j'ai tenté de le faire avec mon propre matériau, si pauvre soit-il. Par delà nos singularités et nos différences, je crois à cette rencontre intérieure des hommes qui acceptent de s'ouvrir le cœur. Loin de moi toute tentation de strip-tease, de faux intimisme, de confidence-clin-d'oeil. D'ailleurs, j'ai bien hésité avant de livrer le fond de moi-même. Il faut se réserver son propre creux de mystère. Je n'aime pas plus les confessions publiques que les procès indécents. 

Compte tenu du respect de soi et des autres, j'ai cru possible une certaine révélation de ma petite expérience d'homme. Je l'ai fait en pensant particulièrement à ceux de mon âge qui sont au mitan de la vie. On parle beaucoup de la jeunesse et de la vieillesse, on assiste à une vraie révolution féminine. Que se passe-t-il chez l'homme de la quarantaine ? Ne se sent-il pas oublié, coincé ? Ne fait-on pas peser sur lui d'énormes responsabilités, disproportionnées par rapport à l'intérêt qu'on lui porte ? J'ai l'impression d'avoir beaucoup en commun avec cet homme. Bien sur, ma condition de clerc célibataire me singularise. je sais le danger de généraliser. Mon métier de sociologue me l'a appris. Mais en misant sur cette idée première des convergences profondes entre les hommes, je puis risquer ici une communication, un échange... et trouver certaines longueurs d'onde communes, non seulement avec les lecteurs de ma génération, mais aussi avec les autres. 

Tu me pardonneras ici un plaidoyer pro domo. Mon travail spirituel me permet de rencontrer les êtres dans ce qu'ils ont de plus profond en eux. Ils m'ont beaucoup appris sur l'homme, sur la vie, sur le milieu d'ici. J'ai sans doute plus de temps qu'ils n'en disposent eux-mêmes pour communiquer une telle expérience humaine. Peut-être aussi dois-je avouer que cette communication est une sorte de substitut à l'exercice de la paternité ? Le père peut faire passer son expérience à tous les jours chez les siens. Dans ma vie de célibataire, les êtres défilent. Il en va de même dans ma profession d'éducateur. Alors, je sens le besoin de communication plus durable, le désir de me prolonger dans le temps et dans l'espace. Et pourquoi pas ? « Si je ne peux procréer, je vais créer », aije dit un jour à mon évêque. Entre autres choses, j'écris mon vingtième bouquin. Eh oui, j'en ai quasiment honte ! Une réédition personnelle de la revanche des berceaux. D'ailleurs, on ne manque pas de me le reprocher. Mais je suis impénitent. Malgré une vie d'action très chargée, je fais de l'écriture le lieu de réflexion et de transmission de mes plus fortes expériences. 

Dans cet ouvrage, je mets de côté les canons scientifiques, les grandes analyses dont j'ai sans doute abusé. Je fais le point au tournant de mes quarante ans. Ma secrétaire qui a dactylographié tous les manuscrits antécédents, me suggérait un petit roman salé pour enfin trouver intérêt à mes écrits ! Le manque de talent plus que la pudeur m'a empêché d'adopter ce genre littéraire. L'idée n'était pas si incongrue tout de même. Ne dit-on pas que le premier roman est la plupart du temps autobiographique. J'ai préféré poursuivre ma foulée d'essayiste, tout en laissant plus de place à l'expression spontanée et à un brin de poésie. Sans pour cela me faire illusion. Je suis davantage un tâcheron des contenus qu'un orfèvre des contenants. Plus un artisan qu'un artiste. D'aucuns s'inquiètent de l'absence de grands chefs-d’œuvre au Québec. Pour les consoler, j'aimerais leur rappeler que des milliers d'artisans modestes ont préparé le génie de Michel Ange. Les élitistes de tout crin veulent ignorer ces humbles cheminements de l'histoire. Par honnêteté et aussi au nom de cette fierté d'artisan je me présente à toi comme un simple homme de métier, qui aime son travail, qui croit à la création collective, qui sait la force humanisante d'un compagnonnage quotidien. 

