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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques Grand’Maison, La seconde évangélisation. Tome I. Les témoins. (1973)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jacques Grand’Maison, La seconde évangélisation. Tome I. Les témoins. Montréal: Les Éditions Fides, 1973, 241 pp. Collection: Héritage et projet, no 2. Une édition numérique réalisée par Gemma Paquet, bénévole, professeure de soins infirmiers retraitée du Cégep de Chicoutimi.

[9]

LA SECONDE ÉVANGÉLISATION.

TOME I. LES TÉMOINS.

AVANT-PROPOS

Il serait intéressant de faire une évaluation systématique des grandes vagues spirituelles qui ont porté l'Église d'ici, ces dernières années. Déjà certaines formules clefs exprimaient tout un programme ou du moins une orientation centrale.

- Présence au monde
- Éducation de la foi
- Pastorale d'ensemble
- Christianisme séculier
- Communauté chrétienne
- Église projet
- Engagement chrétien en politique
- Mystique évangélique

Faut-il retenir ici une volonté de rupture avec la chrétienté ? Y a-t-il eu continuité entre les intentions d'hier et celles d'aujourd'hui ? S'agit-il de politiques pastorales progressives et finalisées ? Est-ce davantage le fruit des poussées gratuites de l'Esprit ? Ou bien a-t-on cédé à des modes superficiels d'adaptation séculière ? Vise-t-on une Église renouvelée ou une autre Église ?

Trois diagnostics sur la seconde évangélisation

Aux yeux des uns, ces vagues ont été des agitations de surface, marquant une inconsistance croissante du propos ecclésial et de l'expérience chrétienne, dans un contexte profane de plus en plus chaotique. La majorité des croyants d'ici auraient perdu la trace [10] de leur foi avec la disparition de la plupart des soutiens institutionnels d'hier. L'Église a proposé une foi plus pure. Mais ce fut en vain, parce que la plupart des fidèles ne se reconnaissaient pas dans les nouveaux cadres pastoraux, liturgiques et catéchétiques. On ne change pas comme ça des structures mentales d'adultes, des moules culturels d'expression religieuse. On ne baptise pas non plus d'une façon aussi rapide de nouvelles expériences profanes. La religion d'hier se trouve alors coincée entre les changements profanes et religieux, sans qu'elle ait été rejointe de l'intérieur. Par exemple, catéchèse et sécularisation se sont renforcées pour reléguer aux oubliettes le petit catéchisme. Mais l'une et l'autre ne pouvaient liquider aussi facilement un univers spirituel façonné pendant des générations. Au bilan, il n'y aurait jamais eu de véritable pédagogie dans toutes les réformes religieuses récentes ; une pédagogie évangélique capable de faire éclater la nouveauté du Message dans une expérience historique qui a fait ce qu'on est. Le projet évangélique, tout autant que -le projet de l'homme, n'est jamais une suite de recommencements absolus. L'image biblique de la greffe en témoigne. De plus, on ne crée pas « ex nihilo » des expériences culturelles et religieuses on les transmue plus ou moins radicalement.

Voilà ce qui a été laissé pour compte dans notre passé récent. Beaucoup de croyants sont tiraillés entre des univers spirituels qui n'ont jamais été confrontés sérieusement. Ils n'ont aucun cadre d'évaluation. À la limite, les réformateurs ont plaqué superficiellement des choses très anciennes ou très nouvelles sur un fond religieux défait. Le contenu a été purifié, mais beaucoup ne le reconnaissent pas dans ses nouveaux « containers ». Bref, la foi des renouveaux est suspendue dans le vide. Elle n'appartient pas vraiment au peuple d'ici. Elle n'a pas passé par ses véritables expériences humaines. Il ne peut la vivre, la penser, la dire, la partager. Seule une minorité d'initiés se sentent à l'aise.

