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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Lucien GOLDMANN, “L’idéologie allemande et les thèses sur Feuerbach.” in revue L’HOMME ET LA SOCIÉTÉ, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 7, janvier-mars 1968, pp. 37-55. Paris : Les Éditions Anthropos. Numéro spécial: “150e anniversaire de Karl Marx (1818-1968)”.

[37]

Lucien GOLDMANN

“L’idéologie allemande
et les thèses sur Feuerbach.” *

in revue L’HOMME ET LA SOCIÉTÉ, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 7, janvier-mars 1968, pp. 37-55. Paris : Les Éditions Anthropos. Numéro spécial : “150e anniversaire de Karl Marx (1818-1968)”.

L’Idéologie allemande se compose d’un manuscrit considérable d’environ six cents pages in-octavo, et de trois pages contenant onze thèses connues sous le titre de Thèses sur Feuerbach.

L’importance de ces deux textes est inversement proportionnelle à leur longueur. Nous savons bien qu’en écrivant cela nous risquons de provoquer un certain nombre de réactions critiques, aussi nous paraît-il important de souligner dès le début que nous ne faisons qu’entériner les jugements de Marx et d’Engels eux-mêmes sur un manuscrit resté inédit de leur vivant et qui, à l’exception d’un fragment, n’a été publié que longtemps après leur mort, en 1932, par l’Institut Marx-Engels-Lénine de Moscou dans la MEGA, la grande édition de leurs œuvres complètes. Mentionnons aussi pour rappeler le caractère extrêmement contestable des mœurs de l’époque stalinienne, qu’après la publication de nombreux articles célébrant à juste titre le travail érudit de Riazanov qui avait retrouvé et rétabli le manuscrit dans les archives Marx et Engels de la social-démocratie allemande, l’édition de 1932 est précédée d’une préface signée Adoratski qui ne mentionne plus ces découvertes et ce travail. Inutile de dire qu’à ce moment-là, par suite des épurations staliniennes, Riazanov n’était plus à la tête de l’Institut.

Ceci dit, nous avons deux témoignages précis et clairs sur la manière dont Marx et Engels jugeaient ce manuscrit. Le premier, dans la célèbre préface à la Contribution à la critique de l’économie politique (1859), où Marx, esquissant rapidement son évolution intellectuelle, écrit :

« Friedrich Engels, avec qui, depuis la publication dans les Deutsch-Französische Jahrbücher de sa géniale esquisse d’une contribution à la critique des catégories économiques, j’entretenais par écrit un constant échange d’idées, était arrivé par une autre voie (comparez sa Situation des classes laborieuses en Angleterre) au même résultat que moi-même, et quand, au printemps de 1845, il vint lui aussi s’établir à Bruxelles, nous résolûmes de travailler en commun à dégager l’antagonisme existant entre notre manière de voir et la conception idéologique de la philosophie allemande ; en fait, de régler nos comptes avec notre conscience philosophique d’autrefois. Ce dessein fut réalisé sous la forme d’une critique de la philosophie post-hégélienne. Le manuscrit, deux forts volumes in-octavo, était depuis longtemps entre les mains de l’éditeur en Westphalie lorsque nous apprîmes que des circonstances nouvelles n’en permettaient plus l’impression. Nous abandonnâmes d’autant plus volontiers le manuscrit à la critique rongeuse des souris que nous avions atteint notre but principal, voir clair en nous-mêmes [1]. »

L’autre, d’Engels qui, en 1888, en rédigeant sa célèbre étude sur Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, cite l’ancien témoignage de Marx et ajoute la remarque suivante :

« Avant d’envoyer ces lignes à l’impression, j’ai ressorti et regardé encore une fois le vieux manuscrit de 1845-46. Le chapitre sur Feuerbach n’est pas terminé. [38] La partie rédigée consiste en un exposé de la conception matérialiste de l’histoire, qui prouve seulement combien nos connaissances d’alors en histoire économique étaient encore incomplètes. La critique de la doctrine même de Feuerbach y faisant défaut, je ne pouvais l’utiliser pour mon but actuel. J’ai retrouvé, par contre, dans un vieux cahier de Marx, les onze thèses sur Feuerbach publiées en appendice. Ce sont de simples notes jetées rapidement sur le papier pour être élaborées par la suite, nullement destinées à l’impression, mais d’une valeur inappréciable, comme premier document où soit déposé le germe génial de la nouvelle conception du monde [2]. »

Ainsi Engels, à une époque où il n’avait plus aucune difficulté pour faire éditer un texte, estimait que l'Idéologie allemande ne présentait pas d’intérêt majeur pour la publication, alors qu’il jugeait d’emblée que les Thèses sur Feuerbach ont une valeur « inappréciable » et constituent un document « génial ».

Sans doute Engels n’est-il pas un érudit épris de minutie philologique et lorsqu’il dit que la critique de la doctrine de Feuerbach fait défaut, il serait facile de montrer dans ce texte quelques rares passages qui affirment le caractère idéologique de la pensée de ce dernier. Dans l’ensemble cependant l’appréciation d’Engels est justifiée et nous ne pouvons que nous y rallier intégralement. En bref, l’énorme manuscrit de l'Idéologie allemande présente un intérêt considérable pour tous ceux qui veulent suivre la genèse de la pensée des deux fondateurs du socialisme scientifique, mais un intérêt bien moindre pour ceux qui y chercheraient des vérités théoriques et scientifiques.

Il se compose en effet de deux parties assez différentes : un huitième environ, intitulé « Feuerbach », dans lequel il est très peu question de ce penseur mais qui, comme le dit Engels, est une des premières formulations des idées fondamentales du matérialisme historique, et une seconde partie, beaucoup plus étendue, consacrée à la polémique contre la gauche néo-hégélienne, contre Bruno Bauer, Max Stirner, le « vrai socialisme » de Karl Grun et du Dr Kuhlmann, ensemble dans lequel la polémique consacrée à Max Stirner prend une place disproportionnée puisqu’elle constitue [39] à elle seule, dans l’édition de 1958, plus de la moitié de l’ouvrage.

Une partie notable de ce texte, engagé dans une polémique de l’époque, s’efforce de ridiculiser les adversaires de Marx (qui sont en partie ses anciens amis), s’attachant aux particularités de leur style, à certaines tournures plus ou moins malheureuses, à leur manque de connaissances historiques, ou formulant des comparaisons plus ou moins cocasses avec telle ou telle figure biblique ou tel ou tel passage des Evangiles. Ces polémiques, qui s’expliquent d’une part par l’importance qu’avait dans la vie intellectuelle allemande la gauche radicale néo-hégélienne entre 1840 et 1844, et par l’intensité des illusions qui l’animaient, et d’autre part par l’importance des tournants qu’ont représenté respectivement le passage feuerbachien à l’humanisme matérialiste et, par la suite, le passage marxien à un matérialisme positif et dialectique, datent aujourd’hui au plus haut point. C’est pourquoi le texte de Marx devient très souvent fastidieux pour le lecteur contemporain et semble déjà l’avoir été à la fin du xixe siècle, comme le montre la réaction d’Engels en 1888. Constatons aussi que la polémique de Marx est parfois injuste, tel par exemple le paragraphe consacré à l’article « Communisme, Socialisme, Humanisme » paru dans les Annales Rhénanes, dont il se sert pour attaquer cette revue en omettant d’informer le lecteur que la rédaction avait accompagné sa publication d’une note dans laquelle elle avait exprimé, tant en son propre nom qu’en celui de Moses Hess dont se réclamait l’auteur de l’article, son désaccord avec les idées développées par ce dernier.

Ceci dit — et cela vaut quantitativement de loin pour la plus grande partie du texte — il reste que dans cette polémique Marx et Engels ont raison qualitativement et sur l’essentiel, dans la mesure où ils montrent que l’individu égoïste que Stirner voulait opposer aux idées abstraites et aux valeurs transindividuelles n’est lui-même qu’une idée abstraite parmi d’autres et n’a rien de commun avec les hommes réels engagés dans la vie sociale effective.

Stirner, comme les « vrais socialistes », reste sur le plan de la critique idéologique ; celle-ci fait sans doute partie de la vie réelle mais n’en constitue qu’un secteur relativement limité, alors que les néo-hégéliens — y compris Stirner, les « vrais socialistes » et même Feuerbach — la confondent avec la réalité globale et la substituent à la lutte globale contre celle-ci. Comme tous les [39] autres idéologues, Stirner croit qu’en critiquant la religion chrétienne, la morale dominante, les idéaux socialistes, il suffirait de convaincre ses lecteurs de la validité de cette idée pour les voir remplacés par une réalité différente et concrète : celle de l’individu anarchiste, alors qu’en réalité il se situe sur le même plan que ceux auxquels il s’oppose et que les idées qu’il réfute ne continueront pas moins à exister tant que ne sera pas transformée par une lutte globale, économique, sociale, politique et idéologique, la réalité sociale sur laquelle elles sont fondées.

La découverte par Marx et Engels du matérialisme historique, c’est-à-dire de la liaison étroite existant entre d’une part la pensée sous toutes ses formes et d’autre part la réalité sociale au sein de laquelle elle se développe et notamment, dans la société moderne, la division du travail et la vie économique, a constitué un pas considérable dans la compréhension de la réalité humaine qui leur a permis de critiquer à juste titre les illusions idéalistes dont restaient prisonniers tous leurs anciens amis de la gauche radicale allemande.

Ceci dit, il n’en est pas moins vrai que cette critique aurait pu être formulée de manière tout aussi précise et complète en soixante-dix ou quatre-vingts pages et qu’il n’y avait nul besoin de cinq cents pages de développements fastidieux s’attachant à démontrer le manque d’information, la naïveté ou les gaucheries de style des théoriciens contre lesquels Marx et Engels dirigeaient leur polémique.

En ce qui concerne les relations de Marx avec Feuerbach, il importe d’ajouter que Werner Schuffenhauer a récemment publié une lettre inédite extrêmement importante de Marx à Feuerbach qui lui a permis de clarifier dans une très grande mesure l’évolution des rapports entre les pensées des deux personnages. Comme cette lettre suppose une lecture de l’œuvre de Feuerbach essentiellement différente de celle des Thèses de 1845, nous devons nous y arrêter quelque temps.

Commençons donc par la reproduire :

Paris, le 11 août 1844 Rue Vaneau 38.

