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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jacques Grand’Maison, “L’Église et les idéologies au Québec.” Un texte publié dans le livre de Jacques Grand’Maison, Nationalisme et religion. Volume II: Religion et idéologies politiques, Post-Scriptum, pp. 189-206. Montréal: Librairie Beauchemin ltée, 1970, 206 pp. Collection: Pensée actuelle.

[189]

Jacques Grand’Maison

sociologue (retraité de l’enseignement) de l'Université de Montréal

L’Église et les idéologies au Québec.”

Un texte publié dans le livre de Jacques Grand’Maison, Nationalisme et religion. Volume II: Religion et idéologies politiques, Post-Scriptum, pp. 189-206. Montréal: Librairie Beauchemin ltée, 1970, 206 pp. Collection: Pensée actuelle.

Une impossible distance critique
Les points de repère
Ce qu’est l’idéologie
Les idéologies profanes au Québec

un néo-nationalisme
Le néo-fédéralisme
Un néo-capitalisme
Une idéologie nouvelle de développement
Une idéologie de la révolution culturelle
pour un Québec laïque
l'aile dure des socialistes

Les idéologies dans l’Église

Une idéologie de chrétienté
Une idéologie missionnaire
Une idéologie de ressourcement
Une idéologie de l'adaptation
l'idéologie de la communauté de base 

Importance de projets définis
Diversité des modèles
Politisation profane et privatisation religieuse
Idéologies explicites ou camouflées
Foi et engagement politique
Articulation d’une maturité politique et d’une maturité chrétienne


Une impossible distance critique

Certains diagnostics sur la situation de l'Église se limitent aux questions internes de celle-ci. Pensons aux débats du synode de Rome sur la collégialité. Pensons à la crise sacerdotale et religieuse qui s'aggrave de jour en jour. Pensons à l'essoufflement et au plafonnement des réformes liturgiques et catéchétiques. Pensons à la disparition rapide des soutiens humains qu'offraient à l'Église les institutions temporelles chrétiennes, particulièrement dans les domaines sociaux, scolaires ou autres. Même les structures propres de l'Église, comme la paroisse et le diocèse, font face à des difficultés de tous ordres : fonctionnement, finances, ressources humaines, leadership, participation, etc. N'a-t-on pas souligné récemment l'incapacité des Églises locales de se donner des objectifs identifiables et réalisables, et cela malgré des efforts réels de restructuration ? Il est important de noter ici jusqu'à quel point les tâches spécifiques d'évangélisation restent souvent au second plan, sans articulation véritable, et même sans « preneurs ». On en mesure la gravité, quand on songe que l'Église devra s'appuyer davantage sur la force de l'évangile, et moins sur les multiples soutiens institutionnels d'autrefois.

Certains ne voient dans l'Église actuelle qu'un lourd système irréformable, et partant ils tentent de construire à côté des petites communautés autonomes et charismatiques, libres du surplomb dogmatique, moral, cultuel et clérical. Ils tentent de refaire le cheminement des origines pour redécouvrir et revivre ce qu'il y a d'essentiel dans la tradition judéo-chrétienne. À l'extrême opposé, d'autres s'acharnent à sauver tout le mobilier de la maison paternelle, quitte à le décaper de tous les enduits, vernis, glaçures ou moisissures. Ou bien ils répètent l'histoire évangélique des vieux vêtements ou des vieilles outres. Ainsi, certains tentent de maintenir des éléments contradictoires : l'autorité absolue et la coresponsabilité, l'obéissance inconditionnelle et la responsabilité personnelle, des idées révolutionnaires et des politiques conservatrices, le primat de la conscience et le primat de la loi, celui de la Parole de Dieu et celui du Magistère, mais tout cela au prix de quelles entournures et entourloupettes mentales !

Entre ces attitudes extrêmes, il y a moins une gamme diversifiée de tendances, qu'une indifférence évidente de la plupart des chrétiens qui ne sont pas intéressés par les débats de l'Église post-conciliaire.

Pourtant, un second regard nous fait discerner, chez les uns et les autres, une aspiration à mieux vivre l'évangile, à retrouver l'essentiel du Message chrétien, à inventer, par delà des définitions officielles, de [190] nouveaux styles d'existence chrétienne à la fois plus personnels et plus communautaires. Les plus militants pensent à des modèles neufs d'Église au cœur des conditions inédites de l'histoire actuelle. Mais ces entreprises s'inscrivent dans des démarches mal assurées et tâtonnantes, parce qu'on n'arrive pas à cerner les principaux points de repère d'un tel projet. Les critères d'adaptation et de participation, ceux du pluralisme et de la sécularisation deviennent des recours superficiels et souvent stériles quand il s'agit d'aboutir à de véritables praxis chrétiennes et ecclésiales. Dans combien de diagnostics on passe d'un évangélisme non critique à une démythisation ambiguë, à un lavage de cerveau qui rejette le petit avec l'eau du bain.

On pose la question radicale : une Église sans prêtre est-elle possible ? Et on se dépêche de trouver la réponse la plus sécurisante qui ne changera rien à la situation de crise à l'origine d'une pareille interrogation.

Au-delà des soutiens humains difficiles à repérer et surtout à façonner, il y a une sorte d'obscurcissement de ce qu'on a appelé jadis le discernement spirituel. Qu'est-ce qui est signe des temps et qu'est-ce qui ne l'est pas ? Dès qu'on quitte les doctrines et les codes bien définis, les pas deviennent incertains. Il ne reste qu'à revenir sur les mêmes sentiers battus et rebattus, où tout le monde tourne en rond en se consolant de quelques réformettes de passage. Tout se passe comme si l'Église ne parvenait pas à sortir d'elle-même, à prendre une distance critique sur elle-même, à redevenir un signe lisible et compréhensible pour ses contemporains. Ceux qui se consacrent à des tâches missionnaires le ressentent encore plus vivement. Ils se sentent marginaux à la fois dans l'Église et dans le monde profane. La longue histoire judéo-chrétienne a connu de ces affaissements où l'on disait : il n'y a plus de témoins parmi nous. Trop d'indices nous acculent à cette constatation pour ne pas y voir une grande part de vérité. Dès que nous mettons le pied sur le trottoir, nous cachons la lumière sous le boisseau, nous gardons notre foi en réserve. Combien parmi les meilleurs d'entre nous agissent comme s'ils voulaient se faire pardonner d'être chrétiens, sans compter ceux qui nient leurs solidarités avec le peuple des croyants ? Est-ce le fait d'un pharisaïsme inavoué ou d'une incertitude aseptisante ? Le problème est trop profond pour nous Permettre de poser des jugements faciles. Dégageons certains points de repère critiques.

