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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Marc Fontan, “ De l'intellectuel critique au professionnel de service, radioscopie de l'universitaire engagé. ” (2000). Un article publié dans la revue Cahiers de recherche sociologique, no 34, 2000 [Les universitaires et la gauche], pp. 79-97. Montréal: département de sociologie, Université du Québec à Montréal. [Autorisation accordée par l'auteur le 23 juin 2003]

[57]

Lucien Goldmann

À propos de
« Histoire et conscience de classe ».” *

Un article publié dans la revue L’HOMME ET LA SOCIÉTÉ, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 43-44, janvier-juin 1977, pp. 57-75. Paris: Anthropos.


Dans l'histoire de la pensée du XXème siècle, Georg Lukacs occupe une place prépondérante : avec L'Âme et les Formes, il a été l'initiateur de la philosophie existentialiste ; avec ce même livre et La Théorie du Roman, il a élaboré les premières analyses structuralistes réellement opératoires de la création culturelle et surtout, avec Histoire et conscience de classe, il a entamé un tournant décisif dans l'Histoire de la philosophie en général et de la théorie marxiste en particulier.

Si importants toutefois que soient les deux premiers ouvrages, c'est surtout de l'œuvre marxiste de Lukacs, et notamment du rôle joué par Histoire et conscience de classe au moment de sa parution et de l'actualité qu'il peut avoir pour nous aujourd'hui encore, que je voudrais vous entretenir. Pour ce faire, il faut réactualiser — ne serait-ce que schématiquement — la situation de la pensée marxiste en 1923 — date de parution du livre.

Depuis la mort de Marx et d'Engels, et déjà peut-être dans les derniers écrits d'Engels, une rupture assez profonde avec la pensée dialectique se dessinait. Sans doute le marxisme ne constituait-il pas un bloc unitaire et les différences étaient-elles notables entre les pensées de Lénine, Plekhanov, Bernstein, Kautsky et Rosa Luxemburg. Néanmoins, si nous laissons de côté cette dernière, et si nous comparons l'œuvre des théoriciens marxistes les plus connus avant 1923 - y compris même l’Anti-Dühring et La Dialectique de la nature d'Engels avec les écrits de Marx, une différence assez notable nous frappe aujourd'hui alors qu'elle n'était pratiquement pas saisissable, en dehors même de toute orthodoxie, avant 1923. Cette différence est devenue visible en partie grâce au livre de Lukacs.

Si les analyses marxistes sont justes et si — comme elles nous l'enseignent — la vie intellectuelle est étroitement liée à la vie économique, sociale [58] et politique des hommes, il va de soi que cette affirmation vaut aussi pour l'histoire de la pensée marxiste elle-même, qui ne saurait échapper à l'influence de la réalité sociale au sein de laquelle elle se développe. Le matérialisme dialectique et historique est né au cours des années 1845-1850, à un moment où l'Europe était encore secouée par les dernières vagues de la révolution bourgeoise et où se manifestaient déjà les premières expressions des mouvements spécifiques de la classe ouvrière. En revanche, avec la fin de la révolution de 48, la prise du pouvoir par Napoléon III — Napoléon le Petit, comme l'appelait Victor Hugo - la société capitaliste libérale va se constituer et se stabiliser, favorisant, sur le plan philosophique et théorique, le développement et l'essor des philosophies idéalistes, néo-kantiennes et positivistes. L'ancienne bourgeoisie révolutionnaire - ou à tout le moins progressiste — devient la classe dominante, une classe de plus en plus conservatrice, plus ou moins menacée par les nouvelles forces oppositionnelles, alors qu'à la place du mouvement ouvrier et révolutionnaire, préconisé par Marx et Engels, commence à se développer un mouvement syndical et une social-démocratie, encore marxistes en paroles mais en réalité de plus en plus en plus intégrés à la société existante. Il va de soi que cette intégration du mouvement socialiste à l'ordre capitaliste occidental ne pouvait pas rester sans conséquence pour la structure de pensée de ce mouvement, même s'il continuait à se réclamer de l'œuvre théorique et politique de Marx.

Aussi entre 1890 et 1923 — à l'exception de Rosa Luxemburg et, en très grande mesure, de Trotsky — presque tous les théoriciens importants du marxisme prennent-ils une orientation positiviste parallèle à celle de la science universitaire. Il suffit, pour s'en rendre compte, de constater le peu d'importance accordée dans les études philosophiques à la relation entre Marx et Hegel, que le premier avait cependant explicitement affirmée. Pour Kautsky qui, à l'époque, passait presque unanimement pour le principal théoricien marxiste, la pensée de Marx se rapproche en tout premier lieu de celle de Darwin ; pour Plekhanov, elle se rapproche de Spinoza, de Dietzgen et des matérialistes mécanicistes du XVIIIème siècle ; pour Max Adler, Vorländer, Bernstein et les austro-marxistes, il faut la rattacher à la philosophie néokantienne ; Lénine lui-même écrit, avec Matérialisme et empirio-criticisme, un des ouvrages les plus mécanicistes et les plus antidialectiques qui soient. Et cette tradition antidialectique se poursuivra avec le stalinisme et le structuralisme althussérien d'aujourd'hui.

Seul, entre Marx et Lukacs, Antonio Labriola accordera, en Italie, une importance réelle à la tradition hégélienne, sans pour autant développer un marxisme vraiment dialectique. Si on tient compte de tout cela, on ne s'étonne plus de constater que les écrits qui ont formé plusieurs générations de militants socio-démocrates et, par la suite, de militants communistes n'aient pas été ceux de Marx, mais, avant le stalinisme , l’Anti-Dühring d'Engels - auquel on adjoindra plus tard la Dialectique de la nature du même auteur — et Matérialisme et empiriocriticisme de Lénine.

[59]

Cette orientation de l'histoire théorique que nous venons d'esquisser correspondait à des réalités sociales : stabilisation de l'ordre social du capitalisme libéral entre 1852 et 1914 — à peine interrompue par l'épisode de la Commune de Paris, politiquement et moralement important par ses répercussions dans la conscience révolutionnaire mais en soi, historiquement et socialement, assez limité — et, plus tard, à partir de 1928 environ, stabilisation du régime stalinien en U.R.S.S.

Or c'est entre ces deux périodes que se situent, après la crise de 1905 en Russie, les grandes secousses révolutionnaires mondiales (1917 et 1923-1927 : Russie, Allemagne et Chine), et c'est très probablement à cette époque d'ébranlements révolutionnaires qu'est liée la renaissance de la pensée dialectique. Elle a lieu à des dates assez rapprochées en trois points différents de l'Europe, se limitant toutefois dans les trois cas au niveau philosophique, sans se répercuter ni sur le plan sociologique ni, surtout, sur le plan politique et organisationnel : c'est la découverte en 1914-15 de la pensée hégélienne par Lénine, qui trouva son expression dans le texte publié ultérieurement sous le titre Cahiers sur la dialectique ; c'est, en 1923, la parution d’Histoire et conscience de classe de Lukacs, et ce sera par la suite l'œuvre d'Antonio Gramsci.