Très estimé Monsieur,

Je saisis l’occasion qui s’offre pour me permettre de vous envoyer un article de moi dans lequel sont indiqués quelques éléments de ma philosophie critique du droit — critique que j’avais déjà achevée mais que j’ai soumise par la suite à un nouvel examen et à une nouvelle rédaction pour la rendre accessible au grand public. Je n’attache aucune valeur particulière à cet article, mais je me réjouis de trouver une occasion de vous assurer de l’estime exceptionnelle et — permettez-moi le mot — de l’amour que j’ai pour vous. Votre Philosophie de l’avenir, de même que l’Essence de la foi ont en tout cas, malgré leurs dimensions réduites, plus de poids que toute la littérature allemande actuelle réunie.

Intentionnellement ou non, je l’ignore, vous avez donné dans ces écrits un fondement philosophique au socialisme, et les communistes ont dès leur parution compris ainsi ces travaux. L’unité de l’homme, fondée sur la différence réelle entre les hommes, le concept du genre humain ramené du ciel de l’abstraction sur la terre réelle, qu’est-il d’autre que le concept de la société.

On prépare deux traductions de votre Essence du christianisme, une en anglais et l’autre en français, elles sont presque prêtes pour l’impression. La première qu’Engels a surveillée paraîtra à Manchester, la seconde à Paris (le docteur français Guerrier et le communiste allemand Ewerbeck ont fait la traduction avec l’aide d’un artiste français du style). Aujourd’hui les Français se jettent immédiatement sur le livre car les deux partis — les calottins, les voltairiens et les matérialistes — sont à la recherche d’une aide venant de l’extérieur. C’est un phénomène curieux de constater que, contrairement à ce qui s’est passé au XVIIIe siècle, la religiosité a pénétré (herabgestiegen) dans les couches moyennes et dans la classe supérieure, tandis qu’au contraire l’irréligiosité — celle des hommes qui se sentent réellement hommes — a pénétré (herabgestiegen) dans le prolétariat français. Il aurait fallu que vous ayiez pu assister à une des réunions des ouvriers français pour pouvoir croire à la fraîcheur primesautière, à la noblesse qui émane de ces hommes harrassés de travail. Le prolétaire anglais fait également des progrès énormes mais il lui manque toujours le caractère cultivé des Français. Mais je ne dois pas oublier de souligner les mérites théoriques des artisans allemands de Suisse, de Londres et de Paris. Il reste cependant que l’artisan allemand est encore bien trop artisan.

Quoi qu’il en soit cependant, l’Histoire prépare au sein de ces « barbares » de notre société civilisée l’élément pratique de l’émancipation de l’homme.

Le contraste de l’esprit français par rapport au nôtre, allemand, ne m’est jamais apparu avec autant d’évidence et [40] de manière plus frappante que dans un manifeste fourriériste qui commence par les phrases suivantes : « L’homme est tout entier dans ses passions. » « Avez-vous jamais rencontré un homme qui pensât pour penser, qui se ressouvînt pour se ressouvenir, qui imaginât pour imaginer ? qui voulait pour vouloir ? cela donc est-il jamais arrivé à vous-même ?... non évidemment, non [3] ! » Le mobile essentiel de la nature comme de la société apparaît ainsi d’ordre magique, l’attraction passionnelle et non réflexive et « tout être, homme, plante, animal ou globe a reçu une somme des forces en rapport avec sa mission dans l’ordre universel » [4]. De là il s’ensuit que « les attractions sont proportionnelles aux destinées » [5]. Toutes ces phrases n’apparaissent-elles pas comme si le français avait voulu intentionnellement opposer ses passions à l’actus purus de la pensée allemande ? On ne pense pas pour penser, etc.

La difficulté qu’éprouve l’allemand à se sortir du parti pris unilatéral opposé, voilà ce dont mon ami de longue date — qui s’éloigne cependant de moi — Bruno Bauer, a donné une preuve nouvelle dans son Journal littéraire (et d’informations générales) de Berlin. Je ne sais pas si vous l’avez lu. Il y a là-dedans beaucoup de polémique implicite contre vous.

Le caractère de ce Journal littéraire peut se résumer à peu près ainsi : la « critique » est transformée en un être transcendant. Ces berlinois ne se tiennent pas pour des hommes qui critiquent mais pour des critiques qui subsidiairement ont le malheur d’être des hommes. Ils ne reconnaissent par conséquent comme seul besoin réel que le besoin de critique théorique. Ils reprochent donc à des gens comme Proudhon de situer leur point de départ dans un besoin pratique. Cette critique s’égare ainsi dans un spiritualisme triste et affecté. La conscience ou la conscience de soi est considérée par eux comme l’unique qualité humaine, l’amour par exemple est nié parce qu’en lui l’aimée n’est qu’« objet ». À bas [6] l’objet ! Cette critique se prend pour le seul élément actif de l’Histoire. Face à elle, l’humanité entière n’est que masse, masse inerte qui ne prend sa valeur que dans son opposition à l’esprit. Le plus grand crime à leurs yeux est donc pour un critique d’avoir des sentiments ou des passions ; il lui faut au contraire n’être qu’un sophos [7] ironique et glacé. Bauer déclare littéralement : le critique ne partage ni les souffrances ni les joies de la société ; il ne connaît ni amitié ni amour, ni haine ni dégoût ; il trône dans la solitude, laissant parfois tomber de ses lèvres un rire olympien sur l’absurdité du monde. Le ton du Journal littéraire de Bauer respire le mépris sans passion, mépris d’autant plus facile à afficher que Bauer jette à la tête des autres les résultats obtenus par vous-même et apportés par notre temps. Il se contente de relever les contradictions et, satisfait par cet ouvrage, il se retire avec un « Hmm » de mépris, et il ajoute, la critique ne donne rien, elle est bien trop spirituelle pour cela. Il va même jusqu’à exprimer directement cet espoir que les temps ne sont plus éloignes où l’entière humanité décadente s’assemblera en face de la critique — et la critique c’est lui et ses amis ; alors ils diviseront cette masse en différents groupes et leur distribueront à tous le testimonium paupertatis. Il semble que ce soit par rivalité que Bauer a combattu le Christ. Je publierai une petite brochure contre cet égarement de la critique. Il serait pour moi d’un prix inestimable si vous vouliez me donner avant votre opinion là-dessus ; de toutes façons je serai très heureux si j’ai bientôt un petit signe de vous.

Les artisans allemands d’ici, c’est-à-dire ceux d’entre eux qui sont communistes — quelques centaines — ont eu cet été des conférences bi-hebdomadaires sur votre Essence du Christianisme, présentées par leurs dirigeants secrets, et se sont montrés étonnamment réceptifs. Le petit extrait d’une lettre d’une dame allemande dans le feuilleton du n° 64 de Vorwärts provient d’une lettre de ma femme, qui est en visite chez sa mère à Trier, et a été imprimé sans que son auteur le sache. Avec mes meilleurs vœux de bonne santé,

Votre Karl Marx [8]

Comment concilier cette appréciation de Feuerbach, comme étant le penseur qui a « donné... un fondement philosophique au socialisme », avec celle des Thèses dans lesquelles il apparaît avant tout et presque exclusivement comme [41] un matérialiste mécaniste ? Nous nous rallions sur ce point entièrement (et bien que par ailleurs nous ne soyions pas d’accord avec sa vision du matérialisme dialectique) à l’interprétation de Schuffenhauer.

Marx n’a jamais été rigoureusement feuerbachien. L’évolution de sa pensée s’est effectuée néanmoins à l’intérieur d’un courant intellectuel précis et assez bien délimité : les radicaux allemands pour la plupart néo-hégéliens, mouvement dans l’évolution duquel l’apport de Feuerbach a représenté un des tournants les plus importants. Cet apport pourrait être schématisé par deux idées fondamentales :

1. La critique de la pensée religieuse et de la spéculation philosophique, et l’exigence de ramener ces deux formes de conscience et de représentation du monde à leur fondement réel et terrestre : la sensibilité, le besoin et les aspirations de l’homme concret.

2. La définition de cet homme concret comme ayant besoin de l’Autre et n’existant que dans la relation entre le Moi et le Toi, relation que Feuerbach concevait en grande mesure sur le modèle familial, fondée dans son authenticité sur l’amour.

De ces deux idées, Marx ne pouvait qu’approuver la première, tout en la considérant comme insuffisante tant qu’elle se limitait à la critique de la religion et de la philosophie sans les relier à une critique de la réalité historique, sociale et politique. [9]

Quant à la seconde, qui concerne le statut de l’homme réel et ses liens avec les autres hommes, ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui d’un terme anachronique le statut de l’intersubjectivité, il a eu envers elle deux réactions différentes, opposées mais non contradictoires.

La première, que nous trouvons dans la lettre citée plus haut, salue comme un pas décisif l’idée de fonder les aliénations théologique et philosophique sur le statut de l’homme réel empiriquement donné. Mais en l’adoptant Marx y met consciemment beaucoup plus que n’y avait jamais mis Feuerbach et on le lit clairement à travers les lignes lorsqu’il lui écrit : L’unité de l’homme avec l’homme, fondée sur la différence réelle entre les hommes, le concept du genre humain... qu’est-il d’autre que le concept de la société » et de même un peu plus loin, lorsque parlant de Bruno Bauer et de son Journal littéraire, il insiste sur son attitude intellectualiste et son refus du livre de Proudhon auquel Bauer reproche de prendre son « point de départ dans un besoin pratique » et sur le fait que celui-ci nie l’amour parce que cet amour traite l’être aimé seulement comme « objet », soulignant que cette critique voit dans la pensée le « seul élément actif de l’Histoire » en refusant l’affectivité ou la passion.

Il est visible que Marx essaie de pousser les idées de Feuerbach bien plus loin que celui-ci n’a jamais voulu aller. Le Moi et le Toi, l’amour, ne sont pas encore la société, surtout telle que l’a pensée Marx ; l’amour, l’affectivité, la passion ne sont pas la praxis commune ni le sujet transindividuel. Aussi Marx voit-il dans l’œuvre de Feuerbach un pas décisif vers l’étude de l’homme concret, pas qui pourrait et devrait être prolongé dans la direction de sa propre pensée. Et on ne force certainement pas le texte de cette lettre en affirmant qu’il l’écrivait dans l’espoir de convaincre Feuerbach que le communisme était la conséquence de sa pensée et de l’amener ainsi à ses positions.