Les points de repère

I. Les nouvelles formes d'existence chrétienne qui sont apparues dans l'histoire de l'Église coïncident le plus souvent avec des transformations profondes dans la société profane. On devrait dire la même chose de l'histoire d'Israël. Pensons à la sortie d'Égypte, aux évènements du désert, à la conquête de Canaan, à l'instauration de la royauté, à l'exil en Babylonie, aux occupations successives par des étrangers. Autant de temps forts prophétiques où apparaissaient de nouveaux témoins, de nouveaux signes, de nouveaux approfondissements spirituels. La vie de [191] l'Église a connu un itinéraire semblable. L'entrée dans le monde gréco-romain amenait une reprise du message judéo-chrétien dans les nouvelles conditions culturelles et socio-politiques. Pensons aux conséquences ecclésiales du constantinisme, des invasions des barbares, de l'éclatement de la cité médiévale. À chacun des tournants profanes apparaissent de nouveaux modèles d'Église et de vie chrétienne. L'apparition des bourgs au Moyen-âge n'est pas étrangère à la fondation des ordres mendiants. Dans un monde plus mobile, plus diversifié, les monastères ne pouvaient exercer des tâches nécessaires d'évangélisation. Bref, des formes différentes d'expérience humaine impliquent une sorte de recommencement de l'aventure évangélique, et des appels inédits de conversion. Nous n'avons qu'à regarder notre propre vie. Vivons-nous notre foi de la même façon aujourd'hui ? Nous sommes ici au cœur de ce que nous appelons « l'évangélisation ».

II. Ce n'est pas une pure question d'adaptation, d'acculturation. C'est une correspondance à de neufs surgissements de l'Esprit qui empruntent le plus souvent les chemins de la « profanéité » pour secouer nos léthargies et nos fausses sécurités religieuses, nos attitudes ritualistes, providentialistes, pharisaïques ou autres. Comment ne pas reconnaître dans les grandes révolutions récentes des valeurs inscrites dans notre propre tradition judéo-chrétienne ! On ne peut manquer de constater jusqu'à quel point le terrain proprement ecclésial a été peu prophétique et souvent réactionnaire vis-à-vis des grands efforts de libération des hommes et les grandes luttes des derniers siècles.

Aurons-nous le courage d'admettre qu'il n'y a pas de continuité entre le Syllabus de Pie IX et le décret sur la liberté religieuse dans Vatican Il ? Nous ne voulons pas perdre notre temps à geindre sur le passé, ou à justifier des politiques par leur contexte historique. Mais nous sommes plus sensible au fait que nous continuons à répéter trop souvent ces péchés historiques. Quelles sont les sources de ces aveuglements, de cette absence de distance critique ? Est-ce que les critères de discernement utilisés jusqu'ici sont satisfaisants ? Pensons aux dichotomies classiques : institution et évènement, sacerdoce et prophétisme, hiérarchie et peuple de Dieu, Magistère et sensus fidelium, évangélisation et humanisation, existence chrétienne et médiations institutionnelles, signes des temps et événements de salut, charismes et autorités ; autant d'articulations qui nous libèrent du monolithisme d'une Église de chrétienté.

Mais trop de faits de l'histoire passée comme du présent nous incitent à penser que le catholicisme comme système ne parvient pas à se rénover fondamentalement.

Au synode romain de 1969, les évêques et la curie romaine ont tenté des compromis de pouvoirs. Est-ce donc là le grand problème de l'Église d'aujourd'hui ? Quelle part le peuple de Dieu y a-t-il ? Que fait-on des grands défis actuels des croyants et des communautés chrétiennes ? L'Église officielle n'est pas encore sortie de la « civilisation seigneuriale ecclésiastique ». Même le décret sur l'Église de Vatican II ne doit pas [192] nous leurrer. C'est toujours la constitution hiérarchique qui en reste la pièce maîtresse. Après l'affirmation du primat du peuple de Dieu, sans précision de ses rôles effectifs, un très long chapitre détaille les pouvoirs de la hiérarchie. Quant aux laïcs et aux communautés chrétiennes, on se contente de généralités sans grande conséquence sur le fonctionnement de l'institution. Le pouvoir tend à s'élargir, mais entre pairs, et toujours sur le même modèle idéologique appuyé sur quelques textes scripturaires soigneusement choisis. Cette ecclésiologie reste dépendante d'une conception archaïque et totalitaire de la société, de la nature, de l'autorité. On a tout simplement théologisé, universalisé et rigidifié un modèle de gouvernement lié à une expérience historique. Nous n'insisterions pas, si cette attitude ne se transposait dans tous les domaines de la pensée et de l'action de l'Église, si nous n'aboutissions pas à une idéologie catholique globale qui rend impossible le « semper reformanda » et une critique prophétique efficiente. Trop d'études et d'expériences révèlent le penchant quasi naturel du catholicisme vers l'autoritarisme, l'absolutisme et le conservatisme.

La conscience moderne s'y sent de plus en plus mal à l'aise. Pensons au sort des théologiens, des militants chrétiens révolutionnaires, des mouvements de jeunesse, des laïcs mariés, des artisans d'un ministère exploratoire et novateur dans l'un ou l'autre secteur de vie, depuis Vatican II Si on accepte une réforme, on veut l'imposer uniformément à tout le monde. Cet héritage catholique a été si bien diffusé dans le peuple chrétien, que beaucoup d'entre nous opposent au moins une résistance passive à toute forme de changement. Ce sont des attitudes de ce type que je rencontre dans les diverses paroisses où je vais à l'occasion d'un projet de concile diocésain. Les critères critiques mentionnés plus haut ne serviront pas à grand-chose aussi longtemps que nous ne procéderons pas à un vaste curetage idéologique du système catholique et de ses praxis. Je ne veux pas tout réduire à cette opération. Je soutiens cependant que tous les retours aux sources, tous les efforts d'adaptation, tous les synodes et conciles et toutes nos épiceries nouvelles ou anciennes ne nous sortiront pas de nos éternelles ornières, si nous ne consentons pas courageusement et lucidement à reconnaître les empreintes idéologiques implicites qui sont sous-jacentes à nos perceptions de l'Église et de l'expérience chrétienne, à nos théologies d'hier et d'aujourd'hui, à nos institutions et à leur fonctionnement, à nos débats et à nos efforts constructifs.

Il serait prétentieux de penser dominer une telle question. Je ne nie pas non plus l'importance d'autres angles de vision. Mais j'appartiens à une famille spirituelle qui se demande si elle a encore sa place dans l'Église, non pas toute la place, mais une place. Veut-on écarter systématiquement tous les éléments radicaux ? Sommes-nous acculés à prendre tout le paquet ou à quitter ? N'y a-t-il de solution que dans l'underground ?

Limitons-nous à considérer l'évolution idéologique du Québec et celle de l'Église de chez nous. Cette analyse reste sommaire. Elle renvoie le lecteur à l'ensemble de l'ouvrage.