Caractérisé en premier lieu par l'affirmation de la séparation radicale entre jugements de fait et jugements de valeur, entre la réalité extérieure soumise à des lois « objectives » et la praxis humaine qui peut tout au plus juger moralement cette réalité ou la modifier par une action technique fondée sur la connaissance et l'utilisation des lois objectives, le positivisme correspond à des situations où les structures sociales sont si solides que leur existence paraît échapper à l'action des hommes qui les constituent et les subissent. Sans doute Marx avait-il longuement dénoncé, dans Le Capital, l'illusion du fétichisme de la marchandise qui fait apparaître les lois économiques, et même les lois historiques, comme indépendantes de la volonté des hommes et analogues aux lois naturelles. Cette mise en garde n'avait cependant pas suffi pour empêcher les marxistes ultérieurs de succomber à la même illusion, dans la mesure où ils vivaient à l'intérieur d'une société relativement stable et en apparence peu perméable à l'action transformatrice des classes sociales.

Du côté bolchevique, une situation qui était, avant 1917, différente par certains côtés favorisait néanmoins une idéologie apparentée — laquelle a trouvé son expression la plus claire dans l'ouvrage de Lénine Que Faire ? L'Etat tzariste était loin d'être aussi stable que les sociétés occidentales mais jusqu'en 1905, aux yeux des bolcheviques tout au moins, le prolétariat n'était pas spontanément et naturellement oppositionnel ; les tendances spontanées de sa conscience apparaissaient plutôt trade-unionistes que révolutionnaires et, par conséquent, il ne pouvait pas prendre la direction de l'action historique de transformation. À partir de là, ce rôle devait être attribué  au parti, organisation de révolutionnaires professionnels, jouant le [60] rôle de technicien collectif de la révolution, et dont l'action devait introduire la conscience socialiste dans le prolétariat. On aboutissait ainsi à une conception tout aussi positiviste et objectivante de la société, qui me paraît expliquer entre autres pourquoi, malgré les différences politiques considérables entre les bolcheviques révolutionnaires et la social-démocratie réformiste, un certain nombre d'ouvrages théoriques (Le Capital financier d'Hilferding, les livres de Kautsky, etc.) étaient acceptés par les uns et par les autres et intégrés à l'idéologie des deux courants.

La première rupture de cette situation se produit en 1905 en Russie, avec la création du Soviet de Pétrograd, action révolutionnaire relativement spontanée du prolétariat qui met fin à une longue période de stabilité et de tendances intégratives. L'expression politique de cet événement correspond d'ailleurs à la situation idéologique : les bolcheviques, qui avaient préconisé une révolution dirigée par une organisation de révolutionnaires professionnels et avaient créé cette organisation en se séparant des mencheviks, se trouvent avoir une influence relativement faible sur le Soviet de Pétrograd alors que Trotsky, qui ne disposait d'aucune organisation propre mais avait, avec Parvus, développé la théorie de la révolution permanente et du prolétariat révolutionnaire, entrera définitivement dans l'Histoire en devenant le président de ce Soviet. La première réaction de Lénine sera de réorienter sa politique : lui qui avait défendu de manière rigide la création d'une organisation disciplinée de révolutionnaires professionnels et voulu la rupture avec des mencheviks, va maintenant préconiser un retour à l'unité et, implicitement, accorder une influence beaucoup plus grande à la base prolétarienne. Mais, bientôt, la révolution de 1905 apparaîtra comme un épisode, et les bolcheviques — y compris Lénine — reprendront leur politique antérieure.

Ce n'est qu'en 1915, et surtout en 1917 avec l'approche de la révolution, que Lénine reviendra à des positions plus dialectiques, d'abord sur le plan philosophique avec les Cahiers sur la dialectique et par la suite, sur le plan politique, avec l’État et la révolution et l'intégration du groupe trotskiste dans le parti bolchevique, où un certain nombre de ses membres occuperont des places de tout premier plan. Le retour au mécanicisme et au positivisme stalinien commencera vers 1922, mais s'affirmera surtout après la mort de Lénine.

En Europe cependant, où les Cahiers sur la dialectique restent inconnus (et où l'œuvre de Gramsci ne sera connue que beaucoup plus tard), la parution du livre de Georg Lukacs en 1923 sera la première expression de la renaissance de la pensée dialectique.

L'ouvrage a fait école, mais il a aussi, immédiatement, provoqué une réaction hostile des orthodoxes, et cette prise de position a amené Lukacs à en interdire toute réédition jusqu'en 1968 et à ne plus écrire que quelques rares notes de deux à six pages jusqu'à la veille de la prise du pouvoir par Hitler. Ajoutons aussi qu'il a maintes fois déclaré que son livre contenait des erreurs et qu'il n'était plus d'accord avec les thèses qui y étaient développées.

[61]

En fait, si nous essayons de rendre compte à la fois de l'effet de l'ouvrage au moment de sa parution, et du rôle qu'il a joué par la suite, il me semble qu'il faut distinguer trois groupes d'idées différentes : les unes s'expliquant en grande partie par l'époque de sa rédaction, et sur lesquelles tout le monde serait aujourd'hui d'accord pour affirmer qu'elles ne correspondaient pas à la réalité ; les secondes résultant du besoin d'intégrer les éléments nouveaux qu'il apportait dans un système fait encore de beaucoup d'éléments non renouvelés ; enfin les troisièmes constituant les nouvelles analyses théoriques qui allaient jouer un rôle capital dans le développement ultérieur de la pensée marxiste et des sciences humaines en général.

Je ne m'arrêterai que brièvement sur les deux premiers de ces groupes, pour m'occuper plus longuement du troisième qui me paraît de loin le plus intéressant.

Écrits entre 1919 et 1922, en pleine crise révolutionnaire des sociétés européennes, après la victoire de la révolution russe, la victoire provisoire — et la défaite qui suivit — des révolutions hongroise et finlandaise, et l'écrasement du spartakisme allemand, ces articles reflètent encore l'espoir révolutionnaire qui ne voyait dans ces défaites qu'un recul provisoire sur l'arrière-plan de la crise fondamentale et décisive du capitalisme mondial.

Ainsi Lukacs est-il persuadé qu'il écrit son livre à la veille de la révolution mondiale, de la destruction du capitalisme et de l'instauration d'une société sans classes — une des idées centrales de l'ouvrage étant que, les conditions économiques et sociales de la révolution se trouvant réalisées, sa victoire est avant tout un problème de prise de conscience du prolétariat.

Depuis, l'Histoire a jugé, et il ne saurait y avoir désaccord entre partisans et adversaires de Lukacs sur le caractère erroné et illusoire de cette estimation.