Mais entre Feuerbach et Marx la différence était fondamentale. Aussi, malgré toute la sympathie que Feuerbach pouvait éprouver pour son correspondant, a-t-il néanmoins catégoriquement refusé de suivre ce dernier sur le chemin où il essayait de l’entraîner et s’est-il toujours contenté de la critique de la religion et de la philosophie, qu’il ramenait seulement à l’homme concret, intersubjectif, centré sur l’intuition sensible et sur l’amour générique, position qu’il a désignée lui-même, il est vrai, comme étant « communiste » [10], mais la concession à Marx était purement verbale ; Feuerbach voulait bien du mot, mais non pas de l’idée.

On pourrait bien entendu expliquer ces réticences par des facteurs psychologiques (les intérêts intellectuels de Feuerbach) ou sociologiques (les limitations de la pensée allemande). Mais [42] si on ne veut pas donner à ces explications un caractère réducteur — et la pensée de Marx n’a jamais été réductrice — il devient évident qu’elles n’ont d’intérêt, surtout lorsqu’il s’agit d’un penseur de cette importance, que dans la mesure où elles passent par la médiation d’une position philosophique globale et cohérente. [11]

Aussi Marx, après avoir échoué dans sa tentative pour amener Feuerbach à prolonger son système dans la direction de sa propre pensée, se pose-t-il le problème de savoir quelles sont les différences philosophiques qui les séparent et qui ont rendu impossible tout rapprochement. Il est conduit, à partir de à, à voir que l’homme concret de Feuerbach reste le sujet individuel du matérialisme classique et mécaniste et en même temps — malgré l’amour et l’intersubjectivité — un sujet fondamentalement et foncièrement passif et contemplatif. Cette délimitation de ses positions par rapport à celles de Feuerbach ’amène à formuler pour la première fois — et comme le dit Engels — de manière « géniale » dans un texte « d’une valeur inappréciable » les idées centrales de sa propre philosophie.

Ajoutons que dans ces Thèses Marx va directement à l’essentiel et formule en fait ses idées d’une manière qui vaut encore non seulement par rapport à Feuerbach, mais aussi par rapport au matérialisme mécaniste classique et par rapport à toutes les interprétations mécanistes ultérieures du marxisme et de la dialectique.

Les onze Thèses sur Feuerbach, première formulation brillante, concise, et, à ce niveau de concision, définitive du matérialisme dialectique, n’ont rien perdu de leur actualité. Chaque proposition reste valable et traite des problèmes fondamentaux autour desquels se concentrent jusqu’aujourd’hui les principales discussions théoriques en philosophie et en sciences humaines. Aussi ce texte constitue-t-il un des principaux tournants de la pensée occidentale et nous nous croyons fondé à affirmer que son importance historique est du même ordre que celle du Discours de la méthode, de la Critique de la raison pure ou de la Phénoménologie de l’esprit.

Nous avons dit plus haut que la partie intitulée « Feuerbach » de l’Idéologie allemande comporte une des premières formulations du matérialisme historique, alors que les Thèses sont la première formulation du matérialisme dialectique. Précisons le sens de cette affirmation.

Le chapitre intitulé « Feuerbach » est centré sur la découverte du lien étroit entre la conscience et la réalité économique et sociale, et sur le fait qu’aucune idée, aucun système théorique, aucun mode de pensée, n’existent e manière autonome et ne sauraient être compris de manière valable qu’en étant étroitement reliés aux conditions historiques et passagères dans lesquelles vivent les hommes qui les élaborent et les intègrent comme partie importante, mais néanmoins comme partie, de leur existence réelle et concrète.

Les Thèses sur Feuerbach supposent bien entendu cette idée centrale au matérialisme historique, mais elles vont beaucoup plus loin en développant deux des cinq idées fondamentales du matérialisme dialectique :

1. celle de l’union étroite entre la pensée et l’action, du caractère pratique, c’est-à-dire intégré de manière directe ou médiatisée à la praxis, de tout fait humain et de toute manifestation humaine, et,

2. celle du sujet transindividuel ou collectif, arrivant ainsi très près de deux autres thèses fondamentales du matérialisme dialectique bien que ne les formulant pas explicitement, à savoir :

3. le caractère inséparable du théorique et du valorisant [12] et,

[43]

4. l’identité totale ou partielle du sujet et de l’objet de la connaissance et de l’action, idées qui, si elles ne sont pas développées explicitement dans les Thèses s’y trouvent au moins implicitement. Il manque seulement pour la formulation globale du matérialisme dialectique le concept de Totalité, ce qui est évidemment une lacune non négligeable.

Il n’en reste pas moins vrai que, même par rapport à l’idée de Totalité, la situation est bien différente de celle que nous trouvons dans l’Anti-Dühring et dans la plupart des ouvrages théoriques du marxisme post-marxien. Les Thèses développant explicitement les idées de sujet collectif et du caractère inséparable entre le théorique et le pratique, impliquant l’inséparabilité entre les constatations et les valorisations et l’identité totale ou partielle du sujet et de l’objet, se situent tout près de l’idée de Totalité qui s’y trouve, pour ainsi dire, inscrite en creux alors que l’Anti-Dühring et surtout la plupart des ouvrages théoriques post-marxiens, à l’exception d’un petit nombre qui se rattachent aux noms de Gramsci et de Lukàcs, s’éloignent de l’idée de Totalité et se rapprochent du positivisme en éliminant soit le concept d’identité du sujet et de l’objet, soit même le caractère pratique de tout processus cognitif.

Avant d’aborder l’analyse des Thèses, nous voulons cependant dire quelques mots sur une idée qui est développée par une école marxiste particulière, le groupe althussérien, et qui commence à étendre son influence non seulement en France mais même en dehors de nos frontières. C’est celle que toute pensée philosophique sérieuse en général et toute pensée dialectique en particulier, doit nécessairement choisir entre Spinoza et Feuerbach et, selon Althusser et les althussériens, se décider pour Spinoza.

En apparence et d’une manière tout à fait superficielle, on pourrait penser qu’Althusser est ici dans la ligne marxienne puisqu’aussi bien, comme Marx, il critique et refuse la pensée de Feuerbach ; en réalité, il se situe à l’opposé des Thèses et de l’ldéologie allemande car, alors que Marx critique Feuerbach d’un point de vue dialectique comme trop matérialiste et trop mécaniste, Althusser, qui représente lui-même une des formes les plus outrancièrement mécanistes qu’ait jamais prise une pensée se réclamant de Marx, reproche au contraire à Feuerbach d’avoir conservé les idées de sujet et de signification et d’être ainsi, malgré ce que Marx appelait son mécanisme, encore beaucoup trop près non seulement de Hegel et de l’idéalisme mais même de ce que Marx ou Lukàcs auraient appelé la dialectique.

En bref pour Marx, Feuerbach ayant démystifié les illusions du christianisme a essayé de réduire la pensée religieuse aux aspirations et à la signification profanes de l’homme dans sa vie quotidienne mais, ce faisant, il a complètement éliminé de sa conception de l’homme réel les dimensions les plus importantes de son existence empirique : la praxis et le caractère collectif de la pensée et de l’action. Pour Feuerbach la pensée théologique n’est qu’une forme mystifiée de la pensée profane et notamment de la sensibilité, celle-ci étant cependant le produit de l’action des circonstances extérieures sur un être passif qui a un statut non pas d’acteur mais de spectateur. C’est ce que Marx appelle le matérialisme passé et contemplatif et que nous appellerons le matérialisme mécaniste et non dialectique.

Au contraire, pour Althusser, Feuerbach n’est pas allé assez loin dans le sens de ce matérialisme puisqu’il a encore conservé à son individu réel l’idée d’une conscience ou d’une sensibilité relativement passives mais signifiantes. Il ne s’agit pas selon lui de réduire un sujet et un sens aliénants et erronés à un sujet et des sens véritables, mais d’abandonner le sujet et le sens qui sont, comme tels, des concepts idéologiques, pour leur mode de production. Et bien entendu — Marx l’avait prévu dans la Thèse 3 — comme tout matérialisme mécanique, le groupe althussérien arrivera finalement à se contredire puisqu’après avoir nié tout caractère signifiant à la vie humaine il accordera une signifiance outrancière, dépourvue de tout élément idéologique et de toute erreur, à un petit groupe privilégié, à ceux qui élaborent une « pratique théorique » radicalement dépourvue de toute idéologie (le corollaire de ce privilège accordé par Althusser aux théoriciens étant par la suite, chez certains théoriciens se rattachant plus ou moins à ce même courant, le privilège d’une petite élite révolutionnaire sur le plan de l’action).

Ajoutons pour préciser cette analyse que lorsque les althussériens parlent du choix nécessaire et inévitable en philosophie entre Feuerbach et Spinoza, ils se réfèrent le plus souvent explicitement au deuxième mode de connaissance (car on pourrait encore être tenté de trouver trop d’éléments défendant l’idée de signification dans le troisième) ; aussi le Spinoza dont se réclament les althussériens risque-t-il de ressembler beaucoup [44] lus aux matérialistes mécanistes des Lumières qu’au grand penseur panthéiste du xviie siècle.

Il n’en reste pas moins que si nous prenons aujourd’hui deux positions opposées qui se réclament l’une et l’autre de la pensée de Marx, celle des althussériens ou le réformisme révolutionnaire de Serge Mallet par exemple, elles ne peuvent plus rester ni l’une ni l’autre fidèles à la lettre de cette pensée. Pour Marx la conscience collective, ou plus exactement la conscience de classe du prolétariat, incarnant dans le monde moderne la forme la plus élevée de la conscience de l’espèce, devait aboutir dans les sociétés techniquement les plus avancées à une conscience révolutionnaire et à une transformation révolutionnaire de l’ordre social existant. Malgré toutes les différences il y a une constatation commune derrière la pensée d’Althusser et de Mallet (comme d’ailleurs aussi derrière celles de Marcuse, d’Adorno, du Lukàcs d’aujourd’hui et de tous les penseurs importants qui se sont réclamés ou se réclament encore du marxisme) : celle du caractère insuffisant de ce secteur de l’analyse marxienne pour rendre compte des transformations du monde moderne tant en Occident que dans le monde non encore industrialisé, transformations qui s’expriment par le fait qu’il y a eu des révolutions mais qu’elles n’ont jamais été spécifiquement prolétariennes, et qu’il y a des sociétés industrialisées dans lesquelles les salariés, le prolétariat, constituent un secteur important de la population mais qu’il serait difficile de caractériser ce dernier comme particulièrement révolutionnaire ou comme s’orientant de manière plus ou moins évidente vers une prise de conscience révolutionnaire. Dans ces conditions il fallait — si on ne voulait pas perdre tout contact entre la théorie et la réalité — abandonner certains éléments de l’analyse marxienne.