[193]

Ce qu'est l'idéologie

Pour éviter les ambiguïtés de langage, rappelons d'abord dans quel sens nous avons entendu l'expression : idéologie. Tout groupe social tente de donner cohérence à sa situation dans toute son ampleur. Il se bâtit une vision de lui-même, de son milieu et du monde, un système d'explications, de normes, de valeurs qui, dans un contexte historique donné, influence les attitudes et les comportements, les moyens et les fins que les membres de ce groupe partagent. [1]

L'idéologie implique une lecture particulière du passé, une interprétation du présent et même une projection dans l'avenir. Elle constitue un pôle central de référence pour l'identification et la cohésion du groupe, pour la légitimation de sa situation historique et de ses projets. Elle perd sa fonction essentielle quand elle n'a plus son caractère provisoire, quand elle devient un pur système intellectuel, quand il n'y a plus de confrontation entre les conditions particulières d'existence du groupe et les représentations qu'il se fait de lui-même, (comme Marx l'a bien vu). Parfois l'idéologie exerce une fonction latente, celle de légitimer la domination des tenants du pouvoir en offrant des justifications qui cachent les vrais rapports sociaux, économiques, culturels [194] ou politiques. Lorsque les groupes dominés comme les groupes dominants sont convaincus que l'idéologie prévalente dans leur société n'en est pas une, mais est plutôt une vérité définitive, les pouvoirs en place sont assurés de contrôler ou même d'étouffer les efforts de changement et la mise en cause des situations réelles.

C'est à mon sens un des principaux problèmes de l'Église catholique. Ses porte-parole considèrent les autres systèmes comme des idéologies sans appliquer le même regard critique sur le leur. Ailleurs, dans la société profane, on retrouve des attitudes semblables, comme le signale F. Houtart. L'idéologie devient l'attribut critiquable des systèmes antagonistes ; ou bien, au nom d'un pseudo-pragmatisme, on décrète la disparition des idéologies dans la société urbaine, post-industrielle, bureaucratique et technocratique.

Or, au contraire les idéologies ne disparaissent pas, elles se multiplient. Elles deviennent par ailleurs de plus en plus fluides, soit à cause d'une transformation toujours plus rapide des conditions objectives d'existence, soit à cause des nouveaux dispositifs de critique permanente.

Voilà une première grille d'analyse de l'évolution idéologique de l'Église et de la société québécoise. Voyons les choses de plus près.

Les idéologies profanes au Québec

- Nous avons connu jusqu'à tout récemment une idéologie unitaire largement diffusée dans le peuple. Elle unissait étroitement et même confondait les « vocations catholique, française et agricole » des Canadiens français en Amérique du Nord. La plupart des nôtres ne pouvaient dire s'ils. étaient catholiques parce que français ou vice versa, s'ils avaient la religion de leur culture ou la culture de leur religion.. Mais la place centrale qu'occupait l'Église dans notre société indique déjà son rôle prépondérant dans la définition de notre idéologie dominante. Nous ne revenons pas sur les nombreux diagnostics portés sur cette expérience historique. Ils se complètent beaucoup plus souvent qu'ils ne s'opposent. Signalons toutefois que les traits caractéristiques du système catholique que nous avons déjà étudiés sont devenus caricaturaux et hypertrophiés dans des conditions historiques qui contribuaient à les maximaliser. Si les mythes, les doctrines et les institutions d'autrefois n'ont plus grande influence manifeste dans notre vie moderne, il n'en va pas de même des fonctions latentes de l'idéologie ancienne, de ses modèles culturels, des réflexes spontanés qu'elle conditionne encore. On les retrouve dans les familles spirituelles les plus en rupture avec le passé, ou des plus opposées entre elles. Tout ce que nous avons dit de l'idéologie en général s'applique ici d'une façon ou de l'autre.

- Depuis quelques années à peine, plusieurs idéologies ont pris corps chez nous. Nous avons mis du temps avant de nous rendre compte du processus d'idéologisation que nous étions en train de vivre. L'idéologie pour nous, c'était le spectre de notre mythologie aliénante, de notre infériorité et de notre isolement. Ceux qu'on appelle les [195] réformistes sociaux cherchaient un rattrapage qui se voulait tantôt une contre-idéologie anticléricale, anti-nationaliste et anti-duplessiste, tantôt un dépassement du nationalisme religieux d'autrefois, tantôt une pure entreprise pragmatique de promotion collective. Après cette phase de premier éclatement, peu à peu se sont dessinées des tendances idéologiques de plus en plus accusées. Des groupes divers commençaient à se construire leur propre vision de la situation d'ensemble et leur propre projet d'accents culturel, socio-économique ou politique. Nous nous limitons à un rapide tour d'horizon qui n'est sûrement pas exhaustif, mais quand même suffisamment révélateur.

1. - D'abord un néo-nationalisme qui est au centre de la plupart des débats qui ont cours surtout depuis le début de la révolution tranquille. Contrairement à la définition rigide qu'en donnent ses opposants, cette idéologie s'est révélée très fluide, polymorphe et ambivalente. La Laurentie de R. Barbeau ne faisait que continuer l'ancien nationalisme tout en le mettant à jour. Le Québec indépendant, socialiste et laïque des mouvements de gauche marquait une rupture radicale. Et plus récemment le projet souveraineté-association du Parti québécois s'est constitué sur des compromis qui mettent en veilleuse le radicalisme précédent et tentent de mobiliser l'ensemble de la nation au delà des rapports de classes et de certaines différenciations idéologiques. Les intentions culturelles et politiques sont ici beaucoup plus claires que les visées socio-économiques et laïques. Il y a aussi continuellement une menace de débordement sur la gauche et sur la droite. Pensons ici à l'ex-Rassemblement de l'Indépendance nationale, au mouvement créditiste, aux artisans extrémistes des luttes linguistiques et enfin aux perspectives révolutionnaires de plusieurs foyers de contestation.

2. Le néo-fédéralisme pan canadien qui a ses origines dans un groupe de québécois. Le premier ministre Trudeau et ses adeptes politiques du Québec veulent une reprise du compromis canadien sur des bases idéologiques qui se révèlent dans les projets du biculturalisme et du bilinguisme, de la promotion des régions défavorisées, du bill des droits de l'individu. Certaines politiques recèlent des postulats du bon vieux libéralisme, d'autres empruntent au Welfare State, d'autres à des modèles de développement de type néo-capitaliste. Ce style politique se sert des méthodes technologiques d'administration fonctionnelle, et aussi des techniques sociales de participation conditionnée et manipulée. Nous l'avons vu dans la campagne électorale de 1968. Il projette de nouveaux mythes comme la société juste, par exemple. Rarement il explicite ses propres composantes idéologiques.

3. - Un néo-capitalisme qui adopte à peu près toutes les composantes de l'idéologie dominante aux États-Unis. Il ne cache pas son adhésion à une échelle de valeurs où l'intérêt économique privé occupe le sommet. En défendant le primat du progrès économique, il ne mentionne jamais les pouvoirs, les privilèges, les intérêts qui se cachent derrière cette visée. Il parle d'une économie de productivité sans vouloir prêter attention aux mécanismes de concurrence aveugle, de profit [196] maximalisé, de main mise sur la technostructure, sans s'interroger sur la signification humaine et politique de ce qu'on produit ou consomme. Pour atténuer les déchets de pauvreté d'une telle économie, il préconise des mesures sociales qui permettent aux petits de survivre. Cette idéologie ploutocratique a prouvé son efficacité provisoire, mais à quel prix ! Voilà à peu près ce que les Chambres de commerce nous apprennent depuis que des événements politiques sont venus les obliger à dire le fond de leur pensée et le fin mot du type de société qu'elles préconisent.