Le deuxième groupe d'idées concerne les problèmes d'organisation du mouvement et des partis révolutionnaires. Dans le premier quart du siècle, pratiquement depuis la mort d'Engels, deux positions opposées, fondées sur deux analyses différentes de la nature de la société capitaliste, s'affrontaient. L'une, représentée surtout par Rosa Luxemburg et par Trotsky, fidèle à l'hypothèse du prolétariat révolutionnaire, partait de l'idée dialectique de l'identité du sujet et de l'objet, de l'orientation spontanée du prolétariat vers une conscience authentique et non intégrée, et exigeait un parti démocratique dont la base prolétarienne — en dépit d'une conscience révolutionnaire moins développée que celle des cadres dirigeants — devait être le noyau fondamental : c'est elle qui devait contrôler l'appareil du parti, constitué de révolutionnaires professionnels plus cultivés et expérimentés, mais qui risquaient toujours de s'orienter vers la bureaucratisation, la substitution de leurs propres intérêts à ceux de la classe ouvrière et, dans le monde occidental, de glisser vers l'intégration à la société capitaliste. L'autre groupe de théoriciens marxistes ou néo-marxistes, partant de l'expérience historique des dernières décennies, constataient que la conscience du prolétariat ne s'orientait pas spontanément vers la mise en question de la société capitaliste [62] mais vers une intégration à celle-ci, de nature démocratique et trade-unioniste. Ces théoriciens se divisaient à leur tour en deux courants : l'un, révisionniste, abandonnait l'idée même de révolution, ne trouvant plus aucune base sociale à celle-ci ; l'autre, incarné surtout par le parti bolchevique, exigeait la création d'un parti discipliné de révolutionnaires professionnels qui devait, non pas aider le prolétariat à comprendre ce qui était déjà pour lui une tendance virtuelle de sa conscience et de son action, mais au contraire introduire la conscience révolutionnaire dans le prolétariat et contrôler ce dernier en permanence pour éviter tout retour de ses tendances spontanées.

Or l'expérience des années 1917-1923 — la défaite des spartakistes et des révolutions européennes — avait montré le caractère erroné des positions de Rosa Luxemburg et augmenté le prestige des bolcheviques victorieux en Russie (même si, en fait, les positions de Trotsky et de Lénine s'étaient beaucoup rapprochées au cours de la révolution). De plus, les années 1919-1923 avaient à nouveau montré la stabilité relative, la force de résistance du capitalisme occidental ; bientôt d'ailleurs, l'évolution historique allait entraîner l'élimination de Trotsky comme elle avait amené déjà celle de Rosa Luxemburg.

Dans ses positions fondamentales, Lukacs — comme beaucoup de révolutionnaires de l'époque — admettait l'idée du prolétariat révolutionnaire. Tout au plus était-il peut-être plus conscient que la plupart des autres théoriciens que cela le conduisait très près des positions de Rosa Luxemburg. Mais, comme pour Lénine en 1916, et plus tard pour Gramsci, ce retour à la dialectique sur le plan de la philosophie et de l'analyse sociologique fondamentale ne pouvait — étant donné la réalité sociale et politique, et la perspective révolutionnaire de ces penseurs — conduire à la mise en question de l'expérience des dernières années ni, surtout, au développement d'une critique radicale de la structure du parti bolchevique — qui était le seul à avoir organisé et dirigé une révolution victorieuse — et à la mise en lumière des dangers qu'il recelait tant pour la démocratie que pour la révolution. On voit le dilemme devant lequel se trouvaient placés — consciemment ou inconsciemment — les trois théoriciens révolutionnaires qui avaient retrouvé la dialectique.

Comment concilier l'exigence d'une force sociale spontanément révolutionnaire, interne à la société existante (philosophiquement : l'idée de l'identité partielle du sujet et de l'objet), avec l'acceptation - dont ils n'envisageaient même pas qu'ils puissent la mettre en question — du parti bolchevique centralisé et hiérarchisé comme forme d'organisation efficace par excellence du mouvement révolutionnaire ? En fait, le problème était insoluble : il n'y avait pas de position intermédiaire viable, pratiquement, entre le Lénine de Que faire ? et les positions de Rosa Luxemburg. On comprend pourquoi ni Lukacs, ni Gramsci, ni même Lénine n'ont pu trouver de réponse à un problème que la situation historique empêchait de résoudre, et pourquoi — les deux premiers en théorie, le troisième en pratique au cours des dernières années de sa vie — ils n'ont pu que préconiser le programme irréalisable d'une démocratisation interne des partis communistes.

[63]

Ici aussi, au moment où je parle, l'Histoire a clarifié le problème. Encore faudrait-il ajouter que le caractère plus démocratique du parti communiste italien, la résistance plus forte des intellectuels polonais à la restalinisation, sont peut-être dûs en partie à la tradition de Gramsci et de Rosa Luxemburg. Quoi qu'il en soit, sur ce point également, les idées que Lukacs développe dans Histoire et conscience de classe me paraissent difficilement défendables, à condition, toutefois, de rappeler que parmi ceux qui les critiquent, les uns, marxistes institutionnels, le font à cause du programme de démocratisation du parti, et les autres, hérétiques, à cause de leurs illusions sur les possibilités d'une pareille démocratisation.

Cela dit, j'en arrive au noyau fondamental du livre de Lukacs, grâce auquel il restera définitivement un des grands moments de l'histoire de la pensée marxiste en particulier et de la pensée philosophique européenne en général.

La première analyse — qui implique d'ailleurs les autres et qui constituait déjà, en tant que telle, un retour à la pensée dialectique — considère d'emblée l'idée du sujet collectif et l'idée que les classes sociales sont les seuls sujets historiques, comme les fondements essentiels et spécifiques du marxisme. J'ajouterai aussi que Lukacs, après avoir analysé dans deux livres pré-marxistes toute une série de structures possibles de la pensée fondées sur l'idée de conscience individuelle, et tout en poussant dans ses analyses l'idée de conscience transindividuelle et particulièrement de conscience de classe jusqu'à ses dernières limites, s'emploie beaucoup plus à montrer son statut historique et à critiquer les insuffisances et les distorsions fondamentales de la pensée individuelle — statut contemplatif et réification — qu'à décrire explicitement les relations de la conscience de classe avec la conscience individuelle. Un certain nombre d'analyses critiques, notamment celles de l'école de Francfort, ayant depuis soulevé le problème, je voudrais m'y arrêter quelques instants.

