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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

LUKACS ET HEIDEGGER.
Pour une nouvelle philosophie. (1973)
Introduction à Lukacs et Heidegger


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Lucien GOLDMANN, LUKACS ET HEIDEGGER. Pour une nouvelle philosophie. Paris: Denoël/Gonthier, Éditeur, 1973, 177 pp. Fragments posthumes établis et présentés par Youssef ISHAGHPOUR.Nous sommes désolés d'apprendre le décès, le 21 juin 2020, de Mme Annie Goldmann, épouse de Lucien Goldmann. Mme Goldmann nous avait accordé, le 18 décembre 2018, grâce aux démarches sur la Shoa du Professeur Michel Bergès, historien, auprès de Mme Goldmann, l'autorisation de diffuser les publications en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales des publications de son mari, Lucien Goldmann.]

[57]

Lukacs et Heidegger.
Pour une nouvelle philosophie

I

INTRODUCTION
À LUKÀCS ET HEIDEGGER

(écrite en août 1970)

[58]

[59]

Le rapprochement de deux philosophes aujourd’hui célèbres l’un et l’autre, qu’on situe d’habitude dans des contextes différents, a certainement de quoi surprendre le lecteur. Ayant rallié dès 1917 les positions communistes, ignoré depuis la fin de la Première Guerre mondiale par la philosophie universitaire bourgeoise qui n’a commencé à se réintéresser à lui qu’en tant que philosophe marxiste à partir de 1950 environ, Lukàcs semble se situer dans un contexte intellectuel tout à fait différent de celui de Heidegger, figure représentative de l’existentialisme. Pour l’étudiant moyen qui a passé à travers l’enseignement universitaire, un livre sur Heidegger et Lukàcs peut tout au plus opposer deux philosophes autonomes et antagonistes.

Dans cet ouvrage, je me propose au contraire de montrer qu’il s’agit là d’une illusion née d’une vue « anhistorique » qui prolonge vers le passé la situation actuelle, elle-même difficilement compréhensible si on ne la situe pas dans une perspective génétique. Aussi essaierai-je de prendre le contre-pied de la perspective coutumière, revenant à la situation de la philosophie européenne, et notamment allemande, au début du [60] siècle, pour montrer comment, à partir d’une problématique nouvelle incarnée d’abord par Lukàcs et, par la suite, par Heidegger, s’est lentement créée la situation d’aujourd’hui. J’ajoute que cette perspective permettra aussi de montrer entre les deux philosophies toute une série d’éléments communs, peu visibles au premier abord, mais qui n’en constituent pas moins le fondement commun sur lequel s’élaborent d’incontestables antagonismes.

C’est en effet au début de ce siècle qu’autour de deux universités allemandes, Heidelberg et Fribourg, se produit, à l’intérieur de ce qu’on appelle couramment « l’école philosophique sud-ouest-allemande », une mutation d’où naîtront les principaux courants philosophiques européens de la première moitié du XXe siècle. Cette mutation se fera dans deux directions : d’une part, la naissance de la phénoménologie et, à partir d’elle, de l’existentialisme et, d’autre part, à travers la phénoménologie et l’existentialisme, la naissance, avec Lukàcs et l’école lukàcsienne, du marxisme dialectique.

La difficulté de l’étude et le caractère en apparence inattendu et paradoxal de cette perspective viennent du fait qu’en adhérant vers 1917 au marxisme, en rejoignant la Hongrie et en devenant commissaire du peuple dans le gouvernement de Bêla Kun, G. Lukàcs quitte son milieu d’origine et s’inscrit dans un courant qui, pour le sociologue et l’historien de la philosophie, semble n’avoir rien de commun avec la philosophie universitaire et s’insérer dans une tradition et une dynamique entièrement opposées à celle-ci. C’est — après 1917 — avant tout par rapport à Lénine, Rosa Luxemburg et éventuellement Kautsky et l’austro-marxisme qu’on s’est habitué à considérer l’œuvre de Lukàcs comme un tournant important dans l’histoire de la pensée marxiste.

En réalité, et malgré les apparences, la philosophie marxiste et la philosophie universitaire, expressions l’une et l’autre des différents secteurs de la même [61] société globale, n’ont jamais été radicalement séparées. Il y a toujours eu communication de l’une à l’autre malgré les préjugés et l’hostilité affichée. En fait, le jeune Marx et Engels se développent déjà à l’intérieur du néo-hégélianisme de gauche lié à la crise révolutionnaire des années 1830-1848 et, même s’ils ont continué leur œuvre après l’effondrement du néo-hégélianisme progressiste qui a suivi la défaite de la révolution, leurs disciples — Kautsky, Plekhanov, Bernstein et même Lénine — transforment leur pensée dès la fin du xixe siècle, l’orientant vers un positivisme assez proche par certains côtés du positivisme et de la philosophie critique universitaires.

L’évolution de Marx à Bernstein, Kautsky et Plekhanov est assez homologue à celle qui a fait passer la philosophie universitaire allemande de Hegel et des néohégéliens, à travers Schopenhauer et Haym, au néo-kantisme et au positivisme universitaire. Si, pour des raisons politiques, les marxistes ne pouvaient entrer dans l’université avant 1918, l’entrée des premiers marxistes dans les universités de langue allemande n’entraîna aucun bouleversement : leur contribution se limita à la création d’un petit nombre d’enseignements à peine différents de ceux qui existaient déjà.

Or, c’est par rapport à ce positivisme, à la fois universitaire et marxiste que le début du siècle apportera une rupture assez profonde. On comprend dès lors pourquoi la même figure représentative de cette rupture, G. Lukàcs pourra la provoquer tant sur le plan de l’enseignement universitaire que, par la suite, sur celui de la pensée marxiste. C’est pourquoi, si nous voulons établir les faits dès leur origine, il faudra, pour le commencement tout au moins, oublier l’évolution ultérieure de G. Lukàcs et le situer dans la pléiade des grandes figures universitaires qui vivaient au début de ce siècle à Heidelberg et à Fribourg.

Dans la seconde moitié du xixe siècle et jusque vers 1910, la philosophie allemande était dominée par les [62] écoles néo-kantiennes, dont les deux plus importantes étaient celle de Marbourg, orientée vers la logique et la théorie des sciences, et celle de Heidelberg, orientée avant tout vers les sciences historiques. Chacune d’entre elles avait une revue qui jouait un rôle de premier plan dans la vie philosophique allemande : les Kant-Studien à Marbourg, et la Logos à Heidelberg (les équivalents de la Revue de Métaphysique et de Morale et de la Revue phylosophique en France). Chacune de ces écoles avait aussi eu successivement trois « chefs de file » qui avaient été respectivement, à Marbourg : H. Cohen, F. Natorp et E. Cassirer ; à Heidelberg, W. Windelbandt, H. Rickert et E. Lask, ces deux derniers morts respectivement après la prise de pouvoir de Hitler et en 1915.