D'autres font une lecture bien différente des transformations récentes. Ils admettent que nous avons vécu en quelques années ce qui s'est étalé ailleurs sur quelques générations. Nous serions sortis d'un long sommeil, hantés par un destin et habités par des rêves qui pourraient devenir notre réalité. « Nous avons empilé [11] les projets dans une maison hâtivement balayée ». Tout cela jaillissait de source après l'éclatement de l'épaisse croûte de la chrétienté. Sans doute un rattrapage précipité nous a-t-il fait commettre bien des erreurs. Celles-ci ont même engendré des désespoirs ces derniers temps. Mais notre sève longtemps retenue saura bien susciter une frondaison durable et féconde. Déjà des expériences spirituelles bien nôtres commencent à produire du fruit. Les réformes tâtonnantes débouchent à la fois sur un engagement plus décisif et sur une foi plus profonde. Notre vie chrétienne redevient un projet ouvert, libérateur, créateur. Après une éclipse provisoire - vertige d'un moment -les ressources accumulées dans les renouveaux d'hier se révèlent des matériaux utiles dans le nouveau chantier que plusieurs veulent ouvrir. La crise passe donc de sa phase négative à l'élan qu'elle recèle toujours. Il s'agit donc désormais de donner cohérence et finalité au dynamisme spirituel de ce saut qualitatif. Nous serions donc prêts pour une stratégie d'avenir. L'espoir renaît, les horizons sont dégagés et les objectifs apparaissent plus clairement. Aux diagnostics récents, il manquait un insight sur cette conversion invisible des mentalités. Derrière les désarrois, un appétit spirituel nouveau se creusait. Aurions-nous oublié que des crises bien assumées sont toujours fécondes ? Elles mènent à des paliers supérieurs d'existence. Beaucoup de chrétiens d'ici reprennent goût à la vie de foi, au partage communautaire, à la lutte de libération. Ils ont force d'entraînement pour le peuple chrétien. Pourquoi rêver d'une mobilisation factice de tous en même temps ? L'histoire n'avance pas de la sorte... encore moins le Royaume. Il faut des avant-postes et des avant-coureurs. L'Esprit se charge du reste. Et les autres moissonnent. Le Maître nous en a avertis. D'ailleurs, il a vécu lui-même, ce défi de tirer par en avant. Une Église qui voudrait faire avancer le peuple de Dieu en poussant de l'arrière ne respecte pas la dynamique de l'histoire du salut. Yahvé et jésus précédèrent le peuple... de même les témoins, les prophètes. Rien ici d'un élitisme religieux détestable. Il s'agit davantage des connivences spirituelles entre Dieu et ce qu'il y a de meilleur chez son peuple, entre l'espérance donnée et l'espoir qui vient du cœur et de la vie. Les Promesses retentissent actuellement dans la reprise de notre aventure spirituelle. [12] Voilà ce qui inciterait à relativiser les difficultés institutionnelles de l'Église locale. Les nouveaux dynamismes sauront bien aplanir les obstacles et inventer des solutions inédites.

