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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Lucien GOLDMANN, Problèmes d’une sociologie du roman.” in revue Cahiers internationaux de sociologie, vol. 32, nouvelle série, 9e année, janvier-juin 1962, pp. 61-72. Paris : P.U.F.

[57]

Lucien Goldmann

Problèmes
d’une sociologie du roman
.”

in revue Cahiers internationaux de sociologie, vol. 32, nouvelle série, 9e année, janvier-juin 1962, pp. 61-72. Paris : P.U.F.

Dans un article paru dans le n° 2 de la revue Médiations, nous avions présenté pour la première fois une hypothèse concernant la relation entre la forme littéraire du roman et la structure de l'échange, hypothèse que nous voudrions reprendre à un niveau un peu plus élaboré.

Pour ce faire, nous nous permettrons de retracer brièvement les idées déjà exposées dans l'article que nous venons de mentionner. Tous les historiens de la littérature savent qu'en Europe occidentale, la forme romanesque apparaît liée, tout au moins chronologiquement, au développement de la bourgeoisie. Personne n'a cependant, à notre connaissance, réussi à indiquer un lien intelligible entre la forme romanesque et le milieu bourgeois qui l'a de toute évidence engendrée.

Tout au plus a-t-on pu, à juste titre d'ailleurs, indiquer la parenté entre d'une part l'esprit réaliste de la bourgeoisie et d'autre part un esprit analogue qui, par rapport à la littérature courtoise ou chevaleresque, animait la forme romanesque. C'est là une liaison incontestablement réelle mais beaucoup trop vague pour que les historiens et les sociologues de la littérature puissent s'en contenter.

De multiples genres littéraires à caractère réaliste auraient en effet été possibles. Pourquoi le développement de la bourgeoisie et de la société bourgeoise a-t-il précisément engendré la forme littéraire du roman ? C'est là un problème qui demeure ouvert, et qui, nous essaierons de le montrer, ne pourra être élucidé que dans une perspective sociologique fondée sur l'idée d'homologie de structures [1].

[62]

Qu'on nous permette d'ailleurs de remarquer que lors de notre dernière recherche sur Pascal, Racine et le jansénisme, le problème se présentait d'une manière analogue. Tous les historiens de la littérature admettaient l'existence d'un lien étroit entre d'une part le théâtre racinien et les écrits de Pascal, et d'autre part, l'histoire sociale et intellectuelle du jansénisme. Cependant, pas un de ces historiens n'avait réussi, à notre connaissance, à montrer la nature de ces liens et cela, précisément, parce qu'ils se plaçaient sur le plan des contenus manifestes des œuvres et des idéologies et non sur le plan d'une homologie de structure qui elle, peut s'exprimer dans des contenus totalement hétérogènes.

C'est cette dernière perspective qui nous a permis de constater l'homologie très étroite entre deux structures qui ont d'ailleurs été étudiées de manière tout à fait indépendante, d'un côté par les économistes, de l'autre, par deux essayistes particulièrement pénétrants : Georg Lukacs et René Girard.

Or, il se trouve que les économistes, sans se soucier nullement de littérature, et les deux essayistes que nous venons d'indiquer, sans se soucier nullement d'économie, ont au fond découvert des structures rigoureusement homologues, en mettant en lumière, les uns, la nature de la marchandise, de l'échange et de la production marchande, les autres, les caractéristiques d'une des plus importantes formes romanesques [2].

La mise en relation devient dans ces conditions relativement facile et particulièrement éclairante. Commençons par tracer les grandes lignes de la structure qui, selon Lukacs et Girard, caractérise, sinon comme ils le pensent, la forme romanesque en général, tout au moins un de ses aspects les plus importants (et qui est probablement, du point de vue génétique, son aspect primordial). La forme de roman qu'étudient aussi bien Lukacs que Girard est celle que caractérise l'existence d'un héros romanesque, que Lukacs a très heureusement défini sous le terme de personnage problématique. Pour montrer les limites de ces analyses, il suffit de mentionner que si elles valent pour des ouvrages aussi importants dans l'histoire de la littérature que Don Quichotte de Cervantes, Le rouge et le noir et plusieurs autres romans de Stendhal, Madame Bovary et L'éducation sentimentale de [63] Flaubert, l'œuvre de Proust, etc., elle ne saurait s'appliquer que très partiellement à La Chartreuse de Parme et nullement à l'œuvre de Balzac qui occupe une place considérable dans l'histoire du roman occidental. Telles quelles, cependant, les analyses de Lukacs et de Girard permettent, nous semble-t-il, d'entreprendre une étude sociologique sérieuse de la forme romanesque.