Différents courants de la philosophie de la bourgeoisie ascendante — rationalisme, empirisme, philosophie des Lumières — et aussi de la philosophie universitaire ultérieure — positivisme, néo-kantisme, existentialisme sartrien — ont toujours considéré le statut individuel du sujet de la pensée et de l'action comme une évidence qui ne faisait pas problème. Tout au plus les philosophies qui admettaient le rôle partiellement ou entièrement actif et créateur du sujet par rapport à la connaissance et au monde extérieur (néo-kantisme, phénoménologie husserlienne) ont-elles été obligées, devant l'impossibilité d'attribuer ce statut à la conscience empirique des individus, de recourir à ce monstre philosophique et scientifique qu'est l'ego transcendental. En fait, l'hypothèse du statut individuel du sujet entre en conflit avec n'importe quelle expérience quotidienne. Il suffit d'imaginer trois déménageurs transportant un piano pour voir l'impossibilité absolue de comprendre quoi que ce soit à l'événement si Ton suppose que l'un d'entre eux a le statut de sujet, ce qui implique qu'on assimile les deux autres au piano en tant qu'objets de la pensée et de l'action du premier. J'ajouterai qu'une telle [64] perspective rompt nécessairement le lien entre la conscience de l'individu considéré comme sujet et le déplacement du piano qui n'est pas son fait, et donne à la pensée un statut contemplatif par rapport à ce déplacement. Il est évident que la seule manière de comprendre les faits et de rétablir le lien entre la conscience et la praxis, est d'admettre que les trois déménageurs constituent ensemble le sujet d'un comportement dont le piano est l'objet et son déplacement le résultat. Or cet exemple, banal en apparence, est valable pour tout le comportement conscient des hommes dans la vie sociale et, implicitement, pour la majeure partie de leur conscience. L'hypothèse du sujet individuel est une idéologie déformante, élaborée elle-même par un sujet collectif.

Cela dit, il est évident que chaque comportement examiné en tant que secteur particulier de la réalité, a un sujet collectif spécifique et différent de celui de la plupart des autres comportements ; cela veut dire que tout individu s'intègre, dans le temps d'une seule journée, à un nombre considérable de sujets transindividuels de composition différente.

Cette variabilité n'est cependant pas totale. Certains sujets collectifs ont un statut plus ou moins durable : les ouvriers d'une même entreprise de déménagement agissent souvent ensemble, ou tout au moins dans des combinaisons dont le nombre se trouve limité ; ils constituent un sujet transindividuel qui s'étend à un nombre plus ou moins élevé de comportements. À un niveau plus global, il y a des sujets transindividuels (famille, groupe professionnel, classe sociale) qui ont un statut réellement durable par rapport à une époque historique. Et, parmi eux, les classes sociales ont une importance particulière et un statut privilégié dans la mesure où elles sont le seul sujet transindividuel dont la conscience et le comportement sont orientés vers l'organisation de l'ensemble des relations interhumaines et des relations entre les hommes et la nature, soit pour les conserver telles quelles, soit pour les transformer de manière plus ou moins radicale ; c'est dire qu'elles sont le sujet par excellence de l'action historique et, sur le plan de la conscience, le sujet de la création d'univers conceptuels et imaginaires, c'est-à-dire des créations philosophiques et littéraires.

Par rapport à ce sujet collectif, quelle existence et quel statut peut avoir cependant la réalité biologique et psychologique de l'individu ? Ce dernier existe incontestablement tout d'abord sur le plan de ce que Freud a appelé la libido, c'est-à-dire de tout un ensemble de désirs et d'aspirations, qui entrent en conflit avec les exigences de la vie sociale et qui, transformés par ce conflit, se modifient ou sont refoulés et demeurent inconscients. L'individu cependant existe aussi sur un autre plan, celui de la vie consciente, où il apparaît comme un mélange particulier et spécifique de sujets collectifs. Ici il me semble que Freud a eu tort de considérer le Surmoi — les normes intériorisées — comme une structure cohérente et significative alors qu'il s'agit, à mes yeux, d'un mélange provenant de l'intériorisation de normes rattachées aux structures les plus variées (famille, école, profession, classe, etc.).

[65]

Comment, dans ces conditions, étudier le comportement empirique de l'individu ? Il me semble que ce comportement constitue toujours un mélange de structures à signification libidinale et de structures à signification sociale rigoureusement différentes, difficiles à séparer sauf dans les cas extrêmes de prépondérance absolue de l'une ou de l'autre chez l'aliéné et le créateur de génie. Quant aux structures logiques et sociales elles-mêmes, leur mélange, impossible à séparer chez l'homme moyen sur le plan individuel, est en revanche accessible à l'étude sociologique de l'ensemble du groupe où les différences individuelles s'annulent mutuellement.

On voit dans quelle mesure et comment une histoire sociologique peut être positive en mettant en relation les processus historiques, aux différents niveaux économiques, social, politique et culturel, avec les sujets historiques : les classes sociales. Le statut du sujet transindividuel étant radicalement différent de celui du sujet individuel, cette mise en relation du comportement historique avec les classes sociales entraîne cependant un bouleversement radical à la fois de perspective et de méthodologie scientifique.

La première de ces différences réside dans l'identité partielle — Lukacs parlait encore d'identité totale — du sujet et de l'objet de la pensée et de l'action. En effet si, à titre d'exemple, nous supposons que les écrits de Marx expriment la perspective du prolétariat et se rattachent à la conscience virtuelle de celui-ci, alors à travers Le Capital le prolétariat pense non seulement la société capitaliste dans son ensemble, mais se pense lui-même en tant que partie de cette société. Et la même chose vaut aussi, bien entendu, pour le jansénisme en tant qu'expression théologique de la noblesse de robe, pour le cartésianisme en tant que philosophie rattachée au Tiers-Etat français, etc.

La relation entre le sujet individuel et le monde ambiant était nécessairement, sur le plan de la connaissance, statique et contemplative ; elle ne pouvait passer à l'action que par un hiatus, une rupture radicale, et conférait nécessairement à cette dernière un caractère soit technique, soit moral. Les jugements de fait constitutifs de la pensée théorique se présentaient comme n'ayant aucun lien nécessaire avec les jugements de valeur qui structuraient les impératifs hypothétiques ou catégoriques de l'action technique ou morale. La dualité sujet-objet se prolongeait dans la dualité pensée-action, jugements de fait-jugements de valeur, et dans d'innombrables autres dualités : éléments-totalité, synchronie-diachronie, statique-dynamique, politique-morale, fin-moyens, et ainsi de suite. Comme je l'ai déjà dit, la seule tentative de dépasser cette dualité en accordant une fonction constituante au sujet ne pouvait se situer, dans le cadre des philosophies individualistes, que dans le ciel abstrait et spéculatif du transcendental.

Il suffit cependant de passer du sujet individuel au sujet collectif pour se trouver d'emblée dans un monisme radical qui refuse toute alternative absolue. En revenant à la première d'entre elles, l'alternative sujet-objet — que la pensée dialectique remplace par l'identité partielle de l'un et [66] de l'autre — la perspective du sujet transindividuel supprime toute nécessité de recourir au concept de transcendantal dans la mesure où les sujets empiriques transindividuels, les groupes humains, sont constitutifs de l'ensemble et ont réellement et empiriquement construit les routes, les maisons, les villes, les relations sociales, les institutions et les normes, les catégories mentales, etc. De même, la dualité science-conscience perd son caractère radical dans la mesure où l'étude de l'objet est en même temps auto-connaissance transformatrice du sujet ; c'est d'ailleurs la raison fondamentale du titre du livre, Histoire et conscience de classe, dont Lukacs a montré qu'elles sont, en partie tout au moins, identiques.

