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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Professionnalisme et pouvoir des usagers (1982)
Texte intégral de l'article


Une édition électronique réalisée à partir de Jacques T. Godbout, Le langage du don. Conférence prononcée le 17 mars 1993 au Musée de la Civilisation à Québec. Montréal: Les Éditions Fides ; Québec: Musée de la civilisation, 1996, 43 pp. Collection: Les grandes conférences. [Autorisation accordée par M. Jacques T. Godbout, sociologue, le 11 août 2005, de diffuser cette oeuvre.]

Avertissement 
Ce texte est volontairement sans nuance et simplifie le problème ; son but est de mettre en évidence une tendance qu'on a observée et qui est présente à des degrés divers dans la plupart des CLSC. Les Centres locaux de services communautaires sont aussi une institution fascinante à plusieurs égards. J'analyse cette expérience de façon plus globale dans d'autres textes auxquels je réfère dans les pages qui suivent. 

Dans la réforme des Affaires sociales au Québec, les Centres locaux de services communautaires (CLSC) visent à permettre une prise en charge des problèmes du territoire par la population elle-même ainsi qu'une nouvelle répartition du pouvoir entre les usagers des services et les professionnels qui les dispensent. Dans cette perspective, l'opérationnalisation du concept de prise en charge a, dans de nombreux cas, été confiée à des organisateurs communautaires dont l'une des fonctions est de favoriser cette prise en charge de la part des usagers, c'est-à-dire d'instaurer de nouveaux rapports de pouvoir. 

Ce texte vise à montrer que pour que la notion de prise en charge devienne une réalité, il est indispensable que l'usager ait du pouvoir. Sinon le processus de prise en charge aboutit au bénévolat, c'est-à-dire à un résultat inverse de celui qu'on. s'était fixé : le bénévolat, c'est l'usager au service du professionnel-producteur (employé producteur de services). 

Or les CLSC ne veulent pas accorder de pouvoir aux usagers, malgré leurs déclarations d'intention (il y a de très rares exceptions). La principale raison invoquée, c'est que les usagers ne sont pas prêts encore à exercer leur pouvoir ; qu'ils sont aliénés, qu'ils ne connaissent pas leurs vrais besoins ; qu'ils sont conservateurs, qu'ils ne veulent que des services curatifs, qu'ils s'opposent aux changements, aux approches nouvelles, préventives, multidisciplinaires et décloisonnées, etc. Pratiquement on veut bien les faire « participer » à une expérience professionnelle, mais on s'oppose au partage du contrôle. De sorte que les CLSC sont d'abord et avant tout une expérience populaire. Le jour où le peuple sera prêt, on lui accordera du pouvoir. 

Ainsi, certains professionnels, dans les CLSC, réclament une autonomie complète par rapport à l'ensemble des structures, par rapport au conseil d'administration, par rapport au directeur général et aux différents comités qui existent. Pour justifier cette autonomie, on invoque la nécessité de se laisser définir par les groupes populaires avec lesquels on travaille, de laisser définir son action par les groupes populaires, de mieux être en relation directe avec les besoins du quartier, d'être branchés directement sur eux. Ceci exigerait une souplesse que seule une autonomie complète des professionnels vis-à-vis du CLSC permettrait. Mais quels groupes et quels professionnels sont le plus portés à réclamer une telle autonomie ? Quel module ? Dans quel type de CLSC ? Sont-ce, comme l'on devrait s'y attendre logiquement, les individus, les professionnels, les modules des CLSC les plus enracinés dans le milieu, émanant des groupes populaires, liés aux citoyens et à leurs besoins à un point tel qu'ils deviendraient sensibles, transparents à leurs intérêts et besoins collectifs et que le fait de passer par la structure du conseil d'administration du CLSC constituerait une mécanique et un détour bien long et inutile et, éventuellement, nuisible ? On a constaté, au contraire, que dans les CLSC les moins enracinés et, à l'intérieur de ces CLSC, ce sont les individus et les modules d'organisation communautaire les moins inscrits dans le milieu qui réclament le plus une telle autonomie. Déjà, le fait que ce soient les organisateurs communautaires n'est pas sans signification dans une analyse organisationnelle, car de tous les professionnels d'un CLSC, ce sont ceux dont précisément la pratique professionnelle est la moins bien établie, la moins bien reconnue, et dont l'autonomie ne va pas de soi, contrairement à celle du médecin, qui peut se contenter de pratiquer l'autonomie sans la revendiquer, car elle n’est que très peu menacée par le CLSC. Cela peut déjà constituer une explication organisationnelle sur laquelle nous reviendrons plus loin. 