Essayons d'établir tout d'abord ce que ces analyses ont en commun et ce par quoi elles diffèrent. Lukacs et Girard définissent la forme romanesque qu'ils étudient, et qu'ils confondent l'un et l'autre avec le roman comme tel, par le caractère problématique (démoniaque écrit Lukacs, idolâtre, écrit Girard) du héros. En précisant un peu leur pensée, nous pouvons admettre qu'ils caractérisent l'un et l'autre le roman par le fait qu'il est l'histoire d'une recherche d'absolu, qui n'est consciente ni au héros — en qui s'incarne cette recherche — ni aux personnages qui constituent le milieu social dans lequel elle se déroule. Au fond, ce type de roman constitue une forme littéraire qui ne saurait en aucun cas comporter un héros positif étant donné que les valeurs, chaque fois différentes, qui structurent l'univers de l'œuvre, n'existent dans la conscience d'aucun des personnages qui s'y rencontrent. A cette analyse, Lukacs ajoute l'existence à la fois d'une affinité profonde et d'une rupture radicale entre le héros et le milieu social dans lequel se déroule sa recherche. Affinité essentielle, indispensable pour que la recherche qui constitue le roman et, grâce à elle, une forme épique, puissent exister. Rupture radicale qui prive cependant la recherche de tout aboutissement possible et qui distingue par cela même la forme romanesque des autres formes épiques.

Quels sont les fondements de cette affinité et de cette rupture ? L'affinité provient du fait que par rapport aux valeurs qui structurent le roman, les valeurs conscientes de tous les personnages (aussi bien celles du héros que celles du monde) présentent un caractère dégradé ; la rupture vient du fait que nous avons affaire à deux dégradations de nature essentiellement différente. Les valeurs du héros gardent encore, en effet, un lien essentiel avec les valeurs authentiques. Si nous désignons ces dernières par le terme de divin, elles sont, comme le disait Lukacs, démoniaques ou comme le disait Girard, idolâtres, alors que les valeurs du monde sont complètement étrangères aux valeurs authentiques. Concernant la nature des valeurs du héros, Girard a ajouté aux analyses de Lukacs une constatation particulièrement importante : elles sont, nous dit-il, médiatisées, et cette médiation se substitue au lien direct entre l'homme et la divinité.

Lukacs et Girard diffèrent cependant sur un point capital. [64] En effet, si les valeurs qui structurent le roman ne se trouvent dans la conscience d'aucun des personnages, elles doivent se trouver de toute évidence, dans celle de l'auteur ; sur ce point, Lukacs et Girard sont parfaitement d'accord (c'est d'ailleurs ce qu'ils appellent l'un, l'humour, l'autre, l'ironie du romancier par rapport à son œuvre. Girard pense cependant que le romancier a trouvé au moment où il écrit le roman une relation directe, « verticale », avec les valeurs authentiques de sorte qu'il a effectivement, quant à lui, dépassé la structure romanesque : en écrivant son roman il raconte pour ainsi dire une histoire passée dont le héros à la fin dépasse l'idolâtrie et trouve une relation authentique et consciente avec la divinité. Dans l'esthétique Lukacsienne une pareille hypothèse est insoutenable. Si l'auteur avait vraiment dépassé le monde romanesque il ne pourrait plus écrire de roman. Les œuvres littéraires valables naissent toujours du besoin d'exprimer des problèmes réels et des réalités essentielles aussi bien pour l'écrivain que pour le groupe social dont il exprime les structures mentales et les perspectives. Si avant Girard, Lukacs a montré lui aussi, que les valeurs authentiques structurant le roman n'existent que dans la conscience du romancier et que cette situation détermine la conversion par laquelle se terminent la plupart des romans, il ajoute que ces valeurs se trouvent dans la conscience du romancier sur un mode insuffisant, conceptuel, éthique, c'est-à-dire problématique. C'est pourquoi la conversion du héros romanesque est une fin et non un commencement, comme elle devrait l'être si on tirait toutes les conséquences de l'analyse de Girard.