Quelques mots encore sur deux des dualités les plus importantes qui régissent la pensée positiviste : celle du déterminisme, dimension de la science positiviste, et celle de la liberté, dimension vécue de l'action, et notamment de l'action morale. Ici encore, les penseurs dialectiques, refusant tout dualisme, ne sauraient voir qu'une structuration historique dans la mesure où ils considèrent que l'action des hommes est à la fois extérieurement et intérieurement (c'est-à-dire mentalement et psychiquement) limitée par les conditions sociales existantes et les catégories mentales qui en résultent, mais aussi que cette limitation laisse aux membres des différentes classes sociales un champ de liberté à l'intérieur duquel leur comportement modifie les structures sociales et, par cela même, augmente ou diminue leur liberté, comme l'écrivait Marx (Thèse III sur Freuerbach). De même, la dualité conscience-action, qui se rencontre souvent au niveau individuel où — étant donné la complexité du mélange qu'est toute personnalité — il est facile d'imaginer une contradiction même assez radicale entre les convictions et le comportement d'un individu, n'est en revanche pas concevable dès qu'il s'agit d'un groupe social dont la conscience collective est toujours fonctionnelle par rapport à son comportement effectif. Sur le plan de la création culturelle, cette constatation a une importance particulière dans la mesure où, par exemple, il serait très difficile d'établir un lien nécessaire entre la vie de Racine et la structure de son œuvre (peu de chose eût suffi pour qu'il soit éduqué par les Jésuites et, de ce fait, écrive des pièces entièrement différentes), alors qu'il est beaucoup plus aisé de mettre en lumière un lien nécessaire entre cette œuvre, la théologie janséniste, les structures mentales de la noblesse de robe au XVIIème siècle et la situation sociale, politique et économique de cette classe.

Je pourrais poursuivre encore dans cette direction, mais cela dépasserait le cadre de cette conférence. Je voudrais seulement souligner que si aucune des alternatives qui régissent la pensée individualiste et positiviste n'a de valeur absolue, chacune a en revanche un intérêt opératoire dans la recherche, à condition précisément de rester conscient de son caractère relatif et spécifique. Qu'est-ce que cela signifie ? Que la relation entre le sujet et l'objet, la détermination et la liberté, la théorie et la praxis, la science et la conscience, n'a pas un caractère permanent, universel et statique, mais varie avec les situations historiques particulières ; qu'elle doit être mise chaque fois [67] en lumière et qu'elle constitue une des dimensions essentielles de ce que le jeune Lukacs appelait les formes psychiques, qu'il appellera par la suite le principe de totalité et que nous nommons aujourd'hui la structure significative.

Une des thèses fondamentales aussi bien de la psychanalyse sur le plan du sujet individuel que de la pensée dialectique sur le plan social et historique, réside précisément dans l'assomption que tous les faits humains — qui résultent du comportement d'un sujet respectivement individuel ou transindividuel dont l'action est orientée vers la transformation du monde ambiant de manière à y créer un équilibre plus conforme à ses aspirations — ont, comme tels, un caractère de structures fonctionnelles, c'est-à-dire de structures significatives. Leur étude suppose donc, d'une part une analyse interne, compréhensive qui a pour fonction de mettre en lumière la structuration immanente et, à partir de là, la signification éventuelle des divers éléments engagés dans telle ou telle relation et, d'autre part, une analyse externe, explicative, portant sur l'insertion de la structure en tant qu'élément fonctionnel dans une autre structure englobante. En ce sens —et malgré tout ce qui les sépare — les pensées de Hegel, de Marx, de Freud, de Lukacs sont des structuralismes génétiques centrés sur l'idée qu'il faut étudier tout fait humain en tant que comportement — individuel ou collectif — cherchant à établir un meilleur équilibre entre le sujet et le monde ambiant : cela veut dire qu'il faut prendre au sérieux l'affirmation qu'aucun fait humain n'est absurde, que ce qui paraît dépourvu de sens est soit un fait partiel mal découpé par le chercheur dans l'ensemble de la réalité, soit un mélange de significations différentes reliées à des sujets différents ; la compréhension suppose alors soit l'insertion dans un tout plus vaste et dans un devenir temporel, soit la séparation des différents éléments constitutifs du mélange, soit, si besoin est, l'une et l'autre. J'ajouterai que, si tout comportement est significatif et fonctionnel dans la mesure où il tend vers un équilibre, cela ne signifie pas, bien entendu, qu'il pourra réaliser effectivement cet équilibre car, en dehors des obstacles extérieurs qu'il pourrait rencontrer, le monde ambiant change grâce aux comportements des différents sujets collectifs et avec lui la situation, de sorte que ce qui était fonctionnel et significatif à un moment donné ne l'est plus et fait place à une fonctionnalité différente. Cette transformation — qui est bien entendu un processus progressif et où le passage de la structuration et de la fonctionnalité antérieure à la structuration et à la fonctionnalité ultérieure a néanmoins un caractère brusque — implique une synthèse de continuité et de discontinuité que Hegel appelait le passage de la quantité à la qualité.

Dans cette perspective, une autre dualité importante et même fondamentale pour la pensée individualiste, celle entre les moyens et la fin — dont les prédominances constituent respectivement le moralisme et le machiavélisme — disparaît pour faire place à une structure globale où fins et moyens agissent réciproquement les uns sur les autres sans qu'il y ait aucune primauté de principe.

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Dernier point important : dans la mesure où tout comportement humain est considéré comme un processus, il ne saurait plus se définir par la réalité effective, en-dehors de la virtualité qu'il tend à réaliser. Au concept de conscience réelle s'ajoute celui de bezogens Bewusstsein que nous avons traduit par « maximum de conscience possible », fondé sur le concept de conscience virtuelle agissant sur la réalité et délimitant le champ des variations possibles de celle-ci. C'est la distinction que Marx avait faite entre la classe en soi et la classe pour soi, sans laquelle il est impossible de comprendre quoi que ce soit à la vie historique et sociale.

L'importance du livre de Lukacs qui, après une éclipse d'un demi-siècle, a réintroduit tous ces concepts dialectiques dans la pensée marxiste, rétablissant ainsi sa perspective dialectique, a sans doute été considérable. Mais ni vous ni moi ne sommes de purs historiens et il va de soi que ce qui nous intéresse aujourd'hui en tout premier lieu, c'est la fertilité de ces concepts pour la compréhension positive et scientifique des problèmes de notre époque et des sociétés dans lesquelles nous vivons. Tâche d'autant plus difficile que — comme je l'ai déjà dit — il ne saurait être question de reprendre les analyses sociales et politiques de Lukacs qui sont évidemment erronées et que, aujourd'hui, l'importance historique du livre se situe avant tout sur le plan philosophique, méthodologique et dans ses analyses concrètes de la réification et de certains secteurs de l'histoire de la philosophie.