Pour conserver l’idée de révolution, dans un sens de prise de pouvoir politique antérieure aux transformations économiques, les althussériens ont dû abandonner les notions de sujet collectif et de lien étroit entre toute praxis (théorique, pratique ou politique) et la conscience collective. Ils ont abandonné les positions philosophiques fondamentales de Marx, quittant la dialectique et revenant à un matérialisme mécanique pour pouvoir se réclamer d’une certaine délité à la représentation marxienne de la révolution.

Le groupe des réformistes révolutionnaires, représenté en France surtout par Mallet et, jusqu’à un certain point, par un des livres de Gorz, est resté — bien qu’il s’agisse d’œuvres sociologico-politiques — beaucoup plus fidèle à la pensée philosophique de Marx et notamment aux idées développées dans les Thèses sur Feuerbach et dans l’Idéologie allemande. Mais ses représentants ont dû, pour cela, abandonner la perspective politique de Marx concernant le chemin vers le socialisme en remplaçant — tout au moins pour les sociétés industrielles avancées — l’idée d’une révolution politique violente antérieure aux transformations économiques par celle d’un ensemble de transformations économiques devant aboutir ultérieurement à une transformation politique violente ou non violente.

On peut formuler cette constatation encore d’une autre manière : dans la pensée de Marx, le prolétariat avait un statut particulier constituant la seule classe dans l’histoire qui pouvait orienter son action vers sa propre suppression, ce qui faisait régir son action par des lois assez différentes par rapport aux grandes transformations du passé. Ce statut ne pouvant pas être maintenu à la lumière des expériences des quatre-vingts dernières années, tant le courant althussérien que les réformistes révolutionnaires essaient de revenir, dans la perspective d’avenir et la manière dont ils conçoivent le chemin vers le socialisme, à un schéma plus général, mécaniste et lié à l’idée d’élite dans un cas, dialectique et lié au schéma de l’analyse marxiste des grandes transformations historiques du passé, et notamment de la transformation de l’Europe féodale en Europe capitaliste, dans le second.

Il serait dans tout cela complètement inutile de poser un problème d’orthodoxie. Chacune de ces deux positions, ainsi que beaucoup d’autres intermédiaires, peuvent se réclamer à juste titre de certains éléments de la pensée marxienne qu’elles conservent avec plus ou moins de rigueur en passant plus ou moins sous silence d’autres aspects qu’elles sont amenées à abandonner. Le problème se pose, et doit se poser, au niveau de ce qui paraît être le principe fondamental de la pensée de Karl Marx, celui que le penseur doit toujours modifier l’analyse théorique lorsqu’elle entre en conflit avec la réalité historique et sociale.

Il se trouve que nos propres positions, qui se rapprochent beaucoup de celles de Serge Mallet, aboutissent à nous éloigner des perspectives politiques de Marx mais à conserver presque intégralement ses positions philosophiques en général [45] et particulièrement celles développées dans le chapitre « Feuerbach » de l’Idéologie allemande et surtout dans les Thèses. C’est ce qui nous permet d’espérer pouvoir donner, dans le cas de ce texte, une interprétation plus ou moins valable, même du point de vue historique.

Thèses sur Feuerbach [13]

I

« Le principal défaut de tout le matérialisme passé — y compris celui de Feuerbach — est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon subjective. C’est ce qui explique pourquoi le côté actif fut développé par l’idéalisme, en opposition au matérialisme, — mais seulement abstraitement, car l’idéalisme ne connaît naturellement pas l’activité réelle, concrète, comme telle. Feuerbach veut des objets concrets, réellement distincts des objets de la pensée ; mais il ne considère pas l’activité humaine elle-même en tant qu’activité objective. C’est pourquoi dans l’Essence du christianisme, il ne considère comme vraiment humaine que l’activité théorique, tandis que la pratique n’est saisie et fixée par lui que dans sa manifestation juive sordide. C’est pourquoi il ne comprend pas l’importance de l’activité « révolutionnaire », de l’activité pratique critique. »

Cette première Thèse fixe déjà clairement la position de Marx. Contrairement à l’école althussérienne qui voit dans Feuerbach un idéaliste, même s’il s’agit d’un idéalisme où le sens est réduit au minimum, Marx y voit un matérialiste ; et en écrivant « y compris le matérialisme de Feuerbach », il se réfère d’ailleurs probablement à ce même minimum de sens qui existe encore dans sa pensée. En somme Marx et les althussériens sont d’accord pour voir dans Feuerbach à la fois le plus matérialiste des idéalistes et le plus idéaliste des matérialistes. L’opposition commence dans l’appréciation de sa pensée : pour Althusser, Feuerbach est encore trop idéaliste, pour Marx il l’est trop peu. Trop peu idéaliste parce que le sens chez lui a un caractère purement contemplatif, non lié à la praxis, au côté actif de la réalité humaine et lorsque Marx nous dit que Feuerbach considère dans l’Essence du christianisme seulement le comportement théorique comme réellement humain il sait bien entendu — il l’écrit d’ailleurs dans cette même thèse — qu’il ne s’agit pas seulement de la pensée théorique élaborée mais aussi de son point de départ, de l’intuition sensible.

Mais dans la mesure où cette intuition sensible est conçue sur le mode cognitif en tant qu’impression du monde extérieur elle reste encore pour Marx dans le domaine du théorique opposée à la praxis ou tout au moins séparée de celle-ci. Ajoutons qu’on ne change bien entendu rien à cela en appelant le théorique « pratique théorique », ce qui ne fait que modifier la terminologie. Marx et Feuerbach savent que le théorique en tant que tel comporte un certain degré d’activité : le problème est de savoir quel est le mode de liaison, quelles sont les médiations entre l’élément conscient, perceptif ou conceptuel et la pratique globale des hommes, y compris bien entendu celle de l’individu et, à l’intérieur de l’individu, l’activité du système nerveux qui en constitue une partie constitutive mais seulement une partie. Ajoutons encore qu’à aucun moment Marx ne se réfère à l’activité du système nerveux comme tel, isolé du contexte, et qu’il parle seulement de l’activité de l’individu pour souligner qu’elle ne saurait être valablement comprise qu’en tant qu’élément constitutif de la praxis collective.

Cette première thèse est aussi particulièrement importante dans la mesure où elle constitue peut-être la première formulation philosophique explicite d’une position à la fois moniste et dialectique. On avait auparavant un certain nombre de philosophies monistes mais qui aboutissaient soit à nier la matière, soit à nier le statut spécifique de l’esprit. La plupart des philosophes restaient cependant dualistes en accordant sans doute une primauté soit à l’esprit soit à la matière mais en maintenant l’existence de l’autre élément, tels par exemple Descartes, Kant ou même Hegel. La seule philosophie rigoureusement moniste antérieure à Marx nous semble être effectivement celle de Spinoza, mais elle se rapproche malgré tout d’un matérialisme mécanique dans la mesure où elle ne fait aucune place ni au temps, ni à l’activité du sujet, ni à l’histoire (c’est ce qui lui attire la sympathie des althussériens qui éliminent cependant même là le minimum de sens qui restait encore dans le troisième mode de connaissance).

[46]

La première Thèse sur Feuerbach, en affirmant qu'il faut remplacer l'intuition sensible par l’activité perceptive, formule pour la première fois à notre connaissance un monisme vraiment et rigoureusement dialectique. Au niveau de l'individu, la perception sensible apparaît en effet comme la forme la plus élémentaire du contact avec le monde extérieur. Or si nous la concevons sur un mode purement cognitif, contemplatif, en tant que reflet passif du monde extérieur, nous sommes d'emblée installés dans le dualisme. Car la perception étant psychiquement l’élément primaire à partir duquel se développent la conscience et la pensée théorique, il faudra ou bien mettre à côté de la structure cognitive une pratique à statut relativement autonome, ou bien établir le lien entre le cognitif et l'élément pratique de la théorie seulement à un niveau supérieur de développement, ce qui supposerait une rupture, une sorte de miracle. Si on veut éviter toute intervention transcendante, tout miracle, toute transformation incompréhensible, et si l'on pense que le théorique est dans sa nature même, et malgré toutes les médiations, étroitement lié à la praxis, il faut situer ce lien, dès le départ, à l’intérieur même de la perception.

Soulignons qu’il ne s’agit pas là d'un problème historique dépassé qui ne se pose plus à la réflexion moderne. Presque tous les structuralistes contemporains, pour ne citer qu’un seul exemple, conçoivent le théorique comme indépendant de la praxis, celle-ci ne lui étant reliée que sur le mode de l'application technique telle que la connaissent les sciences physico-chimiques. De plus, l’idée de la séparation des jugements de fait et des jugements de valeur domine encore en sciences humaines la presque totalité de la pensée universitaire. C'est dire l'importance capitale de cette première Thèse.

Il résulte bien entendu de cette position de départ qu’on ne saurait, en sciences humaines tout au moins, imaginer une rupture radicale, une coupure épistémologique pour employer le terme d'Althusser, entre l’idéologie et la science, la première dépendant, selon lui, dans sa constitution même, de la pratique et des jugements de valeur, la seconde étant relativement autonome.

Ajoutons pour finir ce commentaire de la première Thèse que l'extraordinaire intuition de Marx a été par la suite confirmée par les recherches positives de laboratoire et notamment par celles de Piaget qui, sans être nullement influencé par Marx, est arrivé — en partie grâce à l'étude des illusions perceptives — à la conclusion que celles-ci ne sauraient être expliquées de manière unitaire que si l'on se réfère à une activité constitutive de la perception dans sa nature la plus intime. Et nous nous permettons de mentionner ici une belle expression de Piaget qui, savant et chercheur extrêmement rigoureux et prudent, nous disait un jour : « Je ne saurais pas aller aussi loin que Marx et nier l'existence de la perception ; tout ce que je puis dire c'est que dans le laboratoire, au cours de mes recherches, je n'ai jamais rencontré que l'activité perceptive. » Cette remarque nous paraît se passer de commentaire et montrer à quel point une réflexion philosophique sérieuse peut anticiper au moins dans leurs grandes lignes les découvertes de la science positive. Bien entendu « anticiper », mais non pas remplacer, car la première Thèse n'est qu'un cadre extrêmement général et ne saurait se substituer par exemple à la théorie générale des illusions perceptives ; mais la philosophie peut fournir ce cadre et aider les chercheurs, étant bien entendu que les recherches concrètes ne se contentent pas de le remplir mais le précisent et le modifient et que d'ailleurs, dans le cas du texte de Marx, si le cadre a pu s’avérer valable, c'est parce qu'il est né d'une réflexion à caractère empirique sur la vie économique, sociale et politique des hommes.