Le fait que ce soient, comme on l'a constaté, des individus et des modules souvent les moins enracinés dans le milieu qui réclament le plus d'autonomie nous incite à chercher une explication qui serait différente des raisons données par les acteurs eux-mêmes pour justifier ce besoin « d'autonomie ». 

Nous avançons la raison suivante : ces individus, souvent des militants politiques de gauche, ont comme tradition de refuser la relation dynamique qui s'instaure entre les professionnels et l'usager. Ils refusent d'accorder du pouvoir à ce dernier et d'accepter que c'est en le convainquant qu'on arrivera à lui faire définir ses « véritables besoins ». On refuse l'usager en le décrétant aliéné, le définissant comme quelqu'un qui ignore ses véritables besoins. 

Cela peut être partiellement vrai, et il entre certainement dans la tâche des professionnels d'informer, d'éduquer l'usager sur ses besoins en santé, dans le domaine des médicaments, etc., etc. Mais il demeure aussi vrai que le professionnel a des intérêts objectifs différents de l'usager, peu importe et quelle que soit son orientation idéologique, et qu'il n'y a rien de plus facile que de camoufler ses intérêts dans des positions idéologiques. De plus, quel que soit le degré « d'ignorance » des usagers de leurs « vrais problèmes », ce n'est ni par des décisions autoritaires, ni par des actions parallèles et camouflées par de l'animation qu'on leur fera connaître leurs vrais besoins et qu'on les transformera. Quand nous affirmons que la structure la plus propice aux changements, c'est celle qui accorde du pouvoir aux usagers, cela ne signifie pas que les usagers ont une capacité de transformation des pratiques qu'ils sont seuls à détenir et qu'ils doivent imposer aux professionnels. Mais cela signifie que c'est de la confrontation entre les besoins des usagers tels qu'ils les définissent et les orientations et ressources spécifiques des professionnels que peuvent émerger les changements réels [1]. Cette absence de confrontation rend impossible la réalisation des changements que souhaitent les professionnels ; au mieux, ces changements deviennent des objectifs non enracinés dans l'action, ne dépassant pas la discussion idéologique ; au pire, ils servent à cacher la promotion des intérêts des professionnels eux-mêmes. Ils se dégradent en mécanismes bureaucratiques de protection des intérêts des employés contre les clients de l'organisation [2]. 

Dire que l'on refuse de jouer le jeu du conseil d'administration d'un CLSC parce que ce ne sont pas de « bons usagers », des usagers qui ont la « bonne ligne », qu'ils ne connaissent pas leurs « vrais besoins », c'est dire que l'on n'acceptera cette confrontation que lorsque les gens penseront comme nous, c'est-à-dire refuser la confrontation ; c'est pourquoi l'on préfère choisir « ses » groupes populaires, sans que ces derniers n'aient aucun contrôle formel sur notre action. 

Enfin, dire que le conseil d'administration n'accorde pas vraiment de pouvoir aux usagers parce que ces derniers sont minoritaires sur le conseil, c'est, présentement, faux, tout simplement ; car les usagers sont actuellement majoritaires, dans le fonctionnement pratique du conseil d'administration tel qu'on a pu l'observer : les médecins et autres professionnels n'ont souvent même pas leur représentant au conseil d'administration, les représentants des groupes socio-économiques sont souvent choisis et acceptés par les cinq élus et acceptés ensuite par le ministère des Affaires sociales. Les professionnels de l'organisation communautaire ne se battent d'ailleurs plus très fort pour que le conseil d'administration soit composé en majorité d'usagers. Ils préfèrent de beaucoup lutter pour leur autonomie vis-à-vis du conseil d'administration et du reste du CLSC en vue de mieux définir, dans le calme, la sérénité et la sécurité de leur orientation idéologique et professionnelle, les intérêts authentiques des travailleurs. Ils « se laisseront définir par les groupes autonomes et les intérêts qu'ils défendent [3] », mais sans accorder à ces groupes le moindre pouvoir sur eux, sans avoir de comptes à leur rendre de façon formelle, sans leur accorder aucun droit sur leur travail dont ils demeurent les « propriétaires exclusifs [4] ». 