Au moment où le héros romanesque comprend la vanité de son ancienne recherche démoniaque et dégradée, il n'y a plus devant lui aucune perspective et habituellement, c'est le moment où le romancier, pour exprimer cette situation, fait mourir son personnage (Don Quichotte, Julien Sorel, Mme Bovary), bien que dans un certain type de romans éducatifs (W. Meister de Gœthe, Henri le Vert, de Gottfried Keller), la conversion s'exprime par une auto-limitation qui, tout en étant un renoncement à la recherche problématique, n'est pourtant ni acceptation du monde de la convention, ni renoncement aux valeurs authentiques, valeurs que le héros est cependant conscient de ne pouvoir vivre réellement. Pour caractériser cette situation, Lukacs emploie deux formules qui nous paraissent suffisamment prégnantes pour être mentionnées ici : il nous dit en effet que le roman est la seule forme littéraire dans laquelle l'éthique de l'écrivain constitue un élément esthétique de l'œuvre et que l'essence du roman est la maturité virile.

En résumé, du point de vue structurel la forme romanesque [65] étudiée par Lukacs et Girard est celle d'un univers régi par des valeurs ignorées de la société et recherchées par le héros sur un mode inauthentique, dégradé et médiat. Or, cette structure se trouve être rigoureusement homologue à la structure de l'échange dans une économie de marché telle qu'elle a toujours été décrite par les économistes.

La production des biens, qu'il s'agisse d'une économie naturelle ou d'une économie d'échange, est toujours régie par la qualité des produits, par leur valeur d'usage qui leur permet de satisfaire un certain nombre de besoins individuels ou collectifs. Ce qui caractérise cependant l'économie marchande, c'est la disparition de cette valeur d'usage de la conscience des producteurs et sa réduction à une sorte de détour regrettable et inévitable qui permet d'obtenir la seule valeur régissant effectivement leur conscience et leur comportement : la valeur d'échange purement quantitative et dégradée. Quant aux consommateurs derniers (par opposition aux consommateurs productifs), qui recherchent encore la valeur d'usage, puisque les produits les intéressent dans la mesure où ils permettent de satisfaire un certain nombre de besoins, ils ne sauraient eux aussi atteindre cette valeur d'usage que dans la mesure où ils passeraient par la médiation de la valeur d'échange purement quantitative et dégradée.

Ainsi les deux structures, celle d'un important genre romanesque et celle des échanges, s'avèrent rigoureusement homologues au point qu'on pourrait parler d'une seule et même structure qui se montrerait sur des plans différents [3].

Il nous reste à examiner le problème particulièrement important pour le sociologue, du processus grâce auquel la forme littéraire a pu naître à partir de la réalité économique, et les modifications que l'étude de ce processus nous oblige à introduire dans la représentation traditionnelle du conditionnement sociologique de la création littéraire.

Un premier fait est frappant, le schème traditionnel de la sociologie littéraire, marxiste ou non, ne saurait s'appliquer dans le cas de l'homologie structurelle que nous venons de mentionner. La plupart des travaux de sociologie littéraire établissaient, en effet, une relation entre les ouvrages littéraires les plus importants et la conscience collective de tel ou tel groupe [66] social à l'intérieur duquel ils sont nés. Sur ce point, la position marxiste traditionnelle ne différait pas essentiellement de l'ensemble des travaux sociologiques non marxistes par rapport auxquels elle n'introduisait que quatre idées nouvelles, à savoir :

L'œuvre littéraire n'est pas le simple reflet d'une conscience collective réelle et donnée, mais l'aboutissement au niveau d'une cohérence très poussée des tendances propres à la conscience de tel ou tel groupe, conscience qu'il faut concevoir comme une réalité dynamique orientée vers un certain état d'équilibre. Au fond, ce qui sépare, dans ce domaine comme dans tous les autres, la sociologie marxiste de toutes les autres tendances sociologiques positivistes ou relativistes, c'est le fait qu'elle voit le concept clé non pas dans la conscience collective réelle mais dans le concept construit (Zugerechnet) de « conscience possible », qui seul, permet de comprendre la première.