Pouvons-nous cependant à l'heure actuelle utiliser ce livre pour aller plus loin que ne l'a fait et que ne pourrait le faire Lukacs lui-même ? Peut-on à partir des méthodes dialectiques, établir une analyse sociale et politique de notre époque ? Je pense — en partie tout au moins — que la réponse doit être positive. Parmi les grands pans de l'analyse marxienne que Lukacs avait conservés et que nous devons, me semble-t-il, abandonner, se situent avant tout la théorie du prolétariat révolutionnaire et aussi l'idée d'une démocratisation interne et révolutionnaire des partis communistes nés précisément des tendances réformistes et intégratives de la classe ouvrière. La question peut être formulée d'une manière assez simple : au moralisme des théoriciens socio-démocrates, au réformisme non révolutionnaire des politiciens syndicaux et socialistes occidentaux, à la technicité révolutionnaire du parti bolchevique jusqu'en 1917 et même jusqu'en 1923, Lukacs opposait l'exigence dialectique d'une force révolutionnaire interne, faisant partie de l'objet même qu'il fallait transformer, à savoir de la société capitaliste, l'exigence d'une classe sociale à tendance spontanément et naturellement révolutionnaire.

J'ai déjà dit que Lukacs, Rosa Luxemburg, Trotsky voyaient cette force dans le prolétariat et que c'est probablement dans l'inexactitude de cette analyse que se trouve la raison pour laquelle ils ont été politiquement éliminés par les Bernstein et les Staline, les réformistes et les communistes institutionnels dont, à l'époque, les analyses étaient beaucoup plus proches de la réalité.

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Sommes-nous cependant aujourd'hui encore devant le même dilemme ? N'y a t-il pour un socialiste d'autre choix qu'entre la politique de Trotsky et de Rosa Luxemburg ou celle de Staline et des réformistes, tout au moins dans les sociétés industrielles avancées ? Je ne le crois pas. Depuis plusieurs années déjà, trois idées étroitement reliées à l'intérieur d'une analyse politique globale se développent et prennent une place croissante dans la pensée socialiste mondiale : celle d'autogestion, celle de couches moyennes salariées ou d'une nouvelle classe ouvrière, et celle de réformisme-révolutionnaire.

Il est en effet impossible, pour une pensée marxiste sérieuse, de travailler encore uniquement avec le concept de société capitaliste tel qu'il a été élaboré par Marx. Il ne s'agit pas ici d'une critique de la pensée de ce dernier, mais d'un essai de la continuer. Quels que soient les points sur lesquels on pense qu'il faudrait apporter des modifications aux analyses marxiennes, Le Capital reste le fondement de toute analyse sérieuse de la société capitaliste libérale. Seulement, Marx est mort en 1883 et, depuis, l'histoire de la société capitaliste s'est poursuivie, apportant des changements importants, qu'il faut bien entendu intégrer à l'analyse. Déjà, au début du XXème et jusqu'à la fin de la Première Guerre Mondiale, les principaux théoriciens du mouvement ouvrier, et notamment Hilferding, Lénine et Rosa Luxemburg, ont été obligés d'introduire, en tant que théorie de l'impérialisme, l'analyse des transformations que le développement du capital financier, des monopoles et des trusts a apportées à la structure traditionnelle du capitalisme libéral.

Or il fait de moins en moins de doute pour la plupart des économistes et des sociologues que, depuis, le développement des interventions étatiques et la création de mécanismes de régulation qui s'y rattachent, ont créé dans l'histoire du capitalisme une troisième phase, qu'on désigne coutumièrement sous les noms de société technocratique, capitalisme d'organisation, société de consommation.

Ici je crois devoir soulever un problème de terminologie qui n'est pas sans importance. Il me paraît en effet inopportun de conserver le terme d'impérialisme à la deuxième phase de l'histoire du capitalisme analysée par Lénine et Rosa Luxemburg, qui se situe environ entre 1912 et 1945-1950 ; et cela non pas parce que ce terme serait inadéquat, mais au contraire parce que les caractéristiques qu'il désigne en tout premier lieu et qui permettaient de distinguer cette phase du capitalisme libéral antérieur, loin de disparaître et de s'affaiblir avec le passage au capitalisme d'organisation et à la société technocratique, se sont au contraire renforcées, cette dernière phase étant pour le moins tout aussi impérialiste, sinon plus, que la phase précédente.

Dans ces conditions, et dans la mesure où nous avons besoin de trois termes désignant les caractéristiques spécifiques de chacune de ces phases, je suggérerais volontiers qu'on garde le terme capitalisme impérialiste pour l'ensemble de la période qui a commencé au début du siècle, et qu'on distingue, à l'intérieur de celle-ci, deux phases différentes : celle du capitalisme [70] en crise (1912-1950) et celle du capitalisme d'organisation (depuis 1950). Le premier de ces termes me paraît en effet justifié par la désorganisation du marché libéral qu'a entraîné le développement des monopoles et des trusts avant qu'il ne soit remplacé par des mécanismes d'intervention étatique et de régulation, et qui a engendré une série de crises économiques, sociales et politiques très rapprochées, à peine interrompues par de brèves périodes d'équilibre labile et instable. Cette période historique est en effet caractérisée par la Première Guerre Mondiale, la crise sociale et économique de l'immédiat après-guerre (jusqu'en 1923), l'extraordinaire crise économique des années 1929-1933, la prise de pouvoir hitlérienne et la Seconde Guerre Mondiale.

En revenant maintenant à notre première question, celle de l'existence de forces de transformation internes aux sociétés capitalistes occidentales contemporaines qui pourraient agir dans le sens de la réalisation d'une société socialiste, il faut nous arrêter quelque peu aux transformations sociales qui ont caractérisé le passage du capitalisme en crise au capitalisme d'organisation.

La plus importante, dans la perspective qui nous intéresse, réside dans le fait que tout en ayant considérablement diminué les dangers de crise économique et assuré depuis vingt ans un lent accroissement du niveau de vie de presque tous les groupes sociaux participant à la production, y compris la classe ouvrière, le développement du capitalisme d'organisation a profondément modifié la structure sociale des sociétés occidentales, avant tout sur deux points importants : l'élévation de la qualification moyenne des producteurs et le remplacement progressif des anciennes couches moyennes, composées en grande partie de notables indépendants, par des couches moyennes d'une nature différente, ayant des revenus équivalents et parfois plus élevés mais aussi un statut de spécialistes dépendants et de salariés. On aboutit ainsi à un développement considérable des techniciens spécialistes, désignés par les uns comme nouvelles couches moyennes salariées, par d'autres comme nouvelle classe ouvrière, et à la concentration de tous les pouvoirs de décision dans les mains d'un groupe de plus en plus restreint de technocrates contrôlant non seulement la production proprement dite mais aussi tous les autres domaines de la vie sociale [1].

