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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jacques T. GODBOUT, “Libre et obligatoire : l’esprit du don.” In ouvrage sous la direction de Françoise-Romaine Ouellette et Claude Bariteau, Entre tradition et universalisme. Recueil d’articles suite au Colloque Entre tradition et universalisme tenu à Rimouski par l’ACSALF du 18 au 20 mai 1993, pp. 297-302. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1994, 574 pp. [Autorisation accordée par la présidente de l'ACSALF le 20 août 2018 de diffuser tous les actes de colloque de l'ACSALF en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[297]

Entre tradition et universalisme.
Recueil d’articles suite au Colloque Entre tradition et universalisme
tenu à Rimouski par l’ACSALF du 18 au 20 mai 1993.

DEUXIÈME partie
B. LE DON (AUTOUR DE L’ESPRIT DU DON
DE JACQUES T. GODBOUT)
19

“Libre et obligatoire :
l’esprit du don
.”

Par Jacques T. GODBOUT

Sociologue, INRS-Urbanisation

Dans son Essai sur le don (1950), Mauss se pose une question fondamentale : comment décrire l'obligation de rendre un don ? Loin de répondre à la question, l'auteur de ce classique sur le don en arrive, au contraire, à être de moins en moins convaincu du caractère obligatoire du don, si bien qu'à la fin de son texte on retrouve de plus en plus de phrases qui évoquent à la fois la liberté et l'obligation. Alors qu'en introduction Mauss qualifie la liberté dans le don d'apparence (« cadeaux en théorie volontaires mais en réalité obligatoirement faits et rendus », p. 147), à la fin il évoque « la liberté et l'obligation mêlées » (p. 258) qui seraient propres au don.

Le problème de la liberté est non seulement difficile à résoudre, il est également difficile à aborder en sociologie et en sciences humaines. Dans la mesure où ces disciplines adhèrent au schéma déterministe d'explication, la liberté devient une fausse question, une catégorie non sociologique. Dans ce modèle, la liberté n'est qu'une manière parmi d'autres de désigner ce que nous n'avons pas (encore) su expliquer, une façon noble de nommer notre ignorance des phénomènes sociaux.

Ainsi, pour Boudon il existe deux manières d'expliquer les phénomènes sociaux : soit on en appelle aux coutumes, à la mentalité, à la tradition ; ou alors on cherche « les bonnes raisons » qui ont conduit un sujet à adopter tel comportement, ou à avoir telle ou telle croyance (1988). Boudon s'élève, [298] avec raison, contre la facilité avec laquelle, en sociologie, on a recours à la tradition. Cette explication n'en est pas une et suppose des acteurs irrationnels, ou incompris par l'observateur. Le chercheur, affirme Boudon, doit aller au-delà de ces fausses explications et chercher les « bonnes raisons » qui permettent de comprendre le comportement d'un acteur et la logique de son action. On ne peut qu'être d'accord avec lui sur ce point. Mais la question qui se pose aussitôt a trait à la nature de ces bonnes raisons : pour Boudon, comme pour beaucoup de sociologues, elles semblent se limiter à l'intérêt. Cherchez l'intérêt, cherchez « à qui profite le crime », et vous obtiendrez l'explication.

On se retrouve ainsi avec un double schéma d'explication : la tradition, la coutume ; ou l'intérêt. Ce dualisme entraîne de graves conséquences pour l'étude du don. À toutes fins pratiques, un tel schéma exclut tout simplement le don, du moins tel que Mauss a essayé de le saisir, mais aussi tel que les acteurs le décrivent lorsqu'on essaie de comprendre les « bonnes raisons » qui les conduisent à donner. Presque unanimement [1] les personnes qui parlent du don aujourd'hui insistent pour prendre leur distance vis-à-vis des obligations, des traditions, des coutumes comme motivation les poussant à donner, tout en reconnaissant qu'il faut bien faire des dons conventionnels. Ce type de don se situe au niveau le plus bas ; à la limite, pour les individus modernes, ce n'est pas un « vrai don ». Mais ils nient aussi être d'abord motivés par l'intérêt (au sens de donner dans le but de recevoir en retour, sur le modèle de l'échange marchand). En tout cas ce n'est pas pour eux la principale raison du don.