Au début de ce siècle, l’orientation historique de l’école de Heidelberg met les philosophes de cette université en relation avec des psychologues et des sociologues de cette même ville, parmi lesquels les plus importants sont Max Weber et W. Sombart. À la même époque se dessine, dans l’université voisine de Fribourg, un tournant philosophique dont l’importance est moins visible au début qu’elle ne le deviendra par la suite, avec la création, par E. Husserl, de la phénoménologie avec son organe périodique : les Annales de Recherches phénoménologiques. Parmi les jeunes gens qui se groupent autour de ces milieux intellectuels, collaborant étroitement avec Lask, influencés par Husserl, cinq noms apparaîtront ultérieurement comme particulièrement importants : K. Jaspers, G. Lukàcs, Broder, Christiansen et aussi, plus marginal, Ernst Bloch.

Il n’est pas très simple de définir le tournant philosophique qui va se dessiner, dans les premières années du siècle, dans ce que nous appellerons pour simplifier, non pas l’« école » — comme on le dit d’habitude — mais le « milieu » philosophique sud-ouest-allemand, et qui aura une influence décisive sur la [63] pensée philosophique européenne du XXe siècle. Et cela avant tout parce qu'il ne s'agit pas d'une évolution linéaire, mais de la convergence de toute une série de lignes qui s'orientent dans le même sens, se rejoignent, se croisent et se séparent, pour aboutir finalement à deux grandes écoles philosophiques : l'existentialisme et le matérialisme dialectique. Même en écrivant cela, j'ai cependant conscience d'avoir simplifié au point de friser la déformation. Il va de soi que ni l'existentialisme ni le matérialisme dialectique ne sont nés entre 1900 et 1930 à Heidelberg ou à Fribourg ; les origines de l'existentialisme remontent au moins jusqu'à Kierkegaard ; quant à la pensée dialectique, tout le monde sait qu'elle a été la première fois élaborée systématiquement par Hegel, pour prendre une forme matérialiste chez Marx et Engels. Et néanmoins, entre Kierkegaard, Hegel et Marx, d'une part, et les deux ouvrages existentialiste et marxiste de Lukàcs : l’Ame et les Formes (1911), Histoire et conscience de classe (1923), s'étend une énorme période de pensée positiviste qui a dominé la philosophie en Europe occidentale, de sorte qu'il faut considérer l'apparition de ces deux livres comme une véritable renaissance. En ce sens, et avec cette réserve, il n'est pas faux de dire qu'entre 1910 et 1925 s'est produit dans le monde.philosophique du sud-ouest-allemand un véritable tournant philosophique qui a abouti à la création de l'existentialisme et du matérialisme dialectique contemporain.

Encore faut-il préciser que si c'est G. Lukàcs qui a initié l'une et l'autre de ces deux vections, sa redécouverte du marxisme dialectique se situe après qu'il a quitté Heidelberg pour rejoindre la Hongrie et le gouvernement de Bela Kun. Il n'en reste pas moins vrai que l'apparition d’Histoire et conscience de classe, cet événement capital dans l'évolution de la pensée marxiste, serait difficilement concevable si on faisait abstraction de toute la problématique philosophique développée par les écrits de Lukàcs entre 1911 et 1923.

[64]

Au fond, si on essaie de décrire, même très schématiquement, les réseaux intellectuels sur lesquels nous nous proposons de jeter quelque lumière, il faut voir d’abord une ligne qui caractérise la démarche de Lukàcs, lequel crée d’abord la philosophie existentialiste en intégrant certains éléments idéologiques qui lui viennent de Dilthey, Simmel, Lask et Kierkegaard, pour s’orienter par la suite vers l’hégélianisme de la Théorie du roman et le marxisme d'Histoire et conscience de classe ; une autre ligne, mise en lumière par Roberto Miguelez qui a montré comment, dans Histoire et conscience de classe, Lukàcs intègre certains éléments importants de la pensée de Husserl ; une troisième ligne, enfin, part d'Histoire et conscience de classe et de l’Ame et les Formes pour aboutir à une synthèse beaucoup plus kierkegaardienne dans l’Etre et le Temps de Heidegger. Enfin, autour de ce noyau central et à partir de lui, se développera la floraison phénoménologique, existentialiste, qui prendra tant de place dans la pensée européenne, et aussi l’utopisme socialisant d’Ernst Bloch. De ce réseau extrêmement complexe, nous nous proposons d’étudier dans le présent ouvrage seulement un secteur, partiel mais particulièrement important : la relation entre la pensée de Lukàcs et le célèbre ouvrage de Heidegger, l’Etre et le Temps.

Nous venons de dire que la phénoménologie et l’existentialisme ont constitué une rupture fondamentale avec la pensée traditionnelle. Quels ont été les éléments fondamentaux de cette rupture ? Un, tout d’abord, me paraît particulièrement important : la philosophie traditionnelle de la bourgeoisie progressiste et révolutionnaire aussi bien que de la bourgeoisie au pouvoir avait séparé de manière radicale le sujet de la connaissance et de l’action de l’objet sur lequel portaient l’une et l’autre. Il v avait, d’une part, l’homme connaissant et agissant, le savant, l’ingénieur, le chef [65] politique, et d’autre part, en face d’eux, le monde naturel et social qu’ils avaient à comprendre et à transformer. À partir de cette dualité s’est sans doute développée toute une série d’autres alternatives : déterminisme et liberté, humanisme et pouvoir, morale et connaissance, synchronie et diachronie, etc., sur lesquelles je n’ai pas à insister ici ; mais déjà la dualité sujet/objet était difficile à défendre. Si la connaissance et l’action du sujet sont soumises à l’action causale du monde dans lequel elles se déroulent, il est très difficile de sauvegarder leur caractère rationnel, significatif, orienté vers une finalité ; et si, inversement, on garde le caractère de commencement absolu et libre de la conscience et de l’action du sujet, il est très difficile de sauvegarder le caractère déterministe, ordonné et dépourvu de signification propre de l’univers dans lequel intervient en permanence l’action du sujet. Il y a là une difficulté qu’ont rencontrée tous les philosophes individualistes depuis Descartes et les grands cartésiens, Leibniz, Malebranche, Spinoza, jusqu’aux Encyclopédistes et Diderot, difficulté que Kant a cru résoudre par la séparation radicale entre le monde intelligible et le monde de l’expérience, qui a fait l’objet d’une critique sarcastique de Marx dans sa troisième Thèse sur Feuerbach, et à laquelle se heurtent encore aujourd’hui des penseurs comme Lévi-Strauss et Marcuse, difficulté qui n’a trouvé sa solution que dans la pensée dialectique de Hegel et de Marx. Or, cette solution — qui avait été oubliée par la philosophie universitaire pendant toute la seconde moitié du XIXe siècle — sera reprise par Husserl, Lukàcs et Heidegger : l’homme n’est pas en face du monde qu’il essaie de comprendre et sur lequel il agit, mais à l’intérieur de ce monde dont il fait partie, et il n’y a pas de rupture radicale entre le sens qu’il essaie de trouver ou d’introduire dans l’univers, et celui qu’il essaie de trouver ou d’introduire dans sa propre existence. Ce sens, commun à la vie humaine, individuelle ou collective, [66] comme à l’humanité et, en dernière instance, même à l’univers, s’appelle l’histoire.