Une troisième famille spirituelle rejette les lunettes noires de la première et les lunettes roses de la seconde. Elle fait ressortir des enjeux cruciaux autour du défi central de l'évangélisation. Même parmi les chrétiens d'avant-garde, il y aurait bien peu de convertis à Jésus-Christ. Si la religion d'hier n'a pas tellement évangélisé, les idéologies chrétiennes d'aujourd'hui ne le font pas davantage. Le sacré a changé de forme. On continue de sacraliser des cultures, des expériences profanes, des contextes historiques ou des modes. Nous n'avons pas encore découvert les chemins d'une authentique évangélisation. Il y a vingt ans, quand la chrétienté commençait à révéler sa fragilité, les plus lucides parlaient de chrétiens « sacramentalisés mais non évangélisés ». Cette critique intuitive ne manquait pas de justesse. Mais les solutions mises en place pour répondre au défi furent trop tributaires des anciens réflexes de chrétienté et d'un contexte pastoral inchangé. Par exemple, le passage du sermon à l'homélie pouvait difficilement se faire chez des pasteurs qui n'avaient ni la théologie, ni la pédagogie d'évangélisation. De même une certaine catéchèse prétendait éduquer la foi en présupposant que celle-ci était déjà née et vivante. Bien sûr presque tout le monde a eu un premier contact - même partagé - avec l'Évangile de Jésus-Christ. Mais combien vivent une relation authentique avec le Seigneur ? Les progressistes tout autant que les conservateurs, les instruits tout autant que les non-instruits, les pratiquants tout autant que les non-pratiquants, les clercs aussi bien que les laïcs sont loin d'une quotidienneté vraiment évangélique. Le divorce d'hier s'est même accentué. En effet, d'une part on célèbre une foi plus pure au temple, et d'autre part, on n'a jamais autant évacué le réflexe théologal de la vie profane. On ne sait plus prier, écouter, rencontrer le Seigneur dans le trafic ordinaire de la vie familière. Le mouvement actuel du balancier qui va de la sécularisation extrême au mysticisme le plus désincarné montre bien cette absence d'une praxis d'évangélisation. C'est précisément le rôle de celle-ci que de faire le lien entre mystique et politique, entre [13] conversion et engagement profane, entre Royaume et monde. L'évangélisateur, qu'il soit agent pastoral ou simple témoin, se situe à ces carrefours privilégiés de la rencontre de Dieu et de l'homme, en Jésus-Christ, au creux des vécus les plus signifiants et engageants. Pour lui, il faut revoir constamment les expériences chrétiennes, les structures religieuses et les politiques pastorales à la lumière de ce rapport fondamental du Signe de l'Esprit et des signes des temps, du salut en Jésus-Christ et des enjeux humains les plus cruciaux. Cette double exigence de qualité s'inscrit dans la visée unique de la première et de la seconde création et aussi dans l'unicité de la personne humaine et de l'histoire. Il y a ici une sorte d'obsession pour défendre et rejoindre à tout prix le cœur même de cet ensemble de relations tissées par l'histoire du salut. Une volonté aussi de contrer les multiples tentations de fuir l'essentiel de la foi et de la vie. N'est-ce pas là la première source des aliénations du croyant soit dans sa vie religieuse, soit dans sa vie profane ?

Une seule convergence : l'Esprit

Que la première évangélisation n'ait pas eu lieu, que ce soit plutôt une reprise de la démarche dans un contexte nouveau, ou enfin qu'on invoque davantage la permanence de cette mission, il y a dans chacun des cas l'affirmation du même défi majeur. Un défi accentué par le fait que plusieurs chrétiens ne voient plus l'Évangile comme une « Nouvelle », et que trop de pasteurs agissent comme si les pratiquants et même les non-pratiquants avaient tous au moins une foi « implicite ». C'est là une illusion typique de la postchrétienté. Peut-on parler de relation vivante avec Jésus-Christ sans une conscience théologale « explicite », sans une mentalité évangélique vérifiable, sans une foi « optée », sans une appartenance responsable à l'Église, sans prière quotidienne ? Allons donc ! Nous vivons sur un énorme malentendu malgré tous les dehors institutionnels qui subsistent. Le peuple chrétien de chez nous doit être évangélisé. Tout est à faire en ce domaine et rien n'est acquis.