Or, dans la mesure où les tendances d'avenir s'orienteront probablement vers l'augmentation du poids relatif des spécialistes salariés dans l'ensemble de la vie sociale, et vers la diminution — au moins relative et peut-être même absolue — du poids des ouvriers non qualifiés, une analyse marxiste des tendances de la société contemporaine devrait se préoccuper en premier lieu de l'orientation probable de cette couche de techniciens et aussi de celle, des universités où ils sont formés et qui prendront probablement de plus en plus de place dans la vie de la société. Sur ce point, plusieurs idées importantes ont été développées par les théoriciens du réformisme-révolutionnaire au cours de ces dernières années :

[71]

a) Cette couche de spécialistes salariés dont le niveau de vie augmentera sans doute progressivement et que sa qualification rend beaucoup moins vulnérable que ne l'étaient les anciens travailleurs à la chaîne, acceptera probablement de plus en plus difficilement son statut de simple exécutant auquel tendront à la limiter les défenseurs de l'ordre existant. La loi de l'utilité marginale jouant pour une fois, et faisant que plus le niveau de vie est déjà élevé, plus son augmentation perd de son importance, le moins qu'on puisse dire est qu'une action socialiste orientée vers la transformation de l'ordre existant a toutes les chances de trouver dans ce milieu un terrain de plus en plus favorable.

Il faut cependant souligner que dans la mesure où l'action transformatrice de la société n'est plus fondée en premier lieu sur une classe ouvrière non qualifiée mais sur les techniciens et les cadres salariés, elle changera profondément de nature.

Le manque de qualification de la majorité des ouvriers dans la période précédente les rendait en effet, d'une part extrêmement vulnérables dans la mesure où ils étaient faciles à remplacer, et d'autre part difficilement accessibles à une analyse globale de la société dans la mesure même où le manque de qualification et la répétition indéfinie d'un seul et même geste dans leur travail quotidien rétrécissaient considérablement leur horizon intellectuel. On comprend pourquoi les grandes organisations bureaucratiques (syndicats et partis) constituaient pour cette époque la seule possibilité de défendre leurs intérêts à l'intérieur de la société capitaliste. Inversement, la qualification des techniciens et des spécialistes les rend indispensables à l'appareil de production, difficiles à remplacer et beaucoup plus accessibles — tout au moins virtuellement sinon réellement — à l'analyse de leur statut dans l'ensemble de la société. C'est-à-dire que dans la mesure où ils seront amenés à jouer un rôle social et politique, la problématique déjà mentionnée de la dialectique entre la spontanéité et l'organisation hiérarchisée et disciplinée se trouvera très probablement renversée en faveur de la première.

b) D'autre part, toutes les analyses qui avaient amené Marx à décrire la nature et la stratégie de la transformation socialiste à travers la révolution prolétarienne — et qui, dans l'évolution historique réelle, se sont révélées extrêmement problématiques — ne s'applique certainement pas à une action socialiste fondée en tout premier lieu sur les techniciens spécialistes en tant que force principale de la transformation sociale.

Comme on le sait, Marx avait développé l'idée d'une paupérisation progressive de la classe ouvrière qui amènerait celle-ci nécessairement en conflit avec la société existante. Cette paupérisation — qui ne s'est même pas confirmée pour les classes ouvrières traditionnelles dans les sociétés occidentales — peut difficilement être envisagée comme probable pour les techniciens dans l'évolution future d'une société technocratique.

[72]

D'autre part, une des idées fondamentales de Marx était celle que, le prolétariat en tant que prolétariat ne pouvant en aucun cas augmenter son pouvoir économique et social à l'intérieur de la société capitaliste, sera, dans l'histoire de l'humanité, la première classe dont l'action libératrice aurait un caractère universellement humain s'orientant vers sa propre suppression en tant que groupe particulier et surtout, faisant précéder par la révolution et la prise du pouvoir politique les grandes transformations de l'économie et de la société. Toute cette analyse, cela va presque de soi, ne joue pas pour les nouvelles couches sociales dont je viens de parler. Leur problème — qui deviendra de plus en plus important — sera celui de leur influence insuffisante à l'intérieur de l'entreprise et de leur réduction à un rôle de simple exécutant. Sur le plan économique il s'agira de gens qui auront de plus en plus à perdre et dont l'action s'orientera non seulement vers la préservation des avantages acquis mais encore vers leur augmentation et vers une prise de pouvoir croissante à l'intérieur de la production et de la vie sociale globale. Il naît ainsi la perspective d'une transformation dont le modèle, très différent à la fois du schéma de la révolution prolétarienne politique préalable aux transformations économiques et du réformisme partiel et limité des social-démocraties occidentales qui essayaient seulement d'aménager la société capitaliste existante, se rapproche au contraire considérablement de celui du développement de la bourgeoisie à l'intérieur de la société féodale, dans laquelle la prise de pouvoir économique et l'augmentation considérable du poids social de la classe montante ont précédé la prise de pouvoir politique, laquelle d'ailleurs a eu, suivant les pays, un caractère d'abord révolutionnaire (Angleterre, France) mais aussi par la suite évolutionniste et réformiste (Allemagne, Italie). C'est très précisément ce qu'on appelle aujourd'hui l'analyse réformiste-révolutionnaire qui relie étroitement aux idées que je viens de développer celle, non moins importante, d'autogestion ouvrière.

On peut sans doute trouver à l'idée d'autogestion toute une série d'ancêtres historiques depuis Proudhon jusqu'aux anarchistes de la révolution espagnole, comme on a jadis essayé de trouver des ancêtres au communisme révolutionnaire et à la pensée marxiste dans le communisme primitif, dans la République de Platon, dans le communisme des sectes hérétiques du Moyen-Age, etc.. C'est là sans doute un intéressant sujet d'étude de l'histoire des idées. Pour le sociologue et le penseur politique contemporains, il est cependant évident qu'à partir du développement de la pensée des socialistes yougoslaves, l'autogestion comme programme socialiste a changé radicalement et de fonction et de nature. Développée en premier lieu par les yougoslaves, moins à partir d'un besoin interne de leur propre société encore trop arriérée pour permettre une réduction considérable des pouvoirs centraux si on veut réellement assurer l'investissement, que du besoin politique de créer une structure économique et sociale différente de la société soviétique et des démocraties populaires, et qui permette au pays d'assurer son autonomie par rapport à celles-ci, l'autogestion — partiellement et encore insuffisamment réalisée  en Yougoslavie — s'est avérée correspondre de manière assez rigoureuse [73] aux tendances virtuelles et au programme probable des couches de techniciens spécialisés dans les pays économiquement avancés en voie d'accomplir leur seconde révolution industrielle.

Dans la mesure en effet où l'évolution de ces sociétés s'orientera vers une augmentation du poids relatif des techniciens spécialistes dans l'ensemble de la production par rapport aux ouvriers non qualifiés, il y a de très grandes chances pour que les premiers orientent leur action vers l'exigence d'une influence croissante à l'intérieur de la programmation et de la prise des décisions importantes dans l'entreprise, et cela veut dire, à la limite, vers l'autogestion des entreprises par les producteurs. Ajoutons qu'un pareil programme, extrêmement difficile à réaliser effectivement dans un pays relativement peu développé et à niveau de vie relativement bas, comme c'était le cas en Yougoslavie, à cause de l'existence d'une classe ouvrière dont les besoins matériels sont aigus et urgents à satisfaire et dont des parties non négligeables ont très souvent un niveau intellectuel relativement bas, ayant quitté depuis peu de temps la campagne, sera en revanche beaucoup plus facile à réaliser lorsqu'il s'agira de faire admettre des décisions responsables et une programmation à longue durée à des spécialistes ayant un niveau intellectuel réellement ou virtuellement élevé et dont le standard de vie est tel que tout au moins les besoins les plus urgents de l'existence sont satisfaits et ne présentent plus de problèmes.