À partir de cette base commune, on peut distinguer deux différences fondamentales entre les thèses de Lukàcs et de Husserl : elles portent sur ce qu’on peut appeler l’idéalisme transcendantal. Pour Husserl, il y a malgré tout un commencement absolu, et ce commencement a un caractère idéaliste : si le sujet n’existe que par rapport au monde, si sa conscience est toujours conscience de..., Husserl accorde malgré tout une fonction constitutive — et cela veut dire une primauté — au sujet par rapport au monde et, cette constitution ne pouvant en aucun cas être attribuée au sujet empirique, à vous ou à moi, il a été obligé de conserver le sujet transcendantal des néo-kantiens. Inutile de dire que ce monstre philosophique ne saurait en aucun cas avoir un caractère collectif. On comprend alors pourquoi les principaux néo-kantiens, notamment Natorp, ont eu d’abord l’impression qu’il n’y avait aucune différence entre la pensée de Husserl et leur propre philosophie. En fait, ces différences étaient assez grandes : le sujet transcendantal des néo-kantiens constituait trois univers conceptuels rigoureusement séparés et complémentaires, alors que le sujet transcendantal husserlien constituait le monde dans son ensemble et, à l’intérieur de celui-ci, un nombre considérable de domaines différents auxquels correspondaient des ontologies régionales et, notamment, la Lebenswelt, le monde de la vie quotidienne immédiate. Cela dit, il n’en reste pas moins vrai que l’idéalisme husserlien conservait le sujet transcendantal de Kant et des néokantiens, seule possibilité de concilier la primauté ontologique du sujet avec la définition de l’homme comme « être dans le monde », sujet transcendantal auquel avaient déjà renoncé Hegel et Marx, et auquel renonceront de nouveau les grands penseurs existentialistes le jeune Lukàcs (et bien entendu le Lukàcs marxiste ultérieur), Heidegger, Jaspers et Sartre.

[67]

Voilà donc la première communauté fondamentale entre Lukàcs et Heidegger : reprise de la tradition hégélienne, refus du sujet transcendantal, conception de l’homme comme inséparable du monde dont il fait partie, définition de sa place dans l’univers comme historicité. Précisons encore que si Sein und Zeit se compose de deux parties, complémentaires mais néanmoins distinctes, le problème de l’être et l’analyse fondamentale de l’être-là, la plupart des idées que Heidegger a en commun avec Lukàcs se trouvent chez ce dernier dans deux ouvrages différents : la théorie de la limite et de l’authenticité comme liée à cette limite, dans l’Ame et les Formes ; l’analyse de la totalité (la question de l’être, chez Heidegger), l’unité de la théorie et de la pratique, le caractère pratique de la première, théorique de la seconde, et enfin le problème de la signification, dans Histoire et conscience de classe.

Enfin, il faut aussi souligner les différences qui opposent, sur ce fondement commun, les deux pensées et qui font que, là où Lukàcs voit un choix inévitable entre la philosophie tragique du tout ou rien et la philosophie marxiste de l’histoire, Heidegger propose une synthèse dans une philosophie romantique de l’histoire.

Ces différences portent avant tout sur le fait que pour Heidegger le sujet historique est individuel alors que Lukàcs, retrouvant en cela la tradition authentique de Hegel et de Marx, conçoit l’histoire comme l’action du sujet transindividuel, et notamment des classes sociales. De cette différence découlent deux autres, non moins importantes.

D’abord, pour Lukàcs, l’histoire, qui est le résultat de l’action de tous les hommes, se fait sous une « vection » globale et est ainsi justiciable de la catégorie du progrès ou de la réaction, de l’augmentation ou de la diminution de la connaissance et de la liberté, alors que pour Heidegger le concept de progrès est dépourvu de signification, l’histoire n’ayant que deux [68] dimensions, celle de l’authenticité et celle de l’inauthenticité, l’existential (équivalent de la « catégorie » lukàcsienne) qui la régit étant celui de la répétition (de l’authenticité par des individus d’élite qui font l’histoire) et de la catastrophe (non explicitée chez Heidegger, mais implicite car elle est l’expression empirique de l’oubli de l’authentique, de la rechute dans l’inauthentique) inévitable puisqu’elle doit survenir dans le meilleur des cas à la mort des individus d’élite, philosophes, poètes ou chefs d’État.

Troisième différence résultant, elle aussi, de la distinction entre sujet individuel et sujet collectif : l’action historique étant, pour Lukàcs comme pour Heidegger, inaccessible à la connaissance positiviste et justiciable seulement d’une connaissance philosophique (chez Heidegger, dans Sein und Zeit, ontologie), pour Lukàcs, tout ce que les hommes font ayant un caractère historique, il ne saurait y avoir de différence entre les sciences humaines et la philosophie, les unes et l’autre étant la connaissance du sujet historique ; alors que chez Heidegger, pour qui l’action historique est le privilège des individus d’élite à l’exclusion des masses, il peut y avoir une sociologie positive et non philosophique de ces dernières, les sujets historiques — homme d’État, poète et philosophe — relevant seuls d’une compréhension ontologique.

En d’autres termes, pour Lukàcs comme pour Heidegger la connaissance de l’histoire et de l’action historique ne saurait être que philosophique (ou, ce qui est la même chose, ontologique), la connaissance positiviste étant réservée à tout ce qui prend place dans le monde en dehors de cette action. Mais pour Heidegger seuls un certain nombre d’individus d’élite étant créateurs d’histoire, seul leur comportement échappe à la science positiviste, qui peut embrasser tout aussi bien le domaine des sciences naturelles que la sociologie ou la psychologie des masses qui vivent sur le mode inauthentique. Chez Lukàcs, au contraire, [69] l’histoire étant le résultat de l’action de tous les hommes, la frontière entre les sciences positivistes et les sciences philosophiques passe non pas entre la compréhension des créateurs et la connaissance de tout le reste de l’univers naturel et social, mais entre les sciences physicochimiques et les sciences humaines, ces dernières ne pouvant être scientifiques sans être philosophiques. Enfin l’action historique des élites ne saurait être, chez Heidegger, qu’une répétition sporadique de retours à l’authenticité à partir de l’inauthenticité de l’On, répétition nécessairement limitée, ne serait-ce que par la vie des individus créateurs, et qui doit inévitablement finir par l’oubli et la rechute dans l’On jusqu’à la répétition suivante. Pour Lukàcs, au contraire, l’histoire est l’action de tous les hommes qui, à travers les contradictions, les intérêts particuliers, l’égoïsme des groupes sociaux et notamment des classes sociales, s’oriente vers l’accroissement de la connaissance et de la liberté par rapport auxquelles elle prend un statut de progrès ou de régression.