En d'autres mots, en tant que propriétaires absolus de leur « travail, de son organisation et de son produit [5] », ils « loueront » leur travail aux groupes populaires à la journée, sans bail, avec leur droit de leur retirer quand bon leur semblera, car s'ils veulent bien « se laisser définir par eux », c'est sans aucune contrainte, sans aucun engagement formel, ce qui entrerait en contradiction avec « la souplesse, la rapidité et l'ajustement fonctionnel que leur travail exige [6] ». Sans être un spécialiste de l'analyse dialectique, j'ai le sentiment d'une contradiction quelque part... Serait-ce faute d'avoir élucidé cette contradiction que, bien souvent, ces individus et ces groupes se retrouvent seuls, sans groupe populaire, « propriétaires exclusifs » d'un travail vacant... ! 

En fait, le processus de prise en charge, et son corollaire, la déprofessionnalisation supposent que l'usager exerce un certain pouvoir. Certes, au départ, l'initiative peut bien venir du professionnel, du producteur du service. Le professionnel-producteur, plein de bonnes intentions, s'engage dans une démarche de remise en question de sa pratique. Il vise à démystifier la profession et son rôle social, supprimer tous les rites, le jargon scientifique, les aspects vestimentaires, bref tout ce qui entoure l'exercice même de la profession et contribue à éloigner le professionnel du client, de l'usager, tout ce qui en fait un mythe. Le professionnel est convaincu au départ, et un peu naïvement, qu'il atteindra ainsi la vérité de sa fonction ; c'est dire qu'il ne se doute pas qu'une telle démarche va remettre en question l'ensemble du rôle professionnel et non pas seulement ses aspects mystificateurs ; ou plutôt que les aspects mystificateurs ont souvent été crées pour cacher un vide réel ; c'est dire que la démarche de la prise en charge amène une remise en question globale de la pratique professionnelle et non pas seulement de ses apparences et de ses formes. Si on prend les mots au sérieux, lorsqu'un professionnel affirme orienter son action vers l'élimination de la dépendance à l'égard du professionnel et vers la prise en charge de l'usager, c'est à sa propre élimination que, à la limite, il travaille. On a déjà pu observer ce phénomène dans les maisons de quartier [7]. Lorsque le professionnel-producteur s'en rend compte, très peu vont au bout de la démarche fort insécurisante qui consiste à justifier son existence et sa raison d'être autrement que par tous les mécanismes protecteurs traditionnels. Ils développent alors un nouveau langage-jargon, créent de nouveaux mythes, établissent de nouvelles barrières et reproduisent la relation de dépendance qu'ils voulaient précisément remettre en question. Survient donc toujours un moment où l'insécurité gagne le professionnel-producteur et c'est alors une étape cruciale où il est nécessaire que les usagers aient du pouvoir. Sinon l'expérience s'arrêtera là et on assistera probablement à un retour en arrière. La prise en charge se transformera en bénévolat, c'est-à-dire que le producteur utilisera l'usager pour accomplir des tâches que généralement il n'aime pas faire. Ce bénévolat, c'est la prise en charge sans pouvoir à l'usager, c'est l'issue, c'est l'aboutissement de la démarche de prise en charge réalisée par le professionnel seulement. Ainsi un directeur général de CLSC nous affirmait qu'il y avait des limites à la prise en charge parce qu'elle pouvait signifier qu'on exploitait les usagers. Il affirmait ne pas vouloir utiliser les usagers « pour remplacer le personnel ». Sans le savoir il exprimait ainsi la menace la plus grande que vivent les professionnels-producteurs dans la démarche de prise en charge et de déprofessionnalisation- que les usagers en arrivent à se demander quelle est l'utilité du professionnel. Sans pouvoir aux usagers, pas de relations dynamiques usagers-producteurs, et de transformations de la pratique ; au lieu d'aboutir aux professionnels qui deviennent au service des usagers, On aboutit à l'usager au service du professionnel dans le bénévolat. Si l'usager n'a pas de pouvoir, la prise en charge ne dépassera donc pas le stade du médecin en jeans et du tutoiement ; elle n'ira pas jusqu'à la remise en cause de la fonction du producteur. Le pouvoir des usagers est donc nécessaire même si ces derniers sont conservateurs, même s'ils sont aliénés, même s'ils ne veulent que du « curatif » au départ. Le CLSC existe justement parce que les gens ne sont pas parfaits et il est évident que cette raison invoquée par la plupart des CLSC pour refuser le pouvoir aux usagers est un prétexte. Les usagers sont les seuls à avoir vraiment intérêt à ce que la déprofessionnalisation se produise. S'ils ne s'en rendent pas compte au début, ils le découvriront bien assez vite, probablement trop vite au goût des professionnels et des employés des CLSC. 