Quoi qu'il en soit de ces trois positions à l'intérieur de l'Église, nous gardons en vue leur préoccupation commune. Mais nous [14] allons suivre un autre chemin. Dans les périodes de crise, tout se passe comme si l'Esprit travaillait en vrac, sans canevas, sans visée. Le contexte d'une seconde évangélisation est toujours  anarchique au premier regard. Mais une seconde lecture nous fait découvrir des cohérences cachées. Qu'on nous permette ici une comparaison d'actualité. Les civilisés reconnaissent actuellement que la forêt vierge est peut-être plus équilibrée et logique que la cité technologique. La cohérence superficielle de la seconde cache une anarchie sociale dont nous mesurons les conséquences aujourd'hui. Inversement la nature sauvage révèle au second regard un équilibre dynamique et vital. C'est le zoo artificiel qui l'étouffe et non la forêt. Nous y voyons la parabole de ces expériences sauvages où éclate la violence de l'essentiel de la vie et de la foi. Tout au long de la Tradition judéo-chrétienne, il y a eu des éclatements semblables. L'Esprit forçait la désinstallation, jetait bas les masques, secouait les structures « sécuritaires ». Il imprimait un nouveau souffle de liberté. Pensons à jésus qui s'est voulu libre en face de la religion institutionnalisée. Son refus de tout pharisaïsme a été radical. Paul en a tiré toutes les conséquences. L'homme n'est justifié que par la foi en Jésus-Christ et non par les oeuvres de la loi (Ga 2, 16 ; Rm 3, 28). Le Dieu des chrétiens n'est pas un législateur, mais un Sauveur (Ga 3, 25). Il libère l'homme du péché et de la tutelle de la loi (Rm 6, 1-19 ; 7, 1-6 ; 10, 5-13). C'est cette liberté radicale que tant de systèmes religieux ont voulu contrôler, émasculer ou nier. Le concile de Jérusalem n'est pas un simple événement historique. C'est le prototype de la libération de l'homme, du croyant, de l'Évangile lui-même. Corneille n'avait pas à se faire juif pour devenir chrétien. De même le croyant chrétien de tous les temps n'a pas à épouser une forme culturelle de religion ou un système religieux pour accéder à Jésus-Christ. La crise contemporaine des religions chrétiennes institutionnalisées n'est pas étrangère à l'étouffement de la liberté évangélique. Pour nous faire retrouver les structures essentielles de la foi sous le fatras de tant de déterminants institutionnels, l'Esprit suscite des témoins hors cadre qui ébranlent certaines certitudes que l'« hommerie » a forgées. Il invente des chemins directs, déconcertants, inorthodoxes, inhabituels. Il nous force à un discernement plus critique, Plus attentif en laissant pousser l'ivraie au milieu du bon grain. L'Esprit échappe au système par ses témoins. On [15] ne sait« d’où il vient et où il va » Jn 7, 8). Sa féconde gratuité signifie qu'il est seul maître à bord et seul agent décisif du Royaume. La variété de ces signes (1ère épître aux Corinthiens), fonde le caractère plural de l'expérience chrétienne, de la vie ecclésiale et des cheminements de la foi. Voilà ce que l'esprit de système, le légalisme pharisien et l'obsession de la lettre menacent gravement.

Primat des témoins libres


Pour saisir l'action invisible de l'Esprit et ses signes multiformes, il faut retrouver la dynamique évangélique de liberté. Il faut se laisser interroger par les multiples « épiphanies » de la vie. Or, ce sont les témoins en liberté qui vont d'abord nous mettre en piste. Leurs cheminements souvent inédits et créateurs creusent les sillons de l'avenir. Ils donnent ressort et allant à la vie ecclésiale. Ils apportent un souffle frais, un cœur nouveau, des yeux neufs, après le vide silencieux du dernier creux spirituel. Les vieux automatismes d'une pastorale d'entretien ne tiennent plus devant ces élans de l'Esprit. Les masques tombent et les incrédules se rendent. Rien ne fait moins professionnel que le témoignage. L'homme séculier, ballotté par des modes et des idéologies de plus en plus fluides, bombardé par les publicités et les propagandes, soumis aux théories les plus contradictoires, ne prête une oreille attentive qu'aux convictions vécues. Cette sensibilité spirituelle vient renforcer des exigences déjà inscrites dans la transmission de la foi. En effet, celle-ci se dit et se communique d'abord sous forme de témoignage. Toutes les autres médiations, même la prédication, sont secondes. L'Église, trop souvent aliénée dans ses instruments, a surtout besoin de témoins pour parler concrètement aux hommes dans leur langue, dans leur situation. Le christianisme a toujours vécu en tension avec ses propres systèmes religieux, précisément parce que la Révélation repose davantage sur le dynamisme prophétique, comme ferment de rajeunissement et levain d'épanouissement. Le prophétisme, c'est le nerf de la Tradition et le cœur de l'histoire du salut. Sans lui, l'Église retourne à l'arrière-garde du monde pour consoler les repliés de l'intérieur. Avec lui, elle prend le [16] large ; elle brise les frontières fermées du système ; elle fait de l'homme un projet ouvert aux dépassements du Royaume.