Avant d’aborder l’analyse de la pensée des deux philosophes, il faut encore dire quelques mots sur le problème du langage. Si la parenté entre la pensée de Lukàcs et celle de Heidegger n’a pas été remarquée par les historiens de la philosophie pendant plus de cinquante ans, c’est, entre autres, parce qu’il y a entre elles une différence radicale de terminologie et que des choses identiques — ou tout au moins hautement apparentées — sont dites d’une manière tout à fait différente par chacun d’entre eux. Cette différence n’est d’ailleurs pas accidentelle ; elle résulte, en partie tout au moins, du fait que Heidegger, pour lequel l’ontologie est radicalement séparée des sciences positives dont elle constitue seulement le fondement, veut construire un système rigoureusement cohérent et donner un sens absolument univoque aux différents termes qu’il crée tout au long de son développement. Lukàcs, par contre, [70] pour lequel les sciences sociales et la philosophie sont inséparables, doit tenir compte de la triple dimension résultant de l’exigence de cohérence du système, de la description des faits empiriques et du maintien de la terminologie scientifique existante chaque fois qu’il n’y a pas nécessité absolue de la modifier. Une raison qui explique la différence de terminologie est le fait que Heidegger écrit pour un public universitaire habitué non seulement à accepter mais encore à admirer les créations linguistiques rigoureuses, alors que Lukàcs s’adresse à un public marxiste, aux cadres des syndicats et des partis ouvriers auxquels il doit transmettre une série d’idées difficiles et qui leur sont peu familières. Il est naturel, dans cette situation, qu’il soit préoccupé avant tout par la nécessité de se faire comprendre en essayant de conserver autant que possible la terminologie marxiste coutumière.

Il en résulte que, pour exprimer des idées rapprochées, parfois presque identiques, Lukàcs parlera de « totalité » là où Heidegger emploiera le mot « Etre » ; d’« homme » là où Heidegger créera le terme « Etre-là » ; de « praxis » là où Heidegger emploiera le terme « Zuhandenheit » (à peu près : « manipulabilité »), qu’il emploiera des périphrases peu variées pour indiquer la perception passive de la réalité, soit dans la perception quotidienne, soit dans la prétention d’en faire une théorisation purement objective, là où Heidegger emploiera « Vorhandenheit », ce qui est là, en face de la main, et se présente donc comme indépendant de toute praxis. Il va de soi que l’emploi des mots Zuhandenheit et Vorhandenheit est extrêmement suggestif pour indiquer l’élément commun de leur position et opposition, et qu’il y a là une création verbale évocatrice, inutilisable néanmoins pour un ouvrage marxiste ; car si le mot Vorhanden est en allemand d’usage courant, compréhensible par tout le monde, le mot Zuhanden, par contre, est — dans l’acception que lui donne Heidegger — une création [71] artificielle qu’aucun marxiste sérieux ne saurait substituer au terme universellement admis, et qui remplit parfaitement sa fonction, de « praxis ». De même, on ne saurait imaginer un livre marxiste où « homme », « sujet », seraient remplacés par « Dasein », Etre-là.

Encore faut-il ajouter que cette différence terminologique, qu’il est possible de surmonter en traduisant respectivement les développements de chaque penseur dans la terminologie de l’autre, donne parfois lieu à des analyses théoriques dont le moins qu’on en puisse dire est qu’elles risquent de créer de la confusion. C’est le cas, par exemple, du problème primordial des relations du sujet et de l’objet.

J’ai déjà dit qu’aussi bien la pensée dialectique de Hegel et de Marx que, par la suite, le tournant philosophique dans le milieu sud-ouest-allemand des années 1920-1930, sont nés en grande partie de l’exigence de surmonter l’opposition entre le sujet et l’objet de l’action qui était le fondement de la philosophie occidentale depuis le développement du rationalisme et de l’empirisme, c’est-à-dire — selon la place où l’on situe les coupures — depuis l’antiquité grecque, après Platon et Aristote, ou bien depuis saint Thomas et, en tout cas, depuis Descartes. Pour affirmer le caractère théoriquement inacceptable de cette opposition, Hegel, Marx et Lukàcs avaient adopté la formule — qui me paraît assez explicite — de l’« identité du sujet et de l’objet ». Il n’en reste pas moins vrai que, pour critiquer cette opposition, la formule emploie encore les deux termes à la fois, distincts et, dans leur acception courante, opposés. En remplaçant « totalité » par « Sein » (« Etre »), et « sujet » par « Dasein » (« Etre-là »), Heidegger crée une terminologie qui a sans doute l’avantage d’exprimer, dans la structure même de la formule, à la fois l’identité et la différence relative des deux concepts ; il pourra donc critiquer — mais en apparence seulement de manière justifiée — toute philosophie qui emploie encore les termes « sujet » — [72] « objet » comme restant dans le sillage de l’ontologie traditionnelle par rapport à laquelle sa propre pensée constituerait une rupture radicale. En réalité, il n’y a pas beaucoup de différence entre l’affirmation que l’« Etre-là » pose la question du sens de l’« Etre » et que, pour la poser, il doit se demander aussi ce qu’est son propre « Etre » — l’« Etre » de l’« Etre-là » — et l’affirmation que le sujet pose la question du sens de l’histoire, et que cette question suppose celle de son existence en tant qu’être historique et partie de cette réalité historique qui constitue l’objet de la question. Encore faut-il ajouter que, si la question du sens de 1’ « Etre » ou du sens de l’histoire suppose la question du sens de la vie et de l’action humaines, la réciproque n’est pas moins vraie, et il n’y a aucune priorité absolue du sujet, de l’« Etre-là » par rapport à l’objet, à la totalité, à l’« Etre », ni inversement.

Encore un mot sur deux concepts centraux des deux philosophies : celui de réification et celui de fausse conscience dans la terminologie de Lukàcs ; celui de Vorhandenheit et celui de On et d’inauthenticité dans celle de Heidegger.

À partir de la célèbre analyse du fétichisme de la marchandise développée par Marx dans le premier chapitre du Capital, Lukàcs, en substituant le mot de « réification » au terme marxien, avait développé une théorie générale de la fausse conscience à laquelle il avait consacré la moitié de son ouvrage et dans laquelle il montrait comment cette réification, liée à la production pour le marché, aboutissait finalement aux différentes formes de fausse conscience et à la perception du monde extérieur comme pur objet susceptible seulement d’être connu et modifié, à ce que Heidegger appellera la Vorhandenheit, qui se trouve à la base de toute interprétation objectiviste et, surtout, de toute métaphysique en tant que théorie de l’être.

Heidegger, qui ne s’intéresse bien entendu pas aux aspects différentiels historiquement et socialement localisés [73] des variations de la conscience et ne connaît que les dualités radicales (authentique/inauthentique, science/ontologie, Vorhandenheit/Zuhandenheit, etc.), nous dira seulement que la conscience spontanée a tendance à comprendre l’« Etre-là » (l’homme) à partir du monde en tant que Vorhanden, ce qui n’est rien d’autre que l’analyse marxienne et lukàcsienne qui nous dit que, dans la réification, la réalité humaine et les faits sociaux sont compris comme des choses. Inutile de dire que Heidegger ne cherche aucun fondement historique à cette illusion. À partir de là, on comprend le caractère à la fois sincère à l’intérieur de cette pensée et malgré tout peu justifié de l’affirmation qu’il a située au commencement et à la fin du Sein und Zeit comme une sorte d’encadrement qui justifierait sa prétention d’originalité, affirmation dans laquelle, sans nommer Lukàcs, il critique son analyse de la réification en nous disant qu’elle a un statut socio-historique qui a besoin d’être fondé ontologiquement, alors que la thèse lukàcsienne est précisément qu’il ne saurait y avoir de fondement ontologique en dehors de la connaissance de la société et de l’histoire [1].