Si autant la coutume que l'intérêt sont récusés par les acteurs, quelles sont donc alors les « bonnes raisons » qui rendent compte du don ? Elles sont nombreuses : la reconnaissance, le plaisir de donner (qui provient de différents sentiments incluant le plaisir de l'autre), l'amour de l'autre, et même l'intérêt, mais celui du receveur, et non celui du donneur. En outre la liberté dans le geste du don est considérée comme fondamentale, au point où toute obligation, venant de la tradition, de la coutume, tend à détruire le don. Que faire de cette donnée de base du don moderne affirmée par les donneurs, par laquelle ils se situent explicitement en dehors des schémas habituels d'explication en sciences humaines ? Comment interpréter cette préférence universelle pour les dons libres, les seuls « vrais dons » ?

Une distinction est nécessaire ici. Le vrai don est différent du don gratuit, au sens de sans retour, unilatéral, qui correspond à la définition habituelle du vrai don. Au contraire : plus on cherche le sens du don pour les acteurs, plus ce geste s'inscrit dans des cycles où le don apparemment unilatéral tend à devenir marginal. Pour ne prendre qu'un exemple extrême, le bénévolat — don unilatéral par excellence —, on constate que les [299] bénévoles situent la plupart du temps leur action dans un contexte où ils affirment avoir beaucoup reçu dans le passé (en faisant du bénévolat, ils rendent donc en partie ce qu'ils ont reçu) et la plupart disent recevoir beaucoup des personnes aidées. Le retour n'est donc pas nié. Mais le retour obligé l'est. S'il y a retour, le retour est également libre. Autrement dit : l'existence d'un retour n'équivaut pas à l'obligation de retour. Que ce soit pour recevoir ou non, et même lorsqu'on donne pour recevoir, il n'y a pas de garantie. Le retour n'est jamais assuré, et le don est donc risqué, si on donne pour recevoir. « Si tout don appelle un contre-don, rien ne saurait garantir une telle réciprocité » (Vidal, 1993, p. 61). Autrement dit encore : le retour est aussi un don.

Il s'agit là d'un premier trait fondamental qui distingue le don de la circulation marchande ou étatique : il n'y a pas de droits dans le don. C'est une conséquence directe de la liberté du don : le don étant libre, on n'est jamais assuré du geste de l'autre, car il est libre lui aussi. Libre, non seulement au sens où on peut, par exemple, adhérer à un système d'assurance, entrer ou non dans le système, avec la garantie, si on y adhère, d'en bénéficier en cas de besoin. C'est la liberté marchande. La liberté du don va plus loin : à l'intérieur même d'un système de don, il n'existe pas de lien direct entre la contribution et la rétribution, au point où dans un système comme le don du sang, on en bénéficie même si on n'y participe pas, ce qui accroît évidemment infiniment notre liberté d'y participer, de donner ou non du sang, par exemple [2]. La liberté et la non-garantie sont les deux faces du même phénomène.