Tout cela ne s'opère pas sans des ébranlements qui donnent l'impression du chaos et de l'anarchie. Pensons à la sortie d'Égypte, à l'entrée en Terre promise, à la venue de Jésus-Christ, à l'explosion du christianisme dans le monde gréco-romain. Les témoins du dieu vivant ont toujours été des trouble-fête vis-à-vis de l'ordre religieux ou profane en place. Et nous voudrions aujourd'hui qu'ils ne dérangent pas nos certitudes établies ! L'Esprit se moque de nos définitions et de nos logiques. Le law and order ecclésiastique accepte plus facilement des témoignages radicaux qui remettent en cause les structures profanes. Mais il refuse ce qui le « désinstalle » sur son propre terrain. Dans la logique évangélique, la première conversion subversive bouleverse d'abord l'intérieur. Pas seulement la vie du croyant, mais aussi celle de l'Église. Des études sérieuses sur la Réforme ont montré que le refus de voir la critique prophétique de ce mouvement est venu d'abord des hautes instances romaines. Le blocage décisif s'est fait à ce niveau. Certains pensent et agissent comme si cela ne pouvait se répéter, comme si les hérésies ou les sectes ne naissaient que d'en bas. Drôle de raisonnement dans une économie divine où c'est d'abord la vie qui commande. Une vie animée par l'Esprit et organisée par les hommes. Les scribes veulent qu'on attende leurs définitions. Les néo-pharisiens retiennent l'Esprit aux douanes ecclésiastiques par toutes sortes de prévenances tatillonnes. Bref, on ne veut vraiment pas dédouaner une liberté évangélique créatrice de nouvelles spiritualités et de nouveaux projets ecclésiaux. On réforme sans vraiment réformer, comme une sorte de concession réticente à un monde en changement. Rien ici d'une dynamique prophétique soumise et attentive aux souffles de l'Esprit en liberté, en connivence avec toutes les forces libératrices et créatrices de la foi et de la vie.

Pourtant, ces dynamismes spirituels existent.. Nous en verrons de nombreux exemples. Ils s'expriment dans d'humbles expériences chez des témoins non patentés... souvent loin du saint des saints et des conseils pastoraux. Ils préfigurent ce que serait une Église plus libre, plus mobile pour suivre les déplacements [17] de l'Esprit. Une Église légère comme une tente qu'on déplace là où se fait l'histoire, là où le salut rencontre la soif de justice et de libération humaines.

L'Existence chrétienne d'abord

Avant de chercher les cohérences ecclésiales de la seconde évangélisation, nous avons voulu prospecter les sources vives du témoignage dans notre société contemporaine. Témoignages de l'Évangile en bosse ou en creux. Témoignages individuels ou communautaires. Témoignages religieux ou laïques, témoignages de « militance » ou de simple vie chrétienne. Leur langage est concret et positif Leur contenu révèle l'éternelle jeunesse de l'Évangile. Leur gratuité démasque la stérilité de l'« institutionnalisme » ecclésiastique. Ils nous montrent ce qu'est une foi enracinée, solidaire d'un milieu de vie, relais d'une Tradition vivante. Une foi croyable et compréhensible, stimulante et engageante. Nos laboratoires religieux cherchent des plans et des stratégies efficaces. La vie chrétienne s'y accommode très mal. On n'a qu'à penser à la logique déconcertante des itinéraires bibliques. L'histoire du salut nous invite à accorder le maximum de liberté aux diverses expériences spirituelles des croyants. Celles-ci ont toujours été comprises, authentifiées et institutionnalisées en seconde instance.