Quoi qu’il en soit cependant de la position qu’on admet, l’existence de ces deux passages, l’endroit où ils se trouvent dans le livre (au début 'et à la fin de l’analyse), l’emploi en 1927 des termes de « réification de la conscience » mis entre guillemets alors que l’ouvrage de Lukàcs avait développé ce concept comme élément central de sa philosophie dès 1923, nous semblent indiquer de manière indubitable le contexte intellectuel dans lequel se situe Sein und Zeit, le partenaire avec lequel il discutait et la place qu’il voulait occuper par rapport à lui.

Encore faut-il ajouter que le fait de ne pas nommer Lukàcs à un moment où celui-ci se retirait de toute [74] activité intellectuelle publique pour des raisons de discipline de parti, avait renié son ouvrage et ne pouvait répondre, alors qu’on nommait à côté Husserl, Scheler et Bergson, a créé une confusion qui, de la part de Heidegger, n’était peut-être pas tout à fait involontaire.

Si nous commençons maintenant, l’analyse du système philosophique présenté dans Sein und Zeit, nous constatons que la première question qui doit, selon Heidegger, se poser à la philosophie est celle du sens de l’Etre, que cette question ne saurait être posée qu’à partir d’un étant privilégié, celui qui pose la question, à partir de l’homme, de l’Etre-là. Ensuite, Heidegger nous annonce que la réponse qui finira par se dégager de son analyse est que la nature de l’Etre est son historicité, que la nature de l’Etre-là est sa temporalité, constituée par la possibilité de vivre sur deux modes différents : celui de l’authenticité et celui de l’inauthenticité, qui apparaissent non pas comme des propriétés mais comme des possibilités de celui-ci. Enfin, la compréhension de cette problématique dans son ensemble suppose une ontologie phénoménologique qui rompt de manière radicale avec la connaissance naturelle et spontanée, car l’Etre-là tend à comprendre la réalité ambiante spontanément comme réalité objective, comme Vorhanden, et à se comprendre lui-même non pas à partir de ses propres possibilités, mais à partir de cette réalité objective, comme un objet pareil à beaucoup d’autres. Finalement, point particulièrement important, la position ontologique du problème du sens de l’Etre et de l’Etre-là comme se définissant à partir de ses possibilités aboutit à faire comprendre ce dernier comme étant dans un monde, et non pas comme un être qui possède un monde ou qui a un monde en face de lui, ce qui serait rester sur le plan de l’ontologie traditionnelle.

Si nous essayons maintenant d’analyser de plus près l’avant-propos d'Histoire et conscience de classe de [75] Lukàcs, nous aurons une image à la fois de la parenté étroite et de la différence radicale entre les deux penseurs.

Comme Heidegger, Lukàcs annonce dans cet avant-propos la rupture totale avec la science et la métaphysique traditionnelles. Il désigne cependant, cela va de soi, la méthode valable non pas comme ontologique et métaphysique mais comme dialectique. À l’aide d’une citation de Hegel, il voit le problème de la terminologie et répond par avance à l’objection de Heidegger contre ceux qui emploient encore les concepts de sujet et d’objet :

« En évoquant ces faiblesses et ces insuffisances (de l’ouvrage, L.G.), il faut encore attirer l’attention du lecteur non familiarisé avec la pensée dialectique sur une autre difficulté, il est vrai irrémédiablement liée à l’essence de la pensée dialectique. Sur la question de la terminologie et de la définition des concepts, c’est l’essence même de la méthode dialectique de dépasser (aufhebben) les concepts faux dans leur unilatéralité abstraite, et ce processus de dépassement même l’oblige en même temps à les conserver et à opérer en permanence avec ses concepts unilatéraux, abstraits et faux. Il en résulte que la vraie signification des concepts ne s’établit plus par une définition mais par la fonction qu’ils remplissent en tant qu’éléments dépassés dans la totalité. Et ce changement de signification peut encore moins être exprimé et fixé sur le plan de la terminologie dans la dialectique corrigée par Marx que dans la dialectique hégélienne. Car si les concepts ne sont que des formes intellectuelles de la réalité historique, alors leur forme unilatérale, abstraite et fausse fait, comme élément de l’unité, partie de cette dernière. Les développements de Hegel concernant ces difficultés terminologiques dans la préface à la Phénoménologie sont donc encore plus vrais qu’il ne pouvait le savoir lui-même lorsqu’il écrivait : « De même que l’expression unité du sujet et de l’objet, du fini et de l’infini, de l’être et de la pensée, présente cette difficulté qu’objet et sujet, etc., y conservent la signification qu’ils ont en dehors de leur unité et donc que dans l’affirmation de l’unité on leur donne une signification qui n’est pas celle qu’ils ont en tant que locutions, de même le faux est, en tant qu’il n’est plus faux, un moment de la vérité. » Dans l’historisation totale de la dialectique, cette constatation devient encore plus dialectique qu’elle ne l’est [76] chez Hegel car le faux devient en même temps, en tant que faux et que non-faux, un élément de la vérité. Si donc les critiques professionnels de Marx lui reprochent son manque de « rigueur conceptuelle » et « l’emploi d’images » à la place de définitions, ils nous donnent d’eux-mêmes une image tout aussi pauvre et désespérée que celle que présentait la « critique » de Hegel par Schopenhauer qui essayait de découvrir les « erreurs logiques » dans la pensée hégélienne. Il s’agit dans tous ces cas d’une incapacité absolue de comprendre ne serait-ce que l’A.B.C. de la méthode dialectique [2] »

Dans cette même préface concernant le caractère dialectique de la pensée de Marx, Lukàcs soulignera contre le marxisme positiviste, et notamment le marxiste néo-kantien Vorländer, l’importance centrale de la distinction que Marx utilise en permanence entre l’immédiat et le médiat (distinction qui sera développée dans l’ouvrage comme la distinction entre le partiel — immédiat — et la totalité — médiatisée). Enfin, un point qui met clairement en évidence la différence avec Heidegger : Lukàcs s’excuse d’avoir situé son ouvrage à un niveau abstrait et philosophique, en précisant cependant que le fait de trouver, ou de retrouver, la méthode dialectique implique une historisation totale de la connaissance et de l’action, et l’exigence d’appliquer cette méthode à la pensée et à l’action du sujet, dont l’historisation radicale aboutit aux problèmes immédiats et actuels.