L'esprit de procès et l'idéologisation abstraite des derniers temps nous empêchent parfois de saisir et de vivre certaines solidarités vraies qui échappent aux catégories reçues, décrétées, ou souhaitées. On ne s'est jamais autant « tapé la gueule » au Québec. Il y a quelque chose d'anti-démocratique et d'anti-peuple dans certains départages artificiels et manichéens de camps, de chapelles, de bons-méchants, etc. Je ne veux pas nier les rapports de forces, leur réalité sociale, leur sens politique, leur exigence de lutte. Mais j'insiste ici sur ce qu'on pourrait appeler un amour foncier de l'être humain, universel et situé. Une capacité de nous reconnaître, de nous comprendre par nos racines, par nos rêves, par notre histoire commune, par notre métier, par notre peuple et par tous ces humbles repères de notre condition humaine. Il y a des charriages idéologiques qui effacent tout cela. Ils déshumanisent et dépolitisent radicalement, tout en renvoyant l'individu à sa solitude dans cette froide cité de cubes, d'asphalte et de plastique. Dans cette foulée insensée, nous ne savons plus nous parler, nous écouter et même nous battre, encore moins atteindre l'homme dans l'autre. Rituels décrochés de la vie publique, renfrognement de la vie privée, voilà les conséquences de cette absence d'empathie humaine au cœur de la vie réelle. je nous souhaite plus de chair et plus d'âme. 

Les dernières remarques m'amènent à te dire dans quel esprit j'aborde ce mitan de la vie. Un peu à la façon d'un anti-héros qui veut affirmer d'abord la condition commune sans fard et sans apprêt. N'y vois pas un certain flirt avec l'idéologie à la mode qui mythifie paradoxalement le monde ordinaire. Non, c'est plutôt un effort d'honnêteté face à moi-même. Plus j'avance dans la vie, plus je me sens à la taille des gens qui m'entourent, avec les mêmes élans et de semblables limites. Malgré les plébiscites militants pour les gens ordinaires, je nous soupçonne tous de ne plus savoir trouver le sel et le levain cachés dans la condition commune, dans la vie de la semaine. 

Nous sommes rarement au naturel. Nous ressemblons à cette eau potable vendue en cruche au Dominion. Il y a plus ici qu'un travers de la révolution technologique ou que le scandale de la pollution. Nous avons été complices de l'industrialisation factice de la vie, de la santé, de l'amour. Même le langage perverti et maquignonné des publicitaires vient travestir la vérité de nos rapports. Faut-il alors emprunter les voies anarchiques d'une contre-culture sauvage pour retrouver un peu de naturel ? Faut-il, comme des folkloristes, cultiver l'âge d'or du bon vieux temps ? 

Faut-il aller cueillir les épices fortes de l'Orient pour mettre du piquant dans une existence insipide ? Voilà peut-être d'autres façons aussi stupides d'acheter de l'eau potable à un quelconque comptoir étranger à notre itinéraire réel. 

Je préfère ignifier, tremper, forger patiemment le dur métal que j'ai à la main. J'aime mieux entraîner le muscle de mon cœur plutôt que d'escompter la greffe d'un autre. Je ne suis pas le seul à penser ainsi, n'est-ce pas ? On revient à une vie plus sensée. C'est un signe positif des temps. Mais peut-être nous manque-t-il une sagesse, une économie, une philosophie pour recroiser humainement la trame des fils anciens et nouveaux qui s'enchevêtrent pêle-mêle dans notre âme et conscience ? Je ne chercherai pas de canevas idéal, ni ne viserai la toile géniale. Notre monde ouvert nous invite à l'exploration de tous les possibles, à la responsabilité de difficiles choix et à la persévérance dans la décision toujours limitée. Dans l'anomie actuelle, l'entreprise est redoutable. Il était plus aisé, hier, de se situer dans un ordre qui apparaissait si sûr et si naturel. Donner cohérence et appui à une liberté s'avère plus exigeant que de fonder une obligation. Mais comment oublier, à côté de cette noblesse de visée, le désarroi de tant d'hommes qui ne savent plus leur chemin ? Les nouvelles maladies mentales comme les débats politiques de plus en plus incohérents témoignent du déboussolement contemporain. Or, on investit très peu sur les questions de fond. On passe vite aux mécanismes et aux instruments, aux techniques et aux programmes. On compte sur les expertises des autres et sur cette nouvelle Providence-panacée qu'est le « gouvernement ». Mais les citoyens, les leaders savent-ils vraiment ce qu'ils veulent ? Qu'en est-il des orientations et des dynamismes internes à l'expérience de vie des uns et des autres ? Quand les cohérences de base ne sont plus là, je me demande quelle pertinence aura tel ou tel changement de structure ou de politique ? Bien sûr, il ne faut pas minimiser l'importance de cette dernière démarche. Mais je suis persuadé que le vague à l'âme, la dispersion mentale et la confusion sociale dans la vie courante brisent au départ tous les efforts collectifs de nouvelles cohésions politiques. Tout se passe comme si l'on cherchait une neuve carapace plutôt qu'une colonne vertébrale, un « esprit », une forte intériorité. 