La relation entre la pensée collective et les grandes créations individuelles littéraires, philosophiques, théologiques, etc., réside non pas dans une identité de contenu, mais dans une cohérence et très souvent dans une homologie de structures, laquelle peut s'exprimer par des contenus imaginaires extrêmement différents du contenu réel de la conscience collective.

L'œuvre correspondant à la structure mentale de tel ou tel groupe social peut être élaborée dans certains cas, bien rares il est vrai, par un individu ayant très peu de relations avec ce groupe. Le caractère social de l'œuvre réside surtout en ce qu'un individu ne saurait jamais établir par lui-même une structure mentale cohérente correspondant à ce qu'on appelle une r vision du monde ». Une telle structure ne saurait être élaborée que par un groupe ; l'individu pouvait seulement la pousser à un degré de cohérence très élevé et la transposer sur le plan de la création imaginaire, de la pensée conceptuelle, etc.

La conscience collective n'est ni une réalité première, ni une réalité autonome ; elle s'élabore implicitement dans le comportement global des individus participant à la vie économique, sociale, politique, etc.

Ce sont là, on le voit, des thèses extrêmement importantes qui suffisent à établir une très grande différence entre la pensée marxiste et les autres conceptions de la sociologie de la littérature. Néanmoins, et malgré ces différences, il reste que, tout comme la sociologie littéraire positiviste ou relativiste, les théoriciens marxistes ont toujours pensé que la vie sociale ne saurait s'exprimer sur le plan littéraire, artistique ou philosophique qu'à travers le chaînon intermédiaire de la conscience collective. Or, dans le cas que nous venons d'étudier, ce qui frappe en tout premier lieu, c'est le fait que si nous trouvons une homologie rigoureuse [67] entre les structures de la vie économique et une certaine manifestation littéraire particulièrement importante, on ne peut déceler aucune structure analogue au niveau de la conscience collective qui semblait jusque-là l'intermédiaire indispensable pour réaliser l'homologie entre les différents aspects de l'existence sociale.

Avant d'aborder cependant l'étude des processus qui ont permis et produit cette transposition directe de la vie économique dans la vie littéraire, constatons que si un pareil processus semble contraire à toute la tradition des études marxistes sur la création culturelle, il confirme par contre » d'une manière tout à fait inattendue, une des plus importantes analyses marxistes de la pensée bourgeoise,, à savoir la théorie du fétichisme de la marchandise et de la réification. Cette analyse, que Marx considérait comme une de ses découvertes les plus importantes, affirmait en effet que dans les sociétés produisant pour le marché (c'est-à-dire dans les types de sociétés où prédomine l'activité, économique), la conscience collective perd progressivement toute réalité active et tend à devenir un simple reflet [4] de la vie économique,, et à la limite, à disparaître. Il y avait entre cette analyse particulière de Marx et la théorie générale de la création littéraire et philosophique des marxistes postérieurs, non pas une contradiction, mais une incohérence, cette dernière n'ayant jamais envisagé sérieusement les conséquences, de l'affirmation de Marx, selon laquelle survient dans les sociétés produisant pour le marché une modification radicale du statut de la conscience individuelle et collective, et implicitement des rapports entre l'infra et la superstructure. L'analyse de la réification élaborée tout d'abord par Marx sur le plan de la vie quotidienne, développée ensuite, par Lukacs en ce qui concerne la pensée philosophique, scientifique et politique reprise ultérieurement par un certain nombre de théoriciens dans des domaines particuliers et sur laquelle nous avons nous-mêmes publié une étude, s'avère ainsi confirmée par les faits dans l'analyse sociologique d'une certaine forme romanesque.

Ceci dit, il nous reste à aborder deux problèmes : 1) Comment se fait la liaison entre les structures économiques et les manifestations littéraires dans une société où elle, a lieu en dehors de la conscience collective ?

[68]

2) Dans quelle mesure les structures de la fausse conscience réifiée peuvent-elles, dans cette société, engendrer des formes littéraires parallèles et, une fois le roman apparu, être à l'origine d'autres formes romanesques auxquelles ne saurait s'appliquer l'analyse que nous venons de développer ?