Vouloir tout définir d'abord, tout contrôler, relève d'un esprit de système, d'un totalitarisme inavoué. Le Christ n'a eu qu'une violence permanente dans sa vie. Une violence inconditionnelle face au pharisaïsme, à la domination religieuse. La pire de toutes, puisqu'elle peut enferrer le cœur et la conscience, parce qu'elle s'appuie habituellement sur des absolus extrêmement contraignants : doctrine, morale et loi. La Révélation ne s'est pas déployée sous le signe de déductions juridiques et théologiques. Elle a davantage suivi les chemins de la liberté, du risque, de la gratuité, tant du côté de l'Esprit que du côté des croyants. L'Église institutionnelle ne peut se définir en fonction de cette tradition de libération et maintenir en même temps une méfiance systématique vis-à-vis du libre discernement des croyants eux-mêmes. L'expérience « sauvage » des témoins bibliques a précédé [18] toutes les théologies. Que des croyants veuillent retrouver cette liberté originelle, rien de plus normal dans l'économie historique du dessein divin. La Tradition a toujours privilégié la vie avant l'institution. Elle n'a jamais été d'abord dogmatique. Quand celle-ci se « rigidifiait », l'Esprit la contournait en suscitant des mouvements prophétiques venant des lieux séculiers et des événements profanes. L'institution religieuse s'est rarement réformée à partir d'elle-même. Si elle est seconde en temps de stabilité, ne l'est-elle pas autant, sinon plus, en temps de réforme ? La source décisive de cette vision chrétienne se trouve dans cette intervention gratuite de Dieu dans l'histoire. On ne pouvait la déduire d'aucun système, d'aucune mythologie, d'aucune théologie. La réponse des croyants est du même ordre. Il y a dans la conversion une rencontre de deux libertés amoureuses, de deux histoires gratuites. Avons-nous compris les conséquences de cette démarche sur le style d'Église qui doit l'accompagner ? À ce niveau de profondeur, la foi elle-même vient contester radicalement le juridisme persistant du système catholique, son absolutisme institutionnel, son attachement inavoué à la lettre. Il faut d'abord adopter le système pour se convertir à Jésus-Christ. Serions-nous retournés à la Synagogue ? Il existe aussi des motifs humains pour retourner à la primauté du témoignage de vie.

La langue parlée précède la grammaire

Ce n'est pas la grammaire qui invente la langue, mais la vie d'une culture, l'histoire d'une communauté. Une langue est longtemps parlée avant qu'émergent les cohérences grammaticales. Une institution installée perd facilement de vue cette loi de la vie. Or, dans une optique chrétienne, cette priorité est confirmée ou assumée par la pédagogie divine elle-même. La vie croyante et les témoins d'abord ! Les réformes valables de l'Église ont été celles qui se sont inspirées d'expériences déjà diffusées dans le peuple de Dieu. Le christianisme s'est bâti par les incessantes remontées de vie de l'Esprit, beaucoup plus que par les agents institutionnels. Le dynamisme vient de la vie, et la cohérence des institutions. Sans le premier, la seconde devient vide et aliénante. L'Esprit la contourne et opère une remontée par [19] les témoins en liberté. Voilà ce que nous avons voulu retracer dans ces cheminements.