4. - Une idéologie nouvelle de développement apparaît chez certains technocrates qui récusent les cadres idéologiques précédents.

Ils rejettent tout autant la gauche socialiste doctrinaire que les néo-capitalistes libéralistes, tout autant la bourgeoisie nationaliste que les fédéralistes nouveau-style. Parce que chacune de ces tendances nie à sa façon la liberté pour une société donnée de se bâtir efficacement selon l'image qu'elle a d'elle-même. Ils refusent tout déterminisme de surplomb qui empêcherait la société de contrôler son propre devenir. Ils retiennent trois conditions inséparables : l'autodétermination de la société qui veut le développement ; la participation qui permet à la société de choisir sociétalement ses objectifs ; la rationalité dans le choix des moyens.

5. - Une idéologie de la révolution culturelle. Je n'ai pas d'autres termes pour la qualifier. La description lèvera les équivoques possibles. Il y a d'abord un refus global de la société existante et des différents modèles idéologiques que nous venons d'évoquer. Il s'agit de créer de nouvelles valeurs et même un homme nouveau. Des structures toutes neuves ne vaudront rien, si l'homme n'est pas changé. Nous faisons face ici à une véritable eschatologie profane, ou à une utopie globalisante difficilement définissable. Pensons, par exemple, au mythe central de la « civilisation heureuse et pacifiée » qui veut assumer, corriger, dépasser ces visions du monde chez Hegel, Marx et Freud particulièrement. Sans doute ce dessein reste inchoatif chez les groupes de contestataires qui véhiculent de telles idées. L'une ou l'autre de celles-ci commencent à se diffuser assez largement chez les jeunes surtout. Dans la phase actuelle, c'est d'abord le refus qu'on oppose sous le signe d'une révolution sociale qui n'entre dans aucune des quatre étapes précédentes.

6. - Enfin il faudrait mentionner un noyau dur, mais très restreint de militants qui luttent pour un Québec laïque. Le rythme rapide de laïcisation leur épargne bien des efforts, mais rien ne préjuge des affrontements qui s'annoncent dans la question de reconnaissance prochaine des écoles confessionnelles publiques selon de nouvelles modalités.

7. - Il y a aussi l'aile dure des socialistes qui ne veulent pas s'identifier à aucune des idéologies précédentes. Ils préparent ou attendent des conditions favorables pour un véritable parti socialiste et révolutionnaire de travailleurs. Comme le laïcisme, le socialisme chez [197] nous a très peu d'enracinement dans la vie collective et les divers groupes, strates ou classes. [2]

Les idéologies dans l'Église

Essayons maintenant de cerner les idéologies qui se déploient au sein de l'Église.

1. - Une idéologie de chrétienté qui a encore la vie dure. Pour ses tenants extrémistes, l'Église doit jouer le même rôle-clef d'autrefois dans notre société. Ils ne comprennent pas pourquoi la nouvelle université du Québec n'est pas confessionnelle. Ne sommes-nous pas pour toujours une nation catholique ? Pour être fidèles à nous-mêmes, nous nous devons de maintenir toutes nos institutions chrétiennes, et de poursuivre l'idéal d'un ordre social chrétien selon les principes même de la doctrine sociale de l'Église.

Mais il serait plus important d'analyser ici les zones grises qui prolongent certains résidus de chrétienté. Je pense à des institutions qui ont gardé le statut officiel catholique de leur fondation : les caisses populaires, des sociétés St-Jean-Baptiste, la plupart des hôpitaux et beaucoup d'œuvres d'assistance. Les uns et les autres sont obligés à des compromis officieux. Certains y flairent ou croient flairer des manœuvres de l'Église, une action cléricale camouflée. Chacune des situations appelle un jugement politique et un discernement spirituel difficiles. Mais nous nous demandons s'il ne manque pas dans bien des cas une pensée et une pratique politiques et religieuses cohérentes, vraiment démocratiques et soucieuses de respecter les règles du jeu des régimes modernes. N’oublions pas que le public supportera de moins en moins des ententes de coulisse sur des questions où il se sent concerné. Parfois on laisse traîner des situations ambiguës qui pourraient entraîner des crises plus graves que celles d'aujourd'hui, surtout dans le domaine scolaire. Que fera-t-on si une forte proportion d'éducateurs, d'étudiants et d'administrateurs ne rencontre pas les vœux d'une majorité de parents ?

Ce bref aperçu nous laisse entendre que l'idéologie de chrétienté n'est pas encore disparue.

2 - Une idéologie missionnaire qui a pris naissance avant la guerre et qui a cheminé en parallèle avec la première. L'Action catholique en a été le principal moteur. Elle a suivi des étapes que nous renonçons à étudier ici, à cause de leur complexité. Contentons-nous de certains indices révélateurs. D'une mentalité de conquête et de croisade on est passé à la recherche de styles de vie chrétienne plus soucieux de l'engagement profane. Corps étrangers dans la pastorale [198] traditionnelle, beaucoup de cellules de militants se sont constituées en substitut de paroisse. Ils trouvaient dans leur expérience une communauté qui n'existait pas ailleurs, une liturgie et une formation spirituelle plus près des sources chrétiennes et de leur propre expérience humaine, une possibilité de participation, d'autonomie, de créativité inusitées. Plusieurs membres ont débouché sur ce réformisme social dont nous avons parlé plus haut. Les statuts officiels de l'A.C. faisaient des militants des collaborateurs immédiats de la hiérarchie, et en cela il y avait continuité avec le modèle ecclésiologique de chrétienté. Mais en dehors de certaines exceptions, les pratiques effectives relevèrent de plus en plus de la responsabilité des leaders laïcs. Comment expliquer le déclin de ces mouvements qui ont sûrement joué un rôle d'avant garde à un moment donné ? Est-ce à cause du poids des tâches de suppléance et des fonctions de substitution ? Est-ce à cause des facteurs de chrétienté et des oppositions d'autres secteurs d'Église ? Est-ce à cause des ambiguïtés d'un tel statut ou enfin d'une crainte de verser dans un prosélytisme de plus en plus honni ? De toute façon, les bases sociologiques et théologiques de l'A.C. n'ont jamais été très claires. Mais ses difficultés viennent peut-être davantage du contexte de chrétienté où elle se déployait. Aujourd'hui ces obstacles ont disparu et les difficultés internes prennent alors plus de relief. On oscille du ressourcement spirituel à J'engagement profane pur et simple. L'Église du Québec a perdu une force critique et prophétique qu'elle n'a pas remplacée. Rien n'annonce ici un prochain regain de vie. [3]

[199]

3. - Une idéologie de ressourcement. Pour décaper les vieilles routines de chrétienté que l'on retrouvait un peu partout, même dans l'Action catholique, certains optèrent pour le grand retour aux sources en théologie, en liturgie et en catéchèse particulièrement. Cette démarche accompagnait un repli de l'Église sur son propre terrain. Elle bénéficiait aussi des apports massifs des expériences européennes. Elle débouchait sur d'autres visions de l'Église et de la foi. C'est de ce côté que l'institution a centré presque tous les investissements dans les dernières années. L'Église du Québec devenait une grande école, sans compter une accentuation du culturalisme et de l'historicisme qui marquent profondément le système catholique. Ainsi, c'est par le ressourcement qu'on redécouvrirait la véritable image du christianisme et de ses composantes essentielles.