En ce qui concerne la première de ces questions, nous avons formulé l'hypothèse de l'action convergente de quatre facteurs différents, à savoir :

a) La naissance dans la pensée des membres de la société bourgeoise, à partir du comportement économique et de l'existence de la valeur d'échange, de la catégorie de la médiation comme forme fondamentale et de plus en plus développée de pensée, avec la tendance implicite à remplacer cette pensée par une fausse conscience totale dans laquelle la valeur médiatrice deviendra la valeur absolue et où la valeur médiatisée disparaîtra entièrement ; dans un langage plus clair, la tendance à penser l'accès à toutes les valeurs sous l'angle de la médiation avec la propension à faire de l'argent et du prestige social des valeurs absolues et non plus de simples médiations assurant l'accès à d'autres valeurs de caractère qualitatif.

b) La subsistance dans cette société d'un certain nombre d'individus essentiellement problématiques dans la mesure où leur pensée et leur comportement restent dominés par des valeurs qualitatives, sans qu'ils puissent cependant les soustraire entièrement à l'existence de la médiation dégradante dont l'action est générale dans l'ensemble de la structure sociale.

Parmi ces individus, se situent en premier lieu tous les créateurs, écrivains, artistes, philosophes, théologiens, hommes d'action, etc., dont la pensée et le comportement sont régis avant tout par la qualité de leur œuvre sans qu'ils puissent les soustraire entièrement à l'action du marché et à l'accueil de la société réifiée.

c) Aucune œuvre importante ne pouvant être l'expression d'une expérience purement individuelle, il est probable que le genre romanesque n'a pu naître et se développer que dans la mesure où un mécontentement affectif non conceptualisé, une aspiration affective à la visée directe des valeurs qualitatives, se sont développés soit dans l'ensemble de la société comme nous l'avons écrit dans notre précédent article, soit peut-être uniquement, comme nous le formulons maintenant, parmi les couches moyennes à l'intérieur desquelles se sont recrutés la plupart des romanciers.

d) Il existe enfin, dans les sociétés bourgeoises productrices pour le marché, un ensemble de valeurs qui, sans être transindividuelles, ont néanmoins une visée universelle et, à l'intérieur de ces sociétés, une validité générale. Ce sont les valeurs de l'individualisme [69] libéral liées à l'existence même du marché concurrentiel (liberté, égalité, propriété en France, Bildungsideal en Allemagne, avec leurs dérivés, tolérance, droits de l'homme, développement de la personnalité, etc.). À partir de ces valeurs, se développe la catégorie de la biographie individuelle qui deviendra l'élément constitutif du roman, où elle prendra cependant la forme de l'individu problématique, ceci à partir :

1) De l'expérience personnelle des individus problématiques déjà mentionnés plus haut au point b) ;

2) De la contradiction interne entre l'individualisme comme valeur universelle engendrée par la société bourgeoise et les limitations importantes et pénibles que cette même société apportait en réalité elle-même aux possibilités de développement des individus.

Ce schéma hypothétique nous semble confirmé entre autres par le fait que lorsque l'un de ces quatre éléments — l'individualisme — a été amené à disparaître par la transformation de la vie économique et le remplacement de l'économie de libre concurrence par une économie de cartels et de monopoles (transformation qui commence à la fin du xixe siècle, mais dont la plupart des économistes situent le tournant qualitatif entre 1900 et 1910), nous assistons à une transformation parallèle de la forme romanesque. Cette transformation nous paraît caractérisée de manière extrêmement schématique, par l'existence de deux périodes : la première transitoire, pendant laquelle la disparition de l'importance de l'individu entraîne des tentatives de remplacement de la biographie comme contenu de l'œuvre romanesque par des valeurs nées d'idéologies différentes. Si, dans les sociétés occidentales, ces valeurs se sont avérées trop faibles pour créer des formes littéraires propres, elles pouvaient éventuellement servir d'appoint à une forme déjà existante, qui était en train de perdre son ancien contenu. Sur ce plan se situent en tout premier lieu les idées d'union et de réalité collective (institutions, famille, groupe social, révolutions etc.), que l'idéologie socialiste avait introduites et développées dans la pensée occidentale.

La deuxième période, qui commence d'ailleurs à peu près avec Kafka pour aller jusqu'au nouveau roman contemporain et qui n'est pas encore achevée, se caractérise par l'abandon de tout essai de remplacer la biographie individuelle par une autre réalité et par l'effort d'écrire le roman de l'absence, de la non-existence de toute valeur humaine.