On voit ce que les deux démarches ont de commun et d’opposé. L’Etre et l’histoire de Heidegger se situent au niveau ontologique, tout au plus le philosophe va-t-il nous dire maintes fois que la participation à cette ontologie est indispensable pour s’orienter théoriquement et pratiquement dans la vie quotidienne, pour se comprendre avec ses possibilités en tant qu’Etre-là dans le monde ; mais tout cela, c’est-à-dire la science et la politique, n’est pas du domaine du [77] philosophe et de l’ontologie, même si cette ontologie lui permet en tant qu'individu de prendre des positions dans le quotidien en tant que savant ou en tant que politicien. Heidegger, qui se désintéresse de la science, ne s’est par contre pas désintéressé de la politique : en se réclamant de cette ontologie, il est devenu un des principaux hérauts du national-socialisme. Lukàcs, en revanche, n’accepte aucune séparation radicale entre l’ontique et l’ontologique, entre les problèmes immédiats et la philosophie et, s’il pouvait y avoir une primauté, c’est aux premiers qu’il l’accorderait ; mais, précisément, il n’est pas possible de s’orienter sur le plan scientifique ou sur le plan politique sans insérer l’immédiat dans le médiat, la partie dans le tout, l’individu dans la classe, la classe dans la société, la société dans l’histoire. C’est donc à partir du souci de donner des réponses valables aux problèmes immédiats qu’il est obligé d’aborder les problèmes philosophiques et puisque ces problèmes sont — au moment où il écrit, surtout, où il faut rompre avec une longue tradition positive et dualiste du rationalisme, de l’empirisme et même de la pensée de Kant — particulièrement difficiles, il deviendra philosophe et finira par écrire, puisque Marx ne l’avait pas fait, le premier grand ouvrage proprement philosophique sur la dialectique.

J’ajouterai qu’en dehors de la parenté et de l’opposition théoriques qui font l’objet du présent ouvrage, il y a une parenté et une opposition analogues entre les prises de position politiques des deux penseurs, c’est-à-dire entre les relations de Heidegger avec le national-socialisme et celles de Lukàcs avec le stalinisme. Comme on le sait, ils se sont ralliés l’un et l’autre à une dictature politique à partir de leurs analyses globales respectives du sens de l’histoire. Et cette adhésion à deux dictatures différentes et opposées avait, dans les deux cas, une structure analogue : pour Heidegger comme pour Lukàcs, le sens de la totalité [78] (ou de l’Etre) se manifeste sur les trois plans équivalents de la politique, de la philosophie et de l’art. À partir de là, leur engagement ne pouvait se réduire à une adhésion servile au programme, aux exigences et aux ordres des chefs politiques.

Dans cette perspective historique, Heidegger se situait au même niveau qu’Hitler, Lukàcs au même niveau que Staline, et, comme ils exprimaient la même totalité sur le plan de la connaissance, il va de soi qu’ils pensaient comprendre mieux la nature du fait politique que les chefs politiques eux-mêmes. Pour Heidegger, l’antisémitisme ne pouvait être qu’une erreur profonde et regrettable, le biologique n’ayant pas de place dans l’ontologie et ne pouvant en rien limiter ni favoriser les possibilités de l’Etre-là de choisir entre l’authentique et l’inauthentique. D’autre part, Hitler ne pouvait être qu’un chef charismatique, un de ces hommes exceptionnels qui ont retrouvé l’authenticité dans la dimension politique de l’histoire et qui devaient, comme toute « répétition », finir par le retour à l’On, à l’oubli de l’authenticité, et cela veut dire — politiquement — à la catastrophe. Pour Lukàcs, Staline et le stalinisme n’étaient qu’une phase nécessaire, mais transitoire, de la Révolution, la phase bonapartiste dont la fonction et le sens étaient de défendre l’acquis essentiel contre les ennemis extérieurs, menaçants, réactionnaires et puissants.

Inutile de dire que ni Hitler ni Staline ne pouvaient accepter ces positions : pour le premier, l’antisémitisme constituait un élément essentiel de sa politique et, surtout, il annonçait à ses adhérents une victoire durable et un royaume millénaire ; quant aux staliniens, loin de s’accepter comme une phase transitoire, ils prétendaient réaliser le socialisme dans un seul pays et constituer une force révolutionnaire dans le monde ; de même, la définition du stalinisme comme bonapartiste, formulée par Trotsky dont c’était l’une des idées les plus importantes, était presque considérée [79] comme la suprême injure dans les milieux staliniens.

On comprend que les deux philosophes aient eu des difficultés à peu près identiques, avec les deux dictatures auxquelles ils s’étaient ralliés, et qu’au contraire, après la chute de l’hitlérisme et du stalinisme, ils aient été parmi les rares intellectuels qui conservèrent et défendirent leurs anciennes positions, prétendant précisément qu’ils avaient mieux compris la fonction de ces dictatures que la plupart de leurs partisans et que leurs chefs (l’hitlérisme n’a-t-il pas effectivement sombré dans la catastrophe ? le stalinisme n’a-t-il pas effectivement permis de vaincre le danger immédiat de l’hitlérisme et même le danger, plus virtuel mais qui avait néanmoins existé, d’encerclement de l’U.R.S.S. et de front anticommuniste des grandes puissances capitalistes ?).

Si nous analysons maintenant le premier essai du volume de Lukàcs « Qu’est-ce qu’un marxisme orthodoxe ? », nous constatons qu’il commence par affirmer que l’orthodoxie marxiste ne concerne aucune des analyses concrètes du maître ; qu’elle concerne seulement la méthode, elle consiste dans la

« ... conviction scientifique que dans le marxisme dialectique nous avons trouvé la méthode de recherche valable et que cette méthode ne peut être développée, perfectionnée et approfondie que dans la direction initiée par ses créateurs, mais que tous les essais de la dépasser ou de l’« améliorer » ne peuvent conduire qu’à une connaissance superficielle, triviale ou éclectique, et qu’ils devaient y conduire [3]. »

Cette attitude, Lukàcs l’affirme contre ceux qui opposent au marxisme l’exigence d’une étude « objective » des « faits » et, pour compléter cette position, il met à la tête de son étude la dernière thèse de Marx sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; il s’agit de le [80] transformer. » Dans toute cette étude Lukàcs présentera la méthode marxiste dialectique comme étant une rupture radicale avec la théorie, non scientifique selon lui, qui prétend faire une étude objective de la réalité en se soumettant avant tout aux données empiriques. Inutile de dire (cela deviendra d’ailleurs de plus en plus visible) que toute cette analyse est — par certains côtés tout au moins — analogue à celle que Heidegger présentera de la méthode phénoménologique et de l’ontologie fondée sur elle, qui conçoit le monde comme « présent » (Vorhanden), donné, sujet connaissant qui doit simplement le comprendre et agir sur lui. Quelles que soient les différences — et elles sont grandes — il y a une parenté étroite entre le monde historique lukàcsien de l’unité étroite entre le théorique et le pratique, et le monde heideggérien dans lequel se trouve engagé l’Etre-là et dans lequel la réalité a avec lui une relation de manipulabilité (Zuhandenheit).