Finalement, l'autogestion est la démocratie économique des producteurs, et il me semble qu'elle sera tout aussi inévitable, une fois que ces producteurs auront atteint un certain niveau de développement de leur conscience et un certain niveau économique, que l'a été, l'orientation vers la démocratie politique une fois assurée dans les pays industriels avancés, le développement économique, social et intellectuel de la bourgeoisie. J'ajouterai cependant que, en dehors de la nécessité — irréalisable dans le cadre d'une conférence comme celle-ci — d'étoffer cette perspective générale tout à fait schématique par des analyses concrètes de tout ce qu'Althusser a appelé les facteurs de « surdétermination », c'est-à-dire, dans ce cas, les caractères spécifiques des structures économiques, sociales et politiques, et des rapports de classe dans les différents pays industriels avancés, trois problèmes généraux se posent, que je dois me contenter de mentionner brièvement mais dont je ne saurais assez souligner l'importance, à savoir :

1) Quelle sera la résistance des dirigeants actuels et des forces conservatrices à la perspective de transformation réformiste-révolutionnaire de l'ensemble de la société et à l'orientation vers une démocratie économique et vers l'autogestion ? ou, en d'autres termes, quelle sera la nature des conflits qu'il faudra affronter pour assurer le développement humain et efficace des sociétés occidentales ? Sur ce point, les voies effectives seront certainement beaucoup plus variées que ne l'était le schéma de la révolution politique prolétarienne. Il suffit de mentionner la multiplicité des voies par lesquelles la bourgeoisie est arrivée au pouvoir dans les différents pays de l'Europe occidentale   et aussi aux États-Unis (révolutionnaire en Angleterre et en [74] France, réformiste en Allemagne, à travers un mouvement d'unification et d'indépendance nationale en Italie, par la création directe d'une société bourgeoise et l'extermination des anciens habitants, aux États-Unis). Comme, cependant, il est probable que la voie non-révolutionnaire de l'accession au pouvoir des bourgeoisies allemande et italienne n'a été possible qu'à cause de la victoire préalable des révolutions anglaise et française, il n'y a ni garantie, ni même probabilité, que la première transformation dans le sens de l'autogestion se fasse par voie pacifique sans conflits plus ou moins aigus.

Ceci pose le problème particulièrement important des formes d'organisation que devra prendre le mouvement socialiste pour assurer le triomphe de l'autogestion sur les forces réactionnaires qui s'y opposeront. De toute évidence, ces formes d'organisation ne seront ni celles qui correspondaient aux grands corps bureaucratiques et hiérarchisés dirigeant l'action des ouvriers de l'industrie mécanisée, ni celles qui correspondent au mouvement de libération et de transformation sociale des pays sous-développés. C'est dans les pays occidentaux eux-mêmes que le mouvement devra inventer et créer des formes d'organisation propres, exactement comme en 1905, les ouvriers de Pétrograd ont inventé les Soviets que n'avaient prévus aucun des principaux théoriciens socialistes de l'époque. Pour l'instant, la renaissance et la réactualisation des théoriciens de l'époque précédente (Rosa Luxemburg, Trotsky, Lénine) et les références aux grands dirigeants des mouvements révolutionnaires du Tiers-Monde (Mao, Castro, Guevara) prouvent avant tout — quelle que soit l'admiration qu'on éprouve pour leur génie, pour leur action et pour leur pensée — la carence des solutions propres adaptées aux pays industriels avancés.

Il est évident que la problématique de l'autogestion et du mouvement réformiste-révolutionnaire, particulièrement adaptée aux pays d'Europe occidentale, ne se développe pas dans un espace vide, et qu'il faudra analyser théoriquement et résoudre pratiquement le problème des relations entre le mouvement socialiste de ces pays et les mouvements qui prendront, par la force des choses, des formes tout à fait différentes dans les pays du Tiers-Monde. Je voudrais simplement souligner que c'est là un problème extrêmement complexe auquel on a répondu jusqu'ici surtout par des professions de foi et des solutions verbales qui permettent d'éviter la prise de conscience des difficultés.

Enfin, problème particulièrement menaçant et dont il faut prendre conscience, étant donné les tendances actuelles de l'évolution de la technique et des forces productives, il se peut que la démocratie des producteurs — qui s'identifiait dans la pensée socialiste avec la démocratie économique réelle de l'ensemble de la société — devienne à son tour la domination d'un groupe de privilégiés (les producteurs dans leur ensemble) sur une partie de plus en plus importante de la société, celle que l'évolution technique et l'automation auront précisément éliminée de la production.

Tout ce qu'on peut dire, sur ce point, c'est que dans la mesure où il est très probable que les producteurs auront besoin, pour imposer des réformes [75] de structures et une réelle démocratie économique autogestionnaire, de l'appui de l'ensemble de la population — exactement comme la bourgeoisie a dû s'appuyer en Angleterre et en France, sur les classes populaires dans sa lutte contre la féodalité et plus tard contre la monarchie — ce sera une des tâches les plus importantes des théoriciens et des militants socialistes de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour que cette alliance constitue une disposition durable pénétrant suffisamment dans les consciences pour éviter, ou tout au moins affaiblir, l'apparition des conflits ultérieurs ; en bref, de tout faire pour que, dans des sociétés suffisamment riches pour se le permettre, l'alliance historique de 1793 n'aboutisse plus cette fois à la répression qui a suivi les mouvements de juin 1848 et la Commune de Paris. On voit à quel point le livre de Lukacs garde, dans toute sa partie méthodologique, philosophique et sociologique, son actualité pour les efforts de compréhension des sociétés dans lesquelles nous vivons et du monde contemporain. C'est là, me semble-t-il, le plus grand hommage qu'on puisse apporter à un écrit qui restera — malgré ses erreurs incontestables et probablement inévitables à l'époque où il était rédigé — une des étapes les plus marquantes dans l'histoire de la pensée sociologique, philosophique, méthodologique  et  politique    du XXème siècle.



* La version anglaise de cette étude, inédite jusqu'ici en français, a paru dans le volume intitulé « Aspects of History and Class consciousness » edited by Istvan Mezaros, Routledge and Kegan, Londres 1971.

[1] Nous désignons par le mot « technocrate » les groupes de plus en plus restreints qui concentrent dans leurs mains les décisions essentielles dans tous les domaines de la vie économique, sociale et politique. Il y a donc non seulement des technocrates de la production industrielle, mais aussi de l'organisation, de l'éducation, de la culture, de la politique, etc.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 19 août 2015 7:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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