Il va de soi que cette tentative de sauvegarder la forme romanesque, en lui donnant un contenu apparenté sans doute au contenu du roman traditionnel (celui-ci était depuis toujours la forme littéraire de la recherche du problématique et de l'absence [70] des valeurs positives), mais néanmoins essentiellement différent (il s'agit maintenant d'éliminer ce qui était le thème spécifique du roman, la recherche problématique) devait engendrer en même temps des orientations parallèles vers ces formes différentes d'expression. Il y a peut-être là les éléments pour une sociologie du théâtre de l'absence (Beckett, Ionesco, Adamov), pendant une certaine période et aussi de certains aspects de la peinture non figurative.

Enfin, pour terminer cet article, mentionnons un dernier problème. La forme romanesque que nous venons d'étudier est par essence critique et oppositionnelle. Elle est une forme de résistance à la société bourgeoise en train de se développer. Résistance individuelle qui n'a pu s'appuyer à l'intérieur d'un groupe, que sur des réalités psychiques affectives et non conceptualisées précisément parce que des résistances conscientes qui auraient pu élaborer des formes littéraires propres à un héros positif (en premier lieu la conscience oppositionnelle prolétarienne telle que l'espérait et la prévoyait Marx), ne se sont pas suffisamment développées dans les sociétés occidentales. Le roman s'avère ainsi, contrairement à l'opinion traditionnelle, comme une forme littéraire liée sans doute à l'histoire et au développement de la bourgeoisie, mais qui n'est pas l'expression de la conscience réelle ou possible de cette classe.

Mais le problème se pose de savoir si, parallèlement à cette forme littéraire principale, d'autres formes littéraires secondaires ne se sont pas développées qui correspondraient à la conscience et aux aspirations effectives de la bourgeoisie. Et subsidiairement, il faudra naturellement se demander pourquoi ces genres littéraires, s'ils existent, n'ont pu avoir qu'une importance secondaire, pourquoi la conscience réelle et les aspirations de la bourgeoisie n'ont pu engendrer un genre littéraire propre, diffèrent des autres genres qui constituent la littérature occidentale.

Sur ces points, nous nous permettons de formuler quelques hypothèses tout à fait générales. L'analyse que nous venons de développer étend à la forme romanesque une affirmation qui nous paraît maintenant valable pour toutes les formes de création culturelle authentiques. Il n'y a création littéraire et artistique que là où il y a aspiration au dépassement de l'individu et recherche de valeurs qualitatives trans-individuelles. « L'homme dépasse l'homme » avons-nous écrit en modifiant légèrement un passage de Pascal. Cela signifie que l'homme ne saurait être authentique que dans la mesure où il se conçoit comme un être en devenir et où il se situe dans une dimension trans-individuelle historique ou théologique. Or, la pensée bourgeoise, liée, comme la société bourgeoise elle-même, à l'existence de l'activité économique [71] prédominante est précisément dans l'histoire la première pensée à la fois radicalement profane et antihistorique. C'est une pensée dont la tendance est de nier tout sacré qu'il s'agisse du sacré céleste des religions transcendantes ou du sacré immanent de l'avenir historique. C'est, nous semble-t-il, la raison fondamentale pour laquelle la société bourgeoise a créé la première forme de conscience radicalement anesthétique. Le caractère essentiel de la pensée bourgeoise, le rationalisme, ignore dans ses expressions extrêmes l'existence même de l'art. Il n'y a pas d'esthétique cartésienne ou spinoziste, et même pour Baumgarten, l'art n'est qu'une forme inférieure de connaissance.

Ce n'est donc pas un hasard si nous ne trouvons pas de grandes manifestations littéraires de la conscience bourgeoise proprement dite. Dans la société liée au marché, l'artiste est, comme nous l'avons déjà dit, un être problématique et cela signifie critique et opposé à la société.

Néanmoins, la pensée bourgeoise réifiée avait ses valeurs thématiques, valeurs parfois authentiques comme celles de l'individualisme, parfois purement conventionnelles, que Lukacs appelait les formes extrêmes de la mauvaise conscience, et Heidegger le bavardage. Ces stéréotypes, authentiques ou conventionnels, thématisés dans la conscience collective, devaient pouvoir engendrer à côté de la forme romanesque authentique une littérature parallèle racontant elle aussi une histoire individuelle et pouvant naturellement, puisqu'il s'agit de valeurs conceptualistes, comporter un héros positif.