II

« La question de savoir si la pensée humaine peut aboutir à une vérité objective n'est pas une question théorique, mais une question pratique. C'est dans la pratique qu'il faut que l'homme prouve la vérité, c'est-à-dire la réalité, et la puissance, l’en-deçà de sa pensée. La discussion sur la réalité ou l’irréalité de la pensée, isolée de la pratique, est purement scolastique. »

La deuxième Thèse pose le problème du critère de la vérité. Elle est extrêmement succincte et formule simplement la position dialectique pour laquelle c'est dans la pratique et dans la possibilité de transformer le monde social et naturel que se situe le critère de vérité d'une pensée.

Sur ce point, la différence fondamentale entre la pensée positiviste et la pensée dialectique apparaît lorsque se pose le problème de savoir dans quelle mesure la pensée intervient de manière directe et non technique dans les transformations de la réalité sociale. Mais c'est là un problème que Marx n'aborde [47] pas dans ce texte. C’est pourquoi nous n’insisterons pas sur une Thèse formulée avant tout contre un intuitionnisme affectif mais valable aussi contre tout rationalisme radical qui ne saurait voir le critère de vérité que dans une cohérence interne.

III

« La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l’éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d’autres circonstances et d’une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué. C’est pourquoi elle tend inévitablement à diviser la société en deux parties dont l’une est au-dessus de la société (par exemple chez Robert Owen).

« La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ne peut être considérée et comprise rationnellement qu’en tant que pratique révolutionnaire. »

La troisième Thèse formule un des principes les plus importants de la pensée dialectique, principe qui la distingue nettement à la fois de l’idéalisme et du mécanisme : celui de la circularité du sujet et de l’objet, des conditions sociales et de l’activité humaine.

Le matérialisme mécaniste, depuis Démocrite ou Spinoza à travers Holbach et Helvétius jusqu’à Feuerbach et Althusser, conçoit l’homme et sa structure psychique comme le produit de circonstances, de causes ou de structures préalablement existantes. Bien entendu il y a à l’intérieur de cet élément commun un progrès considérable dans la manière de concevoir ces causes et le chemin est long des atomes de Démocrite au mode de production d’Althusser et de ses disciples ; il n’empêche que le problème méthodologique soulevé par tous ces systèmes est le même et que Marx l’a clairement vu et formulé dans cette troisième Thèse. Si vraiment le psychisme humain n’a aucune autonomie, s’il est un simple produit des causes, des circonstances (ou des structures), deux questions fondamentales se posent et ne peuvent plus recevoir de réponse à l’intérieur du fonctionnement des relations interhumaines :

a) comment se fait-il que les structures sociales et le comportement des hommes ont un caractère adapté et significatif ? et,

b) qu’est-ce qui peut provoquer un changement, tant en bien qu’en mal, dans les relations sociales existantes à une époque donnée ?

La pensée mécaniste des Lumières a rencontré le problème, tant sur le plan cosmologique que sur le plan politique, et bien entendu il s’est retrouvé, sur ce dernier plan, au centre même des différentes formes de marxisme mécaniste.

Sur le plan cosmologique, les penseurs des Lumières ont été obligés de recourir au déisme qui n’est pas, comme on le pense souvent, une position de compromis mais bien le seul moyen de pousser jusqu’aux dernières conséquences une pensée qui conçoit le monde et la société sur un mode strictement mécaniste et n’admet aucun principe de régulation immanente. Le monde n’étant évidemment pas un simple mélange dû au hasard, la conscience ordinatrice qu’on refuse de mettre dans l’univers doit se situer ailleurs, ce qui explique pourquoi ces penseurs hostiles à toutes les formes de religion positive ont été néanmoins obligés d’admettre l’existence d’une divinité créatrice.

Sur le plan de la praxis sociale le problème est analogue. Convaincus que la société dans laquelle ils vivaient était mauvaise et avait besoin d’être modifiée et améliorée, les penseurs des Lumières ne trouvaient à l’intérieur de leur système mécaniste de la vie humaine aucune possibilité de rendre compte ni de l’insuffisance de l’ordre existant ni de la possibilité de le changer. Aussi ont-ils été amenés à accepter sur le plan social, comme sur le plan cosmique, l’idée d’une intervention extérieure respectivement mauvaise ou bonne, celle es prêtres et des tyrans pour expliquer la dégradation, celle du sage ou du despote éclairé pour fonder leur espoir d’amélioration. Comme cependant tyran ou prêtre, sage ou despote éclairé étaient des hommes, la théorie se trouvait obligée d’admettre explicitement ou implicitement une dualité, l’existence de deux catégories d’hommes fondamentalement différents : les uns passifs, produits des circonstances, n’ayant aucune influence sur les transformations historiques, les autres, en très petit nombre, libres, agissant sur la réalité sociale pour la transformer soit en bien soit en mal.

C’est pourquoi Marx fait une analyse profonde et rigoureuse de toute philosophie mécaniste passée ou future en écrivant que « la doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient le produit des circonstances et de l’éducation ... tend inévitablement à diviser la société en deux parties dont l’une est au-dessus de la société... ».

[48]

Il n’y a donc rien d’étonnant à constater que cette division se retrouve explicitement, c’est-à-dire théoriquement formulée, ou seulement implicitement dans toutes les formes de marxisme mécaniste. On la retrouve dans des textes comme le Que Faire ? de Lénine, dans la conception du parti par rapport au prolétariat de la période stalinienne, dans la théorie des ingénieurs de l’âme, on la retrouve aussi, avec un caractère non révolutionnaire mais réformiste, dans la pratique de la social-démocratie allemande, et bien entendu dans toutes les analyses d’Althusser et de ceux qui s’en inspirent. Ajoutons qu’elle est à la base de la théorie de la rupture épistémologique radicale entre l’idéologie et la science et de la théorie althussérienne de la pratique théorique.

Par rapport à toutes ces positions, la pensée dialectique commence au moment où on envisage l’hypothèse d’un régulateur interne ; et c’est précisément ce qui, au XVIIIe siècle, constitue la supériorité d’un penseur comme Diderot par rapport à La Mettrie, Holbach, Helvétius et ses collaborateurs de l’Encyclopédie. Non pas que Diderot ait élaboré, ne serait-ce que de manière rudimentaire, les idées fondamentales du matérialisme historique, il ne saurait en être question ; mais il a néanmoins, sur le plan cosmique et naturel, formulé dans Le rêve de d’Alembert, l’hypothèse d’un principe de régulation interne, d’un passage spontané et sans aucune intervention extérieure de la matière inerte au règne de la vie, et il nous semble que ni le passage du déisme des Pensées philosophiques à l’athéisme des Nouvelles pensées philosophiques, ni ce texte hautement dialectique qu’est le Neveu de Rameau ne seraient facilement concevables sans l’hypothèse du régulateur interne du Rêve de d’Alembert.

Si nous passons cependant des problèmes cosmologiques et moraux aux problèmes de sociologie et de philosophie de l’histoire, le passage du matérialisme mécanique à la position dialectique suppose l’abandon de la détermination rigoureuse du psychisme humain par les circonstances et (si on ne veut pas tomber dans l’extrême opposé qui est par exemple l’hypothèse sartrienne de la liberté) l’adoption d’une régulation interne, d’un cercle à l’intérieur duquel la structure psychique des hommes et leur comportement sont sans doute le « produit des circonstances et de l’éducation » à condition de ne pas oublier que ces circonstances, de même que la nature et le contenu de l’éducation, sont eux-mêmes le produit du psychisme et du comportement antérieurs des hommes, psychisme et comportement qui étaient eux-mêmes le résultat de circonstances et d’une éducation différentes, et aussi que les hommes actuels transforment à leur tour la structure des circonstances et la nature de l’éducation qui sera donnée aux hommes à venir. La recherche se trouve ainsi engagée dans un cercle à l’intérieur duquel il est impossible de choisir un commencement autrement que relatif, et justifié uniquement pour les raisons pragmatiques de telle ou telle recherche particulière. Inutile de dire que sur ce point l’analyse de Marx, et tout aussi bien celle de Lukàcs et du marxisme dialectique, se trouve en opposition rigoureuse avec tout matérialisme mécaniste pour lequel, comme pour Feuerbach tel que l’a lu Marx tout au moins, les circonstances — en l’occurrence les rapports de production — constituent un commencement absolu qui ne laisse aucune place à la transformation de ces rapports par l’activité des hommes. On comprend ainsi pourquoi il aboutit, dans ses formes les plus récentes, à la conclusion que le processus de transformation en tant que tel constitue un des problèmes les plus difficiles pour la pensée théorique.

Il est important de souligner ici qu’en formulant cette position dialectique qu’il oppose à tout matérialisme mécanique, Marx se trouve tout près de l’autre principe fondamental de toute pensée dialectique, qu’il ne formule cependant pas explicitement : l’unité du sujet et de l’objet de la pensée et de l’action. Car si les hommes, c’est-à-dire le sujet de cette pensée et de cette action, sont le produit des rapports de production qui constituent l’objet de cette même pensée et de cette même action, et que ces rapports de production (c’est-à-dire l’objet) sont eux-mêmes le produit du sujet (c’est-à-dire de la praxis des hommes) ; il devient impossible de les séparer radicalement et de les opposer les uns aux autres. Et cela vaut non seulement pour la pensée théorique mais tout autant pour la praxis et pour la valorisation qu’elle implique. Il en résulte que les trois principes fondamentaux de la pensée dialectique — unité de la théorie et de la praxis, unité des constatations et des valorisations, identité (selon nous partielle) du sujet et de l’objet — sont rigoureusement inséparables. Aussi ne pouvons-nous que donner raison aux mécanistes contemporains lorsque, en défendant la séparation radicale de l’idéologie et de la science, ils se refusent à admettre la relation circulaire ou plus exactement la relation en spirale [49] entre la praxis et le mode de production, sachant que la moindre concession sur ce point aboutirait à l’écroulement de leur édifice théorique.