4. - Une idéologie de l'adaptation. Les renouveaux précédents atteignaient un plafonnement bien compréhensible. Les uns et les autres se sentaient aussi dépaysés dans le psautier français que dans le psautier latin ! « Nous ne savons plus ce que nous avons sous les pieds ». L'Église n'est pas adaptée à la société urbaine, aux nouvelles conditions de vie. Elle entretient un équipement artisanal. Sociologie religieuse, pastorale d'ensemble et des ensembles, articulation des pastorales spécialisées scolaires, familiales ou autres, établissement de zones pastorales décalquées sur les nouveaux espaces humains, réformes internes des communautés religieuses, voilà autant de dispositifs pour s'adapter à la vie moderne, pour être présent au monde. Un vent de sécularisation soufflait sur ces entreprises qui étaient en définitive peu critiques de leurs prélèvements profanes. On voulait en finir avec les traditions désuètes, les structures périmées et on se dépêchait à adopter les nouveaux modèles séculiers. Inutile de dire ici la dichotomie qu'on préparait pour aujourd'hui, à savoir la désarticulation de l'idéologie précédente de ressourcement et de cette idéologie d'adaptation, deux univers passablement étrangers l'un à l'autre. Un certain spiritualisme intimiste, d'une part et une socialisation profane, d'autre part.

[200]

5. - Une autre idéologie allait naître de ce désarroi de plus en plus marqué dans les divers milieux d'Église. Les retours aux sources et les réformes institutionnelles ne suffisaient pas. Ils venaient faire éclater les aménagements d'autrefois et ils provoquaient de vifs débats entre les diverses familles spirituelles. Il n'y avait plus d'assemblée unanime ou de consensus collectif. Plusieurs s'isolaient, se fermaient sur eux-mêmes, ou quittaient l'institution paroissiale, religieuse ou autre. C'est ici que s'inscrit l'idéologie de la communauté de base ; communauté d'identification où les membres partagent une même expérience chrétienne et souvent profane dans un contexte de liberté, de fraternité et d'égalité ; communauté où se fait un nouveau partage de tâches et où s'instaurent des modes de communication plus directs, plus simples, plus chaleureux ; communauté où l'on vit la foi, le culte et les solidarités humaines sans cadres rigides et tout faits, où l'on respecte le cheminement des uns et des autres. Souvent ici, l'engagement chrétien dans la vie profane est conçu dans une perspective exclusive de témoignage individuel. Quant à l'Église institutionnelle, certains l'ignorent pratiquement, d'autres maintiennent des liens superficiels, d'autres enfin veulent se débarrasser du système clérical qui serait à la source de toutes les scléroses de l'Église. Un membre de ces communautés me disait : « pour faire une véritable expérience chrétienne aujourd'hui, il faut pratiquement la tenter en dehors des cadres officiels de l'Église ».


Voilà sans doute un essai de survol bien rapide des idéologies provisoires qui se partagent les deux terrains que nous avons voulu sonder : la société profane et l'Église. S'agit-il de deux univers parallèles, opposés ou convergents ? Devrons-nous vivre une phase de dissociation pour mieux assurer l'autonomie et le développement de l'un et de l'autre ? Sommes-nous mûrs pour songer à de neuves articulations ? Existe-t-il déjà des liens valables ? Quels sont les obstacles ? Je ne saurais répondre à toutes ces questions. Le biais idéologique m'est apparu nécessaire pour mieux cerner le terrain critique qui semble nous manquer quand nous songeons à de nouveaux modèles sociaux et ecclésiologiques, quand nous cherchons à saisir les vrais rapports d'une Église concrète avec une société particulière, quand nous tentons d'expliciter ce que serait un engagement chrétien en politique, par exemple.

Je ne veux pas laisser entendre que nous allons tirer tous les critères de cette démarche. Mais c'est celle-ci que nous avons trop négligée jusqu'ici. Essayons dans une dernière étape d'en faire une application critique à notre tour.

Importance de projets définis

1. - Je crois personnellement que chez nous au Québec, le néo-nationalisme est devenu un catalyseur puissant pour amener les individus et les groupes à se situer idéologiquement dans l'ensemble de notre situation. Il nous force les uns et les autres à mieux définir le projet de société que nous voulons. Qu'il soit utopique ou non, il offre le profil le plus net malgré ses impondérables économiques surtout. Il nous rappelle en tout cas que les réformes partielles d'ordre éducationnel, [201] social ou économique doivent s'inscrire dans un plus vaste projet politique. Et c'est là qu'il oblige les groupes et les idéologies à s'expliciter. C'est depuis l'avènement du néo-nationalisme que les Chambres de commerce, par exemple, révèlent davantage leurs postulats de base, leur vision de la société.

Si je regarde maintenant l'Église, je me rends compte de l'absence d'un projet ou de plusieurs projets qui joueraient un rôle semblable à celui que je viens de mentionner ; d'où la difficulté d'identifier de véritables familles spirituelles qui restent inchoatives et sans consistance. On fait appel à des clichés : les vieux et les jeunes, les intégristes et les avant-gardistes, les conservateurs et les contestataires, les traditionnalistes et les modernistes (comme dans le cas de l'étude de Colette Moreux).

Il y a une sorte de convergence dans la plupart des études sur les attitudes religieuses chez nous, à savoir l'indifférence de la majorité des chrétiens, la superficialité de la foi et de l'appartenance à l'Église, l'absence de points de repère fermes et articulés. Il existe d'autres symptômes semblables quand on tente de qualifier la hiérarchie, le clergé, la crise des vocations, les efforts de réforme, les politiques pastorales, la participation des laïcs, la pratique religieuse, les questions morales, la confessionnalité, le célibat, enfin tout ce dont on parle quand on aborde un sujet religieux. Nous sommes ramenés à des questions fondamentales. Savons-nous ce que nous voulons, ce que nous cherchons ? Ce ne sont pas seulement les moyens qui sont en cause, mais aussi les fins. À preuve, l'absence d'objectifs après les réformes de structures. L'aqueduc a une nouvelle tuyauterie, mais l'eau se fait de plus en plus rare et les hommes restent loin des sources. Voyons de plus près comment nous pourrions relever le défi.