J'ai décrit ailleurs la « société à deux étages », et montré comment les superstructures du second avaient écrasé le premier étage de la quotidienneté. Aujourd'hui, je me rends compte que les problèmes majeurs sont moins dans l'édifice social que dans le sous-sol. Un sous-sol toujours riche, mais défait, obscur, peu cultivé. Un sous-sol dont on ne sait plus l'économie, ni du terreau, ni des sucs, ni de la sève, ni des racines. Un sous-sol pourtant travaillé par des forces montantes de rajeunissement. Savons-nous les harnacher, les orienter, les féconder ? J'ai le sentiment que les hommes d'ici ont surtout besoin de profondeur et d'intériorité pour réapprendre à cultiver leur terre, leur expérience, bref, les ressources réelles qu'ils ont sous leurs pieds. 

L'histoire proprement humaine ne se fait pas comme une rallonge de table. C'est un acte qui ressemble davantage à la culture première de la terre. On a trop moqué la prudence conservatrice des paysans, comme si elle n'était pas mobilisée par un grand élan de fécondité. Il faut savoir labourer, irriguer, semer, effardocher, vanner, moissonner son expérience humaine. Parfaire la connaissance de sa terre. Y déceler ses secrets, ses virtualités propres, ses limites, avec un réalisme lucide et têtu. Dans ma tradition spirituelle, l'homme cherche moins à s'ajouter une coudée qu'à se creuser l'âme pour libérer la source de nouveaux dépassements féconds. Nos styles récents de vie, d'éducation, de lutte, d'aménagement n'ont pas tellement développé cette démarche spirituelle essentielle. Nous sommes devenus des analphabètes en matière de conscience, de philosophie et d'histoire. Derrière toutes les fortes réalisations historiques, même les plus techniques et économiques, on trouvera une certaine qualité intellectuelle et morale, une certaine cohérence dynamique de l'expérience de vie. Plus ou moins critiquables, bien sûr, mais révélatrices de ce qui fait des hommes et des peuples vivants, consistants et entreprenants. La vitalité est toujours intérieure. 

Depuis trop longtemps, nous avons cessé de croire à la valeur des forces spirituelles. Voyez nos discussions sur les changements à faire. Elles portent sur des correctifs structurels, sur le système à abattre ou à renflouer. Des batailles de contenants. Cette pauvreté spirituelle a vidé la mémoire, le présent et l'avenir de ce qu'il y a de plus vital au cœur des hommes de mon pays. Nous sommes tous un peu complices de ce manque intérieur. D'où ces attitudes énervées, erratiques qui transforment nos milieux de vie en volcans sans cesse menaçants et incontrôlables. Nous ne sommes plus maîtres de ce qui sort de nous, peut-être parce que nous avons désappris à cultiver notre vie intérieure. Privilège bourgeois, m'objectera-t-on. Allons donc ! J'ai rencontré cette densité d'âme chez les gens très simples, chez nous et ailleurs, dans ma petite ville ouvrière comme dans les campesinos du Chili. Un je ne sais quoi de limpidité, de dignité et de force morale qui seront toujours nécessaires à de solides engagements personnels et collectifs. 

Voilà la perspective de cet ouvrage. Mise au point d'une expérience de vie, interpellation du lecteur sur le même terrain. Prospection de la condition humaine dans notre propre sous-sol historique. On y trouvera tantôt le parfum du « foin d'odeur », tantôt le goût âpre des herbes amères. Des tendresses mêlées aux colères. Un élan entêté de liberté et une quête patiente de sagesse. le n'ai pas caché mes options, tout en cherchant à comprendre celles des autres. J'ai voulu donner cohérence à mes divers engagements spirituels, professionnels et politiques. J'ai plaidé pour d'humbles apprentissages que plusieurs d'entre nous ont négligés. La culture de notre propre arpent de terre reste le premier et le dernier test de vérité de notre coefficient humain. Même pour comprendre les racines culturelles des autres... et une certaine sève commune. Ces images sont peu citadines. le nous sais pour la plupart en ville. Il ne faudrait pas flairer ici un retour nostalgique à la terre paternelle. le propose plutôt une « économie de vie » à réinventer dans nos lieux réels d'existence. Et je me sers d'une certaine référence commune que nous pouvons tous comprendre.

Retour au texte de l'auteur: Jacques Grand'Maison, sociologue québécois (1931 - ) Dernière mise à jour de cette page le dimanche 7 mai 2006 9:42
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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