Il n’en reste pas moins vrai que lorsque Althusser et certains structuralistes nous expliquent que le problème de la transformation constitue pour leur pensée un point qui n’est « pas encore » éclairci [14], il ne faut pas fermer les yeux devant le fait que c’est là une affirmation idéologique. Leur système, comme tel, élimine pour des raisons méthodologiques la transformation, et il se heurte aux mêmes limites qu’a rencontré toujours et partout, et notamment au XVIIIe siècle, la pensée mécaniste. Entre l’affirmation que la nature de la transformation est un problème qui sera éclairci dans l’avenir, et celle qu’elle est due à Dieu, au surhomme ou à des savants et à des techniciens essentiellement différents des autres hommes engagés dans l’idéologie, il n’y a pas de différence fondamentale.

Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que nous nions l’existence et le rôle des élites, de la prise de conscience et de la connaissance scientifique ; le problème méthodologique fondamental étant celui de savoir quel est le statut de ces trois faits humains. Y a-t-il, comme pour les mécanistes et les idéalistes, une rupture radicale entre l’élite et la masse, entre la conscience et l’inconscience, entre la science et l’idéologie ? ou bien s’agit-il d’une différence de degré qui se transforme à un certain niveau en différence qualitative ? et faut-il admettre que masse, inconscience, idéologie, contiennent des virtualités qui aboutiront à ce qu’une pensée scientifique pourrait appeler pour une certaine époque élite, conscience et pensée scientifique, étant entendu qu’elles seront dépassées à leur tour dans l’avenir et notamment que la science d’aujourd’hui sera l’idéologie pour les penseurs scientifiques de demain ?

IV

« Feuerbach part du fait que la religion rend l’homme étranger à lui-même et dédouble le monde en un monde religieux, objet de représentation, et un monde réel. Son travail consiste à résoudre le monde religieux en sa base temporelle. Il ne voit pas que, ce travail une fois accompli, le principal reste encore à faire. Le fait, notamment, que la base temporelle se détache d’elle-même, et se fixe dans les nuages, comme un royaume indépendant, ne peut s’expliquer précisément que par le déchirement et la contradiction internes de cette base temporelle. Il faut donc d’abord comprendre celle-ci dans sa contradiction pour la révolutionner ensuite pratiquement en supprimant la contradiction. Donc, une fois qu’on a découvert, par exemple, que la famille terrestre est le secret de la famille céleste, c’est la première désormais dont il faudra faire la critique théorique et qu’il faudra révolutionner dans la pratique. »

Si les Thèses 1, 2 et 3 se situent au niveau très général des principes fondamentaux de la philosophie, la quatrième Thèse concerne les liens entre la pensée philosophique et l’étude sociologico-historique. On pourrait la lire comme un résumé des idées centrales des cinq cents pages de l'Idéologie allemande.

Comme tous les autres idéalistes néo-hégéliens — et sur ce point il est encore idéaliste — Feuerbach croit qu’il suffit de remplacer l’illusion religieuse par une théorie qui lui paraît valable pour résoudre les principaux problèmes que pose l’aliénation. C’est une idée que l’on retrouve chez Bauer, Stirner et les « vrais socialistes » avec la seule différence que ce qu’on appelle « les idées valables » diffère d’un cas à l’autre.

Marx, qui vient de découvrir le matérialisme historique, sait que tout changement sur le plan des idées est à la fois insuffisant et irréalisable s’il ne s’accompagne pas d’un changement dans les structures sociales concrètes. L’aliénation et les contradictions idéologiques ont leur fondement dans la vie sociale qu’il faut transformer, sinon auparavant tout au moins simultanément. Plus exactement, Marx définit très bien l’ordre de cette transformation : développement [50] des forces productives grâce à la praxis des hommes, changement partiel de l’idéologie, prise de conscience, transformation de la réalité grâce à la pratique des hommes, transformation des superstructures. Là aussi nous sommes engagés dans un cercle où il n’y a pas d’antériorité du social sur l’idéologique ou inversement.

V

« Feuerbach, que ne satisfait pas la pensée abstraite, en appelle à l’intuition sensible, mais il ne considère pas le monde sensible en tant qu’activité pratique concrète de l’homme. »

La cinquième Thèse concerne un problème particulier, celui du passage de la pensée abstraite à l’intuition sensible. Prise strictement à la lettre, elle n’apporte rien de neuf par rapport à la première thèse. Si cependant nous admettons qu’il s’agit du passage de l’abstrait au concret, cela nous permet de soulever un des problèmes les plus importants de la théorie /de la connaissance.

La philosophie classique, tant rationaliste qu’empiriste, admet que le donné immédiat, l’intuition sensible, a un caractère concret opposé au caractère abstrait de la pensée conceptuelle. Pour la pensée dialectique, le problème se pose d’une manière différente, et même opposée. L’expérience sensible immédiate est partielle et, par cela même, abstraite ; quant à l’élaboration conceptuelle elle peut être soit abstraite soit concrète selon qu’elle s’oriente vers les classes logiques ou au contraire vers l’insertion dans des structures significatives historiques dont la cohérence significative est déterminée par la fonctionnalité, c’est-à-dire par les conditions concrètes de la praxis humaine.

C’est sur l’arrière-plan de cette analyse qu’on doit, nous semble-t-il, comprendre cette cinquième thèse : non content de « la pensée abstraite », Feuerbach pense sur le modèle empiriste qu’on peut retrouver le concret en revenant à l’immédiat, à « l’intuition sensible ». Telle cependant que cette intuition se donne et que Feuerbach l’accepte, comme moyen d’information immédiate sur le monde extérieur, elle reste tout aussi abstraite que la mauvaise abstraction conceptuelle qui aborde la connaissance des faits humains sous l’angle de la généralisation et des classes logiques (procédé opératoire et valable par contre dans les sciences physiques). La seule manière de revenir au concret exigerait de concevoir aussi bien l’intuition sensible elle-même que les renseignements apportés par elle comme des aspects partiels de structures significatives englobant, entre autres et avant tout, l’activité pratique concrète du sujet, conception qui dépassant l’intuition sensible et l’immédiatement donné constituerait elle-même une conceptualisation scientifico-philosophique.

VI

« Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux.
« Feuerbach qui n’entreprend pas la critique de cet être réel, est par conséquent obligé :
1. De faire abstraction du cours de l’histoire et de faire de l’esprit religieux une chose immuable, existant pour elle-même, en supposant l’existence d’un individu humain abstrait, isolé.

2. De considérer, par conséquent, l’être humain uniquement en tant que « genre », en tant qu’universalité interne, muette, liant d’une façon purement naturelle les nombreux individus. »

La sixième Thèse soulève un des problèmes les plus importants : celui du sujet de la pensée et de la praxis. Nous nous y arrêterons plus longuement, entre autres parce que, dans son ouvrage sur Marx, Althusser lui a consacré une étude spéciale qui marque très bien l’opposition entre ses positions et le texte marxien. Commençons par ce dernier :

Un des éléments essentiellement nouveaux apporté par la pensée de Hegel par rapport à la philosophie classique sous toutes ses formes (rationalisme, empirisme, philosophie des Lumières) a été le remplacement du sujet individuel, l’ego de Descartes ou des empiristes, par un sujet collectif ou tout au moins transindividuel. Le progrès non moins important qu’a représenté par la suite la pensée de Marx par rapport à celle de Hegel a été le fait de donner un statut scientifique et positif au sujet transindividuel en indiquant qu’il ne consiste pas en une sorte d’affirmation vague mais qu’il suppose chaque fois l’analyse concrète des relations économiques, sociales, intellectuelles et affectives dans lesquelles se trouvent engagés les individus qui en font partie, relations qui, bien entendu, changent au cours de l’histoire.

[51]

Bien entendu les Thèses ne parlent pas de Hegel mais situent les positions marxiennes par rapport à Feuerbach qui fonctionne ici, à juste titre, comme un des représentants de l’individualisme classique. L’essence humaine, dit Marx, n’est pas quelque chose d’universel, une sorte d’abstraction, un dénominateur commun, la compréhension d’une sorte de classe logique dont les individus isolés constitueraient l’extension, mais l’ensemble des rapports sociaux dans lesquels se trouvent engagés ces individus, et cela veut dire un ensemble de structures significatives concrètes, économiques, sociales, politiques et intellectuelles qui s’opposent et s’englobent les unes les autres.

Or ce n’est pas là un problème purement spéculatif mais un des problèmes méthodologiques les plus importants pour la nature et le progrès des recherches positives en sciences humaines. On peut le poser de deux manières complémentaires, l’une philosophique, l’autre méthodologique, ce qui montrera clairement le lien entre les deux perspectives.

On peut en effet, et cela semblerait un problème purement spéculatif, demander quel est le moteur, l’élément dynamique des transformations historiques, sociales et culturelles, dans le sens le plus vaste du mot et on peut constater l’existence de deux affirmations. Selon qu’on se rattache à l’individualisme classique ou à la pensée dialectique, on attribuera une prédominance à l’individualité créatrice autonome ou aux forces collectives, au sujet transindividuel. Placé sur ce plan, le problème semble ne comporter qu’une réponse plus ou moins arbitraire, déterminée par les traditions et les sympathies du chercheur.

Si l’on pose cependant le même problème sur le plan de la recherche concrète, en se demandant quel est le sujet dont le comportement peut rendre compréhensible et intelligible — à un niveau scientifiquement suffisant, c’est-à-dire à un niveau quantitatif tel qu’à la même époque aucune autre recherche ne puisse aller plus loin dans la même direction — l’ensemble des aspects empiriques abstraits que présentent de manière immédiate les phénomènes étudiés, la validité des deux réponses peut être départagée sur le plan du contrôle empirique. Or, à la lumière des recherches existant aujourd’hui, nous devons constater que si, d’une part, tout un secteur des aspects immédiats de la vie humaine s’est révélé intelligible par rapport au sujet individuel, ce domaine, mis en lumière par la psychanalyse, est cantonné au secteur que Freud a désigné sous le nom de libido, et que, même dans ce secteur, la structuration sociale pénètre, sinon comme facteur central d’unité tout au moins comme matériel ayant malgré tout son rôle distordant.