Depuis quelque temps, certains voient l'avenir de l'Église dans le projet de communautés de base dont j'ai déjà parlé. Celles-ci permettraient de récupérer des dynamismes évangéliques que l'institution religieuse avait étouffés, par exemple, une expérience possible de fraternité, une meilleure diffusion des charismes et des responsabilités, un culte en pleine vie. Ces communautés aideraient aussi à dépasser des obstacles insurmontables actuellement, à savoir le délestage du lourd appareil bureaucratique de l'Église et l'éclatement de ses structures cléricales. Elles visent un peuple de Dieu qui ne soit plus une masse indifférenciée de fidèles aliénés de pouvoir, objet des réformes et soumises à des règles dogmatiques, morales et institutionnelles, absolues et fixistes. C'est l'expérience chrétienne qui prendra le pas sur toutes les médiations que le système catholique traditionnel a érigées en fin. Un tel projet comporte donc une autre vision de l'Église et une révision de toutes ses composantes.

Jusqu'à tout récemment, je me suis rebiffé en face de cette nouvelle tendance, à cause de ses fondements idéologiques et théologiques encore peu clarifiés. Nous y reviendrons. Ce qui est à retenir ici, c'est qu'un projet comme celui-là, s'il s'affirme avec énergie, pourrait jouer un rôle de catalyseur pour mieux dégager des modèles ecclésiologiques, des [202] styles d'expérience chrétienne que nous n'arrivons pas à définir et à mettre en oeuvre de façon lucide et cohérente.


Diversité des modèles

2. - La multiplication et la fluidité des idéologies dans notre société ont un retentissement chez les croyants et dans l'institution religieuse. Les familles idéologiques n'envisagent pas l'Église de la même façon ; elles ne font pas la même lecture du message chrétien ; elles ne mettent pas les accents sur les mêmes valeurs ; elles parlent même des langages différents. Qu'on le veuille ou pas, il faudra songer à des formes d'Église diversifiées. Certains partisans de la communauté de base recherchent un nouveau modèle aussi monolithique que celui d'autrefois. Ils cèdent à certaines tendances qu'on retrouve par exemple dans le néo-nationalisme, à savoir cette coexistence mal intégrée de l'archaïsme et de la modernité, cette recherche d'un petit univers à sa mesure réservé à ses pareils et fermé sur lui-même, cette projection d'un modèle idéal irréfutable mais très loin des aménagements possibles. Le montréalais de 1970 n'appartient pas au même univers sociologique que celui du corinthien, même s'il doit vivre un évangile identique, comme d'ailleurs le canadien français indépendantiste d'aujourd'hui ne saurait s'aligner sur l'ancien régime français. C'est un truisme qui devient pourtant moins évident quand on voit ce qui se passe dans l'Église. Ici trop de conservateurs et de progressistes s'accrochent paradoxalement au passé. Par-delà Vatican II, faudra-t-il traverser les siècles et rejoindre le concile de Jérusalem pour nous faire comprendre que la communauté nationaliste judéo-chrétienne avait des réflexes semblables à beaucoup des nôtres ?

Politisation profane et privatisation religieuse

3. - Le néo-nationalisme a contribué à nous politiser, à nous faire prendre conscience de la dimension politique des divers secteurs de vie. Il en est de même des autres formes d'idéologisation. Les uns et les autres sont forcés à penser en fonction de l'ensemble de la collectivité et de sa situation dans des contextes beaucoup plus larges. Or l'Église a suivi un chemin inverse. Elle s'est repliée sur un terrain de plus en plus étroit ; elle s'est privatisée, au point d'être un no man's land dans la cité. La foi se situe dans les consciences, la prière dans les temples, le témoignage dans les cercles intimistes, la pastorale derrière les enclos de fabrique. Bref, une religion pour les temps libres, pour les rites de passages et la trempette dominicale, pour les milieux domestiques, loin de la place publique et des grands circuits de la vie collective. Inutile de dire ici ma crainte de passer de la chrétienté à la communauté de base, en faisant l'économie de la place publique, des multiples expressions de la vie populaire, de ses rassemblements, de ses nombreux modes de communication, de ses effervescences collectives, de ses débats et luttes qui engagent le présent et l'avenir. Le Seigneur qui apportait un salut collectif, a été un personnage public, présent à toute la vie du peuple. Son procès a atteint l'opinion populaire, tous les pouvoirs et toutes les [203] familles idéologiques. Tous et chacun se sentaient concernés, interrogés par le drame de Jésus de Nazareth. Il en fut de même des premiers chrétiens dans l'empire romain. Je me demande si nous ne cherchons pas à reproduire leur situation de secte, sans avoir le courage du caractère public de leur témoignage.

Idéologies explicites ou camouflées

 4 - Le néo-nationalisme et les réactions idéologiques qu'il suscite nous invitent à considérer bien d'autres choses dans notre conception de la foi et de l'Eglise. Au moment où tant d'individus et de groupes se refont en quelque sorte une vision du monde, de leur société, de leur identification personnelle, quelle place vient prendre l'engagement chrétien et l'action de l'Église dans ces démarches globalisantes ? Pour nous défaire de la chrétienté et du cléricalisme, de l'idéologie unitaire où nationalisme et catholicisme se mariaient indissolublement, nous avons mieux distingué le spirituel et le temporel, l'Église et l'État, la religion et la politique, l'apostolat et l'engagement social. Il s'agissait de les libérer l'un de l'autre, d'assurer leurs tâches propres. Voici que dans un troisième temps les frontières s'estompent à nouveau. [4]

Agir en chrétien ou en tant que chrétien dans son option nationaliste ou socialiste n'apporte pas grand lumière sur les implications chrétiennes d'un engagement politique. Soutenir, avec Paupert, que le socialisme ou [204] la démocratie seront évangéliques ou ne seront pas, apparaît une résurgence des confusions d'autrefois. Refuser de mettre l'Église à la remorque d'un objectif ou d'une formation politique, ou à l'enseigne d'une idéologie particulière, ne résout pas le problème des modalités de sa présence et de son action dans une société donnée. Renvoyer les chrétiens à leurs responsabilités individuelles et à leur liberté d'option équivaut parfois à se laver les mains à la façon de Pilate. « Je suis libre de devenir fasciste et mon Église n'a rien à dire là-dessus ! » Et pourtant nous savons bien que l'Église officielle véhicule une idéologie politique implicite quand elle condamne l'engagement révolutionnaire de militants chrétiens de l'Amérique du Sud, quand elle fait des pauvres des sujets de droits mais non des artisans de leur propre libération. Nous savons bien qu'en politique, chez nous et ailleurs, souvent les hommes d'Église ne disaient pas ce qu'ils faisaient et ne faisaient pas ce qu'ils disaient. Pendant qu'ils s'arrangeaient en coulisse, des chrétiens fuyaient de graves responsabilités politiques, ou bien se foutaient de toute éthique en ce domaine.