Nous sommes bien conscient d'avoir forcé l'es limites de plusieurs témoignages. Mais, avec le plus d'honnêteté possible, nous avons explicité ce qui était déjà là en germe. Il faut tenir compte du fait que les chrétiens de chez nous n'ont jamais connu une véritable libération de leur parole. Et pourtant Dieu sait si les réformateurs se sont gaussés de leur fidélité à la pédagogie de la Parole. Cette schizophrénie pastorale a aveuglé bien des hommes d'Église qui s'appropriaient la Parole alors que beaucoup de chrétiens devenaient de plus en plus incapables de dire leur foi et de la partager avec d'autres. Comment valoriser la Parole d'un côté, et se préoccuper si peu du silence des chrétiens, seuls témoins possibles de l'Évangile dans les innombrables lieux de la « quotidienneté » ? Par eux, l'Esprit fait des signes lisibles et audibles ; par eux, le Message devient événement de salut ; par eux, l'Église s'affirme communion et mission en deçà et par-delà ses médiations institutionnelles. Rappelons-nous par exemple, comment le Symbole de Nicée a été bâti avec les diverses professions de foi venant des communautés particulières. Cette diversité d'expériences était en quelque sorte la condition d'une unité vivante.

Les antennes de l'Église

Il nous faut retrouver cette liberté créatrice du témoignage pour exprimer les énormes richesses spirituelles de l'Esprit diffusées dans le champ du Père. Le témoin chrétien a la responsabilité de créer des signes. Son matériau premier se trouve dans la grande histoire et la petite qui restent toujours le sacrement fondamental de la Révélation. La vie contient un stock inépuisable de paraboles évangéliques, de symboles de la foi, d'expressions du Royaume. Nous en verrons de nombreux exemples. Une telle pédagogie d'évangélisation nous amène à considérer la réforme de l'Église dans une optique plus profonde, plus inventive, et en même temps beaucoup plus simple et concrète. Toute sorte de possibilités nouvelles apparaissent là où l'Église cesse d'être un haut-lieu clérical pour devenir le carrefour des témoins dispersés [20] sur les routes du monde. Un carrefour spirituel qui s'offre aux quêtes de sens, aux requêtes de libération et aux solidarités réelles de la vie. Une doctrine orthodoxe et un système hiérarchique puissant qui affirmeraient l'espérance sans pouvoir la montrer sur des visages d'hommes et dans des témoignages de vie, projetteraient l'image du figuier stérile que le Seigneur a maudit. Les fruits visibles de l’Esprit, ce sont en définitive les témoins, premiers et derniers signes du Royaume. Le reste viendra par surcroît. Sans eux, l'Église s'achemine vers le « red tape » bureaucratique comme la plupart des institutions. On s'inquiète de la diminution des agents pastoraux, des usagers du culte, des donneurs à la quête, beaucoup plus que de la rareté des témoins. Ceux-ci peuvent libérer l'Église de ses faux réflexes sécuritaires et de ses faussée, priorités inavouées. Les témoins n'ont ni système, ni position acquise, ni autorité à défendre. Ils n'ont à révéler que leur vie et l'Esprit qui l'anime. Ils sont à la fois la sève, les racines et les feuilles de l'Arbre de vie... bref, tout ce qui fait vivre le tronc et les branches de l'Église. La crise et son dépassement se situent donc à la fois aux extrémités de l'organisme et dans ses millions de canaux invisibles qui véhiculent une plus ou moins grande qualité de vie. La force des fibres en dépend. Une certaine pastorale inverse le problème en voulant d'abord renforcer l'institution. Elle travaille plus sur les effets que sur les causes. Le feuillage est trop pauvre pour une intense respiration, et les racines trop peu ramifiées dans le terreau pour y puiser des sucs reconstituants. L'organisme compte encore sur ses réserves. Mais il ne sait déjà plus s'alimenter et s'oxygéner. Il s'enroule sur lui-même et se dessèche, faute d'agents « métaboliques » capables d'assimiler les richesses du milieu ambiant. Ces agents, il ne les trouvera pas dans les structures mais chez les témoins branchés sur la vie. L'Église est en train de s'asphyxier et de s'empoisonner par inversion. Ses organes internes s'hypertrophient en se nourrissant de sa substance. Il lui manque une communication vitale et intense avec l'environnement. La mission se trouve donc compromise de l'intérieur et de l'extérieur. Or, ce sont les témoins, beaucoup plus que les agents pastoraux, qui assurent le mouvement vital dans les deux sens, un peu comme le cœur ramène le sang, le purifie et le renvoie. Par eux, l'Église reçoit tout autant [21] qu'elle donne ; elle accueille l'Esprit répandu dans le monde pour sa vie interne et sa fécondité apostolique.