Inversement cependant, dans tout le secteur socio-historique de la vie humaine, et cela veut dire non seulement dans l’histoire économique, sociale et politique, mais aussi dans celui de la création littéraire et artistique, qui pouvait sembler le plus réfractaire et le plus rébarbatif à l’étude socio-historique, les quelques rares études qui ont mis en relation cette création avec un sujet collectif se sont avérées incomparablement plus opératoires que celles qui s’inspiraient des méthodes traditionnelles, psychanalytiques, thématiques ou structuralistes.

Tenant du structuralisme non dialectique et mécaniste, mais aussi penseur pénétrant et rigoureux, Althusser a très bien senti que les quatre lignes par lesquelles débute la sixième Thèse posaient un des problèmes philosophiques et méthodologiques les plus importants. Aussi leur a-t-il consacré une note complémentaire sur l’humanisme réel avec laquelle il termine son volume Pour Marx. Dans cette note il admet, non sans raison, que la position de Marx dans les Thèses sur Feuerbach pourrait être qualifiée d’humanisme réel et, interprétant ce terme dans sa perspective, il voit dans le mot « réel » l’orientation vers ce qu’il appelle la période scientifique ultérieure de Marx, et dans le mot « humanisme » une survivance de l’époque idéologique de jeunesse. Si on donne au terme « réel » la signification donnée par Althusser, le mot « humanisme » devient entièrement dépourvu de sens, une sorte de simple survivance linguistique. On pourrait penser qu’il s’agit simplement d’un problème de morale, de valeur humaniste, ce qui ramènerait à la question de savoir si on peut séparer les jugements de fait des jugements de valeur et défendre ainsi, au nom du marxisme, une position purement positiviste (ce qu’Althusser fait d’ailleurs dans l’ensemble de ses écrits). Mais dans cette note Althusser va plus loin et pose la question sur le plan théorique. Il s’en prend à l’affirmation marxienne selon laquelle l’homme réel (terme par lequel il traduit à juste titre « l’essence humaine » du texte marxien) est constitué par « l’ensemble des rapports sociaux » :

« Or, à prendre cette expression à la lettre, comme une définition adéquate, elle ne veut rien dire. Qu’on essaie simplement [52] d’en donner une explication littérale, et on verra qu’on n’en sortira pas, à moins de recourir à une périphrase de ce genre : « Si on veut savoir quelle est la réalité, non pas qui correspond adéquatement au concept d’homme, ou d’humanisme, mais qui est indirectement en cause dans ses concepts, c’est non pas une essence abstraite, mais l’ensemble des rapports sociaux. » Cette périphrase fait aussitôt apparaître une inadéquation entre le concept homme et sa définition : ensemble des rapports sociaux. Entre ces deux termes (homme-ensemble des rapports sociaux) il y a sans doute un rapport, mais il n’est pas lisible dans la définition, ce n'est pas un rapport de définition, ce n'est pas un rapport de connaissance.

« Pourtant cette inadéquation a un sens, ce rapport a un sens : un sens pratique. Cette inadéquation manifeste désigne une action à accomplir, un déplacement à effectuer. Elle signifie que pour rencontrer et trouver la réalité à laquelle on fait allusion en cherchant non plus l’homme abstrait mais l’homme réel, il faut passer à la société, et se mettre à l’analyse de l’ensemble des rapports sociaux. Dans l’expression humanisme-réel, je dirais que le concept « réel » est un concept pratique, l’équivalent d’un signal, d’un panneau indicateur, qui « indique » quel mouvement il faut effectuer, et dans quelle direction, jusqu’en quel lieu il faut se déplacer pour se trouver non plus dans le ciel de l’abstraction, mais sur la terre réelle. « Par ici, le réel ! » Nous suivons le guide et nous débouchons dans la société, les rapports sociaux, et leurs conditions de possibilité réelle.

« Mais c’est alors qu’éclate le scandaleux paradoxe : une fois réellement effectué ce déplacement, une fois entreprise l’analyse scientifique de cet objet réel, nous découvrons que la connaissance des hommes concrets (réels), c’est-à-dire la connaissance de l’ensemble des rapports sociaux n’est possible que sous la condition de se passer complètement des services théoriques du concept d’homme (au sens où il existait, dans sa rétention théorique même avant son déplacement). Ce concept en effet nous apparaît inutilisable du point de vue scientifique, non pas parce qu’il est abstrait ! — mais parce qu’il n’est pas scientifique. Pour penser la réalité de la société, de l’ensemble des rapports sociaux, nous devons effectuer un déplacement radical, non seulement un déplacement de lieu (de l’abstrait au concret) mais aussi un déplacement conceptuel (nous changeons de concepts de base !). Les concepts dans lesquels Marx pense la réalité vers laquelle faisait signe l’humanisme-réel, ne font plus intervenir une seule fois comme concepts théoriques les concepts d’homme ou d’humanisme : mais d’autres concepts tout à fait nouveaux, les concepts de mode de production, de forces de production, de rapports de production, de superstructure, d’idéologie, etc. Voilà le paradoxe : le concept pratique qui nous indiquait le lieu du déplacement a été consommé dans le déplacement même, le concept qui nous indiquait le lieu de la recherche est désormais absent de la recherche même [15]. »

On voit facilement où réside la pétition de principe. Pour Marx « l'ensemble des rapports sociaux » est un concept scientifique étroitement lié à l’idée que c’est cet ensemble seulement qui définit du point de vue théorique et scientifique le statut des unités biologiques que sont les individus à l’intérieur du sujet collectif de l’action sociale et historique. Or, il y a dans l’analyse d’Althusser deux affirmations : l’une parfaitement valable, selon laquelle, dans la recherche scientifique concrète, le concept global d’ « ensemble de rapports sociaux » se précise dans les concepts plus particuliers de « mode de production, rapports de production, superstructure, idéologie, etc. » (Ce à quoi il faut d’ailleurs ajouter que, par la suite, il faut préciser ces concepts en leur donnant la spécificité historique qu’ils présentent dans le cas étudié.)

L’autre hautement contestable, selon laquelle ces concepts ne font plus intervenir une seule fois comme concept théorique le concept d’homme et d’humanisme. Althusser oublie simplement que même sur le plan théorique il n’y a, ni pour Marx, ni dans la réalité, des rapports de production qui ne soient pas des rapports entre les hommes, d’idéologie qui ne soit pas une forme de pensée des hommes, de forces de production qui ne soient ou des qualités humaines (comme par exemple la qualification professionnelle de la classe ouvrière), ou des produits de l’activité des hommes comme le capital constant (machines, matières premières, etc.) qui existent d’ailleurs, en tant que forces de production, seulement dans la mesure où elles sont maniées et utilisées par les hommes. Quant aux concepts de superstructure [53] et de mode de production, ce sont des concepts importants, de niveau plus général, mais qui embrassent précisément les autres relations plus spécifiées dont nous venons de parler et désignent eux aussi certains aspects essentiels du comportement humain.

On peut bien entendu, sur le plan de la science, contester cette affirmation et penser comme Althusser que l’homme n’a aucune place dans l’étude des structures économiques, sociales, politiques ou idéologiques. Il ne serait ni le premier ni le dernier à le faire et cela se discute au niveau de la recherche concrète. Ce qui nous paraît contestable c’est de se réclamer pour ce faire de Marx qui a, de toute évidence, toujours pensé et affirmé le contraire. Althusser s’en rend d’ailleurs parfaitement compte puisque tout ce paragraphe (comme beaucoup d’autres de son analyse) a pour raison de nous faire accepter que Marx s’est très mal exprimé, qu’il a employé des formules qui si on les prend « à la lettre » ne veulent rien dire, et qu’en définitive il n’a pas voulu écrire ce qu’il a effectivement écrit mais au contraire les idées proches de celles du petit groupuscule parisien constitué par Lacan, Althusser, Foucault, etc. Inutile de dire que si on accepte une pareille méthode on peut, avec un peu d’habileté, attribuer n’importe quelle théorie à n’importe quel théoricien.

Dans la seconde partie de sa sixième Thèse, Marx souligne les deux limitations qui font partie de la manière feuerbachienne de concevoir le sujet de la pensée et de l’intuition sensible, deux limitations dont la première vaut dans toute sa force contre le structuralisme non génétique et toutes les positions idéalistes, mécanistes de cette école : celle de nier l’histoire et de se situer dans un espace abstrait et fixe dans lequel il n’y a plus de transformations, et dont la seconde, celle de concevoir le sujet comme une classe logique d’individus ayant certains caractères communs, valait parfaitement pour la philosophie individualiste classique, mais ne vaut plus pour le structuralisme contemporain qui a remplacé l’individu par la structure, transformation idéologique homologue par ailleurs au passage du capitalisme libéral au capitalisme d’organisation.

VII

« C’est pourquoi Feuerbach ne voit pas que « l’esprit religieux » est lui-même un produit social et que l’individu abstrait qu’il analyse appartient en réalité à une forme sociale déterminée. »

La septième Thèse est importante surtout dans la mesure où, à l’occasion de Feuerbach, elle affirme de la manière la plus explicite l’unité du sujet et de l’objet.

« L’esprit religieux » et « l’individu abstrait » qui font le noyau des théories de Feuerbach ne sont pas de simples erreurs, des analyses fausses de la réalité humaine et sociale. Elles sont aussi, comme toutes les réflexions sur ce sujet, des expressions idéologiques correspondant à une forme sociale précise, celle dans laquelle vivait Feuerbach, ce dont, bien entendu, celui-ci n’était pas conscient.

VIII

« La vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui détournent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique. »

IX

« Le point le plus élevé auquel a atteint le matérialisme intuitif, c’est-à-dire le matérialisme qui ne conçoit pas le monde matériel comme activité pratique, est la façon de voir des individus pris isolément dans la « société bourgeoise ».