« La dialectique matérialiste est une dialectique révolutionnaire. » C’est, nous dit Lukàcs, ce qu’il faut comprendre avant de pouvoir aborder tous ses autres éléments constitutifs :

« Il s’agit de la question de la théorie et de la praxis, qu’il faut comprendre non seulement dans le sens que lui donnait le jeune Marx lorsqu’il écrivait dans sa première critique de Hegel que « la théorie devient une force matérielle dès qu’elle s’empare des masses », mais plutôt par le fait de trouver aussi bien dans la théorie que dans la manière dont s’en empare les masses, les moments, les déterminations qui en font le facteur de transformation. Il faut développer la nature pratique de la théorie, de sa nature propre et de sa relation avec son objet.

« Marx a dans le même texte posé les conditions de la possibilité d’une telle relation : « Il ne suffit pas que la pensée s’oriente vers la réalité ; la réalité doit elle-même s’orienter vers la pensée » Ou, dans un autre écrit antérieur : « On verra que le monde possède depuis longtemps le rêve d’une chose dont il doit seulement posséder la conscience pour la posséder réellement. »

[81]

« Ce n’est qu’un tel rapport entre la conscience et la réalité qui peut rendre possible l’unité entre la théorie et la praxis [4]. »

Les deux dernières citations ont un élément commun, qui les oppose à la première : le facteur actif ; l’initiation de l’action révolutionnaire se trouve non seulement dans le sujet qui pense et qui agit, dans la théorie, mais tout autant, et peut-être même en premier lieu, pour « tordre le bâton », du côté de l’objet, de la réalité que le sujet est en train de transformer. Cette idée s’apparente par certains côtés à celle que développera Heidegger quatre années plus tard lorsqu’il nous dit que la seule pensée réellement philosophique est celle dans laquelle le Dasein, l’Etre-là, fait parler l’Etre, et par cela même trouve sa relation authentique avec lui. Elle s’oppose cependant à l’analyse heideggérienne dans la mesure où, pour Heidegger, il s’agit d’une analyse universellement valable qui constitue le fondement de l’histoire, alors que Lukàcs, beaucoup plus dialectique, développe cette même affirmation en lui ajoutant son complément, à savoir que l’unité de la théorie et de la pratique, la tendance de la théorie vers le monde, et du monde vers la théorie, est elle-même un fait historique dont la structure change au cours du devenir, et que le théoricien ne saurait analyser de manière valable que dans la mesure où il réussit à la fois à fonder sur elle sa compréhension des faits historiques — thèse commune avec Heidegger — et à la fonder elle-même sur une analyse concrète de l’aspect que prend de manière immédiate, hic et nunc, la structuration de cette unité — tâche que Heidegger reléguerait dans l’ontique en l’excluant de la réflexion ontologico-philosophique.

Ajoutons qu’une des idées centrales de l’analyse lukàcsienne — idée qu’il a critiquée et reniée par la [82] suite — est celle que l’époque historique qui commençait avec la révolution bolchevique constituait l’avant-dernière étape vers l’identité totale et transparente entre la théorie et la pratique. En termes plus clairs, le livre aurait été écrit à une époque où toutes les conditions de la révolution socialiste étaient données, sauf une : la prise de conscience, et où cette révolution avait un caractère imminent.

« La clarté sur cette fonction (la pratique révolutionnaire, L.G.) de la théorie est en même temps le chemin vers la connaissance de son essence théorique : la méthode dialectique [5] »

Et, pour indiquer la radicalité de sa rupture, Lukàcs critiquera un livre qui faisait à l’époque — et fera encore plus tard — presque fonction de bible pour le marxisme vulgaire et dogmatique : l’Anti-Dühring de Engels. Car, nous dit-il, quelle que soit l’énergie avec laquelle Engels avait affirmé le caractère fluide et en permanente transformation des concepts et des objets qui leur correspondent, le caractère dynamique de toute réalité et son statut de processus,

« la transformation d’une détermination en une autre, le permanent dépassement des contraires, la nécessité à partir de là de remplacer toute causalité rigide et unilatérale par l’idée d’influence réciproque, l’idée la plus importante, l’influence réciproque, la relation dialectique du sujet et de l’objet dans le processus historique n’y est même pas mentionné, alors qu’il aurait fallu la mettre au centre même des réflexions théoriques [6]. »

La rupture avec le positivisme concerne non seulement les rationalistes, les empiristes, les néo-kantiens, mais aussi le pseudo-marxisme positiviste jusque dans son ouvrage le plus représentatif, le plus scientifique, [83] le plus génial même : l’Anti-Dühring. Car, comme le dit Lukàcs dans la suite de ce texte,

« (...) sans cette détermination (la relation dialectique du sujet et de l’objet, L.G.), la méthode dialectique cesse, malgré le maintien en dernière instance purement apparent du caractère dynamique historique des concepts, d’être une dialectique révolutionnaire. Son opposition à la métaphysique n’est plus cherchée dans le fait que dans toute réflexion « métaphysique » l’objet, la réalité sur laquelle porte la réflexion, doit rester inchangé et que, par cela, la réflexion elle-même reste purement contemplative et non pratique, alors que pour la méthode dialectique la transformation de la réalité constitue le problème central. Si on élimine cette fonction centrale de la théorie, l’avantage d’une conceptualisation dynamique devient un problème d’utilité (scientifique). La méthode préconisée par Engels peut être acceptée ou refusée selon le stade où se trouve la science sans que cela change quoi que ce soit dans le rapport central entre la théorie et la réalité. Plus encore, le caractère impénétrable, fataliste et inchangeable de la réalité, sa structure strictement « légale » dans le sens du matérialisme bourgeois contemplatif (...) peut encore être renforcé [7]. »

Et Lukàcs soulignera par la suite que tout volontarisme — et nous ajouterons toute théorie des valeurs autonomes — n’est que l’autre face subjective d’une seule et même médaille, le complément de la théorie objectiviste, fataliste et déterministe, en un mot contemplative de la réalité.

Le deuxième paragraphe est consacré à l’analyse de la nature des faits empiriques, qui constitue le thème central de la pensée positiviste. Sans aller peut-être aussi loin que le fera l’épistémologie contemporaine, Lukàcs pense que la structure même de l’invariant de l’objet perçu est une construction étroitement liée à la nature de l’objet et à la praxis du sujet. Il commence par constater que tout fait ne nous est donné que comme élément d’un contexte plus vaste, remplissant une certaine fonction dans ce contexte, fonction [84] qui décide seule de sa signification et de son caractère pertinent ou non pertinent pour la praxis. Les faits ne sont pas des données pures, un fondement autonome à partir duquel se construisent les analyses théoriques et scientifiques :

« L’empirisme borné nie évidemment que les faits ne deviennent des faits qu’à l’intérieur d’une organisation méthodologique différente selon les formes de recherche. Il croit pouvoir trouver un fait important dans toute donnée, dans tout chiffre statistique, dans tout fait brut de la vie économique. Il oublie en cela que la plus simple énumération, l’assemblage, dépourvu de tout commentaire, de « faits » est déjà une interprétation (...). Les opportunistes les plus cultivés ne le nient pas malgré leur répugnance instinctive envers la théorie. Ils se réclament de la méthode des sciences naturelles et de leur manière d’établir des faits et des relations « pures » grâce à l’observation, l’abstraction et l’expérimentation, et ils opposent l’idéal d’une pareille connaissance à la construction arbitraire de la méthode dialectique [8]. »