Cette histoire n'est pas à refaire, mais elle garde sa leçon. C'est dans le domaine politique que la première Église d'underground a existé ! Et les règles démocratiques n'étaient pas plus respectées là qu'au sein de l'institution.

Nous portons un lourd héritage quand nous voulons réfléchir ou agir en chrétien au cœur de nos options politiques. Nous suscitons des méfiances bien justifiées chez les non chrétiens. Mais plus grave encore est cette absence de fermes points de référence.

Foi et engagement politique

5. - C'est lorsque nous faisons face à des options politiques concrètes que nous mesurons la pauvreté de la réflexion chrétienne en la matière. Les récents travaux de théologie politique restent bien vagues et abstraits dès que l'on aborde des problèmes particuliers comme les rapports entre le nationalisme et le catholicisme, comme l'adhésion à une idéologie profane donnée, comme les questions concrètes du croyant dans une action politique radicale. Si je m'en tiens aux orientations actuelles du magistère, il semble que ma foi et mon appartenance à l'Église sont incompatibles avec une pensée et une action de type révolutionnaire. Ainsi, une certaine conception essentialiste de l'ordre dans la pensée catholique nous éloigne des luttes concrètes, des conflits réels qui existent dans le champ politique, si bien que les grands efforts de libération politique des masses, des peuples dominés restent en pratique étrangers à la dynamique propre de libération du christianisme. Là où existe un certain rapport, on constate un divorce entre les chrétiens engagés sur le plan profane, les témoins prophétiques, les dynamismes charismatiques, d'une part, les structures et les autorités officielles, d'autre part. Nous retrouvons encore ici une absence de critique des fondements idéologiques sous-jacents aux attitudes de chaque côté, qui laisse libre cours à la fois aux fausses politisations de la foi ou de l'Église et aux démissions subtiles que nous connaissons présentement.

[205]

Plus profondément, nous nous demandons s'il ne manque pas dans l'actualité historique ce qui correspond dans une certaine mesure à l'exégèse biblique de l'expérience judéo-chrétienne. Il n'est pas question ici de transposition pure et simple, par exemple du problème nationaliste d'Israël d'où on déduirait une sorte de théologie critique du néo-nationalisme ou de quelqu'autre option politique. Après avoir baptisé des situations parfois inhumaines, l'Église et les croyants ne sauraient faire les mêmes erreurs au nom de l'adaptation à des contingences historiques. Le christianisme y perd sa liberté et sa transcendance et s'assimile à une politique. Le Royaume ne vise pas une civilisation chrétienne, ou une politique catholique.

Par ailleurs, entre les maquettes de la doctrine sociale de l'Église et nos libres déterminations, nous sentons le besoin d'un partage d'une même longueur d'onde ecclésiale avec des frères croyants qui connaissent des défis semblables aux nôtres. Entre les doctrines générales de surplomb qui ont bien peu de prise sur nos dures et complexes tâches contingentes, et cette réflexion chrétienne émiettée, sur le tas, nous cherchons une explication plus cohérente de nos expériences spirituelles et profanes et de leurs rapports possibles. On tente des théologies de la violence, de la révolution ou de la libération nationale avec une culture et une praxis politiques bien pauvres et avec un équipement doctrinal aussi étranger aux critères de discernement spirituel des dimensions politiques. En dehors des responsabilités individuelles et de leurs implications chrétiennes, nous avons peine à trouver une éthique réaliste et capable d'éclairer nos grands projets collectifs, nos options dans un monde bien différent de celui de la Bible ou de l'évangile. Le recours arbitraire à telle ou telle citation scripturaire pousse le ridicule à son extrême limite. Comme le disait F. Dumont, passerons-nous indifféremment du Christ objecteur de conscience au Christ guérillero ? [5]

[206]

Articulation d'une maturité politique
et d'une maturité chrétienne

Certains aimeraient bien savoir comment l'Église, des groupes de croyants ou des individus chrétiens vont se situer dans l'éventail des diverses options politiques de notre milieu ? Évidemment, nous n'en sommes plus aux collusions d'autrefois, même si elles restent encore près de nous. Pensons à la médiation finale exercée par Mgr Roy dans la grève d'Asbestos, dernière entente explicite entre le haut clergé et l'establishment anglo-saxon, par delà même nos propres pouvoirs politiques. Pensons au régime duplessiste clérical, au bill 60. C'est sans doute la fin d'une époque. Personne, sauf quelques individus, ne songe à un parti chrétien. Les solidarités en ce domaine ne passent pas par les frontières de la croyance ou de la non-croyance. Et les nationalistes ou les fédéralistes qui veulent utiliser la religion ou l'Église pour leurs fins politiques sont vite dénoncés.

Mais les questions que nous avons soulevées ne sont pas pour cela résolues. Quel jugement politique et quel discernement spirituel portons-nous sur la privatisation du catholicisme chez nous, sur certaines idéologies politiques qui deviennent des substituts de religion, sur la présence des croyants, des communautés de chrétiens, de l'institution religieuse dans une société qui semble acculée à des options décisives ? Nous contenterons-nous d'une vague fonction critique, ou de la position de sentinelles à la porte d'une cité où nous ne participerions pas vraiment aux vrais conflits et aménagements. Au moment où les moindres problèmes prennent une dimension politique, les démissions des croyants en ce domaine deviennent très graves. Je n'ai pas voulu apporter de réponses immédiates à ces questions, pour plusieurs raisons ; d'abord parce qu'il fallait élucider des préalables négligés jusqu'ici, à savoir les divers fondements idéologiques en dessous des deux termes de la relation ; politique et religion en situation chez nous ; ensuite parce que le contexte critique de l'engagement chrétien en politique nécessite l'articulation d'une conscience politique cohérente et d'une conscience chrétienne bien différente des praxis et des expériences chrétiennes privilégiées dans notre milieu. Ce sont ces deux démarches qui m'apparaissent premières avant toute autre considération.


Fin du “Post-scriptum.”



[1] G. Rocher apporte ici une autre définition de l'idéologie : « un système d'idées et de jugements, explicite et généralement organisé, qui sert à décrire, expliquer, interpréter ou justifier la situation d'un groupe ou d'une collectivité et qui, s'inspirant largement de valeurs, propose une orientation précise à l'action historique de ce groupe ou de cette collectivité ».

Elle est donc un phénomène stratégique pour comprendre de l'intérieur une réalité sociale et son histoire. Notons les aspects majeurs : un système, un instrument d'action historique, une démarche rationnelle, un catalyseur de conscience collective, un lieu de cristallisation ou de création de valeurs, une tendance psychosociologique qui véhicule des états psychiques forts, une dynamique volontariste, un cadre symbolique. Elle constitue en quelque sorte le noyau dur d'une culture ou d'une sous-culture. Elle libère des énergies tout en les canalisant. Certains ont souligné que les idéologies modernes ont souvent joué un rôle de substitut par rapport à la religion, mais en transposant les fonctions de celle-ci sur un terrain moins mythique et davantage socio-politique. L'idéologisation s'étend un peu partout dans le monde. Nous sommes très loin de la fin des idéologies, contrairement à ce que pense D. Bell. Pensons à l'idéologie nationale et à celles qui s'y opposent. Les deux mouvements semblent croître en même temps. Même leurs conflits les alimentent. Nous avons noté plus haut d'autres aspects de l'idéologie.