Le sens du geste est important dans le don. L'observation du retour ne dit rien en soi sur le sens du retour, sauf si on fait le postulat qu'il ne peut y avoir qu'un sens : s'il y a retour, c'est nécessairement que l'on a donné pour recevoir, et cela même si les acteurs affirment le contraire ! Il y a un glissement permanent de l'observation de ce qui circule au sens de ce qui circule. Or plusieurs cas sont possibles, et ce que souvent les protagonistes du don affirment, c'est qu'ils ne veulent pas tellement recevoir, que recevoir un don. Do ut des. Je donne non pas pour recevoir, mais pour que tu donnes. Au point où on préférera ne rien recevoir si on a l'impression que l'autre s'est senti obligé de donner. Pour cela il faut imaginer l'autre libre de nous faire un don, un retour. Toutes sortes de ruses, qui peuvent apparaître bizarres ou hypocrites, existent dans ce but : libérer l'autre de l'obligation de donner. Dans un schéma d'explication utilitariste, où seul l'intérêt est considéré comme facteur d'explication du comportement, ces rituels sont interprétés comme manifestation d'hypocrisie, comme moyen pour cacher la véritable intention qui serait que l'on donne uniquement pour recevoir. Ainsi, au moment de recevoir un cadeau, le donataire dira : « Mais c'est trop, tu n'aurais pas dû, etc. » ; et le donateur répondra : « Ce n'est rien du tout, [300] c'est la moindre des choses ! ». Il y a dans ce rituel un processus de libération de l'autre de ses obligations dans la transaction du don, processus qui fait que le don est l'envers de la transaction marchande, dans laquelle chaque partenaire tente au contraire d'obliger, d'engager l'autre de façon maximale en signant des contrats, en exigeant des garanties, etc.

Dans le don tout se passe comme s'il y avait une « force naturelle » qui tendait vers l'obligation, (car c'est présent, partout), force dont les agents tentent de se libérer et de libérer les autres en permanence lorsqu'ils sont en situation ou en état de don. Pourquoi ? Parce que cette obligation vient enlever toute valeur au geste posé. Au-delà de la valeur d'usage et de la valeur d'échange de ce qui circule, le don semble véhiculer un troisième type de valeur qu'on pourrait appeler la valeur de lien. Et cette valeur est directement proportionnelle au degré de liberté du geste du donateur perçu par le receveur. C'est en faisant l'impasse sur cette dynamique qu'on peut réduire le don soit à une obligation, soit à l'intérêt selon les deux schémas d'explication présentés plus haut.

Là résiderait l'essentiel du don. C'est la thèse soutenue dans L'esprit du don. Cela n'exclut pas d'autres formes de don, où l'obligation est plus présente, ou l'intérêt plus manifeste. Le don conventionnel, le don utilitaire existent et sont plus ou moins présents selon les sociétés. Mais dans toutes ces formes, il y a au minimum la non-garantie de retour, et donc la liberté, et donc la confiance, au coeur du geste du don. Nous pensons que ce phénomène est aussi au coeur de la société : la confiance que les choses me seront rendues un jour, sans garantie qu'elles le soient.

Mettre ce type de rapport social au coeur du lien social, cela suppose une certaine conception de la société, et cela s'oppose aussi à une certaine conception de la société. Cela s'oppose à une conception mécaniste, déterministe, (qu'elle soit marxiste ou fonctionnaliste), vision qui exclut la liberté et le risque, la société étant une sorte de machine, chaque pièce s'imbriquant les unes dans les autres à la manière des roues d'engrenage. Dans ce modèle rien d'inattendu ne survient. Rien n'apparaît, car tout est produit ou reproduit : de la force de travail à la production et la reproduction de l'être humain. C'est le paradigme de la société conçue uniquement comme système de production. Le don n'y a aucune place, sauf comme défaut, raté du système qu'il faut s'empresser de corriger et d'éliminer. Au contraire, en mettant le don au coeur de la société, on introduit l'inattendu, la surprise comme phénomène essentiel aux liens sociaux. On introduit la grâce, dirait le poète ; la singularité, l'aléatoire, l'indétermination, l'incertitude, dirait le scientifique. Alors que dans les rapports sociaux analysés par les sociologues des organisations comme Michel Crozier, les acteurs établissent des stratégies qui visent toutes à réduire, voire à éliminer l'incertitude (1977), [301] les acteurs d'un système de don essaient au contraire de créer en permanence de l'incertitude en se libérant mutuellement de leurs obligations. C'est pourquoi nous croyons que le don ne peut pas être théorisé dans le cadre de modèles déterministes et qu'il faut avoir recours à des modèles non mécanistes, comme, par exemple, ceux qui se développent actuellement dans les sciences cognitives.