Pour critiquer cette méthode, lorsqu’il s’agit des sciences humaines ou historiques, Lukàcs montre :

a) que la société capitaliste tend, par son fonctionnement, à donner aux faits sociaux un aspect réifié et quantitatif, analogue aux faits qu’étudient les sciences naturelles, de sorte que l’utilisation de ces méthodes — qui se trouvent parfois en apparence empiriquement confirmées — introduit a priori le fait que la réalité sociale a naturellement et doit conserver toujours une structure capitaliste ;

b) que l’application de ces méthodes et l’utilisation de ces procédés de recherche éliminent méthodologiquement la dimension historique des faits sociaux, renforçant ainsi l’erreur résultant des faits mentionnés dans la remarque précédente ;

c) que les méthodes de constatation des faits (statistiques, enquêtes, etc.) nécessitent, pour pouvoir être utilisées, un temps assez long, de sorte que la publication [85] présente très souvent un état déjà dépassé de la réalité. Ce retard, relativement peu important en période calme, peut être une source d’erreurs sérieuses lorsqu’il s’agit de périodes de transformations rapides.

Par rapport au point a), et aussi aux deux autres, Lukàcs dit :

« il se crée ainsi des faits ou des complexes de faits « isolés », des secteurs partiels de la réalité qui auraient des lois autonomes (économie, droit, etc.), qui, déjà dans leur forme d’apparition immédiate, semblent préparés pour un tel type de recherche scientifique. C’est pourquoi il doit paraître particulièrement scientifique de pousser jusqu’au bout cette tendance inhérente aux faits eux-mêmes (dans la structure capitaliste, L.G.), et d’en faire la science. Alors que la dialectique, qui oppose au contraire à tous ces faits et systèmes de faits isolés et isolants l’unité concrète du tout, et qui démasque cette apparence comme une apparence — nécessairement produite, il est vrai, par la société capitaliste —, apparaît comme une simple construction. Le caractère non scientifique de cette méthode en apparence scientifique réside donc dans le fait qu’elle néglige le caractère historique des faits sur lesquels elle s’appuie [9] »

« Le caractère historique de ces « faits » qui semblent être saisis par la science dans leur « pureté » s’exprime encore d’une manière plus fatale. Ils ne sont pas seulement, en tant que produits de l’évolution historique, en permanente transformation, mais aussi — précisément dans la structure même de leur objectalité — produits d’une période particulière : de l’époque capitaliste (...) [10].

« Marx nous a dit que la science « serait inutile si la forme phénoménale des choses et leur essence étaient identiques. » Il s’agit donc avant tout, d’une part, d’arracher les phénomènes à la forme dans laquelle ils nous sont immédiatement donnés, et de trouver les médiations à travers lesquelles ils sont rattachés à leur essence et peuvent être compris à partir de celle-ci, et, d’autre part, de comprendre leur apparence en tant qu’aspect nécessaire (...). Ce n’est que dans ce contexte, qui intègre les différents faits de la vie sociale en tant que moments du développement historique dans une totalité, que la connaissance des faits devient possible en tant que connaissance de la réalité [11]. »

[86]
Zone de texte: 87

Cette connaissance va du donné à la connaissance de la totalité concrète comme reproduction théorique de la réalité :

« Cette totalité concrète n’est pas donnée de manière immédiate à la pensée. « Le concret est concret, dit Marx, parce qu’il est la structuration des déterminations multiples, unité de la multiplicité [12]. »

Et, après avoir critiqué à nouveau les « synthèses » de l’idéalisme et du matérialisme vulgaire, Lukàcs termine le paragraphe en rappelant que

« l’affirmation de Marx selon laquelle « les rapports de production de toute société constituent un tout » est le point de départ méthodologique et la clef de la connaissance historique des rapports sociaux, car toute catégorie isolée peut être imaginée dans cet isolement comme éternellement présente dans l’évolution historique, être traitée comme telle (car s’il se trouve qu’elle est absente dans une certaine forme sociale, cela n’est qu’une exception qui n’infirme pas la règle), la différenciation réelle des étapes du développement de la société s’exprimant de manière beaucoup moins claire dans les transformations que subissent les éléments partiels et isolés de la vie sociale que dans les transformations de leurs fonctions dans le processus global de l’histoire, dans le rapport avec la totalité de la société [13] »

Le troisième paragraphe commence par la constatation qu’une pensée centrée sur l’idée de totalité, qui s’éloigne en apparence du donné immédiat, qui construit en apparence la réalité de manière si peu « scientifique », est en vérité la seule méthode qui permette de reproduire et de saisir intellectuellement la réalité. « La totalité concrète est la véritable catégorie correspondant à la réalité [14]. » Les contradictions que la recherche découvre au premier abord dans la réalité immédiate n’ont pas à être effacées et surmontées, mais [87] intégrées comme éléments constitutifs d’une analyse structurale.

Après quoi Lukàcs arrive au problème des études historiques partielles et de la relation avec le sens global de l’histoire. On appellera cela, en langage heideggérien, la relation entre les études ontiques de l’histoire et l’étude ontologique de l’Etre et de son historicité. À mon étonnement, je l’avoue, il faut dire que l’étude de Lukàcs n’est pas absolument radicale et se rapproche encore par certains côtés du dualisme heideggérien. J’ai déjà dit qu’en parlant des faits immédiatement donnés Lukàcs admettait encore — contrairement à la première Thèse sur Feuerbach et aux résultats des études épistémologiques récentes, notamment celles de Piaget — que la perception des objets et des faits en tant qu’isolés pouvait se faire d’une manière valable, qu’elle constituait une sorte de donnée indépendante, et que l’intégration à la totalité, à l’ensemble de l’histoire, n’était importante que pour connaître leur pertinence, leur signification et leur fonction. Il va de soi — et Piaget l’a montré de manière convaincante — que, comme le dit Marx dans la première Thèse sur Feuerbach, même dans l’organisation des données sensibles et immédiates, la structuration des objets perceptifs est étroitement liée à la praxis, et cela veut dire à l’histoire. Ce manque de radicalité nous paraît se retrouver dans le paragraphe sur la connaissance historique.

[88]


[1] Voir le chapitre 1 de la deuxième partie.

[2] G. Lukàcs, Geschichte und Klassenbewusstsein, Berlin, 1923, pp. 11-12. Notre traduction (L.G.).

[3] G. Lukàcs, op. cit., chap. 1. Notre traduction (L.G.).

[4] G. Lukàcs, op. cit.

[5] G. Lukàcs, op. cit.

[6] Ibid.

[7] G. Lukàcs, op. cit.

[8] G. Lukàcs, op. cit.

[9] G. Lukàcs, op. cit.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Georg Lukàcs, op. cit.

[13] Ibid.

[14] Ibid.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 19 mai 2023 9:35
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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