Voir Guy Rocher, Sociologie générale, H.M.H., 1969, t. 3, pp. 393-406.

Et Jean Meynaud, Destin des idéologies, Lausanne, 1961.

Daniel Bell, The end of ideology, Glencoe, 1960.

[2] Marcel Rioux, en plusieurs occasions, a soutenu que le Canada français n'a produit qu'une seule idéologie ferme et distinctive, à savoir un nationalisme aux composantes bien déterminées. Notre histoire, même la plus récente, lui donne raison. C'est autour de ce pôle que les sous-groupes culturels ou autres se sont définis et ont proposé leur propre définition de la situation.

[3] La crise récente de l'Action catholique exprime assez bien l'échec partiel de l'Église chez nous dans sa tâche fondamentale d'évangélisation. Essayons de dégager la genèse de cette situation. Au début du XIXe siècle, nos chefs religieux se sont servis de l'institution paroissiale pour encadrer le peuple canadien -français et assurer les principales fonctions de notre société. Ensuite ils portèrent leur attention sur la constitution d'un réseau d'écoles catholiques grâce à l'apport du clergé et des communautés religieuses. Au tournant de notre siècle, la pastorale sociale (C.T.C.C., U.C.C., œuvres d'assistance) prit une grande ampleur jusqu'au cœur de la crise économique des années 30. Le premier éclatement de la chrétienté, au moment de la guerre mondiale de 1940, favorisait l'expansion de l'Action catholique et son objectif primordial d'évangélisation des nouvelles conditions de vie. Mais l'A.C. devait se trouver bientôt au creux d'un fossé de plus en plus profond entre une sécularisation envahissante, d'une part, et une Église mobilisée par deux objectifs internes : la réfection de ses structures (pastorale d'ensemble) et la réappropriation des sources chrétiennes (Bible, catéchèse et liturgie), d'autre part. Ainsi, perdait-on de vue les efforts authentiques d'évangélisation tentés par l'Action catholique des années 1945-1960. Par delà celle-ci, on passait du cléricalisme d'antan à la cléricalisation interne de l'Église. Le retrait récent de militants chrétiens se rattache donc, en partie, à ces phénomènes.

Tout se passe comme si l'Église officielle remettait sine die une démarche qui devrait être première en importance, à savoir l'évangélisation sur un terrain profane où elle n'a plus de présence automatique ni de contrôle des règles du jeu. Or cette mission ne saurait s'accomplir sans un laïcat capable de témoigner du message chrétien à même les formes de pensée, de vie et d'action des hommes contemporains. L'Église actuelle investit très peu de ce côté. Pourtant, les enquêtes de sociologie religieuse viennent confirmer les intuitions des militants chrétiens. En effet, elles nous révèlent jusqu'à quel point le peuple québécois a été superficiellement évangélisé, ou du moins comment il semble être au seuil d'une seconde évangélisation à faire. On imagine l'ampleur du défi quand on songe que l'Église n'a exercé jusqu'ici sa mission qu'à travers les cadres et les règles -du jeu qu'elle avait créés elle-même.

[4] Derrière bien des contestations de l'institution religieuse, n'y a-t-il pas l'intention chez plusieurs chrétiens, de se réapproprier une Église devenue depuis trop longtemps organisation anonyme et distante. D'autres désespèrent de changer cette immense bureaucratie et se tiennent aux frontières dans des expériences marginales et privées. Ceux qui vivent un engagement chrétien public, ne savent souvent pas comment le relier avec l'Église. Serait-ce parce que celle-ci, au delà de ses réformes internes, ne semble pas avoir grand-chose à dire aux hommes d'aujourd'hui ? « Une Église qui ne prend pas parti publiquement dans l'histoire est une vaine administration. » Le respect du pluralisme et de la sécularisation s'accompagne parfois de silence et de démissions très graves tant chez les chefs religieux que chez beaucoup de chrétiens. Nous assistons à l'obscuration du témoignage surtout au plan collectif, particulièrement dans les grands combats humains de l'heure. Sans doute reconnaîtra-t-on à certains individus ou groupes la liberté d'affrontement, mais toujours en réclamant la neutralité de la communauté comme, telle. « La foi récuse les lois de ce monde ; mais en un autre sens, ce refus lui-même et l'éclairage qu'il donne suggèrent des attitudes et des formules quant à la vie collective. Nous sommes devant l'une des figures les plus nettes du paradoxe qu'incarne le christianisme ; c'est au nom des impératifs les plus transcendants que la foi et inspirer des aménagements de la terre. »

F. Dumont, Un nécessaire engagement dans l'histoire, dans Maintenant, oct. 1969, pp. 233-235.

[5] Entre les maquettes de l'ordre social chrétien et les libres déterminations spirituelles des individus, n'y a-t-il pas des articulations d'une portée ecclésiale plus juste ? La visée de chrétienté cherchait un certain ordre fondamental transhistorique où l'on démêlait mal les emprunts à tel ou tel système idéologique ou politique et les recours à des critères philosophiques et théologiques prétendûment indiscutables. Pensons à la conception diviniste de l'autorité, au caractère fixiste du droit naturel. Le capitalisme était bon en soi, le communisme mauvais en soi. Ainsi l'Église se déracinait progressivement de l'histoire pour offrir des modèles sociaux soit archaïques, soit utopiques, dans une société qui se définissait de plus en plus en termes de projet et d'action. Les vieilles imageries de la société chrétienne ont fait long feu avant que l'Église se rende compte qu'elle offrait au monde une caricature d'elle-même. Elle avait oublié son propre cheminement historique, sa dimension-projet dans le dessein de Dieu. C'est autant sa transcendance que son incarnation qui étaient menacées, parce que la chrétienté n'assumait ni l'une ni l'autre. Par la suite, les distinctions plus nettes du spirituel et du temporel marquaient une intention de dégagement des deux autonomies, sans toutefois rien apporter sur les difficiles articulations de l'engagement ecclésial et des responsabilités profanes. Les théologies récentes ont bien peu inspiré les chrétiens dans leurs engagements sociaux et politiques. Pensons à celles du travail ou de la politique. « De l'ordre social à l'évènement y a-t-il une dérive fatale où serait évacuée la présence de l'Église aux problèmes des sociétés ? »

Voir F. Dumont, Impasse d'une doctrine sociale, dans Maintenant, sept. 1969, pp. 201-203 et A. Manaranche, Y a-t-il une éthique sociale chrétienne ?, Seuil, 1969.



Retour au texte de l'auteur: Jacques Grand'Maison, sociologue québécois (1931 - ) Dernière mise à jour de cette page le mardi 21 mai 2013 19:15
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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