Une priorité peu respectée


Il y a donc correspondance étroite entre la vitalité ecclésiale et la qualité des témoins. Susciter, former et multiplier ceux-ci, voilà l'objectif prioritaire de tous les ministères. Bien peu d'Églises locales et d'organismes religieux agissent effectivement dans cette perspective fondamentale. On continue plutôt à raffiner la consommation pour une clientèle plus critique et parfois pour des clubs de plus en plus selects. On aménage des services qui servent davantage à occuper des permanents sous-employés. On s'ingénie à reformer pour conserver et entretenir plutôt que pour créer et prendre les devants. L'Église de chez nous est en grande partie aux mains des fabriques, des marguilliers et des ministres du culte. Rien de bien missionnaire. La boutique écrase la pastorale. L'évangélisation suit de loin l'administration des dettes et du béton. Dans ce contexte global, on ne saurait se donner bonne conscience par des déclarations magistérielles audacieuses et quelques rares percées apostoliques aux avant-postes ; attendra-t-on les vastes banqueroutes avant de toucher à l'ensemble de la structure ecclésiale, avant de songer à de nouvelles formes de sacerdoce, de communauté et de témoignage ? Les jeunes qui sont héroïquement restés, n'accepteront peut-être pas de prendre le relais dans un vieux système maintenu d'une façon irresponsable. Il y a actuellement dans bien des milieux d'Église une sorte de faux réalisme qui défie le simple bon sens et tous les signaux avertisseurs de l'Esprit. « La pratique religieuse est encore assez bonne ». « Les gens tiennent à la religion ». « La crise est passée ». Pour un qui revient, il y en a trois qui partent en douce. Est-ce bien là un indice de discernement spirituel et un signe d'une vie chrétienne intense ? Redécouvrir la religion comme la meilleure astrologie ou le remède à un monde trop dur et trop hostile, ce n'est sûrement pas un fruit d'évangélisation, ni une conversion à Jésus-Christ. La religion à la mode ne vaut pas mieux que la religion d'habitude. Jésus « Superstar » ne dérange pas plus que l'Être suprême. On peut faire des expériences du sacré ailleurs. Les rites et les [22] croyances seront toujours en demande. Mais y trouve-t-on l'Évangile de Jésus-Christ ?

Certains se demandent s'il ne faut pas se placer carrément à côté du système ecclésial actuel pour vivre une expérience chrétienne libérée. Ils raisonnent ainsi en désespoir de cause. Nous avons préféré interroger les témoins évangéliques parce que ceux-ci nous délivrent des obsessions pour ou contre les structures actuelles et nous apportent des visions neuves d'expériences chrétiennes et ecclésiales possibles. Ils nous ramènent au coup d'envoi décisif de Jésus-Christ : VOUS SEREZ MES TÉMOINS. Il est temps que l'institution se laisse instruire par les « témoins en liberté ». Peut-être apprendra-t-elle avec eux comment réaménager le magistère et le baptistère, le sacerdoce et la communauté d'une façon plus évangélique et plus féconde. Le second souffle appartient aux témoins, après l'essoufflement des prédicateurs. Mais au fait, n'est-ce pas revenir à l'inspiration première et normative de l'Esprit ?



Retour au texte de l'auteur: Jacques Grand'Maison, sociologue québécois (1931 - ) Dernière mise à jour de cette page le jeudi 23 mai 2013 16:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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