X

« Le point de vue de l’ancien matérialisme est la société « bourgeoise ». Le point de vue du nouveau matérialisme, c’est la société humaine, ou l’humanité socialisée. »

Les Thèses 8, 9 et 10 fixent les limites les plus importantes qui séparent le matérialisme mécaniste du matérialisme dialectique : a) conception du sujet comme individu, et non pas comme sujet transindividuel et collectif ; b) statut purement passif des facultés cognitives de ce sujet et notamment de l’intuition sensible, alors qu’en réalité tout processus psychique humain est étroitement lié, de manière médiate ou immédiate, à la pratique et aux valorisations et enfin, c) conception anhistorique de la réalité sociale qui prend dans son essence même la forme de la société bourgeoise, alors que la conception dialectique de sujet transindividuel connaissant [54] et agissant en même temps, insère celui-ci dans l’ensemble de l’histoire et lui donne son véritable statut à l’intérieur du devenir de la société humaine et de l’humanité socialisée.

Sur ce point nous croyons que les Thèses 8 et 9 permettent de clarifier un point important dans la discussion contemporaine. S’opposant à l’individualisme de la philosophie et de l’économie classiques qu’il retrouve chez Feuerbach, Marx distingue à juste titre deux conceptions du sujet qui correspondent à deux philosophies radicalement opposées : la conception individualiste établissant la rationalité par rapport aux individus et considérant ceux-ci comme une classe logique d’unités autonomes présentant un certain nombre de caractères communs ; et la conception dialectique voyant dans les individus des éléments constitutifs d’un sujet transindividuel par rapport auquel seul peut être établie d’une manière positive et scientifique la rationalité des faits historiques (économiques, sociaux, politiques et culturels), conception fondée précisément sur la différence spécifique des individus à l’intérieur du sujet transindividuel.

Se rattachant au structuralisme contemporain fondé avant tout sur la négation du sujet, Althusser n’attache bien entendu pas beaucoup d’importance au fait que celui-ci est conçu comme individuel ou comme collectif. C’est son droit le plus strict et c’est une position parfaitement justifiée tant qu’il s’agit de développer ses propres théories. Elle devient cependant beaucoup plus contestable lorsque, s’agissant d’analyser un texte d’Engels qui développe l’idée exprimée déjà dans les Thèses sur Feuerbach du sujet historique transindividuel constitué d’individus et de relations interindividuelles, Althusser écrit :

« Il faut reconnaître que cette évidence n'est rien d'autre que celle des présupposés de l'idéologie bourgeoise classique et de l'économie politique bourgeoise. Et de quoi part en effet cette idéologie classique, sinon justement, qu’il s’agisse de Hobbes dans la composition des conatus, de Locke et Rousseau dans la génération de la volonté générale ; d’Helvétius ou d’Holbach dans la production de l’intérêt général ; de Smith ou Ricardo (les textes foisonnent) dans les comportements de l’atomisme ; de quoi part-elle, sinon justement de l’affrontement de ces fameuses volontés individuelles, qui ne sont en rien le point de départ de la réalité, mais point de départ pour une représentation de la réalité, pour un mythe destiné à fonder (pour l’éternité) dans la nature (c’est-à-dire pour l’éternité) les objectifs de la bourgeoisie [16] ? »

Il va de soi que la conception de Marx et Engels se trouve aux antipodes de celles de Locke, de Rousseau et de l’économie classique.

XI

« Les philosophes n’ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, mais il s’agit de le transformer. »

La onzième Thèse, enfin, est difficile à prendre dans sa littéralité. Les dix Thèses précédentes, et notamment la première, nous ont dit explicitement que pour Marx, déjà l’intuition sensible et encore plus les élaborations théoriques et philosophiques — y compris le matérialisme mécaniste et insuffisant de Feuerbach — sont liées de manière plus ou moins médiatisée à la praxis sociale et ont, comme telles, un caractère plus ou moins pratique.

Comment concilier cette affirmation avec celle que « les philosophes n’ont fait qu'interpréter le monde » ? Nous ne croyons pas forcer le texte de Marx en disant qu’à travers cette formule lapidaire et brillante (qui est devenue depuis une des citations les plus célèbres et les plus répandues) il a voulu dire que les philosophes se sont contentés jusqu’ici sur le plan conscient et explicite de leurs théories, de vouloir seulement interpréter le monde, qu’ils nous ont donné ainsi une image insuffisante, et par cela même erronée et très souvent conservatrice ou réactionnaire, de la réalité humaine, alors qu’une philosophie valable et consciente, se situant au niveau déjà atteint par l’analyse marxienne, telle qu’elle vient d’être développée dans les dix Thèses précédentes, doit prendre conscience du caractère pratique, révolutionnaire et progressiste ou conservateur et réactionnaire, humaniste ou anti-humaniste, de toute philosophie, intégrer cette prise de conscience consciemment et explicitement et choisir à partir de là en connaissance de cause une attitude théorique correspondant réellement à une pratique favorisant un changement progressiste et révolutionnaire.

On nous reprochera peut-être de faire ici ce que nous venons de reprocher à [55] Althusser, c’est-à-dire de ne pas nous en tenir à la lettre du texte marxien. Il ne nous semble pas cependant que le reproche soit fondé. Il s’agit simplement de mettre une phrase en accord avec l’ensemble de son contexte en précisant simplement le sens du mot « interpréter » qui, ici, ne peut vouloir dire qu’interpréter au niveau de la conscience puisque c’est Marx lui-même qui nous a expliqué que tout phénomène est lié à une pratique qui, lorsque la conscience est idéologique, comporte des risques considérables de devenir conservatrice ou réactionnaire [17].

E.P.H.E.



* Extrait de l'ouvrage de L. GOLDMANN, Lukàcs et Heidegger. Fragments posthumes établis et présentés par Y. ISHAGHPOUR, Ed. Denoël, Paris, 1973, 182 p. (Coll. « Médiations », 112).

[1] K. Marx. Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Editions Sociales, 1957, Préface, p. 5.

[2] K. Marx, F. Engels, Études philosophiques, Editions Sociales, 1951, Préface de l’auteur, p. 14.

[3] En français dans le texte. La traduction allemande suit.

[4] En français dans le texte. La traduction allemande suit.

[5] En français dans le texte. La traduction allemande suit.

[6] En français dans le texte. La traduction allemande suit.

[7] En grec dans le texte.

[8] Original : Bibliothèque de l’Université de Munich. 4° Cod.ms. 935b/50,2. Citée par W. Schuffenhauer dans Feuerbach und der Junge Marx, Berlin, Veb Deutscher Verlag der Wissenschaften, 1965, p. 207 sq.

[9] Comme il l’écrivait dans une lettre à Ruge du 13 mars 1843 :

“Il y a un seul point sur lequel les aphorismes de Feuerbach ne me conviennent pas : le fait qu’il s’oriente trop sur la nature et trop peu sur la politique. Or ceci est la seule alliance qui pourrait permettre à la philosophie contemporaine de devenir vérité. Mais les choses se passeront probablement comme au 16e siècle où, aux fervents de la nature, correspondait une autre série de fervents de l’État”.

[10] Voir les Manifestes philosophiques de Feuerbach. Textes choisis (1839-1845) et traduits par L. Althusser, Paris, P.U.F. 1960.

[11] Dans un texte remarquable écrit à l’époque ou il rédigeait sa Thèse de Doctorat, Marx écrivait au sujet des soi-disant compromis et faiblesses personnelles des penseurs importants et de la manière dont ils doivent être étudiés par l’historien :

“Mais ce dont il (le philosophe - L. G.) n’est pas conscient c’est que la possibilité de cette adaptation apparente a sa source première dans une insuffisance ou dans une conception insuffisante de son principe. Si donc un philosophe s’était réellement adapté, ses disciples devraient expliquer, à partir de sa conscience intérieure essentielle, ce qui pour lui-même n’était qu’une manifestation de sa conscience extérieure. De cette manière ce qui apparaît comme un progrès moral devient en même temps un progrès du savoir. On ne soupçonne pas la conscience particulière du philosophe, mais on construit une étape essentielle de la conscience, on l’élève à une forme et à une signification déterminées et, par cela même, on la dépasse.

Je considère d’ailleurs que cette orientation non philosophique d’une grande partie de l’école hégélienne constitue un phénomène qui accompagnera toujours le passage de la discipline à la liberté.” (MEGA I. 1/1 ; p. 64).

[12] Nous essayons d’éviter les termes « jugement de fait » et « jugement de valeur » qui supposent précisément leur séparation.

[13] K. Marx in K. Marx, F. Engels, Études philosophiques, Editions sociales, 1951, pages 61-64. Le texte de ces thèses est conforme à celui qu’Engels a mis en appendice à « Feuerbach ».

[14] « Tout comme nous pouvons dire que nous possédons seulement l’esquisse d’une théorie marxiste des modes de production antérieurs au mode de production capitaliste, — nous pouvons dire, et même, puisque l’existence de ce problème et surtout la nécessité de le poser dans sa forme théorique propre ne sont pas généralement reconnus, — nous devons dire que Marx ne nous a pas donné de théorie de la transition d'un mode de production à un autre, c'est-à-dire de la constitution d'un mode de production. » (souligné par l’auteur).

L. Althusser, in L. Althusser, E. Balibar, R. Establet, Lire le Capital, Paris, Maspéro, 1965, T. II, p. 183.

[15] L. Althusser. Pour Marx, Paris, Maspéro, 1966, p. 254-255.

[16] L. Althusser. Pour Marx, Paris, Maspéro, 1966, p. 124-125.

[17] Ajoutons à l’appui de notre interprétation que Marx reprend cette même idée en donnant au mot « interpréter » le sens que nous lui donnons. Il écrit en effet, au début de L’Idéologie allemande :

« Comme chez ces néo-hégéliens les représentations, les pensées et les concepts, et en général les produits de la conscience qu’ils ont rendue autonome passent pour être les véritables chaînes de l’humanité, on comprend... que les jeunes hégéliens n’ont à lutter que contre ces illusions de la conscience. Comme dans leur imagination les relations des hommes, leurs activités, leurs entraves et leurs limitations sont des produits de la conscience, les jeunes hégéliens leur opposent de manière conséquente l’exigence morale de changer leur conscience actuelle contre une conscience humaine critique ou égoïste et de supprimer par cela même leurs limitations. Cette exigence de changer la conscience se réduit à l’exigence d’interpréter différemment le monde existant, c’est-à-dire de le reconnaître à l’aide d’une interprétation différente. Les idéologues néo-hégéliens, malgré leurs phrases qui prétendent « bouleverser le monde », sont les plus grands conservateurs. »

K. Marx, F. Engels, Werke, Berlin, Dietz Verlag, 1958, Band 3, p. 20 (d’après l’édition MEGA de 1932).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 19 décembre 2018 16:01
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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