Cette réflexion est amorcée dans L'esprit du don. De tels modèles essaient d'imaginer la liberté, mais l'obligation n'en n'est pas absente : si les acteurs essaient autant de libérer le geste du don, c'est bien parce que l'obligation est toujours là, toujours présente, comme une force qui ne pourra jamais être complètement éliminée. Et on revient au paradoxe de Mauss : le don est à la fois libre et obligatoire, et c'est précisément ces deux mouvements contraires qu'il faut comprendre. Comment rendre compte de ces deux mouvements dans le don, l'un vers l'obligation, l'autre vers la libération ? Ou encore : d'où vient ce besoin de libérer, et cette tendance à l'obligation ?

On peut émettre l'hypothèse suivante : le geste de don est essentiel à toute société ; il est aussi dangereux ; le don qui échoue engendre la violence [3]. Que le don fonctionne est tellement essentiel à une société donnée qu'elle a la tentation constante de le rendre obligatoire, de faire des règles, de le « normer », de l'encadrer. Dans les sociétés archaïques cette obligation prend plus la forme des grands rituels ; dans les sociétés libérales, on tend à transformer le don en droits au niveau macrosocial. Dans les petites groupes et les relations primaires, les individus, à l'intérieur de leurs réseaux, auront aussi tendance à établir des règles pour s'assurer que le don circule. Mais au moment du geste, ils savent bien que le don doit être d'abord un élan du coeur ; ils auront donc aussi toujours tendance à transgresser les règles qu'ils ont eux-mêmes établies, à faire plus que la règle prévoit ; et aussi à libérer l'autre de la règle par des mots et par des « contre-rituels » (« c'est trop ; tu n'aurais pas dû ; c'est la moindre des choses, etc.) ; à libérer l'autre en permanence de son obligation pour que le don prenne sa valeur, pour qu'il soit un « vrai » don. C'est ce que nous constatons actuellement dans une recherche sur le don dans les réseaux familiaux.

On retrouvera partout cette tension entre obligation et liberté, insoluble, au coeur du don. Cette étrange obligation d'être spontanée, tension fondatrice du lien social, devant laquelle le sociologue devra toujours demeurer modeste, reconnaître ses limites et être prêt à donner une place, voire à céder sa place aux autres disciplines des sciences humaines, aux philosophes, aux poètes.

[302]

NOTES

RÉFÉRENCES

Boudon, R., « L'acteur social est-il si irrationnel (et si conformiste) qu'on le dit ? », dans C. Audard et al., Individu et justice sociale. Autour de John Rawls, Paris, Seuil, 1988, pp. 219-244.

Crozier, M. et E. Friedberg, L'acteur et le système : les contraintes de l'action collective, Paris, Seuil, 1977.

Godbout, J. T. (en coll. avec A. Caillé), L'esprit du don, Paris et Montréal, La Découverte et Boréal, 1992.

Mauss, M., « Essai sur le don, forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques ». Sociologie et anthropologie, Paris, Presses universitaires de France, 1985c, 1950, p. 145-279.

Vidal, D., « Les gestes du don, À propos des “Trois Grâces” », dans Mauss, Ce que donner veut dire, Paris, La Découverte, 1993, pp. 60-77.



[1] Ce texte est fondé sur L'esprit du don, 1992, et aussi sur une recherche en cours sur le don dans les réseaux familiaux.

[2] Autrement dit, il n'y a pas de sanction, dans le don du sang, pour ceux que les Américains appellent les « free riders ».

[3] C'est une des raisons pour lesquelles on a remplacé en partie le don par le marché, par ce qu'on appelait le « doux commerce ». (Hirschman...)



Retour au texte de l'auteur: Jacques T. Godbout, sociologue, INRS-urbanisation. Dernière mise à jour de cette page le dimanche 29 décembre 2019 12:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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