Pour que ce processus s'engage dans les structures actuelles, il est nécessaire que les permanents des CLSC le veuillent vraiment. Car il existe un autre facteur très important de blocage qui se situe au niveau institutionnel et du manque de pouvoir du CLSC vis-à-vis du ministère des Affaires sociales. En effet, les citoyens d'un quartier reçoivent un CLSC « gratuitement » de la part du gouvernement. Ils savent cependant très pertinemment que s'ils décidaient, dans leur quartier, avec l'argent qu'on donne pour le CLSC, qu'ils préféreraient faire autre chose que d'engager des professionnels de l'organisation communautaire, des travailleurs sociaux professionnels et des médecins, le gouvernement couperait tout simplement les fonds. En ce sens la possibilité pour les usagers de prendre le pouvoir au CLSC et de l'exercer en fonction de leurs orientations, de leurs organismes, de leurs priorités, de leur mode de fonctionnement, cette possibilité n'est que théorique et cela constitue un facteur important de blocage du processus de prise en charge au niveau des services, et de blocage du contrôle au niveau de l'organisme. Comme conséquence de cette situation on assiste à une bureaucratisation souvent importante dans plusieurs CLSC. Elle est causée par le contrôle gouvernemental, par le type de financement et de fonctionnement qu'il suscite, par le type de contrôle qu'il exerce, par le type de budget qu'il autorise. En tant que -projet populaire, le CLSC est donc très handicapé au moment même où il commence à donner des services. C'est ce que montre d'ailleurs très bien l'évolution de tous les CLSC qui reposent au départ sur une mobilisation importante des citoyens du quartier ; mais dans chaque cas, au moment où on engage le personnel, on assiste rapidement à une démobilisation des citoyens qui perdent intérêt. Le projet devient alors une expérience professionnelle et administrative, il n'appartient plus aux gens du territoire qui s'en trouvent dépossédés et n'ont plus qu'à aller chercher des services. On en arrive ainsi rapidement à se demander comment faire « participer » les citoyens à un organisme qu'on leur a d'abord enlevé. Et c'est ainsi que les CLSC mettent sur pied des comités d'action, des programmes d'activités, des structures consultatives et de participation souvent vides et n'existant que sur papier, ou alors composés de quelques citoyens de service. La fonction réelle principale de ces structures n'est pas de donner le contrôle à l'usager, mais de mettre en place des mécanismes d'insertion des professionnels dans un territoire dont ils sont coupés. La boucle est bouclée, et ce processus illustre éloquemment comment la participation n'est pas d'abord un phénomène de distribution du pouvoir, mais, précisément, une tentative pour substituer à la distribution du pouvoir des mécanismes de « feedback » qui permettraient aux membres d'une organisation de détenir l'information nécessaire en se dispensant de partager le contrôle. Cette « manœuvre » réussit rarement, ce qui n'empêche malheureusement pas de telles organisations de se développer et d'accroître leurs ressources consacrées à la connaissance des vrais besoins de leur clientèle...


[1] Je développe cette thèse dans DIVAY et GODBOUT. La décentralisation en pratique, Montréal, I.N.R.S.-Urbanisation, Rapport de recherche, no 5, 1979, 363 pages : et dans GODBOUT et COLLIN, Les organismes populaires en milieu urbain ; contrepouvoir ou nouvelle pratique professionnelle. I.N.R.S.-Urbanisation, Rapport de recherche, no 3, 1977, 311 pages.

[2] Nous avons observé ce phénomène à plusieurs reprises. Par exemple l'importance accordée au service « d'accueil » dans les C.L.S.C. n'est pas sans ambiguïté dans cette perspective. (Divay et Godbout, op. cit. pp. 226-227).

[3] Tiré d'un texte d'organisateurs communautaires.

[4] Idem.

[5] Idem.

[6] Idem.

[7] GODBOUT et COLLIN, op. cit. pp. 198-211.


Retour au texte de l'auteur: Jacques T. Godbout, sociologue, INRS-urbanisation. Dernière mise à jour de cette page le mercredi 1 mars 2006 15:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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