Il serait intéressant de suivre les méandres de ces formes romanesques secondaires que l'on pourrait fonder naturellement sur la conscience collective. On aboutirait peut-être — nous n'en avons pas encore fait l'étude —- à une gamme très variée, depuis les formes les plus basses du type Delly aux formes les plus élevées qui se trouveraient peut-être chez des écrivains comme Alexandre Dumas ou Eugène Sue. C'est aussi peut-être à ce plan qu'il faudrait situer, parallèlement au nouveau roman, les œuvres liées aux nouvelles formes de la conscience collective, comme celles de Françoise Sagan.

Nous conclurons enfin cet article sur un grand point d'interrogation, celui de l'étude sociologique de l'œuvre de Balzac. Celle-ci nous semble en effet constituer une forme romanesque propre, qui intègre des éléments importants appartenant aux deux types de roman que nous venons de mentionner, et qui représente probablement la manifestation romanesque la plus importante de l'histoire.


Quoi qu'il en soit, l'esquisse extrêmement schématique que nous venons de dessiner nous semble pouvoir fournir le cadre [72] d'une étude sociologique de la forme romanesque. Étude d'autant plus importante qu'elle nous semble pouvoir éclairer particulièrement la structure de la conscience de ce que les sociologues positivistes désignent habituellement sous le terme de mass média, c'est-à-dire la structure de la conscience des couches moyennes [5].

École Pratique des Hautes Études (VIe Section) V,
Sorbonne.



[1] Nous employons le terme « structure » dans le sens précis d'un ensemble dynamique et significatif de relations entre divers aspects d'une seule et même réalité sociale, ensemble de relations d'une nature telle que tout changement d'un de ces aspects ou d'une de ces relations, entraîne dans les autres des changements corrélatifs qui assurent la persistance du type fondamental de l'ensemble. Bien entendu, il arrive aussi que des changements atteignent un degré tel que le type fondamental de l'ancienne structure ne saurait plus être conservé (c'est ce que certains ont appelé en langage dialectique un « passage de la quantité à la qualité »). Notre hypothèse est que dans ce dernier cas, l'ancienne structure est remplacée par une autre structure significative de type différent, mais ayant des propriétés analogues, et qui sera par la suite dépassée à son tour.

[2] C'est-à-dire, comme nous l'avons déjà dit dans la note précédente, qu'il y a entre, d'une part l'ensemble de relations qui régissent le comportement des personnages du roman et d'autre part, l'ensemble de relations qui régissent le comportement économique des individus dans une économie libérale, une homologie très poussée.

[3] Dans un cas et dans l'autre, il s'agit d'un ensemble de relations humaines régies par des valeurs implicites, c'est-à-dire qui sont absentes des consciences individuelles ou ne s'y trouvent que sur un mode dégradé, la nature de cette absence et de cette dégradation chez l'individu et dans le milieu social ayant suffisamment d'éléments communs pour créer une coïncidence entre eux, et assez de différences pour créer entre eux une opposition insurmontable.

[4] Nous parlons d'une « conscience-reflet », lorsque Je contenu de cette conscience et l'ensemble de relations entre les différents éléments de ce contenu (ce que nous appelons sa structure), subissent l'action de certains autres domaines de la vie sociale, sans agir à leur tour sur eux. En pratique, cette situation n'a probablement jamais été atteinte dans la réalité de la société capitaliste. Celle-ci crée cependant une tendance à la, diminution rapide et progressive de L'action de la conscience sur la vie économique et, inversement, à l'accroissement continuel de l'action de l'aspect économique de la vie sociale sur le contenu et la, structure de la conscience.

[5] Une pareille recherche qui devrait porter sur l'ensemble des écrits romanesques depuis le XIIe siècle jusqu'à nos jours ne saurait cependant être que collective et suppose des moyens financiers permettant de constituer une équipe de chercheurs qui essaieraient de préciser les schémas hypothétiques que nous venons d'esquisser.

C'est dire que nous ne savons pas, étant donné la prédominance des tenants de la sociologie positiviste dans les établissements officiels qui décident de la distribution des moyens financiers pour la recherche sociologique, quelles sont ses chances d'être réalisée dans un avenir plus ou moins rapproché.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 16 mars 2019 18:34
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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